Sortie du DVD de Notre Monde
Notre Monde Notre Monde (2013, 119') un film de Thomas LacosteRassemblant plus de 35 intervenants, philosophes, sociologues, économistes, magistrats, médecins, universitaires et écrivains, Notre Monde propose un espace dexpression pour travailler, comme nous y enjoint JeanLuc Nancy à « une pensée commune ». Plus encore quun libre espace de parole, Notre Monde sappuie sur un ensemble foisonnant de propositions concrètes pour agir comme un rappel essentiel, individuel et collectif : « faites de la politique » et de préférence autrement.
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© Passant n°44 [avril 2003 - mai 2003]
© Passant n°44 [avril 2003 - mai 2003]
par Xavier Daverat
Imprimer l'articleGround Zero, banlieue ultime
Peut-être me réveillerai-je à un autre moment, bien que je sois couchée dans les ténèbres et que ma lumière soit en cendres1
W. Styron
Un écrivain de passage à New York ma dit avoir été frappé par lattitude de nombreux autochtones qui, longeant au quotidien lespace rui-né, feignaient de ne rien voir, marchaient le regard rivé ailleurs. Ne pas voir. Ne plus voir. Ne plus voir les tours (éliminer, même, de la bande-annonce de Spider-Man limage dune toile daraignée tendue entre les Twin towers). Ne pas entendre, non plus, le bruit de la chute des corps sur le sol, soigneusement effacé à la demande de CBS de la bande sonore de 11/92. Ne plus voir quil ny a plus rien à voir : un espace vide. Lutter contre des images rediffusées ad nauseam. Des images qui ont un air de déjà-vu. Lavion qui sencastre dans limmeuble ressemble au projectile lancé sur un obstacle dans un jeu vidéo, tandis que le nuage de poussière et de cendre avançant dans la rue vers les passants reproduit limage récurrente du film daction montrant par incrustation le héros fuir devant le danger qui se rapproche (souffle dune explosion, langues de feu, nuage). Validation du fictionnel comme prémonitoire ou relecture du réel par la fiction participent de lextase voyeuriste devant lévénement. Loin de lexcitation, contre une présence obsessionnelle des temps forts, on plaiderait volontiers pour une « photographie des temps faibles » (Depardon), un instantané de la vie qui sécoule, du temps qui passe, de létat des choses, en le cherchant par exemple chez quelques interprètes, quils soient rebelles invétérés, simples témoins ou chantres de lAmérique profonde.
Ground Zero est une banlieue. Le terrain nettoyé de ses ruines, par effet de contiguïté, trace une nouvelle frontière (comme jadis la Huitième Avenue bordait Hells Kitchen, ou plus près de nous Charlotte Street ouvrait sur des gravats). Celle-ci inscrit dans lespace urbain une friche tributaire dun autre espace, mondial, venant dire quune altérité fondamentale est aux portes. Cela na échappé ni à Bruce Springsteen3 ni à Steve Earle4, le premier produisant un effet de langue étrangère en invitant le chanteur Pakistanais Asif Ali Khan dans Worlds apart, et le second consignant lirruption de larabe sous la double forme dune prière chantée par Earle lui-même en refrain (« A shadu la ilaha illa Allah ») et dune psalmodie au final de John Walkers blues. À la lisière de Ground Zero se confrontent ethnicité, religions et valeurs ; le lieu rappelle la violence du choc avec sa surenchère qui profite de la gémellité des bâtiments pour un redoublement de lévénement, et dit la radicalité du geste, lintensité de la haine. La chute des tours est aussi sacrificielle. Elle est léquivalent exact de ce qui est advenu à la navette Challenger : incinération en direct de victimes immolées, nuage qui prend le dessus à limage comme la nuée subite alimentée par lexplosion des gaz À cette différence près que, cette fois, le bûcher na pas été allumé par quelquun de la communauté. Ground Zero : lexpression désignant larasement des constructions est dailleurs singulièrement proche des termes annonçant larrachement à lattraction terrestre : three, two, one Le site défunt de son édifice est comme ces lieux de passage, seuils inquiétants, zones agitées par dobscures forces, doù jaillissent des maléfices, sidentifient des maux anciens (Barheim), se génèrent des métastases (Pentagone), se répandent des formes proliférant (courriers à lanthrax ; Springsteen : « Gods drifting in heaven / Devils in the mailbox »).
