Sortie du DVD de Notre Monde
Notre Monde Notre Monde (2013, 119') un film de Thomas LacosteRassemblant plus de 35 intervenants, philosophes, sociologues, économistes, magistrats, médecins, universitaires et écrivains, Notre Monde propose un espace dexpression pour travailler, comme nous y enjoint JeanLuc Nancy à « une pensée commune ». Plus encore quun libre espace de parole, Notre Monde sappuie sur un ensemble foisonnant de propositions concrètes pour agir comme un rappel essentiel, individuel et collectif : « faites de la politique » et de préférence autrement.
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© Passant n°45-46 [juin 2003 - septembre 2003]
© Passant n°45-46 [juin 2003 - septembre 2003]
par Gilbert Achcar
Imprimer l'articleLettre à un/e militant/e antiguerre passablement déprimé/e
Chèr/e ami/e
La déception que tu as manifestée en apprenant les nouvelles de leffondrement du régime irakien ne me semble pas justifiée. Je peux, certes, la comprendre : ce qui tattristait surtout, cest le fait que cet effondrement a permis aux rapaces de Washington et de Londres de pavoiser. Une guerre quasi-coloniale, menée par le tandem Bush-Blair (appelons-les « B2 », ça leur sied bien : cest le nom dun bombardier !) contre la volonté manifeste de la grande majorité de lopinion publique mondiale, a pu être présentée ainsi comme une « guerre de libération », animée par des motivations démocratiques. Cest, en effet, enrageant ! Mais souviens-toi des prévisions que nous avions formulées depuis des mois et des mois. Elles tenaient en quelques propositions :
1) le plus simple pour B2 sera le renversement du régime de Saddam Hussein, quils nauront pas grand mal à abattre ; les véritables difficultés commenceront ensuite ;
2) ils se permettent de défier les opinions publiques, parce quils tablent sur le spectacle de foules irakiennes réjouies davoir été débarrassées de Saddam Hussein, afin de retourner les opinions ; ce spectacle, il faut sy préparer : il est inévitable, tant la dictature bassiste est abhorrée à juste titre ;
3) B2 sont des aventuristes, des joueurs qui sengagent dans une guerre sur la base dun pari sur le meilleur scénario : ils misent sur la récupération de lessentiel de lappareil dÉtat irakien, larmée en particulier, ils misent sur son retournement contre Saddam Hussein et sur la possibilité pour eux de lutiliser pour le contrôle du pays sous leur supervision ; or, le plus probable, cest que leur intervention qui commencera par la tentative de liquider Saddam Hussein et loccupation des champs de pétrole irakiens entraînera lécroulement de lappareil dÉtat et débouchera sur un immense chaos, marqué par des règlements de compte sanglants.
Toutes ces propositions ont été confirmées. Rien de ce qui sest passé, quant au fond, naurait dû te surprendre : tout était prévisible.
Considérons les événements de ces derniers jours.
La « victoire »
Dun côté, une « coalition » entre la principale puissance militaire du monde, qui absorbe à elle seule plus de 40% des dépenses militaires mondiales, et une grande puissance vassale ; de lautre, un État du tiers-monde dont les forces armées ont été détruites aux 2/3 en 1991, le dernier tiers ayant subi lérosion du temps, sous un embargo empêchant lentretien de son matériel, le tout aggravé par plusieurs années de désarmement sous légide des Nations unies. Comment sétonner, dès lors, de la déroute du régime irakien ?
Ce même régime avait déjà subi une défaite écrasante en 1991, avec leffondrement du dispositif irakien au Koweït et dans le Sud de lIrak. Il est vrai que, cette fois-ci, lobjectif de Washington était de prendre les villes et doccuper la totalité du territoire : un objectif plus difficile à réaliser, certes. Mais en même temps, cest un pays exsangue, épuisé par plus de vingt ans de guerres, de bombardements et dembargo que Washington sest fixé pour tâche de conquérir. Et hier comme aujourdhui, cest un régime bassiste abhorré par une grande majorité de la population irakienne, qui était aux commandes à Bagdad : comment sattendre à une mobilisation populaire dans de telles conditions !
