Sortie du DVD de Notre Monde
Notre Monde Notre Monde (2013, 119') un film de Thomas LacosteRassemblant plus de 35 intervenants, philosophes, sociologues, économistes, magistrats, médecins, universitaires et écrivains, Notre Monde propose un espace dexpression pour travailler, comme nous y enjoint JeanLuc Nancy à « une pensée commune ». Plus encore quun libre espace de parole, Notre Monde sappuie sur un ensemble foisonnant de propositions concrètes pour agir comme un rappel essentiel, individuel et collectif : « faites de la politique » et de préférence autrement.
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© Passant n°44 [avril 2003 - mai 2003]
© Passant n°44 [avril 2003 - mai 2003]
entretien de Miguel Benasayag par Thomas Lacoste
Imprimer l'articleBan-lieux de contre-pouvoirs
Lexemple des universités populaires
Philosophe et psychanalyste argentin, Miguel Benasayag* se définit également comme « militant chercheur ». Il vit et travaille aujourdhui en France où il anime, entre autres, des universités populaires dans des quartiers à forte relégation sociale, véritables laboratoires intensifs et pratiques à la recherche de nouvelles radicalités, de nouveaux lieux de contre-pouvoirs.
Avant dentrer dans le vif du sujet, pourriez-vous définir ce que vous entendez par
université populaire, appellation qui semble assez éloignée de sa définition usuelle ?
Pour nous, telles que nous les pratiquons en Amérique Latine, les universités populaires sont avant tout des expériences de contre-pouvoirs.
En effet, celles-ci se présentent clairement en rupture avec les représentations classiques des universités populaires portées par lidée que des intellectuels allaient éduquer le peuple. Cette vielle hypothèse, qui date des années 30, était fondée sur lidée quun peuple instruit séloigne de la barbarie et du fascisme. Les limites de ce projet sont évidentes. La deuxième guerre mondiale, entre autres, a porté un coup mortel à cette idée centrale pour les intellectuels qui se souciaient démancipation et de justice. Elle a malheureusement démontré ce quon avait feint dignorer jusque-là, à savoir que lhypothèse du peuple instruit, du « je téduque, donc tu témancipes » était fausse.
Il est évident quà linverse, lignorance ne peut en aucun cas être un rempart à la barbarie. Au mieux mais je ne le crois pas léducation populaire est une condition nécessaire mais non suffisante. Les femmes et les hommes avec qui jai travaillé, un peu partout dans le monde, et surtout en Amérique du Sud, navaient aucune instruction classique. Ils ont toutefois une grande culture, mais cette culture est de celles que lon méprisait précisément dans les universités populaires classiques1.
Cest le problème central de la création de ces universités populaires : le rôle de la conscience, le rôle du savoir ne peuvent être instrumentalisés.
Pour nous, les universités populaires ont à voir avec deux choses. Primo il sagit de faire naître ou émerger des savoirs assujettis, comme dirait Foucault, cest-à-dire des savoirs non anoblis par luniversité. Secun-do, il faut prendre en compte lidée que le travail produit du savoir. Autrement dit, il faut produire du savoir pour pouvoir ensuite envisager la liberté.
Vous animez donc depuis plusieurs années ces « nouvelles » universités populaires dans différentes cités, dans des quartiers à forte relégation sociale et dans plusieurs endroits à travers le monde. Pouvez-vous nous décrire ces expériences singulières ?
Actuellement je travaille sur trois universités populaires en France. Une qui sest articulée autour de lassociation Africa, une association de quartier de La Courneuve, à la Cité des 4000, et qui existe depuis quatre ans ; une autre à Orgeval, dans une ZEP où nous travaillons surtout sur la question de la violence à lécole et dans les quartiers avec des enseignants, des gens de la MJC ; et une, enfin, que nous venons douvrir dans un autre quartier très pauvre de Reims, le quartier de la Croix-Rouge. Là, les gens de lEducation nationale, les médecins du quartier, les éducateurs, lassociation de parents délèves, les gens de la MJC et des voisins participent au lancement de cette université, de ce lieu où nous allons penser notre réalité et élaborer dautres pratiques. Les gens, là-bas, ne viennent pas donner leur avis, cest une véritable étude que nous mettons en place tous ensemble.
Au début, à La Courneuve, Florence Aubenas et moi leur avons demandé sur quels sujets ils voulaient entamer une réflexion. A notre plus grande surprise, ils ont répondu « linsécurité ». Nous leur avons donc demandé pour quelle raison, pourquoi choisir un « sujet TF1 ». Ils nous ont répondu : « cest parce quon nous parle tout le temps de linsécurité, on nous identifie à linsécurité, et donc nous voulons étudier linsécurité ».
Nous avons alors formé des équipes qui ont réalisé une enquête sur ce thème pendant quelques mois auprès des voisins, des commerçants qui restaient, des autorités, des imams, des rabbins, des curés. En recoupant les réponses, nous avons dégagé les trois axes danalyse suivants :
- linsécurité vécue dans la sphère privée
- linsécurité comme sujet social
- linsécurité comme instrument idéologique à léchelle mondiale.