Dans une perception objectale (pour parler comme les sociologues), Ground Zero fonctionne donc par signes et emblèmes. Baudrillard lavait dit très vite : « Cette violence terroriste nest [ ] pas un retour de flamme de la réalité, pas plus que celui de lhistoire. Cette violence terroriste nest pas réelle. Elle est pire, dans un sens ; elle est symbolique »5. Béance et vacuité correspondent au marquage sur le territoire de lautre. A-t-on réellement mesuré la portée de cette provocation ? On a bien compris que, en visant le WTC, on a atteint lemblème de lAmérique, le symbole du capitalisme ou lépicentre de la virtualité. Nombre de visiteurs avaient dit quel condensé de rêve américain exhibe lérection de tours. Céline : « New York cest une ville debout »6. Morand : « Toute la folie de croissance qui aplatit sur les plaines de lOuest les villes américaines et fait bourgeonner à linfini les banlieues vivipares sexprime ici par une poussée verticale. Ces in-folios donnent à New York sa grandeur, sa force, son aspect de demain »7. Mais on na pas assez dit le lien quentretient le New Yorkais à sa ville. Le vieux OHenry, déjà, en avait saisi la singularité : « La caractéristique la plus frappante des gens de New York, cest New York ! [ ]. Ils ont presque tous New York dans la tête »8. Cest à la mesure de cette représentation que se dévoile une terrible stratégie, qui tient un peu de la fatwa dans ses conséquences inattendues. Rushdie vit en reclus, à charge pour les sociétés occidentales den avoir la garde. Ground Zero est une marque indélébile, à charge pour lOccident den subir la gestion commémorative tout comme il lui incombait dassurer la promotion médiatique de lévénement. Dans les deux cas, il en va dun retournement des armes : cest au nom de valeurs occidentales (liberté dexpression) que Rushdie est dune certaine manière prisonnier chez les promoteurs de ces valeurs, cependant que le partage de la terreur sur les écrans du monde entier saffiche comme une utilisation cynique de notre « société de linformation ». Ce que joue la médiatisation, cest la proximité dune banlieue, le village planétaire réduisant les milliers de kilomètres séparant Manhattan du monde Arabe ; la localisation du point dimpact invente avec Ground Zero un stigmate de banlieue au cur de la cité. Désormais, tout lieu est potentiellement banlieue dun autre lieu.
Doù viennent, dans les élans réactionnaires que peut parfois véhiculer la country music sous le couvert du patriotisme, le fruste repli sur soi dAlan Jackson (« Im not sure I could tell you the difference in Irak and Iran ») dans Where were you (When the world stopped turning)9, ou la volonté farouche de botter le cul de lennemi affichée dans Courtesy of the Red, White and Blue (The angry American) par Toby Keith10 (« And youll be sorry that you messed with the U.S.A. / Cause well put a boot in your ass / Its the American way »). Le plus terrible est ici linsouciance manifeste, soit quelle prenne la forme dune valorisation du désintérêt (Jackson), soit quelle avive un fond revanchard11 façon « On ira pendr notr linge sur la Ligne Siegfried », quon déplacerait vers Kaboul, voire les rives de lEuphrate (Keith). La friche new yorkaise est alors symbole de banlieue comme lieu mis au banc. Les vieilles valeurs traditionnelles de quelques country men ne sont dailleurs par seules en cause : cest au nom des Droits de lhomme, bien sûr, que nous déterminons un axe du Mal. Ou de la pensée des Lumières que nous définissons notre seul monde comme civilisé
Évidemment, les victimes, leurs familles, les sauveteurs auraient à objecter sur leffet de réel. Le disque de quatre plages consacré à lévénement par Janelle Donovan (en compagnie de Tony Perrino, Joe Mele et Tom Murphy)12 est ainsi au plus près du terrain. Cet enregistrement de circonstance (dont les recettes dexploitation seront reversées aux fonds ouverts au profit des familles des pompiers de New York victimes des attentats) évoque la cendre chaude sur les vêtements et les cheveux, le sacrifice humain des sauveteurs, le travail sur les ruines. When ladder 5 come through the door propose le témoignage doutre-tombe, par lune des victimes, de la mort des onze firemen qui, désobéissant à lordre dévacuation, ont tenté de sauver une femme assise sur un fauteuil roulant : « In shaking walls and crumbling glass / They stayed with me until the last / And the last thing I could clearly see / Was a fireman trying to cover me ». Monahans old blue truck évoque le retour de leurs compagnons vers les ruines dans un vieux pick up fourni par lun des leurs, pour rechercher les disparus. Si à son tour, la musicienne se réfère aux couleurs du drapeau, ce nest pas comme Keith dans lexhibition dun étendard guerrier. Cest le recours au premier emblème auquel se rallier, quand il ne reste que ruines et désolation : « Blue is the colour of loyalty / And blue is the colour they rode / Red is the blood from the hands that dug / And white buckets carried the load ». Dans ce monde de souffrance et rédemption, la musicienne égrène ces mots avec sa voix si caractéristique : suave quand elle est maintenue dans le registre medium, aigre dès la montée à laigu, rêche lorsque le haut de la tessiture est associé à un léger forçage de lémission. Ce ralliement à la bannière (ou la Cloche du souvenir qui retentit onze fois) doit être pris comme le God bless America que les personnages entonnent spontanément dans les dernières images de The deer hunter (Cimino), dérisoire ciment communautaire lorsque tout se fissure. De quoi contredire Lorca, qui voyait en New York le symbole de labsence de toute fraternité (« mundo de ríos quebrados y distancias inasibles »13).