En réalité, ce nest pas la victoire rapide des troupes anglo-états-uniennes qui fut surprenante, mais bien la résistance que les forces du régime leur opposèrent au cours des premiers jours de loffensive. Rappelle-toi : les commentaires fusèrent ces jours-là, pour se gausser de la promesse dune victoire rapide. Beaucoup crurent que lembourbement prévu en 1991 allait enfin se réaliser. Cétait se méprendre sur les raisons de la résistance des premiers jours. Elles tenaient au fait que loffensive terrestre fut lancée en même temps que la campagne aérienne intensive, alors quen 1991 Washington avait soumis larmée irakienne à plus de cinq semaines de bombardement démentiel avant dengager les troupes au sol. De ce fait, les forces du régime étaient encore disposées à combattre au moment où loffensive terrestre a commencé bien plus quen 1991, lorsque ceux qui avaient survécu aux bombardements étaient épuisés et hébétés, et se rendirent en masse aux troupes de la coalition.
Les forces du régime, sans plus ! Confondre ce qui sest passé en Irak avec une véritable résistance populaire, confondre la défense de Bagdad par les forces du régime avec la défense populaire de Beyrouth assiégée par larmée israélienne en 1982, cétait se méprendre lourdement, tant sur les perspectives de la guerre que sur la nature du rapport de la population irakienne au régime tyrannique de Saddam Hussein. La principale faille dans le plan du Pentagone fut dailleurs le fait que les bombardements « dopportunité » du premier jour de loffensive ratèrent leur cible : Saddam Hussein. Et il est probable que leffondrement accéléré de la défense de Bagdad ait été directement provoqué par la fin du commandement de Saddam Hussein, quil ait été tué sous les bombes ou quil se soit volontairement éclipsé. Dans une dictature aussi centralisée et personnalisée, il suffit déliminer le dictateur pour que le régime sécroule, lorsquil est soumis à forte pression.
La réaction de la population
Comment sétonner du soulagement et de la joie de la population irakienne à lannonce de la chute de la dictature ? Moi-même, bien que nayant jamais partagé le sort de la population irakienne, jai ressenti un véritable soulagement à lannonce de la fin du régime. La dictature baasiste irakienne est arrivée au pouvoir en juillet 1968, alors que jétais en pleine radicalisation, comme une bonne partie de ma génération dans les diverses régions du monde. La première priorité du nouveau régime fut lécrasement de lexpression irakienne de cette radicalisation, dont le catalyseur régional avait été la défaite des régimes arabes face à lagression israélienne de juin 1967.
Le foyer de guérilla inauguré dans le Sud irakien par le guévariste Khaled Ahmed Zaki, ainsi que la scission de gauche du parti communiste irakien, furent impitoyablement écrasés par le régime de terreur qui fut instauré à Bagdad. Très vite, les nouveaux putschistes gagnèrent la réputation dêtre le plus féroce des régimes de la région : les militants irakiens savaient quil était préférable de mourir en affrontant les forces du régime, armes en main, plutôt que de se faire arrêter et de mourir sous une torture insurpassable en atrocité. Le régime baasiste écrasa, dans le sang et lhorreur, la gauche irakienne, la plus importante composante de la gauche arabe. Il contribua ainsi, à sa manière, à préparer le terrain à lhégémonie de lintégrisme islamique dans la contestation populaire régionale. 35 années que jattendais et espérais la chute de ce régime exécrable ! Je fus donc soulagé dapprendre sa chute. Comme des millions dIrakiens et dIrakiennes. Cela dit, le soulagement de la population irakienne ne fut pas surprenant, non plus ; il était également tout à fait prévisible. Ce qui fut surprenant, du moins pour Washington et Londres, cest la tiédeur, souvent empreinte dhostilité, de laccueil qui fut réservé à leurs troupes par la population arabe irakienne y compris dans ce Sud chiite quils pensaient leur être acquis.
