Sortie du DVD de Notre Monde
Notre Monde Notre Monde (2013, 119') un film de Thomas LacosteRassemblant plus de 35 intervenants, philosophes, sociologues, économistes, magistrats, médecins, universitaires et écrivains, Notre Monde propose un espace dexpression pour travailler, comme nous y enjoint JeanLuc Nancy à « une pensée commune ». Plus encore quun libre espace de parole, Notre Monde sappuie sur un ensemble foisonnant de propositions concrètes pour agir comme un rappel essentiel, individuel et collectif : « faites de la politique » et de préférence autrement.
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© Passant n°45-46 [juin 2003 - septembre 2003]
© Passant n°45-46 [juin 2003 - septembre 2003]
par Jambonneau et Emrenault
Imprimer l'articleFerry : un pas à droite
Droite-gauche, gauche-droite, déjà à lépoque du premier mai 2002, on était un peu perdu, mais plus dun an après, il semble que les choses saggravent. Entre les deux, il y a bien eu une lueur despoir. Avec Sarkozy, on pensait bien la tenir notre preuve que droite et gauche, cest quand même pas pareil. Et voilà que le bougre se met en tête de se faire applaudir par une assemblée de représentants du culte musulman, et quil lui vient à lidée daménager la double peine que la gauche plurielle navait même pas osé égratigner.
Droite-gauche, gauche-droite, cest à vous donner le mal de mer. Heureusement, Ferry est là.
Lanimal a le mérite de jouer carte sur table : sus à la pensée 68. Et contrairement aux apparences, il a lavantage de la constance. Revendiquant depuis toujours son statut dintellectuel1, il lui fallait se présenter comme le proche dune gauche dont il na fait quaccompagner la dérive, avec une stratégie constante : juste un peu plus à droite.
Au milieu des années 70, alors que presque tous se disaient encore marxistes, le compagnon de route se disait proche du postmarxisme de lEcole de Francfort, dont il ne retenait en fait que la critique du totalitarisme, elle-même interprétée comme une critique du marxisme2 ! Au début des années 80, quand il était de bon ton dabandonner le gauchisme pour le socialisme de gouvernement, il se réclamait de la social-démocratie3, étiquette rejetée par tous les socialistes de lépoque puisquelle évoquait encore labandon des réformes radicales. Mais bientôt venait la conversion du parti socialiste aux dogmes libéraux, si bien que lidée même de social-démocratie pouvait sembler trop radicale. Il fallut donc se livrer à la critique de la « pensée 68 »4, cheval de bataille si fougueusement enfourché quil conduisit Luc Ferry à la plus éblouissante des réussites5. Bénéficiant des bonnes grâces de ces grands ministres de lEducation nationale que furent Jospin6 et Allègre7, il fut catapulté directeur de la commission des programmes. Il ne manquait plus quun petit pas à droite pour finir ministre sous le second mandat de lun des plus grands présidents de la Ve République, Jacques Chirac.
Comme on le sait, le ministre est philosophe, et humaniste Sa pensée profonde peut être résumée en trois points. Premièrement, les hommes valent mieux que les animaux8 (on nest pas des bêtes, il faut donc se méfier de tous ceux qui défendent lenvironnement). Deuxièmement, lhomme tire sa dignité de lui-même et non de Dieu9 (cest pourquoi notre défenseur de la laïcité envoie ses enfants dans une école privée confessionnelle « par conviction » dit-il !). Troisième-ment, « lillétrisme »10 et tous les problèmes de lécole viennent dune cause unique : lesprit délétère de mai 68 (la crise économique et sociale durable que notre pays traverse depuis des décennies nayant quune importance toute secondaire ).
Comme ces pensées si simples et profondes quelles sont susceptibles de produire la plus haute édification, Luc Ferry a décidé de les consigner dans un livre essentiel et synthétique, afin de rendre publique sa philosophie de léducation11 et son programme de politique générale. Dans sa « Lettre à tous ceux qui aiment lécole », nous voici donc exhortés à restaurer le culte du mérite et de leffort, à en finir avec les dispositifs pédagogiques favorisant lesprit critique et lexpressivité pour valoriser « le souci des héritages transmis » et le « respect des autorités » (celle des enseignants notamment, que lon situera donc « centre du système éducatif » tout en dégradant continuellement leurs conditions de travail), à faire barrage à la violence (en introduisant la police dans les établissements scolaires tout en réduisant les postes de surveillant et daide-éducateur), à affirmer le principe de la loi et de la république (tout en décentralisant et en sous-traitant12, en externalisant et en privatisant des secteurs toujours plus large du système éducatif, après avoir promis quil sy opposerait !..). Edifiant en effet !
