Sortie du DVD de Notre Monde
Notre Monde Notre Monde (2013, 119') un film de Thomas LacosteRassemblant plus de 35 intervenants, philosophes, sociologues, économistes, magistrats, médecins, universitaires et écrivains, Notre Monde propose un espace dexpression pour travailler, comme nous y enjoint JeanLuc Nancy à « une pensée commune ». Plus encore quun libre espace de parole, Notre Monde sappuie sur un ensemble foisonnant de propositions concrètes pour agir comme un rappel essentiel, individuel et collectif : « faites de la politique » et de préférence autrement.
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© Passant n°45-46 [juin 2003 - septembre 2003]
© Passant n°45-46 [juin 2003 - septembre 2003]
par Bleuenn Isambard et Joseph Dato
Imprimer l'articleTchétchénie, et maintenant ?
Les guerres du passé et du futur se reconnaissent à trois dimensions antiques :
la réputation de lennemi, les méthodes utilisées pour le contenir et le détruire et lidentité de ceux qui battent le tambour de la guerre
Robert D. Kaplan
Ces principes inhérents aux guerres ne prévalent pas dans le paysage tchétchène actuel.
Les ennemis qui saffrontent sont-ils des soldats, avec discipline et professionnalisme, au sens universel martial du terme, ou des combattants inconstants aux allégeances mouvantes rompus à la violence et nullement impliqués dans lordre civil ?
Le « second »1 conflit en Tchétchénie dure depuis plus de trois ans et demie. Laviation russe a commencé à bombarder le territoire tchétchène en septembre 1999, après lincursion au Daghestan dun groupe de combattants tchétchènes et étrangers avec à sa tête Chamil Bassaev, légendaire chef de guerre radicalisé et après les explosions dimmeubles, à Moscou et dans dautres villes de Russie, immédiatement attribuées par les services de sécurité russes aux Tchétchènes, sans quaucune preuve nen soit apportée jusquà aujourdhui, au contraire2.
Les bombardements intensifs des villes et des villages de lensemble du territoire tchétchène se sont poursuivis jusquau mois de mars 2000, ils frappent encore aujourdhui les régions montagneuses du sud de la république. A ces opérations militaires de grande envergure a succédé la généralisation des tristement célèbres « opérations de nettoyage »3 contre des villages ou des quartiers. Ces exactions répondent la plupart du temps à des actions de guérilla des combattants tchétchènes contre des cibles militaires ou ladministration transitoire pro-russe accusée de collaboration avec loccupant ou de trahison et saccompagnent dexécutions sommaires, arrestations arbitraires, torture, violences, pillages, à lencontre des civils. Le développement de ce type dopérations sest accompagné dun discours officiel russe sur la normalisation de la situation en Tchétchénie. Officiellement, ce nétait plus quune « opération anti-terroriste », accompagnée sur le terrain par la mise en place en juin 2000 dune administration tchétchène pro-russe avec à sa tête lancien mufti de Tchétchénie, Akhmad Kadyrov. Deux gouvernements tchétchènes coexistent dès lors : celui de Kadyrov, loyal à la Russie et celui du président Aslan Maskhadov, élu en 1997 sous les auspices de lOSCE et dont la plupart des ministres vivent en exil.4
Un référendum truqué et humiliant
Ce processus de normalisation, dans le discours et dans les faits, sest accéléré depuis quelques mois et a été consacré par la tenue dun référendum constitutionnel dans la petite république le 23 mars 2003. Lobjet de cette consultation était ladoption dune nouvelle constitution pour la république, affirmant lappartenance de la Tchétchénie à la fédération de Russie, et la tenue délections parlementaires et présidentielles fin 2003 et début 2004.