Cela aussi nest pas difficile à comprendre. Ce que Washington et Londres navaient pas saisi, cest que cette population qui a tant de raisons de haïr Saddam Hussein en a encore plus de les haïr : les Irakiens se souviennent de la façon dont la coalition les a livrés à Saddam Hussein en 1991 ; ils subissent encore les conséquences de douze années dembargo génocidaire imposé par Washington et Londres, avec la complicité de leurs partenaires au Conseil de sécurité de lONU ; et ils ne sauraient accueillir en libérateurs les États-Unis, principal oppresseur de la région et sponsor de lÉtat dIsraël, accompagnés du colonisateur britannique de la veille qui a laissé un souvenir exécrable.
Ce fait a même considérablement inhibé les manifestations de joie de la population irakienne, et Washington a dû avoir recours aux artifices de la propagande pour donner limpression que les troupes de la coalition anglo-états-unienne étaient accueillies en « libératrices » par la population. Si elles lont été, cest surtout par les pilleurs, ceux qui avaient le plus de raisons de trouver « Bush very good » avec leur butin sous les bras, ces pilleurs dont les troupes doccupation ont à dessein « libéré » les instincts sur ordre dun commandement qui croyait ainsi se prémunir contre lhostilité populaire et qui a fini par laccroître bien plus encore (le seul bâtiment public fortement gardé à Bagdad fut le ministère du pétrole, de la même façon que les seules zones « sécurisées » de lIrak furent ses champs pétroliers). La nouvelle invasion sest rendue responsable dun saccage de Bagdad qui restera dans la mémoire historique comme un équivalent moderne du sac de Bagdad au XIIIe siècle, lors de linvasion mongole.
La seule fraction de la population de lIrak à sêtre alliée aux troupes doccupation et à avoir manifesté massivement sa joie à leur présence est la population kurde. Myopie sempiternelle des directions du Kurdistan irakien qui, lune ou lautre, ont si souvent misé sur de très mauvais alliés : Israël, le Chah dIran, le pouvoir turc, les mollahs iraniens et même Saddam Hussein ! Elles nont pas eu lintelligence déviter de se compromettre avec une force doccupation vouée à devenir lobjet du ressentiment de la population arabe irakienne, seule alliée qui compte vraiment pour lavenir du Kurdistan irakien. Il serait désastreux pour cet avenir que les directions kurdes confirment leur image de partenaires dévoués des puissances occupantes. Celles-ci nont aucune intention de défendre le droit du peuple kurde à lautodétermination, et nhésiteront pas à sacrifier les Kurdes dIrak, si elles en éprouvaient le besoin, afin daffermir leur contrôle sur le pays.
Contrôle de lIrak
et domination mondiale
Les petits pilleurs des villes irakiennes ont dores et déjà singulièrement compliqué la tâche des grands pilleurs des puissances occupantes. Chaque jour qui passe confirme à quel point il sera difficile aux B2 de contrôler lIrak, face à une population qui les déteste cordialement. Et ce nest pas lescroc Ahmed Chalabi et ses quelques mercenaires que les troupes des États-Unis ont ramenés dans leurs fourgons, qui changeront cette donne.
Le problème des États-Unis, cest que bien plus que dans lAllemagne ou le Japon de laprès-1945, où ils ont mis à contribution des pans entiers de lappareil dÉtat de lancien régime (voire lempereur lui-même, au Japon) ils ne trouveront comme instruments fiables en Irak que les rescapés de lappareil de Saddam Hussein. Seuls les responsables de lancien régime ont, en grand nombre, la bassesse morale requise pour se mettre avec dévotion au service de loccupation. Eux seuls seront disposés à servir les nouveaux maîtres du pays avec une ardeur dautant plus grande quils sauveront ainsi leur peau, tout en assouvissant leur soif de pouvoir. Cela rendra loccupation encore plus détestable aux yeux de la grande masse du peuple irakien.