Si Janelle Donovan dit lici et maintenant du drame, Bruce Springsteen, dans une perspective consolante et une élévation mythique, rejoindrait plutôt la manière dun William Styron, y compris dans lemphase, par sa tentative dexorciser le mal14. Limage sacrificielle de la disparition (Into the fire : « The sky was falling and streaked with blood / I heard you calling me, then you disappeared into the dust / Up the stairs, into the fire »), lélégie (Youre missing, Marys place), les formes de prières (Into the fire, My city of ruins), les manières soul (Lets be friends (Skin to skin)), concourent à assigner au musicien la place de lofficiant. Certes, sappropriant avec Ground Zero un lieu désormais sanctuarisé, Springsteen demeure un entertainer en dépit de la gravité quil veut donner à son propos, ce en quoi il est proche du Spielberg de Schindlers list. Mais, que My city of ruins ait été écrit avant le 11 septembre, vise Asbury Park et non New York, en dit long sur létat de déréliction de certaine Amérique ou, pour retourner la proposition de « recherche du bonheur », inscrite par Thomas Jefferson dans la Décla-ration dIndépendance de 1776, induit quel-que promesse de malheur.
Il y a place, alors, pour les diagnostiqueurs du chaos15, tel Steve Earle16. Dès louverture de son récent disque « Jerusa-lem », Ashes to ashes dit que, depuis les Temps Anciens, tout passe et doit être détruit, y compris toutes les tours érigées (« Its always best to keep it in mind / that every tower ever built tumbles ») et il stigmatise linéluctabilité de la perte (« Someday even mans best-laid plans will lie twisted and covered in rust / Weve done all that we can but it slipped through our hands and its ashes to ashes and dust to dust »). Mais il sinsurge aussi contre un présent qui détruit les rêves de bonheur en même temps que les individus. John Walkers blues parle à la première personne pour John Walker Lindh, ce jeune américain capturé en Afghanistan où il sest mis au service des Talibans et sest entraîné dans les camps dAl-Quaida, condamné à vingt ans demprisonnement. Sinterrogeant sur ce qui peut mener un américain ordinaire à épouser la jihad, Earle dit leffrayante quotidienneté de lenvironnement de celui qui naurait pu être quun gosse de banlieue parmi tant dautres (« raised on MTV », et addict au soda), et comment une certaine inhumanité de lAmérique retourne contre elle ses propres enfants. Cependant que font cortège en introduction du disque Emma Goldman, Malcolm X, Martin Luther King, Abbie Hoffman, Thomas Jefferson ou John Adams, le musicien interpelle son pays et procède à la réhumanisation dun John Walker contre ceux qui lont diabolisé. Or, sil faut des preachers pour conjurer le Mal (Springsteen), des témoins de labnégation et du sacrifice individuel (Donovan), lestablishment se serait bien passé de cette voix dissonante et les forces conservatrices se sont déchaînées contre un enregistrement au parfum de scandale. Le New York Post a ainsi reproché au musicien davoir glorifié le terroriste comme le Christ et la accusé davoir craché sur la mémoire des victimes17, un invité de Paula Zahn18 lui a suggéré de sentourer de gardes du corps et lanimateur de radio Steve Gill19 a considéré que Earle était à mettre « dans la même catégorie que Jane Fonda et John Walker, et tous ces gens qui haïssent lAmérique » !