Les conditions dans lesquelles sest déroulé ce référendum auraient delles-mêmes suffi à invalider le vote : un territoire en guerre où règnent la peur et la violence, sans possibilité de déplacement libre et sécurisé. Aucun débat na été engagé sur cette nouvelle constitution. De plus, de nombreuses pressions et menaces ont été exercées sur les gens pour quils aillent voter, une absence totale de lespace démocratique nécessaire à la tenue dune telle consultation. Enfin, de nombreuses irrégularités ont pu être constatées par les quelques journalistes étrangers et membres dONG alors présents sur le territoire. Ils ont permis de mesurer lampleur du mensonge : les sources indépendantes estiment quenviron 30 à 40% des personnes en âge de voter lont fait.
Pourtant, dès le soir du référendum, les médias russes se réjouissaient dune participation massive (85%).5 Le président Poutine affirmait que les Tchétchènes sétaient massivement prononcés pour le maintien de la Tchétchénie au sein de la fédération de Russie, ajoutant que le problème de lintégrité territoriale de la Russie était définitivement réglé et que ceux qui, en Tchétchénie, navaient pas encore déposé les armes se battaient désormais non seulement pour de faux idéaux, mais aussi contre leur propre peuple.
Ainsi, par cette « opération », un double but a peut-être été atteint. Dabord la mise à pied de la population tchétchène, doublement humiliée, la soumission aux bourreaux pour ceux qui ont voté, le déni dexistence pour ceux dont lopposition au vote a été gommée. Par ailleurs, elle consacre le refus des autorités russes denvisager une solution négociée avec la partie tchétchène opposée et la mise à lécart ultime de Maskhadov, définitivement estampillé « terroriste ».
Parallèlement à ce discours de normalisation, on est en train dassister à la mise en place dun nouveau scénario aux acteurs multiples.
Côté russe, les activités militaires pourraient être réduites, ou tout au moins contrôlées, si on en croit les projets du Kremlin même si aucune amélioration sur le terrain nest sensible. Aujourdhui, on ne vit pas mieux quhier en Tchétchénie : depuis janvier 2001, la direction de lopération en Tchétchénie est aux mains du FSB (Service Fédéral de Sécurité, ex-KGB) et il est prévu quà lautomne 2003, le ministère de lIntérieur prenne le relais. Une façon de « tchétchéniser » le conflit, en confiant peu à peu les opérations à une police tchétchène.
Côté tchétchène, on constate dune part une montée en puissance des prérogatives de Kadyrov, les organes de sécurité à sa solde se criminalisent et sous couvert dopérations de police commettent des meurtres et des enlèvements, actes qui peuvent cacher des règlements de compte6 et dautre part une résistance tchétchène de plus en plus atomisée et groupusculaire.
Les chefs de guerre fidèles à Maskhadov reconnus et se revendiquant politiquement dune autonomie de la Tchétchénie sont aujourdhui silencieux, voire absents pour la plupart.
Par contre, des groupes radicalisés ont rejoint Chamil Bassaev qui décline les activités militaires sous forme, semble-t-il, déléments atomisés et autonomes, avec un renouvellement générationnel de recrues. Cette résistance tchétchène mène aujourdhui dune part des actions de guérilla « classique » : embuscades éparses, mines télécommandées contre les troupes russes doccupation et les troupes de police tchétchène (pro-russe), dautre part des attentats suicides (nouvelle modalité guerrière dans lhistoire de ce conflit) visant les administrations pro-russes. La tendance nouvelle est le shakhidat, le martyre suicide, mimant les commandos palestiniens ou tamouls avec une caution religieuse mise en avant par Bassaev, qui revendique par ailleurs les récents attentats et se radicalise dans des menaces dattentats hors du territoire tchétchène.
Introuvable objectif
politique et social
Les ingrédients dun potentiel conflit intra-tchétchène sont donc réunis : segmentation non-coordonnée dacteurs multiples aux objectifs illisibles, victimes civiles dattentats aveugles. La population, passive, éreintée par une décennie de guerre, danomie et de chaos, semble prête à se ranger à un dispositif politique quelconque garantissant une paix, en tout cas, loin, semble-t-il, dune idéologie autonomiste, séparatiste, malgré un fossé de 150 000 victimes entre Russie et Tchétchénie depuis 9 ans.