A lissue de cette première analyse, les jeunes sont ressortis dans la rue, avec cette fois-ci des questions plus ciblées. Enfin, la troisième étape a consisté à étudier toutes les réponses, puis à publier une brochure et organiser deux journées publiques afin de rendre compte aux voisins de La Courneuve et à des personnalités invitées du fruit de nos travaux. Un des résultats de cette vaste entreprise qui a duré neuf mois en tout fut laffluence, le jour de la présentation, dartistes, dintellectuels parisiens errant dans La Courneuve à la recherche de lendroit où se déroulaient les débats. Nous avions, entre autres, réussi à faire de ce lieu délaissé, doù tout le monde voulait partir, un lieu où les gens désiraient se rendre. On peut dire que si lalternative nest pas désirable, il ny a pas dalternative. Et on ne peut désirer que ce qui nest ni misérable, ni stupide, ni paternaliste !
On voit bien lintérêt des conséquences que ces expériences ont au niveau local. Sont-elles transposables à dautres territoires ?
Au cours dun Congrès international de pédopsychiatrie, dont jétais lun des organisateurs, jai rencontré deux très bonnes amies : Françoise Héritier, lanthropologue, et Mimouna Hadjam, qui coordonne
luniversité populaire de La Courneuve. Françoise Héritier est professeur au Collège de France et Mimouna Hadjam est professeur de rien du tout, mais elle est apte à parler du malaise des jeunes dans la société à partir de savoirs construits dans la cité. Toutes deux sont intervenues en tant quintellectuelles qui racontent. Par la suite, Françoise Héritier a noué des contacts avec luniversité populaire de La Courneuve, car elle a compris quil y avait ici un véritable travail anthropologique non-idéologique.
Le sujet de réflexion qui sensuivit à La Courneuve portait sur la question des femmes. Evidemment, non seulement celles-ci avaient du mal à parler devant les hommes mais surtout, elles ne voulaient absolument pas parler devant des hommes. On a donc trouvé une astuce. Il y a, à La Courneuve, un appartement de femmes dans lequel elles se réunissent en groupes. En tant quhomme, tu nas pas le droit de venir leur casser les pieds, sauf si tu es invité. Jy ai été invité quelquefois. Et je leur ai proposé de filmer leurs débats. Elles étaient très critiques sur les hommes, sur le machisme, sur létat des rapports entre les deux sexes. Le jour de la présentation publique, elles étaient là, muettes, mais à lécran leurs propos étaient cinglants. Elles avaient réussi, par ce biais-là, à trouver une distance à travers laquelle elles ne se mettaient pas dans un rapport éthologique dopposition, cétait le film qui le disait pour elles. Cétait très intelligent et très jouissif.
A la Croix-Rouge, cest davantage une entreprise de contre-pouvoir plus classique, car il sagit de penser lensemble du quartier.
Concrètement, dans la relation à lautre au sein de luniversité populaire, comment
parvenez-vous à concilier votre statut de savant avec le désir de « penser ensemble » ?
Du point de vue de la méthode, quand vous expliquez quelque chose, vous qui avez des facilités pour vous exprimer, vous ne jouez pas au démago ou à la fausse démocratie, au « Oui, vas-y, dis-moi » ; non, vous organisez, vous parlez. Et tout ce que lautre ne comprend pas, tout ce qui ne passe pas en fait un discours assujetti. Ce qui ne passe pas devient une raison suffisamment importante pour interrompre votre réflexion et trouver la cause de cette rupture dans la chaîne de transmission. Ceci dit, il ne faut pas idéaliser ce travail : car les personnes qui ne sont que des sujets sociologiques, économiques, des fantassins au moment des élections ne vont pas se mettre à penser subitement par elles-mêmes, ni à donner leur opinion comme cela. Pour penser et construire ensemble, il faut que quelquun, en amont, ait un peu réfléchi et puisse sexprimer devant dautres personnes. Com-ment fait-on pour penser ensemble ? On ne demande pas aux gens limpossible et on ne leur demande pas de structurer leur pensée. Mais, face à tout ce qui entrave un développement, une pensée, une recherche commune, on se dit : « Ah là, il y a quelque chose dintéressant, pourquoi ça ne passe pas ? ». Voilà comment on peut présenter rapidement la manière dont nous travaillons.
Jai aussi connu des expériences où des gens vous disent des choses terribles comme : « on se sent très intelligent en vous écoutant ». Ce nest pas du tout le but. Il faut à tout prix éviter de passer pour létoile, pour le Mme la Psychiatre, M. lAnthropologue, qui viennent raconter des choses aux braves gens, car même si cest fait avec la meilleure intention du monde, on creuse tout de même le fossé, alors que la seule question valable est : « ici, on va penser ensemble »2.
Pour poursuivre sur ce terrain de lexpérimentation, quelles sont les difficultés inhérentes à ces pratiques ?