En étendant de plus en plus leur présence dans la région arabe, les États-Unis « surexposent » leurs troupes. La haine quils suscitent dans lensemble des pays du Moyen-Orient et, au-delà, dans lensemble du monde musulman, leur a déjà explosé à la figure à plusieurs reprises le 11 septembre 2001 nétant que la manifestation la plus spectaculaire et la plus meurtrière de cette haine, à ce jour. Loccupation de lIrak aura pour effet dexacerber à lextrême le ressentiment général : elle accélèrera le pourrissement de lordre régional entretenu par Washington. Il ny aura pas de pax americana, mais plutôt un pas de plus dans la descente vers la barbarie, la barbarie majeure de Washington et de ses alliés entretenant la contre-barbarie du fanatisme religieux et cela, tant que némergeront pas de nouvelles forces progressistes dans cette partie du monde.
Le projet de construire un empire mondial dominé par les États-Unis au moyen de la force brute est voué inexorablement à léchec. À cet égard, Washington a dores et déjà subi de lourds revers politiques, contrairement à limpression que peut laisser provisoirement sa victoire militaire en Irak.
Jamais, depuis la fin de la guerre froide, lhégémonie des États-Unis na été aussi contestée dans le monde, jamais le consensus autour de cette hégémonie na été aussi déficient. Cest le cas au niveau des relations interétatiques : la grogne et la fronde dÉtats considérés comme des alliés fiables par Washington nont jamais été aussi grandes. Même le pouvoir turc a refusé le passage des troupes états-uniennes sur son territoire.
Washington na pas réussi à lacheter, pas plus quil na réussi à acheter assez de membres du Conseil de sécurité de lONU pour obtenir neuf voix pour sa guerre contre lIrak !
Certes, les États existants ne sont pas des alliés fiables du mouvement antiguerre, ni même des alliés tout court surtout lorsquà linstar de la France et de la Russie, ils se conduisent eux-mêmes, dans leur propre domaine impérial, de manière tout aussi brutale et détestable que les États-Unis. Mais cette cacophonie dans le système des États associés au grand empire dominé par Washington, a reflété à sa manière lautre grand revers subi par le projet impérial. Il sagit, bien sûr, de lémergence de cette autre superpuissance quest lopinion publique mondiale, comme la bien relevé le New York Times au lendemain des manifestations du 15 février 2003, principale journée mondiale de mobilisation populaire de toute lhistoire. Lopinion publique mondiale ou plutôt le mouvement réel quest le mouvement antiguerre, car les sondages ne manifestent pas.
Durant les années 1990, on a pu croire ce mouvement condamné à ne plus dépasser un seuil de faiblesse insigne. On a pu croire que lacquis des années Vietnam était bel et bien enterré pour lessentiel, notamment au vu du fait que Washington en avait tiré les principales leçons et les appliquait dans ses nouvelles guerres, depuis celle du Panama (1989). Or à partir de lautomne 2002, nous avons assisté à la montée impétueuse dun nouveau mouvement antiguerre, qui a vite dépassé les records historiques dans plusieurs pays et qui a même englobé les États-Unis. Ce fait est tout à fait capital, car la mobilisation la plus décisive est, bien évidemment, celle qui se déroule aux États-Unis mêmes : le mouvement antiguerre ny a pas encore atteint le niveau de son apogée des années Vietnam, mais il a déjà le mérite considérable davoir atteint une échelle de masse, en dépit du traumatisme du 11 septembre et de son exploitation par ladministration Bush.
Les images bien sélectionnées de la soi-disant « libération » de lIrak, les mises en scène du Pentagone, ont impressionné beaucoup dopposant/es à la guerre. Mais chaque jour qui passe montre à quel point le mouvement antiguerre avait raison. Les morts innombrables, les destructions massives, le pillage des richesses nationales, représentent un énorme tribut que lon a imposé au peuple irakien pour une « libération », qui débouche sur une occupation étrangère. Lembour-bement de Washington dans un pays que lon ne saurait cacher aux regards du monde, comme on cache aujourdhui lAfghanistan plus chaotique que jamais permettra au mouvement antiguerre de rebondir vers de nouveaux sommets.