Tout comme sa petite leçon de pédagogie. Entre les deux grands mouvements antagonistes, brossés dans une fresque magistrale, que furent léducation par le jeu et le dressage, une fine dialectique nous conduit jusquà ce « concept synthétique », cette solution définitive de leur opposition frontale : le travail qui seul permet de respecter la liberté de lenfant tout en lui enseignant une discipline ! Epoustouflant, non ?! A vous faire regretter vos études de sciences de lEducation quand vous auriez pu aller conter fleurette à un(e) frais (fraiche) étudiant(e) prêt(e), lui (elle), à quelque jeu ambigu A la lecture de cet ouvrage, on cherchera vainement toute allusion au plaisir, à lenvie, au désir, pourtant essentielle dans tout processus dapprentissage. On cherchera tout aussi vainement lanalyse critique de lambivalence du pouvoir de lenseignant sur sa classe, antidote sans lequel la revendication de l « autorité » du professeur sombre nécessairement dans un discours aveugle, réactionnaire et malsain. Dénuée de toute ambiguïté, lécole rêvée par Luc Ferry pour demain voudrait être celle dhier, celle de Jules Ferry, travail, discipline, conformisme et ennui. Lécole des blouses grises métamorphosée en grises mines. Lidéologie de légalité en moins.
Faut-il ajouter que tout cela est exigé par le principe de lintérêt général13 qui justifie bien sûr que lon dépense une fortune pour publier ce torchon (au moment même où lon ampute le budget de lEducation nationale) ? Au fond, on en vient à se demander ce qui dans cette farce est le plus caricatural, le caractère grossier et à peine dissimulé dune auto-promotion mégalomane, ou le discours pathétiquement réactionnaire du rappel à lordre14 ?
Vivement le rétablissement des châtiments corporels On trouvera bien à qui les appliquer.
Droite-gauche, gauche-droite, cest à vous donner le mal de mer. Heureusement, Ferry est là.
Lanimal a le mérite de jouer carte sur table : sus à la pensée 68. Et contrairement aux apparences, il a lavantage de la constance. Revendiquant depuis toujours son statut dintellectuel1, il lui fallait se présenter comme le proche dune gauche dont il na fait quaccompagner la dérive, avec une stratégie constante : juste un peu plus à droite.
Au milieu des années 70, alors que presque tous se disaient encore marxistes, le compagnon de route se disait proche du postmarxisme de lEcole de Francfort, dont il ne retenait en fait que la critique du totalitarisme, elle-même interprétée comme une critique du marxisme2 ! Au début des années 80, quand il était de bon ton dabandonner le gauchisme pour le socialisme de gouvernement, il se réclamait de la social-démocratie3, étiquette rejetée par tous les socialistes de lépoque puisquelle évoquait encore labandon des réformes radicales. Mais bientôt venait la conversion du parti socialiste aux dogmes libéraux, si bien que lidée même de social-démocratie pouvait sembler trop radicale. Il fallut donc se livrer à la critique de la « pensée 68 »4, cheval de bataille si fougueusement enfourché quil conduisit Luc Ferry à la plus éblouissante des réussites5. Bénéficiant des bonnes grâces de ces grands ministres de lEducation nationale que furent Jospin6 et Allègre7, il fut catapulté directeur de la commission des programmes. Il ne manquait plus quun petit pas à droite pour finir ministre sous le second mandat de lun des plus grands présidents de la Ve République, Jacques Chirac.
Comme on le sait, le ministre est philosophe, et humaniste Sa pensée profonde peut être résumée en trois points. Premièrement, les hommes valent mieux que les animaux8 (on nest pas des bêtes, il faut donc se méfier de tous ceux qui défendent lenvironnement). Deuxièmement, lhomme tire sa dignité de lui-même et non de Dieu9 (cest pourquoi notre défenseur de la laïcité envoie ses enfants dans une école privée confessionnelle « par conviction » dit-il !). Troisième-ment, « lillétrisme »10 et tous les problèmes de lécole viennent dune cause unique : lesprit délétère de mai 68 (la crise économique et sociale durable que notre pays traverse depuis des décennies nayant quune importance toute secondaire ).
Comme ces pensées si simples et profondes quelles sont susceptibles de produire la plus haute édification, Luc Ferry a décidé de les consigner dans un livre essentiel et synthétique, afin de rendre publique sa philosophie de léducation11 et son programme de politique générale. Dans sa « Lettre à tous ceux qui aiment lécole », nous voici donc exhortés à restaurer le culte du mérite et de leffort, à en finir avec les dispositifs pédagogiques favorisant lesprit critique et lexpressivité pour valoriser « le souci des héritages transmis » et le « respect des autorités » (celle des enseignants notamment, que lon situera donc « centre du système éducatif » tout en dégradant continuellement leurs conditions de travail), à faire barrage à la violence (en introduisant la police dans les établissements scolaires tout en réduisant les postes de surveillant et daide-éducateur), à affirmer le principe de la loi et de la république (tout en décentralisant et en sous-traitant12, en externalisant et en privatisant des secteurs toujours plus large du système éducatif, après avoir promis quil sy opposerait !..). Edifiant en effet !