La difficulté fondamentale ne concerne que loccident et en aucun cas, par exemple, les peuples indiens dAmérique du Sud. Car ici, la frontière que jai évoquée plus haut entre les souhaits et la réalisation, est une barrière terrible, qui symbolise en quelque sorte léchec de loccident. Il sagit de la fameuse glande pinéale chère à Descartes. Elle avait, daprès lui, pour fonction de relier lesprit au corps. Eh bien, pas de chance, la glande pinéale nexiste pas. Si elle avait existé, on serait sûrement moins en difficulté, mais
En occident on ne sait comment faire pour passer de la pensée à la pratique et de la pratique à la pensée. Cest une dichotomie, un véritable déchirement de la vie, car pensée et étant ne peuvent exister séparément. Et le problème est quen occident, on confond la pensée avec limage dune pensée déchirée de létant. Or, cette pensée déchirée de létant, cela sappelle le monde des souhaits. « Je souhaiterais telle chose », « je souhaiterais telle autre chose ». Or, en psychanalyse, en politique, ou dans tous les domaines où il est question de pratique, là où il est question de protagonisme social, on débouche sur un véritable désastre. Effectivement, on confond souhaiter et faire, puis on cherche la glande pinéale, on se réunit, on souhaite et une fois quon a souhaité, on se dit : « Est-ce quil nous faut un journal, un local, de largent ? ». Comme de largent, vous êtes sûr de ne jamais en avoir, vous vous dites : « Si javais largent, jaurais la glande pinéale ». Or les gens en sont là et passent leur temps à pleurnicher parce quils nont pas telle ou telle chose. Cela renvoie à cette idée ontologiquement erronée du désir qui naîtrait du manque. Or, en tant quêtre vivant, on sait très bien que le désir ne naît que dun plus. Sarticule ainsi lidée dun désir qui ne trouverait pas son terrain, ou sa matérialité, ou sa réalisation. Les gens disent : « Je souhaite arrêter de fumer », « je souhaite que tout le monde soit gentil », « je souhaite quil ny ait pas de trou dans la couche dozone », etc. Ensuite se pose le problème du parti politique, du grand leader, ou du programme qui va faire glande pinéale et va faire passer des souhaits à la réalité. Et alors nous débouchons sur la construction et lapprofondissement de limpuissance, une impuissance dans laquelle se trouvent nos cultures et nos civilisations au bord de labîme. Il est évident quà cet endroit, être impuissant est très grave. Il y réside une confusion fondamentale qui est de croire que la pensée serait du côté du souhait.
Comment articulez-vous sur le terrain, dans ces universités populaires, le concept du
penser et du faire ?
Dans les universités populaires et dans les lieux de contre-culture, on éprouve cette chose incroyable que la pensée est en effet du côté du faire. Mais cela ne va pas de soi. Comme les universités populaires ne se bornent pas aux questions de pratique, les gens assimilent la pensée à une chose abstraite : « penser, penser, oui, mais et le faire alors ? ». Le premier pas est le plus dur. Hormis les populations indiennes pour qui la pensée est un faire, dans les populations occidentales, le plus difficile est darriver à se rendre compte quoser penser, et non pas donner son opinion, est un faire fondamental, qui est le faire émancipateur par excellence. Parce que penser signifie un changement matériel, objectif, qui consiste à se déplacer de la position de spectateur à celle dacteur. « Je ne regarde pas. Ça me regarde ». Prenons lexemple dune personne au sein dun quartier délaissé : « ça fait trois ans que je suis assis sans rien faire, dans les réunions militantes, les réunions de la paroisse, à souhaiter des choses. » Si cet homme, tout en restant assis sur la même chaise, se met à penser, un fait matériel a opéré, il a modifié sa position existentielle. Ce que je dis est la clef du Mandala. Quand, dans des situations concrètes et dans des lieux concrets, les gens osent commencer à penser, alors un vent se lève et vous décoiffe.
Pour le dire rapidement, les lieux de contre-pouvoirs ignorent le pouvoir. On quitte la morale de lesclave de Nietzsche, cest-à-dire que lon quitte la morale du ressentiment pour léthique de la puissance, celle des contre-pouvoirs. Effectivement, le premier pas de léthique de la puissance passe, comme nous lavons dit, par le désenclavement de cette idée erronée de la pensée comme souhait. Penser est bien le premier acte démancipation pratique. Par exemple, on vient de créer un laboratoire des « sans ». Les sans-papiers, le DAL, etc. ont une quantité de pratiques très intéressantes, ils ont des idées, mais cest très différent de leur faire dire : « on va vraiment penser ». Il ny a pas de sujet social, pas démergence de nouveaux sujets sociaux, sils ne sont pas des foyers de pensée. Dans notre société, le problème est comme diraient les deleuziens comment peut-on désirer autrement ? Dans les banlieues, leffet du désir est plus matériel que le mur qui nous fait face. Dans les banlieues, les mômes désirent tous là où le système leur dit de désirer. Cest laliénation parfaite. Alors que la véritable question est comment désirer autrement. Comment peux-tu trouver plus désirables les transports en commun que la Porsche ? Comment peux-tu trouver plus désirable davoir une piscine municipale quune piscine privée ? Cest évidemment compliqué, car la piscine municipale et les transports en commun sont moins désirables. Alors désirer autrement, cest se désenclaver. Dans les banlieues, dans les lieux de grande souffrance sociale, cest un vrai défi qui exige quand même quon sorte de la plainte, car tant quon est dans celle-ci, on est dans le « désirer comme les maîtres ». Il faut pouvoir désenclaver et la pensée et le désir pour que quelque chose de matériel puisse exister. Concrètement, dans pas mal de lieux doccupation des terres qui, économiquement, sur le plan du confort, ne sont pas très éloignés du bidonville, vous trouvez des gens qui vous disent « on a commencé à faire ça pour survivre, et on y a trouvé un mode de vie supé-rieur », et qui ne reviendraient pour rien au monde à une vie de petits bourgeois. Ce qui fait la différence, cest que, à cet endroit, quelque chose sest désenclavé de laliénation.
Ce sont là des questions anthropologiques majeures. Se pose alors la question de
la façon dont on peut créer des foyers de
production de valeurs. Ces foyers ont-ils à voir avec ce que vous nommez « politiques de contre-pouvoirs » ?