La guerre, la violence, leurs stigmates, ont considérablement laminé les esprits. Aujourdhui, qui semble capable de penser un avenir de façon cohérente ?
Les figures politiques actuelles tchétchènes ne sont pratiquement plus légitimées et lobjectif collectif politique et social bien introuvable.
Alors quel scénario ? Les agendas électoraux fédéral et tchétchène se télescopent : législatives en 2003, présidentielles en 2004. Poutine, candidat à sa succession, accélère le processus de normalisation en Tchétchénie, processus parsemé dinconnues et de troubles à venir : poursuite dattentats spectaculaires et meurtriers, actions répétées de guérilla et représailles de larmée russe envers les civils.
Bien des inconnues persistent : comment expliquer cette impuissance à neutraliser Bassaev, démiurge autoproclamé de tous les acteurs de guerre tchétchènes ? Sert-il la cause de la lutte anti-terroriste en incarnant ce même terrorisme aux yeux du Kremlin, et partant de ses alliés de circonstance ?
Est-il envisagé au Kremlin de maintenir Kadyrov, très contesté et sans aucune légitimité, auprès de ses concitoyens tchétchènes, voire de le soutenir dans sa candidature de la présidence de la Tchétchénie ? Qui sortira du « chapeau fédéral » comme candidat providentiel ? Aslakhanov, unique député tchétchène de la Douma ? Une autre personnalité tchétchène, peu impliquée dans le conflit ? Ou encore, comme le recommande Boris Nemtsov, chef du parti russe « Union des forces de droite », un général russe comme Guennadi Trochev, ancien commandant des troupes russes en Tchétchénie, et de ce fait responsable des crimes commis par lensemble de ses subordonnés sur la population civile tchétchène ?
La stratégie est très trouble et les civils tchétchènes sont pris en étau entre des parties et des sous-groupes aux agendas illisibles. Chaque disparition, chaque attentat, fait lobjet de conjectures invalidant toute lecture univoque des événements. Le climat qui prévaut malgré la baisse dintensité des activités militaires est celui dune terreur chronique et personne ne semble en capacité de faire lunité au plan politique en Tchétché-nie. Maskhadov reste définitivement écarté du jeu et se limite à un rôle politico-symbolique stérile.
Communauté internationale et mécanique de la démission
Depuis 2000, de nombreuses missions denquêtes, denvoyés spéciaux, parlementaires, de membres de lOSCE, de hauts représentants onusiens du HCR ou des Droits de lhomme se sont rendus en Tchétchénie, et ont constaté, malgré les visites « organisées » et guidées des autorités fédérales, et les propos lénifiants sur la sécurisation, le souci du bien-être des populations et la reconstruction, le désastre humain, économique, écologique et bien sûr la catastrophe humanitaire majeure de la Tchétchénie actuelle.
Quelques rares agences des Nations Unies, paralysées par leur statut dhôte sur le territoire russe, le CICR, et une poignée dONG humanitaires ou de Droits de lhomme ont tenté de remplir leur mandat dassistance sur des secteurs essentiels de la vie, la santé des civils, leurs droits. Ces acteurs ont fait face à dénormes contraintes et entraves de toutes sortes, soumis a larbitraire et laléatoire du système militaro-administratif russe, quand ils nont pas été purement et simplement accusés despionnage, soit à la solde de puissances étrangères, soit pour le compte des russes eux-mêmes !
Ils ont aussi méticuleusement que possible documenté cette guerre, et au-delà de lassistance, légitime en soi, ont restitué du témoignage, objet même de leur raison dêtre.