On ne sétonnera pas que les détracteurs feignent dimputer à lauteur ce quil fait dire au personnage (« Ill rise up to the sky / Just like Jesus, peace be upon him » ; lAmérique en « land of the infidel »). John Walker ne fait en réalité que trouver une place dans luvre de Earle aux côtes de tous ceux qui interpellent lAmérique : métis dIndien dans le couloir de la mort, jeune engagé dans linfanterie texane qui voit périr son frère et hurle sa haine au général Ben McCullogh, vétéran du Viet-Nam déclassé ou autres soldiers of fortune. Mais on sera toujours étonné de la bêtise des censeurs qui, au-delà dun patriotisme flétri par une chanson, nont pas saisi le sens de linterpellation qui parcourt la quasi-intégralité du disque. Cest ainsi que linhumanité nest pas circonscrite au 11 septembre, mais inscrite tant au cur du système carcéral visé par The truth (« For every wall you build around your fear / A thousand darker things are born in here ») que dans le désespoir des émigrants mexicains évoqué avec Whats a simple man to do ? (licenciement dune maquiladora) ou que dans lensemble dun american way of life fustigé par Amerika v. 6.0. Soit un donné à voir, pris dailleurs comme engagement exprès dans Conspiracy theory lorsque chaque malheur relevé par Earle sattire en refrain la réponse de la chanteuse irlandaise Siobhan Maher-Kennedy : « Now take it or leave it / Go back to bed now dont you cry » ! Du coup, les deux textes les plus directement liés à la tragédie du WTC, avec leur lourdeur de marches funèbres, la saturation de la guitare, la noirceur de la voix, ne font que participer dune effrayante postulation fitzgeraldienne de toute vie comme entreprise de démolition. Steve Earle est aujourdhui le plus évident peintre de lagônia, entendue comme lutte intérieure et angoisse.
Ne pas voir. Il fallait que lécrivain de passage à New York, Yves Charnet, fut connaisseur de « la prose du deuil », de « lespace de la perte »20 pour noter cet ultime réflexe protecteur. Voir demeure douloureux. Toute image des deux tours de Manhattan, comme en fond de perspective dans Gangs of New York (Scorsese), se dressera désormais en Golgotha.
W. Styron
Un écrivain de passage à New York ma dit avoir été frappé par lattitude de nombreux autochtones qui, longeant au quotidien lespace rui-né, feignaient de ne rien voir, marchaient le regard rivé ailleurs. Ne pas voir. Ne plus voir. Ne plus voir les tours (éliminer, même, de la bande-annonce de Spider-Man limage dune toile daraignée tendue entre les Twin towers). Ne pas entendre, non plus, le bruit de la chute des corps sur le sol, soigneusement effacé à la demande de CBS de la bande sonore de 11/92. Ne plus voir quil ny a plus rien à voir : un espace vide. Lutter contre des images rediffusées ad nauseam. Des images qui ont un air de déjà-vu. Lavion qui sencastre dans limmeuble ressemble au projectile lancé sur un obstacle dans un jeu vidéo, tandis que le nuage de poussière et de cendre avançant dans la rue vers les passants reproduit limage récurrente du film daction montrant par incrustation le héros fuir devant le danger qui se rapproche (souffle dune explosion, langues de feu, nuage). Validation du fictionnel comme prémonitoire ou relecture du réel par la fiction participent de lextase voyeuriste devant lévénement. Loin de lexcitation, contre une présence obsessionnelle des temps forts, on plaiderait volontiers pour une « photographie des temps faibles » (Depardon), un instantané de la vie qui sécoule, du temps qui passe, de létat des choses, en le cherchant par exemple chez quelques interprètes, quils soient rebelles invétérés, simples témoins ou chantres de lAmérique profonde.