Notre société court à sa perte si on continue à désirer comme on le fait, car si lobjectif dune révolution, dune réforme, dun changement, est que lon puisse tous continuer à désirer à lidentique, alors cest la fin. Nous ne pouvons plus ignorer nos limites écologiques et démographiques. En outre, le système nest pas extensible, et quand bien même le serait-il, on ne pourrait pas le supporter. Cest un vrai défi pour notre société.
Comment peuvent émerger des valeurs autres quutilitaristes, économistes, etc. ? Ici, le contre-pouvoir va de soi, car ces nouvelles valeurs ne peuvent venir ni des universités, ni des églises, encore moins dun pouvoir quelconque. Où trouver ces foyers de productions de valeurs alternatives que vous évoquiez ? Par exemple, en Argentine, dans les territoires occupés, 99% des gens qui y participent depuis 3, 4, 10, voire 20 ans, saccordent pour dire que « Cest irréversible, on ne va pas revenir au modèle dominant ». Alors que dans le troc, 80% des gens déclarent : « Si on avait des sous, on irait au supermarché. » On voit clairement où émerge dun côté quelque chose dirrévocable et de lautre, simplement des méthodes de survie face à ladversité. Il ne faut surtout pas se tromper. Notre problème étant de trouver ces lieux démergence de modes de vie non réversibles. Ainsi, les universités populaires sont des endroits dans lesquels lexpérimentation de notre puissance par le biais dhypothèses pratiques sans cesse renouvelées sont des lieux dans lesquels la question se pose ipso facto.
Quarrive-t-il lorsque des individus prennent conscience de ces enjeux et questionnent leur désir ?
Cela crée des changements matériels concrets. En Argentine, au Brésil ou encore en Italie où cela existe depuis longtemps en France tout ceci est très nouveau, ce sont des expériences pilotes des pratiques différentes se font jour : on se met à interroger le fonctionnement de lécole, à y trouver des alternatives, de nouveaux modes de répartition du travail, des rapports hommes-femmes différents. Voilà des expériences où les gens abordent la complexité de la réalité, sortent de la posture contestataire du « y a quà ». Par exemple, une très jeune femme racontait que dans son quartier en autogestion, ses voisins, qui construisaient tous ensemble une maison pour une nouvelle famille, nont pas daigné porter assistance à un homme tombé à terre, près du chantier, et connu pour son alcoolisme. Elle a alors appelé une ambulance, mais ils navaient pas dargent là-bas, la médecine est privée. « Merde, ils sont solidaires pour un truc, mais pas pour lautre » se disait-elle. Et tout à coup, cette question a fait retour à la communauté. On ne dit plus alors : « il faudrait que quelquun », mais « que faisons-nous avec le poivrot ? » Le moindre problème de la vie quotidienne fait question. On peut également être confronté à des problèmes moraux ou de déviance : imaginons un viol dans un quartier autogéré, dans un lieu de contre-pouvoirs. Dun côté, on ne peux pas accepter le viol, de lautre, on ne peux pas non plus livrer le violeur à la police. Alors que faire ?
Ce sont des questions qui reviennent inévitablement, où circule la tentation de lordre moral, la tentation de trop tolérer, de couper les couilles au mec , par manque de la nécessaire distance quimpose la justice.
Cela donne des pratiques différentes et tous azimuts parce que, effectivement, chaque question fait retour aux individus. Je ne vois pas là un modèle de société, et je ne pense pas que nous allions vers des sociétés avec des universités populaires ou des quartiers en autogestion qui se multiplieraient de façon fractale. Je vois plutôt des laboratoires à taille humaine où lon questionne, pense, produit, et tente de montrer ce qui est possible et ce qui ne lest pas. Je ne crois absolument pas quon va passer à une sorte daffaissement de lEtat ni que les institutions vont disparaître. Simplement, il se passe des choses très intéressantes et dune grande radicalité, dautant plus quelles sinscrivent en-dehors de la dialectique réforme/révolution.
Ces expériences nous amènent à reconsidérer larticulation entre, dune part, le militantisme classique, qui opère dans une perspective extensive, cest à dire en termes de rapports de force, de contestation et de culture de lélectorat et, dautre part, les expériences de terrains, provenant dune base active, engagée dans une pratique de long terme, intensive et concrète.
Ces dernières exigent un courage plus existentiel, quimplique de se mettre vraiment à vivre autrement. Elles nous invitent aussi à sortir dune logique daffrontement pur et à nourrir laffirmation dune vraie radicalité.
Avant dentrer dans le vif du sujet, pourriez-vous définir ce que vous entendez par
université populaire, appellation qui semble assez éloignée de sa définition usuelle ?
Pour nous, telles que nous les pratiquons en Amérique Latine, les universités populaires sont avant tout des expériences de contre-pouvoirs.
En effet, celles-ci se présentent clairement en rupture avec les représentations classiques des universités populaires portées par lidée que des intellectuels allaient éduquer le peuple. Cette vielle hypothèse, qui date des années 30, était fondée sur lidée quun peuple instruit séloigne de la barbarie et du fascisme. Les limites de ce projet sont évidentes. La deuxième guerre mondiale, entre autres, a porté un coup mortel à cette idée centrale pour les intellectuels qui se souciaient démancipation et de justice. Elle a malheureusement démontré ce quon avait feint dignorer jusque-là, à savoir que lhypothèse du peuple instruit, du « je téduque, donc tu témancipes » était fausse.