Sans parler du travail irremplaçable des journalistes
Mais ni rapports pourtant tristement nombreux, ni auditions à Bruxelles, Genève, Paris et partout dans le monde, y compris devant le congrès américain (Action Contre la Faim en 2000) et Médecins du Monde à New York, ni interviews, ni conférences de presse ; rien ny a fait.
Le Monde ne sest pas mêlé de cette terrifiante affaire intérieure russe.
Quelles pressions diplomatiques, économiques, politiques, hormis deux ou trois remontrances polies du Conseil de lEurope en 2000, et de mesures vexantes certes mais symboliques suspension transitoire du droit de vote de la Russie à lAssemblée parlementaire du Conseil de lEurope, restitué un an plus tard..?
Quand la question de la guerre en Tchétchénie a-t-elle été portée devant lAG des Nations Unies, ou devant le Conseil de Sécurité des mêmes Nations Unies ?
Il sagit bien dune mécanique consentie de la démission de la communauté internationale, démontrant la dimension à géographie variable des préoccupations du monde, loin du Kosovo et du Timor
Cette redoutable mécanique de la démission na-t-elle pas renforcé lenkystement de ce conflit, limpunité juridique, la radicalisation dans la violence et les actes spectaculaires, meurtriers et désespérés récemment mis en scène par des tchétchènes, comme autant de terribles réponses dans linfernale spirale des violences à lheure de la lutte mondiale contre le terrorisme ?
Un représentant tchétchène modéré déclarait récemment : « plus les bombes tombent, plus les barbes poussent ».
Guerre et représentation,
représentation de la guerre
A titre dexemple, à linverse du conflit israélo-palestinien, très médiatisé 80 médias étrangers dans la seule bande de Gaza, la presse annonçant périodiquement les tragédies et les violences à venir, suites logiques de celles survenues (attentats/représailles, actions militaires de Tsahal, attentats kamikazes palestiniens, apologie du martyre de résistance et religieux, crispations politiques et politiques des petits pas de côté, vers une paix probatoire et improbable, même si un événement historique vient de se produire avec laccord gouvernemental israélien de reconnaître à échéance 2005 un véritable Etat de Palestine) le traitement médiatique de masse en Tchétchénie est unilatéral : il biaise et masque linformation, la vérité des faits nest pas un critère, et on nous met en scène les braves soldats russes tentant de mettre au pas des groupes islamistes armés, errant dans les forêts, dangereuses légions dAllah, terroristes de surcroît, mais en voie déradication ; telle est schématiquement la représentation à laquelle nous invite le système dinformation russe.
Le principe est classique dans toutes les guerres, la propagande utilisée comme une arme ; il est singulier dans celle-ci, puisque, à la différence du conflit de 1994-96, personne ou presque nest là pour raconter
Redoutable mécanique du huis clos
la réputation de lennemi, les méthodes utilisées pour le contenir et le détruire et lidentité de ceux qui battent le tambour de la guerre
Robert D. Kaplan
Ces principes inhérents aux guerres ne prévalent pas dans le paysage tchétchène actuel.
Les ennemis qui saffrontent sont-ils des soldats, avec discipline et professionnalisme, au sens universel martial du terme, ou des combattants inconstants aux allégeances mouvantes rompus à la violence et nullement impliqués dans lordre civil ?
Le « second »1 conflit en Tchétchénie dure depuis plus de trois ans et demie. Laviation russe a commencé à bombarder le territoire tchétchène en septembre 1999, après lincursion au Daghestan dun groupe de combattants tchétchènes et étrangers avec à sa tête Chamil Bassaev, légendaire chef de guerre radicalisé et après les explosions dimmeubles, à Moscou et dans dautres villes de Russie, immédiatement attribuées par les services de sécurité russes aux Tchétchènes, sans quaucune preuve nen soit apportée jusquà aujourdhui, au contraire2.
