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Notre Monde Notre Monde (2013, 119') un film de Thomas Lacoste
Rassemblant plus de 35 intervenants, philosophes, sociologues, économistes, magistrats, médecins, universitaires et écrivains, Notre Monde propose un espace d’expression pour travailler, comme nous y enjoint Jean–Luc Nancy à « une pensée commune ». Plus encore qu’un libre espace de parole, Notre Monde s’appuie sur un ensemble foisonnant de propositions concrètes pour agir comme un rappel essentiel, individuel et collectif : « faites de la politique » et de préférence autrement.
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© Passant n°44 [avril 2003 - mai 2003]
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La dispersion des points de vue


Dans son livre « Zones », Jean Rolin part à l’a-venture de la banlieue en logeant dans des hôtels de différentes villes autour de Paris. Chaque jour, il décrit des scènes de la vie quotidienne, donne des impressions, tantôt sur un ton plutôt laconique, tantôt sur un ton plus passionné. L’auteur semble se fondre dans un tissu urbain qui resterait inextricable s’il ne livrait pas des noms qui, d’une manière incantatoire, invoquent des cités connues. Le mouvement de sa description, au rythme de son observation détaillée, fait advenir à la représentation du lecteur toute la vie quotidienne dans sa réalité immédiate. Proche de la chronique, son texte se construit au fil d’une continuité scénique dont l’éventualité de la fin n’a pas plus de sens que l’arbitraire de son commencement. Chaque situation surgit puis disparaît, chaque vision de la ville se veut conforme à une réalité qui advient, qui marque, qui capte et qui s’évanouit ensuite dans la nuit des temps. « Qu’est-ce qui peut conduire un homme sain d’esprit à descendre d’un autobus de la Petite Ceinture à hauteur de l’arrêt Pont-National ? »1 C’est à partir d’un jeu de la contingence et de la détermination que l’écrivain crée les conditions d’expectative de son regard. Cette mise à disposition rend possible la singularité de l’émergence des événements les plus anodins. Et la curiosité ne vient plus de l’énigme cultivée, recherchée comme ce qui n’est jamais donné à voir, mais de la réplication elle-même de la vie urbaine. La ville n’est plus le décor d’une multitude de scènes incongrues, elle offre sa propre existence morphologique dans la banalité rendue singulière de scènes quotidiennes qui n’auraient guère d’intérêt si elles n’étaient point l’objet du regard flâneur.



Est-ce dire que la banlieue, surtout quand elle est appelée « zone », devient territoire de l’informe ? Pour un Parisien du « ventre de Paris », tel que je suis, la sortie hors de l’enceinte que forme le périphérique demeure une épreuve. Il est plus aisé de prendre le train pour aller dans une autre ville. Tel est le stéréotype immuable de l’habitant du centre. Il ne s’agit pas d’une répulsion à l’égard du « banlieusard » mais d’une véritable incompréhension. Comment peut-on survivre dans un univers de tours ou de pavillons ? Il est indéniable que là-bas, il se passe de l’histoire, qu’il y a de la beauté, que la vie est pleine d’aventures. Tout cela n’existe qu’en conservant le point de vue d’un « ailleurs ». Par contre, l’écrivain de la banlieue, celui qui vit dans l’univers des cités, ne joue pas avec cette position d’un décentrement. Son écriture est liée à la singularité attachante du territoire lui-même, de ce qui se vit là, aux antipodes d’un quelconque centre historique.



Mais l’opposition traditionnelle entre le centre et la périphérie n’est plus aussi déterminante quand les mégapoles deviennent elles-mêmes de gigantesques banlieues. La « ville générique », telle qu’elle est décrite par Rem Koolhaas, serait ainsi la ville qui s’auto-reproduit sans état d’âme, sans le moindre souci d’une singularité qui lui serait propre, la ville qui naît et renaît en fonction des nécessités et des contingences, la ville qui génère de manière objective, pragmatique, sa propre morphologie. Ce serait aussi la ville qui crée son propre passé, sa propre histoire au fil du temps, sans se soucier des traces qui symboliseraient son devenir, en produisant les démolitions sans la moindre nostalgie. La ville auto et métamorphique. Point n’est alors besoin d’avoir un quelconque souci esthétique puisque les villes génériques, par leur similarité même, imposent leur propre configuration comme une esthétique sans critères, sans repères, délivrée de toute quête de singularité. La périphérie urbaine devient un modèle unique, territoire informe de tous les artéfacts possibles, y compris de ceux qui auront pour fonction de rappeler ce que pouvait être la cité d’autrefois.