Il est évident quà linverse, lignorance ne peut en aucun cas être un rempart à la barbarie. Au mieux mais je ne le crois pas léducation populaire est une condition nécessaire mais non suffisante. Les femmes et les hommes avec qui jai travaillé, un peu partout dans le monde, et surtout en Amérique du Sud, navaient aucune instruction classique. Ils ont toutefois une grande culture, mais cette culture est de celles que lon méprisait précisément dans les universités populaires classiques1.
Cest le problème central de la création de ces universités populaires : le rôle de la conscience, le rôle du savoir ne peuvent être instrumentalisés.
Pour nous, les universités populaires ont à voir avec deux choses. Primo il sagit de faire naître ou émerger des savoirs assujettis, comme dirait Foucault, cest-à-dire des savoirs non anoblis par luniversité. Secun-do, il faut prendre en compte lidée que le travail produit du savoir. Autrement dit, il faut produire du savoir pour pouvoir ensuite envisager la liberté.
Vous animez donc depuis plusieurs années ces « nouvelles » universités populaires dans différentes cités, dans des quartiers à forte relégation sociale et dans plusieurs endroits à travers le monde. Pouvez-vous nous décrire ces expériences singulières ?
Actuellement je travaille sur trois universités populaires en France. Une qui sest articulée autour de lassociation Africa, une association de quartier de La Courneuve, à la Cité des 4000, et qui existe depuis quatre ans ; une autre à Orgeval, dans une ZEP où nous travaillons surtout sur la question de la violence à lécole et dans les quartiers avec des enseignants, des gens de la MJC ; et une, enfin, que nous venons douvrir dans un autre quartier très pauvre de Reims, le quartier de la Croix-Rouge. Là, les gens de lEducation nationale, les médecins du quartier, les éducateurs, lassociation de parents délèves, les gens de la MJC et des voisins participent au lancement de cette université, de ce lieu où nous allons penser notre réalité et élaborer dautres pratiques. Les gens, là-bas, ne viennent pas donner leur avis, cest une véritable étude que nous mettons en place tous ensemble.
Au début, à La Courneuve, Florence Aubenas et moi leur avons demandé sur quels sujets ils voulaient entamer une réflexion. A notre plus grande surprise, ils ont répondu « linsécurité ». Nous leur avons donc demandé pour quelle raison, pourquoi choisir un « sujet TF1 ». Ils nous ont répondu : « cest parce quon nous parle tout le temps de linsécurité, on nous identifie à linsécurité, et donc nous voulons étudier linsécurité ».
Nous avons alors formé des équipes qui ont réalisé une enquête sur ce thème pendant quelques mois auprès des voisins, des commerçants qui restaient, des autorités, des imams, des rabbins, des curés. En recoupant les réponses, nous avons dégagé les trois axes danalyse suivants :
- linsécurité vécue dans la sphère privée
- linsécurité comme sujet social
- linsécurité comme instrument idéologique à léchelle mondiale.
A lissue de cette première analyse, les jeunes sont ressortis dans la rue, avec cette fois-ci des questions plus ciblées. Enfin, la troisième étape a consisté à étudier toutes les réponses, puis à publier une brochure et organiser deux journées publiques afin de rendre compte aux voisins de La Courneuve et à des personnalités invitées du fruit de nos travaux. Un des résultats de cette vaste entreprise qui a duré neuf mois en tout fut laffluence, le jour de la présentation, dartistes, dintellectuels parisiens errant dans La Courneuve à la recherche de lendroit où se déroulaient les débats. Nous avions, entre autres, réussi à faire de ce lieu délaissé, doù tout le monde voulait partir, un lieu où les gens désiraient se rendre. On peut dire que si lalternative nest pas désirable, il ny a pas dalternative. Et on ne peut désirer que ce qui nest ni misérable, ni stupide, ni paternaliste !
On voit bien lintérêt des conséquences que ces expériences ont au niveau local. Sont-elles transposables à dautres territoires ?
Au cours dun Congrès international de pédopsychiatrie, dont jétais lun des organisateurs, jai rencontré deux très bonnes amies : Françoise Héritier, lanthropologue, et Mimouna Hadjam, qui coordonne
luniversité populaire de La Courneuve. Françoise Héritier est professeur au Collège de France et Mimouna Hadjam est professeur de rien du tout, mais elle est apte à parler du malaise des jeunes dans la société à partir de savoirs construits dans la cité. Toutes deux sont intervenues en tant quintellectuelles qui racontent. Par la suite, Françoise Héritier a noué des contacts avec luniversité populaire de La Courneuve, car elle a compris quil y avait ici un véritable travail anthropologique non-idéologique.
Le sujet de réflexion qui sensuivit à La Courneuve portait sur la question des femmes. Evidemment, non seulement celles-ci avaient du mal à parler devant les hommes mais surtout, elles ne voulaient absolument pas parler devant des hommes. On a donc trouvé une astuce. Il y a, à La Courneuve, un appartement de femmes dans lequel elles se réunissent en groupes. En tant quhomme, tu nas pas le droit de venir leur casser les pieds, sauf si tu es invité. Jy ai été invité quelquefois. Et je leur ai proposé de filmer leurs débats. Elles étaient très critiques sur les hommes, sur le machisme, sur létat des rapports entre les deux sexes. Le jour de la présentation publique, elles étaient là, muettes, mais à lécran leurs propos étaient cinglants. Elles avaient réussi, par ce biais-là, à trouver une distance à travers laquelle elles ne se mettaient pas dans un rapport éthologique dopposition, cétait le film qui le disait pour elles. Cétait très intelligent et très jouissif.