La croissance spectaculaire de ce mouvement na été elle-même possible que parce quelle sappuyait sur trois années de croissance du mouvement mondial contre la mondialisation néolibérale, né à Seattle. Ces deux dimensions continueront à salimenter mutuellement et à renforcer la conscience du fait que le néolibéralisme et la guerre sont les deux faces dun même système de domination à renverser.
La déception que tu as manifestée en apprenant les nouvelles de leffondrement du régime irakien ne me semble pas justifiée. Je peux, certes, la comprendre : ce qui tattristait surtout, cest le fait que cet effondrement a permis aux rapaces de Washington et de Londres de pavoiser. Une guerre quasi-coloniale, menée par le tandem Bush-Blair (appelons-les « B2 », ça leur sied bien : cest le nom dun bombardier !) contre la volonté manifeste de la grande majorité de lopinion publique mondiale, a pu être présentée ainsi comme une « guerre de libération », animée par des motivations démocratiques. Cest, en effet, enrageant ! Mais souviens-toi des prévisions que nous avions formulées depuis des mois et des mois. Elles tenaient en quelques propositions :
1) le plus simple pour B2 sera le renversement du régime de Saddam Hussein, quils nauront pas grand mal à abattre ; les véritables difficultés commenceront ensuite ;
2) ils se permettent de défier les opinions publiques, parce quils tablent sur le spectacle de foules irakiennes réjouies davoir été débarrassées de Saddam Hussein, afin de retourner les opinions ; ce spectacle, il faut sy préparer : il est inévitable, tant la dictature bassiste est abhorrée à juste titre ;
3) B2 sont des aventuristes, des joueurs qui sengagent dans une guerre sur la base dun pari sur le meilleur scénario : ils misent sur la récupération de lessentiel de lappareil dÉtat irakien, larmée en particulier, ils misent sur son retournement contre Saddam Hussein et sur la possibilité pour eux de lutiliser pour le contrôle du pays sous leur supervision ; or, le plus probable, cest que leur intervention qui commencera par la tentative de liquider Saddam Hussein et loccupation des champs de pétrole irakiens entraînera lécroulement de lappareil dÉtat et débouchera sur un immense chaos, marqué par des règlements de compte sanglants.
Toutes ces propositions ont été confirmées. Rien de ce qui sest passé, quant au fond, naurait dû te surprendre : tout était prévisible.
Considérons les événements de ces derniers jours.
La « victoire »
Dun côté, une « coalition » entre la principale puissance militaire du monde, qui absorbe à elle seule plus de 40% des dépenses militaires mondiales, et une grande puissance vassale ; de lautre, un État du tiers-monde dont les forces armées ont été détruites aux 2/3 en 1991, le dernier tiers ayant subi lérosion du temps, sous un embargo empêchant lentretien de son matériel, le tout aggravé par plusieurs années de désarmement sous légide des Nations unies. Comment sétonner, dès lors, de la déroute du régime irakien ?
Ce même régime avait déjà subi une défaite écrasante en 1991, avec leffondrement du dispositif irakien au Koweït et dans le Sud de lIrak. Il est vrai que, cette fois-ci, lobjectif de Washington était de prendre les villes et doccuper la totalité du territoire : un objectif plus difficile à réaliser, certes. Mais en même temps, cest un pays exsangue, épuisé par plus de vingt ans de guerres, de bombardements et dembargo que Washington sest fixé pour tâche de conquérir. Et hier comme aujourdhui, cest un régime bassiste abhorré par une grande majorité de la population irakienne, qui était aux commandes à Bagdad : comment sattendre à une mobilisation populaire dans de telles conditions !