Les bombardements intensifs des villes et des villages de lensemble du territoire tchétchène se sont poursuivis jusquau mois de mars 2000, ils frappent encore aujourdhui les régions montagneuses du sud de la république. A ces opérations militaires de grande envergure a succédé la généralisation des tristement célèbres « opérations de nettoyage »3 contre des villages ou des quartiers. Ces exactions répondent la plupart du temps à des actions de guérilla des combattants tchétchènes contre des cibles militaires ou ladministration transitoire pro-russe accusée de collaboration avec loccupant ou de trahison et saccompagnent dexécutions sommaires, arrestations arbitraires, torture, violences, pillages, à lencontre des civils. Le développement de ce type dopérations sest accompagné dun discours officiel russe sur la normalisation de la situation en Tchétchénie. Officiellement, ce nétait plus quune « opération anti-terroriste », accompagnée sur le terrain par la mise en place en juin 2000 dune administration tchétchène pro-russe avec à sa tête lancien mufti de Tchétchénie, Akhmad Kadyrov. Deux gouvernements tchétchènes coexistent dès lors : celui de Kadyrov, loyal à la Russie et celui du président Aslan Maskhadov, élu en 1997 sous les auspices de lOSCE et dont la plupart des ministres vivent en exil.4
Un référendum truqué et humiliant
Ce processus de normalisation, dans le discours et dans les faits, sest accéléré depuis quelques mois et a été consacré par la tenue dun référendum constitutionnel dans la petite république le 23 mars 2003. Lobjet de cette consultation était ladoption dune nouvelle constitution pour la république, affirmant lappartenance de la Tchétchénie à la fédération de Russie, et la tenue délections parlementaires et présidentielles fin 2003 et début 2004.
Les conditions dans lesquelles sest déroulé ce référendum auraient delles-mêmes suffi à invalider le vote : un territoire en guerre où règnent la peur et la violence, sans possibilité de déplacement libre et sécurisé. Aucun débat na été engagé sur cette nouvelle constitution. De plus, de nombreuses pressions et menaces ont été exercées sur les gens pour quils aillent voter, une absence totale de lespace démocratique nécessaire à la tenue dune telle consultation. Enfin, de nombreuses irrégularités ont pu être constatées par les quelques journalistes étrangers et membres dONG alors présents sur le territoire. Ils ont permis de mesurer lampleur du mensonge : les sources indépendantes estiment quenviron 30 à 40% des personnes en âge de voter lont fait.
Pourtant, dès le soir du référendum, les médias russes se réjouissaient dune participation massive (85%).5 Le président Poutine affirmait que les Tchétchènes sétaient massivement prononcés pour le maintien de la Tchétchénie au sein de la fédération de Russie, ajoutant que le problème de lintégrité territoriale de la Russie était définitivement réglé et que ceux qui, en Tchétchénie, navaient pas encore déposé les armes se battaient désormais non seulement pour de faux idéaux, mais aussi contre leur propre peuple.
Ainsi, par cette « opération », un double but a peut-être été atteint. Dabord la mise à pied de la population tchétchène, doublement humiliée, la soumission aux bourreaux pour ceux qui ont voté, le déni dexistence pour ceux dont lopposition au vote a été gommée. Par ailleurs, elle consacre le refus des autorités russes denvisager une solution négociée avec la partie tchétchène opposée et la mise à lécart ultime de Maskhadov, définitivement estampillé « terroriste ».
Parallèlement à ce discours de normalisation, on est en train dassister à la mise en place dun nouveau scénario aux acteurs multiples.
Côté russe, les activités militaires pourraient être réduites, ou tout au moins contrôlées, si on en croit les projets du Kremlin même si aucune amélioration sur le terrain nest sensible. Aujourdhui, on ne vit pas mieux quhier en Tchétchénie : depuis janvier 2001, la direction de lopération en Tchétchénie est aux mains du FSB (Service Fédéral de Sécurité, ex-KGB) et il est prévu quà lautomne 2003, le ministère de lIntérieur prenne le relais. Une façon de « tchétchéniser » le conflit, en confiant peu à peu les opérations à une police tchétchène.