A la Croix-Rouge, cest davantage une entreprise de contre-pouvoir plus classique, car il sagit de penser lensemble du quartier.
Concrètement, dans la relation à lautre au sein de luniversité populaire, comment
parvenez-vous à concilier votre statut de savant avec le désir de « penser ensemble » ?
Du point de vue de la méthode, quand vous expliquez quelque chose, vous qui avez des facilités pour vous exprimer, vous ne jouez pas au démago ou à la fausse démocratie, au « Oui, vas-y, dis-moi » ; non, vous organisez, vous parlez. Et tout ce que lautre ne comprend pas, tout ce qui ne passe pas en fait un discours assujetti. Ce qui ne passe pas devient une raison suffisamment importante pour interrompre votre réflexion et trouver la cause de cette rupture dans la chaîne de transmission. Ceci dit, il ne faut pas idéaliser ce travail : car les personnes qui ne sont que des sujets sociologiques, économiques, des fantassins au moment des élections ne vont pas se mettre à penser subitement par elles-mêmes, ni à donner leur opinion comme cela. Pour penser et construire ensemble, il faut que quelquun, en amont, ait un peu réfléchi et puisse sexprimer devant dautres personnes. Com-ment fait-on pour penser ensemble ? On ne demande pas aux gens limpossible et on ne leur demande pas de structurer leur pensée. Mais, face à tout ce qui entrave un développement, une pensée, une recherche commune, on se dit : « Ah là, il y a quelque chose dintéressant, pourquoi ça ne passe pas ? ». Voilà comment on peut présenter rapidement la manière dont nous travaillons.
Jai aussi connu des expériences où des gens vous disent des choses terribles comme : « on se sent très intelligent en vous écoutant ». Ce nest pas du tout le but. Il faut à tout prix éviter de passer pour létoile, pour le Mme la Psychiatre, M. lAnthropologue, qui viennent raconter des choses aux braves gens, car même si cest fait avec la meilleure intention du monde, on creuse tout de même le fossé, alors que la seule question valable est : « ici, on va penser ensemble »2.
Pour poursuivre sur ce terrain de lexpérimentation, quelles sont les difficultés inhérentes à ces pratiques ?
La difficulté fondamentale ne concerne que loccident et en aucun cas, par exemple, les peuples indiens dAmérique du Sud. Car ici, la frontière que jai évoquée plus haut entre les souhaits et la réalisation, est une barrière terrible, qui symbolise en quelque sorte léchec de loccident. Il sagit de la fameuse glande pinéale chère à Descartes. Elle avait, daprès lui, pour fonction de relier lesprit au corps. Eh bien, pas de chance, la glande pinéale nexiste pas. Si elle avait existé, on serait sûrement moins en difficulté, mais
En occident on ne sait comment faire pour passer de la pensée à la pratique et de la pratique à la pensée. Cest une dichotomie, un véritable déchirement de la vie, car pensée et étant ne peuvent exister séparément. Et le problème est quen occident, on confond la pensée avec limage dune pensée déchirée de létant. Or, cette pensée déchirée de létant, cela sappelle le monde des souhaits. « Je souhaiterais telle chose », « je souhaiterais telle autre chose ». Or, en psychanalyse, en politique, ou dans tous les domaines où il est question de pratique, là où il est question de protagonisme social, on débouche sur un véritable désastre. Effectivement, on confond souhaiter et faire, puis on cherche la glande pinéale, on se réunit, on souhaite et une fois quon a souhaité, on se dit : « Est-ce quil nous faut un journal, un local, de largent ? ». Comme de largent, vous êtes sûr de ne jamais en avoir, vous vous dites : « Si javais largent, jaurais la glande pinéale ». Or les gens en sont là et passent leur temps à pleurnicher parce quils nont pas telle ou telle chose. Cela renvoie à cette idée ontologiquement erronée du désir qui naîtrait du manque. Or, en tant quêtre vivant, on sait très bien que le désir ne naît que dun plus. Sarticule ainsi lidée dun désir qui ne trouverait pas son terrain, ou sa matérialité, ou sa réalisation. Les gens disent : « Je souhaite arrêter de fumer », « je souhaite que tout le monde soit gentil », « je souhaite quil ny ait pas de trou dans la couche dozone », etc. Ensuite se pose le problème du parti politique, du grand leader, ou du programme qui va faire glande pinéale et va faire passer des souhaits à la réalité. Et alors nous débouchons sur la construction et lapprofondissement de limpuissance, une impuissance dans laquelle se trouvent nos cultures et nos civilisations au bord de labîme. Il est évident quà cet endroit, être impuissant est très grave. Il y réside une confusion fondamentale qui est de croire que la pensée serait du côté du souhait.
Comment articulez-vous sur le terrain, dans ces universités populaires, le concept du
penser et du faire ?
Dans les universités populaires et dans les lieux de contre-culture, on éprouve cette chose incroyable que la pensée est en effet du côté du faire. Mais cela ne va pas de soi. Comme les universités populaires ne se bornent pas aux questions de pratique, les gens assimilent la pensée à une chose abstraite : « penser, penser, oui, mais et le faire alors ? ». Le premier pas est le plus dur. Hormis les populations indiennes pour qui la pensée est un faire, dans les populations occidentales, le plus difficile est darriver à se rendre compte quoser penser, et non pas donner son opinion, est un faire fondamental, qui est le faire émancipateur par excellence. Parce que penser signifie un changement matériel, objectif, qui consiste à se déplacer de la position de spectateur à celle dacteur. « Je ne regarde pas. Ça me regarde ». Prenons lexemple dune personne au sein dun quartier délaissé : « ça fait trois ans que je suis assis sans rien faire, dans les réunions militantes, les réunions de la paroisse, à souhaiter des choses. » Si cet homme, tout en restant assis sur la même chaise, se met à penser, un fait matériel a opéré, il a modifié sa position existentielle. Ce que je dis est la clef du Mandala. Quand, dans des situations concrètes et dans des lieux concrets, les gens osent commencer à penser, alors un vent se lève et vous décoiffe.