En réalité, ce nest pas la victoire rapide des troupes anglo-états-uniennes qui fut surprenante, mais bien la résistance que les forces du régime leur opposèrent au cours des premiers jours de loffensive. Rappelle-toi : les commentaires fusèrent ces jours-là, pour se gausser de la promesse dune victoire rapide. Beaucoup crurent que lembourbement prévu en 1991 allait enfin se réaliser. Cétait se méprendre sur les raisons de la résistance des premiers jours. Elles tenaient au fait que loffensive terrestre fut lancée en même temps que la campagne aérienne intensive, alors quen 1991 Washington avait soumis larmée irakienne à plus de cinq semaines de bombardement démentiel avant dengager les troupes au sol. De ce fait, les forces du régime étaient encore disposées à combattre au moment où loffensive terrestre a commencé bien plus quen 1991, lorsque ceux qui avaient survécu aux bombardements étaient épuisés et hébétés, et se rendirent en masse aux troupes de la coalition.
Les forces du régime, sans plus ! Confondre ce qui sest passé en Irak avec une véritable résistance populaire, confondre la défense de Bagdad par les forces du régime avec la défense populaire de Beyrouth assiégée par larmée israélienne en 1982, cétait se méprendre lourdement, tant sur les perspectives de la guerre que sur la nature du rapport de la population irakienne au régime tyrannique de Saddam Hussein. La principale faille dans le plan du Pentagone fut dailleurs le fait que les bombardements « dopportunité » du premier jour de loffensive ratèrent leur cible : Saddam Hussein. Et il est probable que leffondrement accéléré de la défense de Bagdad ait été directement provoqué par la fin du commandement de Saddam Hussein, quil ait été tué sous les bombes ou quil se soit volontairement éclipsé. Dans une dictature aussi centralisée et personnalisée, il suffit déliminer le dictateur pour que le régime sécroule, lorsquil est soumis à forte pression.
La réaction de la population
Comment sétonner du soulagement et de la joie de la population irakienne à lannonce de la chute de la dictature ? Moi-même, bien que nayant jamais partagé le sort de la population irakienne, jai ressenti un véritable soulagement à lannonce de la fin du régime. La dictature baasiste irakienne est arrivée au pouvoir en juillet 1968, alors que jétais en pleine radicalisation, comme une bonne partie de ma génération dans les diverses régions du monde. La première priorité du nouveau régime fut lécrasement de lexpression irakienne de cette radicalisation, dont le catalyseur régional avait été la défaite des régimes arabes face à lagression israélienne de juin 1967.
Le foyer de guérilla inauguré dans le Sud irakien par le guévariste Khaled Ahmed Zaki, ainsi que la scission de gauche du parti communiste irakien, furent impitoyablement écrasés par le régime de terreur qui fut instauré à Bagdad. Très vite, les nouveaux putschistes gagnèrent la réputation dêtre le plus féroce des régimes de la région : les militants irakiens savaient quil était préférable de mourir en affrontant les forces du régime, armes en main, plutôt que de se faire arrêter et de mourir sous une torture insurpassable en atrocité. Le régime baasiste écrasa, dans le sang et lhorreur, la gauche irakienne, la plus importante composante de la gauche arabe. Il contribua ainsi, à sa manière, à préparer le terrain à lhégémonie de lintégrisme islamique dans la contestation populaire régionale. 35 années que jattendais et espérais la chute de ce régime exécrable ! Je fus donc soulagé dapprendre sa chute. Comme des millions dIrakiens et dIrakiennes. Cela dit, le soulagement de la population irakienne ne fut pas surprenant, non plus ; il était également tout à fait prévisible. Ce qui fut surprenant, du moins pour Washington et Londres, cest la tiédeur, souvent empreinte dhostilité, de laccueil qui fut réservé à leurs troupes par la population arabe irakienne y compris dans ce Sud chiite quils pensaient leur être acquis.
Cela aussi nest pas difficile à comprendre. Ce que Washington et Londres navaient pas saisi, cest que cette population qui a tant de raisons de haïr Saddam Hussein en a encore plus de les haïr : les Irakiens se souviennent de la façon dont la coalition les a livrés à Saddam Hussein en 1991 ; ils subissent encore les conséquences de douze années dembargo génocidaire imposé par Washington et Londres, avec la complicité de leurs partenaires au Conseil de sécurité de lONU ; et ils ne sauraient accueillir en libérateurs les États-Unis, principal oppresseur de la région et sponsor de lÉtat dIsraël, accompagnés du colonisateur britannique de la veille qui a laissé un souvenir exécrable.