La ville ne forme plus une totalité organique lorsque sa « densité propre » a éclaté. On pourrait prendre comme repère de cette rupture la manière dont a changé l’intérêt que suscite pour le regard l’entrée dans une ville. Le passage de la campagne à la ville est devenu plus brutal, à cause des innombrables bâtiments commerciaux construits dans les périphéries. Dans son livre La forme d’une ville, Julien Gracq écrit : « L’approche d’une ville a toujours été pour moi une occasion de vive attention aux changements progressifs du paysage qui l’annoncent. Je guette, spécialement si j’y parviens par le train, les premiers signes d’infiltration de la campagne par les digitations du noyau urbain, et, s’il s’agit d’une ville où j’aime vivre, il arrive que je les tienne pour le geste d’accueil que vous adresse de loin une main levée sur un seuil amical. »2 Une telle vision de l’entrée en ville correspond déjà à une autre époque parce qu’elle semble signifier toute la douceur et la lenteur de l’infiltration de la vie urbaine dans la campagne. La « densité propre » de la ville s’appréhende désormais à partir de son expansion périphérique qui tend à l’absorption du centre.



Le centre devient lui-même un artefact tellement il est bien conservé. Sa préservation monumentale en fait un symbole pétrifiant. Il n’est plus le lieu à partir duquel les banlieues se sont multipliées, il devient le bastion d’un passé révolu. C’est la périphérie elle-même qui fait du centre le lieu aveugle de l’agglomération. Comparable à un grand musée, le centre historique pourrait, dans les temps futurs, devenir le cimetière d’une cité disparue. Parfois, dans certaines banlieues, des tentatives de reconstitution patrimoniale du centre ont pour fonction de redonner une apparente homogénéité à un espace urbain trop indéterminé, en recréant de cette manière une image symbolique de la ville à partir de son passé dont il ne reste guère de traces. L’enjeu politique est-il de montrer aux habitants d’un territoire périphérique qu’ils peuvent eux aussi disposer d’un espace muséal en souvenir du passé historique de leur ville ? Le retour d’une représentation de la « banlieue » d’antan, réalisé à partir de quelques éléments plus ou moins monumentaux, est un artifice conventionnel pour la recomposition du « paysage urbain ». Face à la virulence de l’immédiateté de la vie quotidienne, face à la fébrilité des flux d’une population happée par l’attraction vertigineuse de la consommation, faut-il croire que seuls les sanctuaires patrimoniaux pourront, comme des paradis artificiels, restituer une singularité territoriale plus puissante que les effets morbides d’une nostalgie factice ?



Il existe des villes qui n’ont pas de centre. La plus célèbre du monde est Tokyo. Quand on dit que Tokyo représente le désordre urbain, on peut penser que l’agglomération s’est développée sans obéir à un plan d’urbanisme global. Tokyo est le paradis des architectes puisque les projets les plus hétéroclites ont pu y être réalisés. On sait aussi que l’ordre et le désordre ne font qu’un, et que le désordre tend presque naturellement vers une configuration de l’ordre. Pour l’étranger, la ville de Tokyo offre une multitude de signes et d’images dont la relative incompréhension stimule la perception. L’étranger est contraint, pour ne pas se perdre, de construire lui-même ses repères, d’organiser sa propre lecture de la ville tout en éprouvant un effet constant d’altérité radicale. La représentation des lieux advient toujours d’une manière fragmentaire, par la reconnaissance d’éléments visuels qui semblent définir une infime portion d’espace. Trouver l’endroit exact où l’on va consiste à repérer « ce qui est à côté ». On se déplace à la périphérie du lieu à rejoindre sans devoir penser que celui-ci est au centre. Ainsi, il n’y a pas, à proprement parler, de banlieue possible.