Côté tchétchène, on constate dune part une montée en puissance des prérogatives de Kadyrov, les organes de sécurité à sa solde se criminalisent et sous couvert dopérations de police commettent des meurtres et des enlèvements, actes qui peuvent cacher des règlements de compte6 et dautre part une résistance tchétchène de plus en plus atomisée et groupusculaire.
Les chefs de guerre fidèles à Maskhadov reconnus et se revendiquant politiquement dune autonomie de la Tchétchénie sont aujourdhui silencieux, voire absents pour la plupart.
Par contre, des groupes radicalisés ont rejoint Chamil Bassaev qui décline les activités militaires sous forme, semble-t-il, déléments atomisés et autonomes, avec un renouvellement générationnel de recrues. Cette résistance tchétchène mène aujourdhui dune part des actions de guérilla « classique » : embuscades éparses, mines télécommandées contre les troupes russes doccupation et les troupes de police tchétchène (pro-russe), dautre part des attentats suicides (nouvelle modalité guerrière dans lhistoire de ce conflit) visant les administrations pro-russes. La tendance nouvelle est le shakhidat, le martyre suicide, mimant les commandos palestiniens ou tamouls avec une caution religieuse mise en avant par Bassaev, qui revendique par ailleurs les récents attentats et se radicalise dans des menaces dattentats hors du territoire tchétchène.
Introuvable objectif
politique et social
Les ingrédients dun potentiel conflit intra-tchétchène sont donc réunis : segmentation non-coordonnée dacteurs multiples aux objectifs illisibles, victimes civiles dattentats aveugles. La population, passive, éreintée par une décennie de guerre, danomie et de chaos, semble prête à se ranger à un dispositif politique quelconque garantissant une paix, en tout cas, loin, semble-t-il, dune idéologie autonomiste, séparatiste, malgré un fossé de 150 000 victimes entre Russie et Tchétchénie depuis 9 ans.
La guerre, la violence, leurs stigmates, ont considérablement laminé les esprits. Aujourdhui, qui semble capable de penser un avenir de façon cohérente ?
Les figures politiques actuelles tchétchènes ne sont pratiquement plus légitimées et lobjectif collectif politique et social bien introuvable.
Alors quel scénario ? Les agendas électoraux fédéral et tchétchène se télescopent : législatives en 2003, présidentielles en 2004. Poutine, candidat à sa succession, accélère le processus de normalisation en Tchétchénie, processus parsemé dinconnues et de troubles à venir : poursuite dattentats spectaculaires et meurtriers, actions répétées de guérilla et représailles de larmée russe envers les civils.
Bien des inconnues persistent : comment expliquer cette impuissance à neutraliser Bassaev, démiurge autoproclamé de tous les acteurs de guerre tchétchènes ? Sert-il la cause de la lutte anti-terroriste en incarnant ce même terrorisme aux yeux du Kremlin, et partant de ses alliés de circonstance ?
Est-il envisagé au Kremlin de maintenir Kadyrov, très contesté et sans aucune légitimité, auprès de ses concitoyens tchétchènes, voire de le soutenir dans sa candidature de la présidence de la Tchétchénie ? Qui sortira du « chapeau fédéral » comme candidat providentiel ? Aslakhanov, unique député tchétchène de la Douma ? Une autre personnalité tchétchène, peu impliquée dans le conflit ? Ou encore, comme le recommande Boris Nemtsov, chef du parti russe « Union des forces de droite », un général russe comme Guennadi Trochev, ancien commandant des troupes russes en Tchétchénie, et de ce fait responsable des crimes commis par lensemble de ses subordonnés sur la population civile tchétchène ?