Ce fait a même considérablement inhibé les manifestations de joie de la population irakienne, et Washington a dû avoir recours aux artifices de la propagande pour donner limpression que les troupes de la coalition anglo-états-unienne étaient accueillies en « libératrices » par la population. Si elles lont été, cest surtout par les pilleurs, ceux qui avaient le plus de raisons de trouver « Bush very good » avec leur butin sous les bras, ces pilleurs dont les troupes doccupation ont à dessein « libéré » les instincts sur ordre dun commandement qui croyait ainsi se prémunir contre lhostilité populaire et qui a fini par laccroître bien plus encore (le seul bâtiment public fortement gardé à Bagdad fut le ministère du pétrole, de la même façon que les seules zones « sécurisées » de lIrak furent ses champs pétroliers). La nouvelle invasion sest rendue responsable dun saccage de Bagdad qui restera dans la mémoire historique comme un équivalent moderne du sac de Bagdad au XIIIe siècle, lors de linvasion mongole.
La seule fraction de la population de lIrak à sêtre alliée aux troupes doccupation et à avoir manifesté massivement sa joie à leur présence est la population kurde. Myopie sempiternelle des directions du Kurdistan irakien qui, lune ou lautre, ont si souvent misé sur de très mauvais alliés : Israël, le Chah dIran, le pouvoir turc, les mollahs iraniens et même Saddam Hussein ! Elles nont pas eu lintelligence déviter de se compromettre avec une force doccupation vouée à devenir lobjet du ressentiment de la population arabe irakienne, seule alliée qui compte vraiment pour lavenir du Kurdistan irakien. Il serait désastreux pour cet avenir que les directions kurdes confirment leur image de partenaires dévoués des puissances occupantes. Celles-ci nont aucune intention de défendre le droit du peuple kurde à lautodétermination, et nhésiteront pas à sacrifier les Kurdes dIrak, si elles en éprouvaient le besoin, afin daffermir leur contrôle sur le pays.
Contrôle de lIrak
et domination mondiale
Les petits pilleurs des villes irakiennes ont dores et déjà singulièrement compliqué la tâche des grands pilleurs des puissances occupantes. Chaque jour qui passe confirme à quel point il sera difficile aux B2 de contrôler lIrak, face à une population qui les déteste cordialement. Et ce nest pas lescroc Ahmed Chalabi et ses quelques mercenaires que les troupes des États-Unis ont ramenés dans leurs fourgons, qui changeront cette donne.
Le problème des États-Unis, cest que bien plus que dans lAllemagne ou le Japon de laprès-1945, où ils ont mis à contribution des pans entiers de lappareil dÉtat de lancien régime (voire lempereur lui-même, au Japon) ils ne trouveront comme instruments fiables en Irak que les rescapés de lappareil de Saddam Hussein. Seuls les responsables de lancien régime ont, en grand nombre, la bassesse morale requise pour se mettre avec dévotion au service de loccupation. Eux seuls seront disposés à servir les nouveaux maîtres du pays avec une ardeur dautant plus grande quils sauveront ainsi leur peau, tout en assouvissant leur soif de pouvoir. Cela rendra loccupation encore plus détestable aux yeux de la grande masse du peuple irakien.
En étendant de plus en plus leur présence dans la région arabe, les États-Unis « surexposent » leurs troupes. La haine quils suscitent dans lensemble des pays du Moyen-Orient et, au-delà, dans lensemble du monde musulman, leur a déjà explosé à la figure à plusieurs reprises le 11 septembre 2001 nétant que la manifestation la plus spectaculaire et la plus meurtrière de cette haine, à ce jour. Loccupation de lIrak aura pour effet dexacerber à lextrême le ressentiment général : elle accélèrera le pourrissement de lordre régional entretenu par Washington. Il ny aura pas de pax americana, mais plutôt un pas de plus dans la descente vers la barbarie, la barbarie majeure de Washington et de ses alliés entretenant la contre-barbarie du fanatisme religieux et cela, tant que némergeront pas de nouvelles forces progressistes dans cette partie du monde.