Pour le dire rapidement, les lieux de contre-pouvoirs ignorent le pouvoir. On quitte la morale de lesclave de Nietzsche, cest-à-dire que lon quitte la morale du ressentiment pour léthique de la puissance, celle des contre-pouvoirs. Effectivement, le premier pas de léthique de la puissance passe, comme nous lavons dit, par le désenclavement de cette idée erronée de la pensée comme souhait. Penser est bien le premier acte démancipation pratique. Par exemple, on vient de créer un laboratoire des « sans ». Les sans-papiers, le DAL, etc. ont une quantité de pratiques très intéressantes, ils ont des idées, mais cest très différent de leur faire dire : « on va vraiment penser ». Il ny a pas de sujet social, pas démergence de nouveaux sujets sociaux, sils ne sont pas des foyers de pensée. Dans notre société, le problème est comme diraient les deleuziens comment peut-on désirer autrement ? Dans les banlieues, leffet du désir est plus matériel que le mur qui nous fait face. Dans les banlieues, les mômes désirent tous là où le système leur dit de désirer. Cest laliénation parfaite. Alors que la véritable question est comment désirer autrement. Comment peux-tu trouver plus désirables les transports en commun que la Porsche ? Comment peux-tu trouver plus désirable davoir une piscine municipale quune piscine privée ? Cest évidemment compliqué, car la piscine municipale et les transports en commun sont moins désirables. Alors désirer autrement, cest se désenclaver. Dans les banlieues, dans les lieux de grande souffrance sociale, cest un vrai défi qui exige quand même quon sorte de la plainte, car tant quon est dans celle-ci, on est dans le « désirer comme les maîtres ». Il faut pouvoir désenclaver et la pensée et le désir pour que quelque chose de matériel puisse exister. Concrètement, dans pas mal de lieux doccupation des terres qui, économiquement, sur le plan du confort, ne sont pas très éloignés du bidonville, vous trouvez des gens qui vous disent « on a commencé à faire ça pour survivre, et on y a trouvé un mode de vie supé-rieur », et qui ne reviendraient pour rien au monde à une vie de petits bourgeois. Ce qui fait la différence, cest que, à cet endroit, quelque chose sest désenclavé de laliénation.
Ce sont là des questions anthropologiques majeures. Se pose alors la question de
la façon dont on peut créer des foyers de
production de valeurs. Ces foyers ont-ils à voir avec ce que vous nommez « politiques de contre-pouvoirs » ?
Notre société court à sa perte si on continue à désirer comme on le fait, car si lobjectif dune révolution, dune réforme, dun changement, est que lon puisse tous continuer à désirer à lidentique, alors cest la fin. Nous ne pouvons plus ignorer nos limites écologiques et démographiques. En outre, le système nest pas extensible, et quand bien même le serait-il, on ne pourrait pas le supporter. Cest un vrai défi pour notre société.
Comment peuvent émerger des valeurs autres quutilitaristes, économistes, etc. ? Ici, le contre-pouvoir va de soi, car ces nouvelles valeurs ne peuvent venir ni des universités, ni des églises, encore moins dun pouvoir quelconque. Où trouver ces foyers de productions de valeurs alternatives que vous évoquiez ? Par exemple, en Argentine, dans les territoires occupés, 99% des gens qui y participent depuis 3, 4, 10, voire 20 ans, saccordent pour dire que « Cest irréversible, on ne va pas revenir au modèle dominant ». Alors que dans le troc, 80% des gens déclarent : « Si on avait des sous, on irait au supermarché. » On voit clairement où émerge dun côté quelque chose dirrévocable et de lautre, simplement des méthodes de survie face à ladversité. Il ne faut surtout pas se tromper. Notre problème étant de trouver ces lieux démergence de modes de vie non réversibles. Ainsi, les universités populaires sont des endroits dans lesquels lexpérimentation de notre puissance par le biais dhypothèses pratiques sans cesse renouvelées sont des lieux dans lesquels la question se pose ipso facto.
Quarrive-t-il lorsque des individus prennent conscience de ces enjeux et questionnent leur désir ?
Cela crée des changements matériels concrets. En Argentine, au Brésil ou encore en Italie où cela existe depuis longtemps en France tout ceci est très nouveau, ce sont des expériences pilotes des pratiques différentes se font jour : on se met à interroger le fonctionnement de lécole, à y trouver des alternatives, de nouveaux modes de répartition du travail, des rapports hommes-femmes différents. Voilà des expériences où les gens abordent la complexité de la réalité, sortent de la posture contestataire du « y a quà ». Par exemple, une très jeune femme racontait que dans son quartier en autogestion, ses voisins, qui construisaient tous ensemble une maison pour une nouvelle famille, nont pas daigné porter assistance à un homme tombé à terre, près du chantier, et connu pour son alcoolisme. Elle a alors appelé une ambulance, mais ils navaient pas dargent là-bas, la médecine est privée. « Merde, ils sont solidaires pour un truc, mais pas pour lautre » se disait-elle. Et tout à coup, cette question a fait retour à la communauté. On ne dit plus alors : « il faudrait que quelquun », mais « que faisons-nous avec le poivrot ? » Le moindre problème de la vie quotidienne fait question. On peut également être confronté à des problèmes moraux ou de déviance : imaginons un viol dans un quartier autogéré, dans un lieu de contre-pouvoirs. Dun côté, on ne peux pas accepter le viol, de lautre, on ne peux pas non plus livrer le violeur à la police. Alors que faire ?