Tout comme sa petite leçon de pédagogie. Entre les deux grands mouvements antagonistes, brossés dans une fresque magistrale, que furent léducation par le jeu et le dressage, une fine dialectique nous conduit jusquà ce « concept synthétique », cette solution définitive de leur opposition frontale : le travail qui seul permet de respecter la liberté de lenfant tout en lui enseignant une discipline ! Epoustouflant, non ?! A vous faire regretter vos études de sciences de lEducation quand vous auriez pu aller conter fleurette à un(e) frais (fraiche) étudiant(e) prêt(e), lui (elle), à quelque jeu ambigu A la lecture de cet ouvrage, on cherchera vainement toute allusion au plaisir, à lenvie, au désir, pourtant essentielle dans tout processus dapprentissage. On cherchera tout aussi vainement lanalyse critique de lambivalence du pouvoir de lenseignant sur sa classe, antidote sans lequel la revendication de l « autorité » du professeur sombre nécessairement dans un discours aveugle, réactionnaire et malsain. Dénuée de toute ambiguïté, lécole rêvée par Luc Ferry pour demain voudrait être celle dhier, celle de Jules Ferry, travail, discipline, conformisme et ennui. Lécole des blouses grises métamorphosée en grises mines. Lidéologie de légalité en moins.
Faut-il ajouter que tout cela est exigé par le principe de lintérêt général13 qui justifie bien sûr que lon dépense une fortune pour publier ce torchon (au moment même où lon ampute le budget de lEducation nationale) ? Au fond, on en vient à se demander ce qui dans cette farce est le plus caricatural, le caractère grossier et à peine dissimulé dune auto-promotion mégalomane, ou le discours pathétiquement réactionnaire du rappel à lordre14 ?
Vivement le rétablissement des châtiments corporels On trouvera bien à qui les appliquer.
(1) Il faut dire que son père fut pilote de formule 1, et que son frère Jean-Marc est un (vrai) philosophe intelligent.
(2) On consultera létrange introduction, rédigée avec A. Renaut, du volume de M. Horkheimer, Théorie critique. Essais, Payot, 1978.
(3) Il sagissait alors de donner un fondement philosophique à la social-démocratie à partir de Fichte. De cette période glorieuse, on retiendra les deux tomes simplistes de Philosophie politique, PUF. Notons que Luc Ferry y réalise un exploit jamais égalé. Reproduire in extenso deux fois lintégralité dun chapitre sous deux titres différents, dans chacun des tomes, à quelques centaines de pages dintervalle. Sans doute Monsieur le futur ministre avait-il jugé que lensemble était un peu court, non pas seulement par le contenu, mais aussi par le volume.
(4) Dans le magnifique ouvrage du même nom, Luc Ferry et Alain Renaut mettent à profit tout leur talent duniversitaires pour affirmer que les Foucault, Deleuze, Althusser et Derrida nauraient été que lexpression savante dun individualisme déboussolé qui serait lui-même la seule chose à retenir de mai 68.
(5) Comme en témoigne le premier ouvrage publié sous son ministère, Quest-ce quune vie réussie ?, où la quatrième de couverture nous présente Luc posant en habit sur le perron de son ministère.
(6) Faut-il rappeler ici la grande époque de la mode de la philosophie du milieu des années 90 et lune de ses traductions télévisuelles ? Tout le monde garde bien entendu un souvenir ému des débats de haute volée ou Luc Ferry philosophait sur FR3 vers 23h, en compagnie de Mme Jospin et dEtchegoyen, limmortel auteur de Socrate et le marketing qui vient dêtre nommé commissaire au plan et président dune commission de la réforme de lEtat, après avoir trop longtemps joué lhomme de gauche dans les pages débat du Monde. Si lon ajoute à cette triste liste B. Barret-Kriegel qui, en plus de jouer la conseillère spéciale de Chirac, soccupe de pornographie, il nest plus permis de douter que les philosophes sont en train de prendre le pouvoir !
(7) Interrogé par France Info le 20/05, labominable Allègre a demandé aux enseignants de « respecter Luc Ferry » Oui, respectons ce ministre réactionnaire, respectons tous ces ministre qui nous témoignent le mépris le plus ouvert pour nos conditions de travail et dexistence, qui refusent de tenir compte de nos luttes et de nos revendications, et qui pour tout avenir, nous promettent la seule reconnaissance du marché.
(8) Le nouvel ordre écologique, Grasset, 1992.
(9) Lhomme-dieu ou le sens de la vie, Odile Jacob, 1996.