Ground Zero est une banlieue. Le terrain nettoyé de ses ruines, par effet de contiguïté, trace une nouvelle frontière (comme jadis la Huitième Avenue bordait Hells Kitchen, ou plus près de nous Charlotte Street ouvrait sur des gravats). Celle-ci inscrit dans lespace urbain une friche tributaire dun autre espace, mondial, venant dire quune altérité fondamentale est aux portes. Cela na échappé ni à Bruce Springsteen3 ni à Steve Earle4, le premier produisant un effet de langue étrangère en invitant le chanteur Pakistanais Asif Ali Khan dans Worlds apart, et le second consignant lirruption de larabe sous la double forme dune prière chantée par Earle lui-même en refrain (« A shadu la ilaha illa Allah ») et dune psalmodie au final de John Walkers blues. À la lisière de Ground Zero se confrontent ethnicité, religions et valeurs ; le lieu rappelle la violence du choc avec sa surenchère qui profite de la gémellité des bâtiments pour un redoublement de lévénement, et dit la radicalité du geste, lintensité de la haine. La chute des tours est aussi sacrificielle. Elle est léquivalent exact de ce qui est advenu à la navette Challenger : incinération en direct de victimes immolées, nuage qui prend le dessus à limage comme la nuée subite alimentée par lexplosion des gaz À cette différence près que, cette fois, le bûcher na pas été allumé par quelquun de la communauté. Ground Zero : lexpression désignant larasement des constructions est dailleurs singulièrement proche des termes annonçant larrachement à lattraction terrestre : three, two, one Le site défunt de son édifice est comme ces lieux de passage, seuils inquiétants, zones agitées par dobscures forces, doù jaillissent des maléfices, sidentifient des maux anciens (Barheim), se génèrent des métastases (Pentagone), se répandent des formes proliférant (courriers à lanthrax ; Springsteen : « Gods drifting in heaven / Devils in the mailbox »).
Dans une perception objectale (pour parler comme les sociologues), Ground Zero fonctionne donc par signes et emblèmes. Baudrillard lavait dit très vite : « Cette violence terroriste nest [ ] pas un retour de flamme de la réalité, pas plus que celui de lhistoire. Cette violence terroriste nest pas réelle. Elle est pire, dans un sens ; elle est symbolique »5. Béance et vacuité correspondent au marquage sur le territoire de lautre. A-t-on réellement mesuré la portée de cette provocation ? On a bien compris que, en visant le WTC, on a atteint lemblème de lAmérique, le symbole du capitalisme ou lépicentre de la virtualité. Nombre de visiteurs avaient dit quel condensé de rêve américain exhibe lérection de tours. Céline : « New York cest une ville debout »6. Morand : « Toute la folie de croissance qui aplatit sur les plaines de lOuest les villes américaines et fait bourgeonner à linfini les banlieues vivipares sexprime ici par une poussée verticale. Ces in-folios donnent à New York sa grandeur, sa force, son aspect de demain »7. Mais on na pas assez dit le lien quentretient le New Yorkais à sa ville. Le vieux OHenry, déjà, en avait saisi la singularité : « La caractéristique la plus frappante des gens de New York, cest New York ! [ ]. Ils ont presque tous New York dans la tête »8. Cest à la mesure de cette représentation que se dévoile une terrible stratégie, qui tient un peu de la fatwa dans ses conséquences inattendues. Rushdie vit en reclus, à charge pour les sociétés occidentales den avoir la garde. Ground Zero est une marque indélébile, à charge pour lOccident den subir la gestion commémorative tout comme il lui incombait dassurer la promotion médiatique de lévénement. Dans les deux cas, il en va dun retournement des armes : cest au nom de valeurs occidentales (liberté dexpression) que Rushdie est dune certaine manière prisonnier chez les promoteurs de ces valeurs, cependant que le partage de la terreur sur les écrans du monde entier saffiche comme une utilisation cynique de notre « société de linformation ». Ce que joue la médiatisation, cest la proximité dune banlieue, le village planétaire réduisant les milliers de kilomètres séparant Manhattan du monde Arabe ; la localisation du point dimpact invente avec Ground Zero un stigmate de banlieue au cur de la cité. Désormais, tout lieu est potentiellement banlieue dun autre lieu.