Le projet de construire un empire mondial dominé par les États-Unis au moyen de la force brute est voué inexorablement à léchec. À cet égard, Washington a dores et déjà subi de lourds revers politiques, contrairement à limpression que peut laisser provisoirement sa victoire militaire en Irak.
Jamais, depuis la fin de la guerre froide, lhégémonie des États-Unis na été aussi contestée dans le monde, jamais le consensus autour de cette hégémonie na été aussi déficient. Cest le cas au niveau des relations interétatiques : la grogne et la fronde dÉtats considérés comme des alliés fiables par Washington nont jamais été aussi grandes. Même le pouvoir turc a refusé le passage des troupes états-uniennes sur son territoire.
Washington na pas réussi à lacheter, pas plus quil na réussi à acheter assez de membres du Conseil de sécurité de lONU pour obtenir neuf voix pour sa guerre contre lIrak !
Certes, les États existants ne sont pas des alliés fiables du mouvement antiguerre, ni même des alliés tout court surtout lorsquà linstar de la France et de la Russie, ils se conduisent eux-mêmes, dans leur propre domaine impérial, de manière tout aussi brutale et détestable que les États-Unis. Mais cette cacophonie dans le système des États associés au grand empire dominé par Washington, a reflété à sa manière lautre grand revers subi par le projet impérial. Il sagit, bien sûr, de lémergence de cette autre superpuissance quest lopinion publique mondiale, comme la bien relevé le New York Times au lendemain des manifestations du 15 février 2003, principale journée mondiale de mobilisation populaire de toute lhistoire. Lopinion publique mondiale ou plutôt le mouvement réel quest le mouvement antiguerre, car les sondages ne manifestent pas.
Durant les années 1990, on a pu croire ce mouvement condamné à ne plus dépasser un seuil de faiblesse insigne. On a pu croire que lacquis des années Vietnam était bel et bien enterré pour lessentiel, notamment au vu du fait que Washington en avait tiré les principales leçons et les appliquait dans ses nouvelles guerres, depuis celle du Panama (1989). Or à partir de lautomne 2002, nous avons assisté à la montée impétueuse dun nouveau mouvement antiguerre, qui a vite dépassé les records historiques dans plusieurs pays et qui a même englobé les États-Unis. Ce fait est tout à fait capital, car la mobilisation la plus décisive est, bien évidemment, celle qui se déroule aux États-Unis mêmes : le mouvement antiguerre ny a pas encore atteint le niveau de son apogée des années Vietnam, mais il a déjà le mérite considérable davoir atteint une échelle de masse, en dépit du traumatisme du 11 septembre et de son exploitation par ladministration Bush.
Les images bien sélectionnées de la soi-disant « libération » de lIrak, les mises en scène du Pentagone, ont impressionné beaucoup dopposant/es à la guerre. Mais chaque jour qui passe montre à quel point le mouvement antiguerre avait raison. Les morts innombrables, les destructions massives, le pillage des richesses nationales, représentent un énorme tribut que lon a imposé au peuple irakien pour une « libération », qui débouche sur une occupation étrangère. Lembour-bement de Washington dans un pays que lon ne saurait cacher aux regards du monde, comme on cache aujourdhui lAfghanistan plus chaotique que jamais permettra au mouvement antiguerre de rebondir vers de nouveaux sommets.
La croissance spectaculaire de ce mouvement na été elle-même possible que parce quelle sappuyait sur trois années de croissance du mouvement mondial contre la mondialisation néolibérale, né à Seattle. Ces deux dimensions continueront à salimenter mutuellement et à renforcer la conscience du fait que le néolibéralisme et la guerre sont les deux faces dun même système de domination à renverser.
* Enseignant chercheur à Paris VIII en sciences politiques, auteur du Choc des barbaries, éditions Complexe, Bruxelles, 2002, et de LOrient incandescent, à paraître en septembre 2003 aux éditions Page deux, Lausanne.