Ce sont des questions qui reviennent inévitablement, où circule la tentation de lordre moral, la tentation de trop tolérer, de couper les couilles au mec , par manque de la nécessaire distance quimpose la justice.
Cela donne des pratiques différentes et tous azimuts parce que, effectivement, chaque question fait retour aux individus. Je ne vois pas là un modèle de société, et je ne pense pas que nous allions vers des sociétés avec des universités populaires ou des quartiers en autogestion qui se multiplieraient de façon fractale. Je vois plutôt des laboratoires à taille humaine où lon questionne, pense, produit, et tente de montrer ce qui est possible et ce qui ne lest pas. Je ne crois absolument pas quon va passer à une sorte daffaissement de lEtat ni que les institutions vont disparaître. Simplement, il se passe des choses très intéressantes et dune grande radicalité, dautant plus quelles sinscrivent en-dehors de la dialectique réforme/révolution.
Ces expériences nous amènent à reconsidérer larticulation entre, dune part, le militantisme classique, qui opère dans une perspective extensive, cest à dire en termes de rapports de force, de contestation et de culture de lélectorat et, dautre part, les expériences de terrains, provenant dune base active, engagée dans une pratique de long terme, intensive et concrète.
Ces dernières exigent un courage plus existentiel, quimplique de se mettre vraiment à vivre autrement. Elles nous invitent aussi à sortir dune logique daffrontement pur et à nourrir laffirmation dune vraie radicalité.
* Philosophe et psychanalyste argentin, auteur de nombreux ouvrages, dont, aux éditions La Découverte : Du contre-pouvoir (avec Diego Sztulwark), 2000 et Les passions tristes, 2003.
(1) Pour illustrer mon propos, une petite anecdote entendue il y a quelques années à la radio. Un obstétricien se vit poser la question suivante : « Mais dites-moi, Grand Professeur, est-il vrai quil y ait plus daccouchements les nuits de pleine lune ? ». Au nom de la science, la science parla et dit : « Non ! ». Et bien, cest faux. La science parle , mais ce quelle dit est faux. Toutes les sages-femmes et les femmes savent que les nuits de pleine lune, il y a au moins deux fois plus daccouchements quà laccoutumé. Lexemple est peut-être simpliste, mais cest pour dire que loccident ne voit trop souvent dans le bon peuple quobscurantisme. Or, luniversité populaire part de lidée que les actes des gens ont toujours des raisons suffisantes. Reste, en effet, à les faire émerger. Ces raisons-là ne sont ni bonnes ni mauvaises en soi, mais néanmoins ça pense, et ce nest pas nous qui lapportons, personne ne peut apporter de la pensée.
(2) Limage que jutilise à Reims est celle du dinosaure. Les dinosaures étaient trop gros, le cerveau de leur tête ne leur suffisait pas, alors ils avaient un cerveau au cul. Deux masses encéphaliques, une à la tête, lautre en bas de la colonne. Cette mutation-là savérait positive. La question pour nous est de dire : les contre-pouvoirs ne contestent pas le cerveau quil y a à la tête, mais il sagit de développer un cerveau au bas de la colonne, au cul du monde, un vrai cerveau, au lieu de se satisfaire, de temps en temps, des trop rares renouvellements du cerveau de tête.
(1) Pour illustrer mon propos, une petite anecdote entendue il y a quelques années à la radio. Un obstétricien se vit poser la question suivante : « Mais dites-moi, Grand Professeur, est-il vrai quil y ait plus daccouchements les nuits de pleine lune ? ». Au nom de la science, la science parla et dit : « Non ! ». Et bien, cest faux. La science parle , mais ce quelle dit est faux. Toutes les sages-femmes et les femmes savent que les nuits de pleine lune, il y a au moins deux fois plus daccouchements quà laccoutumé. Lexemple est peut-être simpliste, mais cest pour dire que loccident ne voit trop souvent dans le bon peuple quobscurantisme. Or, luniversité populaire part de lidée que les actes des gens ont toujours des raisons suffisantes. Reste, en effet, à les faire émerger. Ces raisons-là ne sont ni bonnes ni mauvaises en soi, mais néanmoins ça pense, et ce nest pas nous qui lapportons, personne ne peut apporter de la pensée.
(2) Limage que jutilise à Reims est celle du dinosaure. Les dinosaures étaient trop gros, le cerveau de leur tête ne leur suffisait pas, alors ils avaient un cerveau au cul. Deux masses encéphaliques, une à la tête, lautre en bas de la colonne. Cette mutation-là savérait positive. La question pour nous est de dire : les contre-pouvoirs ne contestent pas le cerveau quil y a à la tête, mais il sagit de développer un cerveau au bas de la colonne, au cul du monde, un vrai cerveau, au lieu de se satisfaire, de temps en temps, des trop rares renouvellements du cerveau de tête.
Thomas Lacoste