Doù viennent, dans les élans réactionnaires que peut parfois véhiculer la country music sous le couvert du patriotisme, le fruste repli sur soi dAlan Jackson (« Im not sure I could tell you the difference in Irak and Iran ») dans Where were you (When the world stopped turning)9, ou la volonté farouche de botter le cul de lennemi affichée dans Courtesy of the Red, White and Blue (The angry American) par Toby Keith10 (« And youll be sorry that you messed with the U.S.A. / Cause well put a boot in your ass / Its the American way »). Le plus terrible est ici linsouciance manifeste, soit quelle prenne la forme dune valorisation du désintérêt (Jackson), soit quelle avive un fond revanchard11 façon « On ira pendr notr linge sur la Ligne Siegfried », quon déplacerait vers Kaboul, voire les rives de lEuphrate (Keith). La friche new yorkaise est alors symbole de banlieue comme lieu mis au banc. Les vieilles valeurs traditionnelles de quelques country men ne sont dailleurs par seules en cause : cest au nom des Droits de lhomme, bien sûr, que nous déterminons un axe du Mal. Ou de la pensée des Lumières que nous définissons notre seul monde comme civilisé
Évidemment, les victimes, leurs familles, les sauveteurs auraient à objecter sur leffet de réel. Le disque de quatre plages consacré à lévénement par Janelle Donovan (en compagnie de Tony Perrino, Joe Mele et Tom Murphy)12 est ainsi au plus près du terrain. Cet enregistrement de circonstance (dont les recettes dexploitation seront reversées aux fonds ouverts au profit des familles des pompiers de New York victimes des attentats) évoque la cendre chaude sur les vêtements et les cheveux, le sacrifice humain des sauveteurs, le travail sur les ruines. When ladder 5 come through the door propose le témoignage doutre-tombe, par lune des victimes, de la mort des onze firemen qui, désobéissant à lordre dévacuation, ont tenté de sauver une femme assise sur un fauteuil roulant : « In shaking walls and crumbling glass / They stayed with me until the last / And the last thing I could clearly see / Was a fireman trying to cover me ». Monahans old blue truck évoque le retour de leurs compagnons vers les ruines dans un vieux pick up fourni par lun des leurs, pour rechercher les disparus. Si à son tour, la musicienne se réfère aux couleurs du drapeau, ce nest pas comme Keith dans lexhibition dun étendard guerrier. Cest le recours au premier emblème auquel se rallier, quand il ne reste que ruines et désolation : « Blue is the colour of loyalty / And blue is the colour they rode / Red is the blood from the hands that dug / And white buckets carried the load ». Dans ce monde de souffrance et rédemption, la musicienne égrène ces mots avec sa voix si caractéristique : suave quand elle est maintenue dans le registre medium, aigre dès la montée à laigu, rêche lorsque le haut de la tessiture est associé à un léger forçage de lémission. Ce ralliement à la bannière (ou la Cloche du souvenir qui retentit onze fois) doit être pris comme le God bless America que les personnages entonnent spontanément dans les dernières images de The deer hunter (Cimino), dérisoire ciment communautaire lorsque tout se fissure. De quoi contredire Lorca, qui voyait en New York le symbole de labsence de toute fraternité (« mundo de ríos quebrados y distancias inasibles »13).
Si Janelle Donovan dit lici et maintenant du drame, Bruce Springsteen, dans une perspective consolante et une élévation mythique, rejoindrait plutôt la manière dun William Styron, y compris dans lemphase, par sa tentative dexorciser le mal14. Limage sacrificielle de la disparition (Into the fire : « The sky was falling and streaked with blood / I heard you calling me, then you disappeared into the dust / Up the stairs, into the fire »), lélégie (Youre missing, Marys place), les formes de prières (Into the fire, My city of ruins), les manières soul (Lets be friends (Skin to skin)), concourent à assigner au musicien la place de lofficiant. Certes, sappropriant avec Ground Zero un lieu désormais sanctuarisé, Springsteen demeure un entertainer en dépit de la gravité quil veut donner à son propos, ce en quoi il est proche du Spielberg de Schindlers list. Mais, que My city of ruins ait été écrit avant le 11 septembre, vise Asbury Park et non New York, en dit long sur létat de déréliction de certaine Amérique ou, pour retourner la proposition de « recherche du bonheur », inscrite par Thomas Jefferson dans la Décla-ration dIndépendance de 1776, induit quel-que promesse de malheur.