Certaines villes en France, de très anciennes cités, semblent avoir perdu leur centre. Ainsi en est-il de Saint-Dizier en Haute-Marne. A l’extrémité de la rue principale, l’entrée dans le Vert Bois (nom du territoire où furent construits, au lendemain de la guerre, de grands ensembles) est rendue solennelle par un porche gigantesque conçu au milieu d’une barre en arc de cercle qui indique « le passage à la périphérie ». Au centre de la place, une église gothique demeure presque inaccessible aux piétons à cause de la circulation giratoire des véhicules. Cette église gothique, qui fait partie de la ville, produit encore un effet de centre surréel. Elle aurait pu se trouver ceinturée par des immeubles et les véhicules auraient alors accédé à la place en passant sous plusieurs porches. L’effet de surélévation de la barre en arc de cercle est provoqué par un remblai qui, du même coup, produit la représentation d’un enfoncement de l’église dans la terre. Cette barre en arc de cercle, qui annonce l’entrée dans la périphérie du Vert Bois, demeure visible de loin, depuis la place de l’Hôtel de Ville, comme si l’idée même de périphérie ne faisait pas vraiment sens. Doit-on penser que la ville manque d’unité, de densité, parce qu’elle s’est étendue au-delà de ses remparts détruits ou qu’au contraire, une nouvelle unité existe parce qu’il n’y a ni centre ni périphérie ? L’homogénéité apparente de l’espace urbain peut tenir à cette surprenante interpénétration entre un centre qui n’en est pas un et une périphérie qui serait déjà presque au centre.



Dans les manières de percevoir la ville, le phénomène de décentrement des points de vue ne dépend pas exclusivement de la représentation d’un centre. L’ailleurs n’est pas identique à l’excentré, il demeure inhérent aux visions que provoquent les fragments de l’espace urbain. Tantôt le centre est nulle part ailleurs que là où l’on se trouve, tantôt il disparaît avec la perte des limites territoriales qu’entraîne l’aventure de la déambulation. On peut alors se demander si, dans un avenir proche, le centre transformé en sanctuaire patrimonial ne deviendra pas le chancre de la périphérie qui l’aura absorbé. Un chancre magnifié comme le symbole kitsch des cités d’antan.



Quand on parle des territoires sans nom, de ces « non-lieux », de ces agglomérations sans âme et sans identité, on commet l’erreur de penser que seule la ville traditionnelle, avec son passé, avec son histoire, serait en mesure d’offrir une puissance symbolique aux images parce que les signes distribués sont eux-mêmes déjà des symboles. La ville tentaculaire, celle qui semble s’éloigner de nos représentations usuelles de la cité – souvent consacrées par le mythe de l’agora grecque – se présente plus que jamais comme un territoire d’appropriation forcenée. On veut faire entrer les enfants désœuvrés des banlieues dans un cadre institutionnel qui les conduirait à leur intégration culturelle et politique, mais ces mêmes enfants savent jouir de leurs « terrains d’aventure », de ces espaces indéterminés où s’accumulent tant de déchets urbains. Encore trop obsédé par l’opposition « mentale » entre le centre et la périphérie, on accepte mal l’idée que cette puissance d’appropriation de la ville a déjà lieu dans la violence quotidienne de la vie périurbaine.



Le pouvoir politique exercé sur la ville s’est exprimé, depuis un certain temps déjà, grâce à une hystérie du logotype. L’enjeu le plus évident est d’imposer une image unificatrice de la ville elle-même sous la forme du symbole suprême. On dit d’ailleurs : « c’est la ville de… » en ajoutant soit le nom du maire, soit les référentiels culturels ou économiques qui devraient représenter le tout de la ville. Cette stratégie de communication permet d’animer une concurrence entre les villes en affichant le signe fédérateur d’une identité culturelle et politique. Cet usage du logotype s’accomplit dans un état d’esprit qui conforte l’ordre imposé par la signalétique. Il s’agit de faire fusionner le signal et le symbole ou de donner au symbole le pouvoir d’un signal capteur de l’ensemble des représentations possibles. La volonté manifeste est de produire une image de marque de la ville, comme si la ville n’avait pas la capacité de faire naître la singularité indéfinie des images qui lui sont propres. La caractéristique du logotype est de subsumer l’ensemble des images en rendant la ville représentable.

* Sociologue, chargé de recherche au CNRS (Laios) Paris.
(1) Jean Rolain, Zones, p. 69, Gallimard, Paris 1993.
(2) Julien Gracq, idem, p. 182.

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