(10) Comme il lécrit une fois dans la Lettre à tous ceux qui aiment lécole.
(11) Cette philosophie a beau être synthétique, elle ne permet cependant pas de justifier jusquau projet de réforme des universités (lire larticle de F. Neyrat p. 24 de ce numéro). Cest sans doute pour cette raison que la Lettre à tous ceux qui aiment lécole na pas été envoyée aux enseignants du supérieur. Lhumanisme peut certes servir à tout, mais de là à justifier lautonomie des universités, la fin des diplômes nationaux, et tout ce qui depuis 1986 met les étudiants dans la rue
(12) La scolarité dun écolier en centre-ville des grandes agglomérations est déjà huit fois plus financée que celle dun écolier en zone rurale. On image quels effets démocratiques produira la décentralisation des activités non enseignantes prévue par Ferry.
(13) Précisons que cest en vertu du principe de lintérêt général que Luc Ferry a fait de son épouse une chargée de mission du ministère
(14) On lira à ce propos, D. Olivier, E. Haurdouin Fugier, Luc Ferry ou le rappel à lordre, Tahin Party, 2002.
(2) On consultera létrange introduction, rédigée avec A. Renaut, du volume de M. Horkheimer, Théorie critique. Essais, Payot, 1978.
(3) Il sagissait alors de donner un fondement philosophique à la social-démocratie à partir de Fichte. De cette période glorieuse, on retiendra les deux tomes simplistes de Philosophie politique, PUF. Notons que Luc Ferry y réalise un exploit jamais égalé. Reproduire in extenso deux fois lintégralité dun chapitre sous deux titres différents, dans chacun des tomes, à quelques centaines de pages dintervalle. Sans doute Monsieur le futur ministre avait-il jugé que lensemble était un peu court, non pas seulement par le contenu, mais aussi par le volume.
(4) Dans le magnifique ouvrage du même nom, Luc Ferry et Alain Renaut mettent à profit tout leur talent duniversitaires pour affirmer que les Foucault, Deleuze, Althusser et Derrida nauraient été que lexpression savante dun individualisme déboussolé qui serait lui-même la seule chose à retenir de mai 68.
(5) Comme en témoigne le premier ouvrage publié sous son ministère, Quest-ce quune vie réussie ?, où la quatrième de couverture nous présente Luc posant en habit sur le perron de son ministère.
(6) Faut-il rappeler ici la grande époque de la mode de la philosophie du milieu des années 90 et lune de ses traductions télévisuelles ? Tout le monde garde bien entendu un souvenir ému des débats de haute volée ou Luc Ferry philosophait sur FR3 vers 23h, en compagnie de Mme Jospin et dEtchegoyen, limmortel auteur de Socrate et le marketing qui vient dêtre nommé commissaire au plan et président dune commission de la réforme de lEtat, après avoir trop longtemps joué lhomme de gauche dans les pages débat du Monde. Si lon ajoute à cette triste liste B. Barret-Kriegel qui, en plus de jouer la conseillère spéciale de Chirac, soccupe de pornographie, il nest plus permis de douter que les philosophes sont en train de prendre le pouvoir !
(7) Interrogé par France Info le 20/05, labominable Allègre a demandé aux enseignants de « respecter Luc Ferry » Oui, respectons ce ministre réactionnaire, respectons tous ces ministre qui nous témoignent le mépris le plus ouvert pour nos conditions de travail et dexistence, qui refusent de tenir compte de nos luttes et de nos revendications, et qui pour tout avenir, nous promettent la seule reconnaissance du marché.
(8) Le nouvel ordre écologique, Grasset, 1992.
(9) Lhomme-dieu ou le sens de la vie, Odile Jacob, 1996.
(10) Comme il lécrit une fois dans la Lettre à tous ceux qui aiment lécole.
(11) Cette philosophie a beau être synthétique, elle ne permet cependant pas de justifier jusquau projet de réforme des universités (lire larticle de F. Neyrat p. 24 de ce numéro). Cest sans doute pour cette raison que la Lettre à tous ceux qui aiment lécole na pas été envoyée aux enseignants du supérieur. Lhumanisme peut certes servir à tout, mais de là à justifier lautonomie des universités, la fin des diplômes nationaux, et tout ce qui depuis 1986 met les étudiants dans la rue
(12) La scolarité dun écolier en centre-ville des grandes agglomérations est déjà huit fois plus financée que celle dun écolier en zone rurale. On image quels effets démocratiques produira la décentralisation des activités non enseignantes prévue par Ferry.
(13) Précisons que cest en vertu du principe de lintérêt général que Luc Ferry a fait de son épouse une chargée de mission du ministère
(14) On lira à ce propos, D. Olivier, E. Haurdouin Fugier, Luc Ferry ou le rappel à lordre, Tahin Party, 2002.