Il y a place, alors, pour les diagnostiqueurs du chaos15, tel Steve Earle16. Dès louverture de son récent disque « Jerusa-lem », Ashes to ashes dit que, depuis les Temps Anciens, tout passe et doit être détruit, y compris toutes les tours érigées (« Its always best to keep it in mind / that every tower ever built tumbles ») et il stigmatise linéluctabilité de la perte (« Someday even mans best-laid plans will lie twisted and covered in rust / Weve done all that we can but it slipped through our hands and its ashes to ashes and dust to dust »). Mais il sinsurge aussi contre un présent qui détruit les rêves de bonheur en même temps que les individus. John Walkers blues parle à la première personne pour John Walker Lindh, ce jeune américain capturé en Afghanistan où il sest mis au service des Talibans et sest entraîné dans les camps dAl-Quaida, condamné à vingt ans demprisonnement. Sinterrogeant sur ce qui peut mener un américain ordinaire à épouser la jihad, Earle dit leffrayante quotidienneté de lenvironnement de celui qui naurait pu être quun gosse de banlieue parmi tant dautres (« raised on MTV », et addict au soda), et comment une certaine inhumanité de lAmérique retourne contre elle ses propres enfants. Cependant que font cortège en introduction du disque Emma Goldman, Malcolm X, Martin Luther King, Abbie Hoffman, Thomas Jefferson ou John Adams, le musicien interpelle son pays et procède à la réhumanisation dun John Walker contre ceux qui lont diabolisé. Or, sil faut des preachers pour conjurer le Mal (Springsteen), des témoins de labnégation et du sacrifice individuel (Donovan), lestablishment se serait bien passé de cette voix dissonante et les forces conservatrices se sont déchaînées contre un enregistrement au parfum de scandale. Le New York Post a ainsi reproché au musicien davoir glorifié le terroriste comme le Christ et la accusé davoir craché sur la mémoire des victimes17, un invité de Paula Zahn18 lui a suggéré de sentourer de gardes du corps et lanimateur de radio Steve Gill19 a considéré que Earle était à mettre « dans la même catégorie que Jane Fonda et John Walker, et tous ces gens qui haïssent lAmérique » !
On ne sétonnera pas que les détracteurs feignent dimputer à lauteur ce quil fait dire au personnage (« Ill rise up to the sky / Just like Jesus, peace be upon him » ; lAmérique en « land of the infidel »). John Walker ne fait en réalité que trouver une place dans luvre de Earle aux côtes de tous ceux qui interpellent lAmérique : métis dIndien dans le couloir de la mort, jeune engagé dans linfanterie texane qui voit périr son frère et hurle sa haine au général Ben McCullogh, vétéran du Viet-Nam déclassé ou autres soldiers of fortune. Mais on sera toujours étonné de la bêtise des censeurs qui, au-delà dun patriotisme flétri par une chanson, nont pas saisi le sens de linterpellation qui parcourt la quasi-intégralité du disque. Cest ainsi que linhumanité nest pas circonscrite au 11 septembre, mais inscrite tant au cur du système carcéral visé par The truth (« For every wall you build around your fear / A thousand darker things are born in here ») que dans le désespoir des émigrants mexicains évoqué avec Whats a simple man to do ? (licenciement dune maquiladora) ou que dans lensemble dun american way of life fustigé par Amerika v. 6.0. Soit un donné à voir, pris dailleurs comme engagement exprès dans Conspiracy theory lorsque chaque malheur relevé par Earle sattire en refrain la réponse de la chanteuse irlandaise Siobhan Maher-Kennedy : « Now take it or leave it / Go back to bed now dont you cry » ! Du coup, les deux textes les plus directement liés à la tragédie du WTC, avec leur lourdeur de marches funèbres, la saturation de la guitare, la noirceur de la voix, ne font que participer dune effrayante postulation fitzgeraldienne de toute vie comme entreprise de démolition. Steve Earle est aujourdhui le plus évident peintre de lagônia, entendue comme lutte intérieure et angoisse.
Ne pas voir. Il fallait que lécrivain de passage à New York, Yves Charnet, fut connaisseur de « la prose du deuil », de « lespace de la perte »20 pour noter cet ultime réflexe protecteur. Voir demeure douloureux. Toute image des deux tours de Manhattan, comme en fond de perspective dans Gangs of New York (Scorsese), se dressera désormais en Golgotha.
* Professeur, responsable du DESS Propriété intellectuelle et communication, Université Montesquieu-Bordeaux IV.
(1) Un lit de ténèbres, trad. M. Arnaud, coll. « Du monde entier », Gallimard, 1964, p. 501.
(2) Jules & Gédéon Naudet, 11/9 (CBS, 2002). Rapporté in Emouvant documentaire sur les pompiers de New York, LHumanité, 12 mars 2002.
(3) B. Springsteen, « The Rising » (Columbia, 2002).
(4) S. Earle, « Jerusalem » (E-Squared/Artemis Records, 2002).
(5) J. Baudrillard, Lesprit du terrorisme, Le Monde, 3 novembre 2001.
(6) L.-F. Céline, Voyage au bout de la nuit, Folio, 1994, n° 28, p. 184.
(7) P. Morand, New York, Garnier-Flammarion, 1988, n° 493, p. 46.