La stratégie est très trouble et les civils tchétchènes sont pris en étau entre des parties et des sous-groupes aux agendas illisibles. Chaque disparition, chaque attentat, fait lobjet de conjectures invalidant toute lecture univoque des événements. Le climat qui prévaut malgré la baisse dintensité des activités militaires est celui dune terreur chronique et personne ne semble en capacité de faire lunité au plan politique en Tchétché-nie. Maskhadov reste définitivement écarté du jeu et se limite à un rôle politico-symbolique stérile.
Communauté internationale et mécanique de la démission
Depuis 2000, de nombreuses missions denquêtes, denvoyés spéciaux, parlementaires, de membres de lOSCE, de hauts représentants onusiens du HCR ou des Droits de lhomme se sont rendus en Tchétchénie, et ont constaté, malgré les visites « organisées » et guidées des autorités fédérales, et les propos lénifiants sur la sécurisation, le souci du bien-être des populations et la reconstruction, le désastre humain, économique, écologique et bien sûr la catastrophe humanitaire majeure de la Tchétchénie actuelle.
Quelques rares agences des Nations Unies, paralysées par leur statut dhôte sur le territoire russe, le CICR, et une poignée dONG humanitaires ou de Droits de lhomme ont tenté de remplir leur mandat dassistance sur des secteurs essentiels de la vie, la santé des civils, leurs droits. Ces acteurs ont fait face à dénormes contraintes et entraves de toutes sortes, soumis a larbitraire et laléatoire du système militaro-administratif russe, quand ils nont pas été purement et simplement accusés despionnage, soit à la solde de puissances étrangères, soit pour le compte des russes eux-mêmes !
Ils ont aussi méticuleusement que possible documenté cette guerre, et au-delà de lassistance, légitime en soi, ont restitué du témoignage, objet même de leur raison dêtre.
Sans parler du travail irremplaçable des journalistes
Mais ni rapports pourtant tristement nombreux, ni auditions à Bruxelles, Genève, Paris et partout dans le monde, y compris devant le congrès américain (Action Contre la Faim en 2000) et Médecins du Monde à New York, ni interviews, ni conférences de presse ; rien ny a fait.
Le Monde ne sest pas mêlé de cette terrifiante affaire intérieure russe.
Quelles pressions diplomatiques, économiques, politiques, hormis deux ou trois remontrances polies du Conseil de lEurope en 2000, et de mesures vexantes certes mais symboliques suspension transitoire du droit de vote de la Russie à lAssemblée parlementaire du Conseil de lEurope, restitué un an plus tard..?
Quand la question de la guerre en Tchétchénie a-t-elle été portée devant lAG des Nations Unies, ou devant le Conseil de Sécurité des mêmes Nations Unies ?
Il sagit bien dune mécanique consentie de la démission de la communauté internationale, démontrant la dimension à géographie variable des préoccupations du monde, loin du Kosovo et du Timor
Cette redoutable mécanique de la démission na-t-elle pas renforcé lenkystement de ce conflit, limpunité juridique, la radicalisation dans la violence et les actes spectaculaires, meurtriers et désespérés récemment mis en scène par des tchétchènes, comme autant de terribles réponses dans linfernale spirale des violences à lheure de la lutte mondiale contre le terrorisme ?
Un représentant tchétchène modéré déclarait récemment : « plus les bombes tombent, plus les barbes poussent ».
Guerre et représentation,
représentation de la guerre
A titre dexemple, à linverse du conflit israélo-palestinien, très médiatisé 80 médias étrangers dans la seule bande de Gaza, la presse annonçant périodiquement les tragédies et les violences à venir, suites logiques de celles survenues (attentats/représailles, actions militaires de Tsahal, attentats kamikazes palestiniens, apologie du martyre de résistance et religieux, crispations politiques et politiques des petits pas de côté, vers une paix probatoire et improbable, même si un événement historique vient de se produire avec laccord gouvernemental israélien de reconnaître à échéance 2005 un véritable Etat de Palestine) le traitement médiatique de masse en Tchétchénie est unilatéral : il biaise et masque linformation, la vérité des faits nest pas un critère, et on nous met en scène les braves soldats russes tentant de mettre au pas des groupes islamistes armés, errant dans les forêts, dangereuses légions dAllah, terroristes de surcroît, mais en voie déradication ; telle est schématiquement la représentation à laquelle nous invite le système dinformation russe.