(8) OHenry, New York à la lueur dun feu de camp, trad. M. Valencia, Clancier-Guénaud, 1988, p. 241.
(9) A. Jackson, « Drive » (Arista, 2002).
(10) T. Keith, « Unleashed » (Dreamworks, 2002).
(11) Qui peut resurgir furtivement chez Springsteen (il dit bien « I want an eye for an eye » dans Empty sky), même si ce dernier na rien de commun avec Jackson ou Keith.
(12) J. Donovan, « Monahans old truck » (Tone Records, 2002). « Magnetic Eyes » est à paraître en Europe au printemps 2003. Thanks, Janelle, for sending your last recordings, and warm regards !
(13) F. García Lorca, « Nueva York (oficina y denuncia) », in Poeta en Nueva York, Ed. M. C. Millán, Cátedra, Letras Hispánicas, Madrid, 1998, p. 205.
(14) De lesclavage au nazisme avec Un lit de ténèbres.
(15) Cest de cela quil sagit, déjà, quand Johnny Cash dit des versets de lApocalypse en ouverture du dernier de ses enregistrements testamentaires : J. Cash, « The man comes around » (American Recordings, 2002).
(16) Sur S. Earle : L. St John, Hardcore troubadour : the life and near death of Steve Earle, Fourth Estate, USA, 2003. De S. Earle : Doghouse roses, Houghton Mifflin, Boston-New York, 2001.
(17) A. Sujo, Twisted ballad honors Tali-rat, New York Post, 21 juillet 2002.
(18) P. Zahn anime les émissions matinales de CNN de 7h à 10h.
(19) Le S. Gill Show est diffusé sur NewsChannel 5+ (Nashville).
(20) Y. Charnet, Proses du fils, nouvelle éd., coll. « La petite vermillon », La Table Ronde, 2002, p. 111-112.
(1) Un lit de ténèbres, trad. M. Arnaud, coll. « Du monde entier », Gallimard, 1964, p. 501.
(2) Jules & Gédéon Naudet, 11/9 (CBS, 2002). Rapporté in Emouvant documentaire sur les pompiers de New York, LHumanité, 12 mars 2002.
(3) B. Springsteen, « The Rising » (Columbia, 2002).
(4) S. Earle, « Jerusalem » (E-Squared/Artemis Records, 2002).
(5) J. Baudrillard, Lesprit du terrorisme, Le Monde, 3 novembre 2001.
(6) L.-F. Céline, Voyage au bout de la nuit, Folio, 1994, n° 28, p. 184.
(7) P. Morand, New York, Garnier-Flammarion, 1988, n° 493, p. 46.
(8) OHenry, New York à la lueur dun feu de camp, trad. M. Valencia, Clancier-Guénaud, 1988, p. 241.
(9) A. Jackson, « Drive » (Arista, 2002).
(10) T. Keith, « Unleashed » (Dreamworks, 2002).
(11) Qui peut resurgir furtivement chez Springsteen (il dit bien « I want an eye for an eye » dans Empty sky), même si ce dernier na rien de commun avec Jackson ou Keith.
(12) J. Donovan, « Monahans old truck » (Tone Records, 2002). « Magnetic Eyes » est à paraître en Europe au printemps 2003. Thanks, Janelle, for sending your last recordings, and warm regards !
(13) F. García Lorca, « Nueva York (oficina y denuncia) », in Poeta en Nueva York, Ed. M. C. Millán, Cátedra, Letras Hispánicas, Madrid, 1998, p. 205.
(14) De lesclavage au nazisme avec Un lit de ténèbres.
(15) Cest de cela quil sagit, déjà, quand Johnny Cash dit des versets de lApocalypse en ouverture du dernier de ses enregistrements testamentaires : J. Cash, « The man comes around » (American Recordings, 2002).
(16) Sur S. Earle : L. St John, Hardcore troubadour : the life and near death of Steve Earle, Fourth Estate, USA, 2003. De S. Earle : Doghouse roses, Houghton Mifflin, Boston-New York, 2001.
(17) A. Sujo, Twisted ballad honors Tali-rat, New York Post, 21 juillet 2002.
(18) P. Zahn anime les émissions matinales de CNN de 7h à 10h.
(19) Le S. Gill Show est diffusé sur NewsChannel 5+ (Nashville).
(20) Y. Charnet, Proses du fils, nouvelle éd., coll. « La petite vermillon », La Table Ronde, 2002, p. 111-112.