Le principe est classique dans toutes les guerres, la propagande utilisée comme une arme ; il est singulier dans celle-ci, puisque, à la différence du conflit de 1994-96, personne ou presque nest là pour raconter
Redoutable mécanique du huis clos
Bleuenn Isambard est spécialiste de la Russie à lINALCO (institut national des langues et civilisations orientales), chargée de mission pour Médecins du Monde et pour la Fédération internationale des ligues des droits de lhomme. Joseph Dato est responsable de Médecins du monde pour le Caucase du Nord. Tous deux sont coauteurs de Tchétchénie, dix clefs pour comprendre, la Découverte, 2003.
(1) La « première guerre » tchétchène sest déroulée de décembre 1994 à août 1996, elle a fait environ 100 000 victimes civiles.
(2) De nombreux éléments ont permis à certains journalistes de suspecter limplication des services secrets russes dans la préparation de ces « attentats ».
(3) Un village ou un quartier est encerclé par des pièces dartillerie, les soldats se déploient dans toutes les rues, et entrent dans chaque maison pour soi-disant pratiquer des contrôles de documents. Les maisons sont alors presque systématiquement pillées (objets de valeur, vêtements, nourriture). Très souvent, des hommes sont arrêtés sous nimporte quel prétexte et emmenés dans des « points de filtration » où la torture est pratiquée. Les familles peuvent récupérer les personnes arrêtées, mortes ou vivantes, contre de largent.
(4) Lire à ce propos lentretien avec Oumar Khambiev Tchétchénie : lEurope (ir)responsable ! in Le Passant Ordinaire n°43, Europa ! (février 2003), passant-ordinaire.com/revue/43-476.asp (NDLR).
(5) Les résultats officiels annoncés faisaient part de 96% de oui pour la constitution et 94 à 95% pour la tenue des élections.
(6) Dernier événement en date : la nomination du chef de la garde de Kadyrov à la tête des OMON (troupes spéciales de la police) tchétchène, ce qui met sous les ordres indirects du chef de ladministration pro-russe tchétchène 3000 hommes de plus.
(1) La « première guerre » tchétchène sest déroulée de décembre 1994 à août 1996, elle a fait environ 100 000 victimes civiles.
(2) De nombreux éléments ont permis à certains journalistes de suspecter limplication des services secrets russes dans la préparation de ces « attentats ».
(3) Un village ou un quartier est encerclé par des pièces dartillerie, les soldats se déploient dans toutes les rues, et entrent dans chaque maison pour soi-disant pratiquer des contrôles de documents. Les maisons sont alors presque systématiquement pillées (objets de valeur, vêtements, nourriture). Très souvent, des hommes sont arrêtés sous nimporte quel prétexte et emmenés dans des « points de filtration » où la torture est pratiquée. Les familles peuvent récupérer les personnes arrêtées, mortes ou vivantes, contre de largent.
(4) Lire à ce propos lentretien avec Oumar Khambiev Tchétchénie : lEurope (ir)responsable ! in Le Passant Ordinaire n°43, Europa ! (février 2003), passant-ordinaire.com/revue/43-476.asp (NDLR).
(5) Les résultats officiels annoncés faisaient part de 96% de oui pour la constitution et 94 à 95% pour la tenue des élections.
(6) Dernier événement en date : la nomination du chef de la garde de Kadyrov à la tête des OMON (troupes spéciales de la police) tchétchène, ce qui met sous les ordres indirects du chef de ladministration pro-russe tchétchène 3000 hommes de plus.
Bleuenn IsambardJoseph Dato