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Sortie du DVD de Notre Monde

Notre Monde Notre Monde (2013, 119') un film de Thomas Lacoste
Rassemblant plus de 35 intervenants, philosophes, sociologues, économistes, magistrats, médecins, universitaires et écrivains, Notre Monde propose un espace d’expression pour travailler, comme nous y enjoint Jean–Luc Nancy à « une pensée commune ». Plus encore qu’un libre espace de parole, Notre Monde s’appuie sur un ensemble foisonnant de propositions concrètes pour agir comme un rappel essentiel, individuel et collectif : « faites de la politique » et de préférence autrement.
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© Passant n°44 [avril 2003 - mai 2003]
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Friche


Ce qui plaisait bien à Amédée, c’était la proximité. Tout était à portée de main. Il habitait au dixième étage d’un immeuble rectiligne, le dernier d’un ensemble de six bâtiments identiques coincés entre la voie ferrée et la route qui séparait la cité récente de la banlieue pavillonnaire. Les immeubles qui s’élançaient vers le ciel donnaient le vertige. Leur disposition géométrique leur procurait une sorte d’élégance militaire. Ils avaient la tête haute, et Amédée trouvait normal que sa démarche fût, à leur image, fière et droite. Les immeubles dépassaient les autres bâtiments de quelques étages et se dressaient là, dignes, ignorant la voie ferrée, le cimetière, le petit centre commercial, l’énorme parking et, enfin, les quelques petites maisons, aux jardins minables, épargnées par les urbanistes.

Dans l’espace entre les rails et les dalles rose-gris des immeubles, les gens s’étaient frayé un chemin, sinueux, qui coupait en deux, d’un tracé net, une pelouse en friche. Alors qu’Amédée franchissait la brèche ouverte dans le grillage sensé protéger des dangers de la voie ferrée, alors qu’il baissait la tête et y introduisait avec précaution son épaule gauche, évitant soigneusement d’accrocher son blouson, il réalisait avec bonheur que ce sentier était une marque de victoire. Une victoire sur les constructeurs de la cité qui pensaient connaître les besoins des hommes et imaginaient leurs ensembles urbains en démiurges pour lesquels la vie des gens n’avait aucun secret. Et comme chaque matin, en se rendant au travail, il se mettait à siffler, sachant que ses pas contribuaient à l’existence de ce chemin libre, préservé du goudron, et qui avait poussé là, dans cet espace réduit, à l’insu de tous, telle une mauvaise herbe (il aimait tellement l’odeur des orties !).

Il marchait tranquillement, tout en souplesse. Ses longues jambes en mouvement paraissaient détachées d’un buste ondulant à son propre rythme. Malgré le froid, il n’avait pas mis ses mains glacées dans ses poches pour ne pas les déformer. Marcher lui procurait un plaisir intense et le balancement harmonieux de son corps était une ode à la vie. Il savait qu’un système d’équilibre complexe était mis en œuvre et il était ravi à l’idée que tout cela ne dépendait que de lui.

Au bout du chemin, il croisa son voisin qui revenait de l’école où il avait amené sa fille. Comme d’habitude le voisin évita de rencontrer son regard. Amédée ne l’aimait pas. C’était un homme à la moustache garnie, toujours renfrogné, qui ne répondait jamais à ses bonjours comme s’il était invisible, le regard fuyant dans le vague. Vexé, Amédée avait finalement décidé de ne plus le saluer à son tour. Pourtant, il se savait vaincu par avance dans ce combat inégal : l’indifférence du voisin le blessait. Imaginer que ce soit par racisme, parce qu’il était noir, lui semblait ridicule, d’autant plus que le voisin était un immigré lui aussi – il parlait à sa fille dans une langue bizarre. Il semblait refuser tout contact, même superficiel, avec l’extérieur. Sa femme ne sortait jamais de chez elle. Il le soupçonnait d’être un tyran domestique, une sorte de fondamentaliste méprisant les autres pour leur manque de rigueur et cette liberté qu’ils pensaient vivre, tous différents, les uns à côté des autres. Quoi qu’il en soit, une fois de plus, le voisin avait évité de lui adresser un regard, et cela lui faisait mal.

Il traversait le petit tunnel qui passait sous le chemin de fer jusqu’à la limite du parking de l’immense centre commercial. La grande surface se trouvait à l’autre extrémité et il préférait se faufiler entre les voitures encore rares plutôt que d’emprunter la galerie marchande couverte et chauffée. En traversant le parking gigantesque, il avait l’impression de travailler dans un drôle de théâtre dont c’était l’envers du décor. Ici se préparait, quotidiennement, le grand spectacle de la danse des caddies, là, dans les vestiaires, les vestibules où les techniciens se racontaient les derniers potins en brûlant une cigarette. C’est ainsi que l’on pouvait apercevoir la réelle fragilité de la construction qui, sous son aspect solide, armé, cachait qu’elle n’avait pas été créée pour durer. Il traversait une forêt de piliers en béton peints en blanc, marqués comme les arbres à abattre, de lettres mystérieuses : J13, F4, C15, A8…

En arrivant, il avait enfilé son costume bleu marine, arrangé sa cravate et placé l’oreillette reliée au talkie-walkie, tout en plaisantant avec ses collègues qui, pour la plupart, assuraient la protection des boutiques et jouaient aux durs. Il était content d’avoir à travailler auprès des caisses de la grande surface, on pouvait se dégourdir les jambes en rangeant les paniers, en agrafant à l’entrée les sacs en plastique ou échanger un mot avec les caissières ou les clients tout en vérifiant les billets sous la lumière qui mettait à nu le rose de ses doigts. Amédée savait qu’il y avait quelque chose d’efféminé dans ses gestes amples et précis, dans son intérêt aux conversations avec les vieilles dames, mais personne n’osait rire de lui ; était-ce sa taille, son âge, le respect qu’inspirait son uniforme, l’importance qu’il tirait de la possession du talkie-walkie… Peut-être que, simplement, on percevait son assurance et un certain détachement, peut-être ses gestes avaient-ils acquis une maturité qui le mettait à l’abri des moqueries. Ce travail était une sorte de fatalité : les blacks comme lui étaient embauchés de préférence dans les services de sécurité parce que grands, d’une certaine noblesse naturelle qui inspirait le respect (on les habille avec un rien !) et parce que fils d’immigrés, étaient supposés capables d’arranger les conflits avec d’autres fils d’immigrés. Après les générations de grooms et de lift-boys, c’était l’avènement des vigiles et de videurs, auxquels le droit de fouiller les sacs et de considérer tout client comme potentiellement suspect semblait donner un statut honorable. Amédée n’avait pas le regard sévère, il gardait un sourire cordial qu’il communiquait par le regard. Il était conscient, lui, qu’ici comme ailleurs, c’était son corps qu’on sollicitait et non son intelligence.

Les jeunes gars de la cité s’amenaient parfois et la galerie s’animait. Ses collègues aux visages impénétrables se plaçaient alors bien en évidence et réprimaient l’envie d’aller à leur rencontre pour justifier leur présence. A la place, disciplinés, ils restaient de marbre quand les jeunes les provoquaient tout en respectant les distances : « Eh, tu fais le caïd !? Tu veux un oinj !? ». Ainsi, Amédée dut s’entraîner à faire le sourire mauvais, l’œil menaçant et chaque fois, il était stupéfait par l’efficacité de sa grimace, par la crainte qu’il lisait dans ces visages pointus et inachevés. Parfois, il se surprenait en train d’espérer que ces jeunes se rebellent pour de vrai, qu’ils brisent la caméra à l’entrée, qu’ils lui foncent dedans et qu’ils le fassent souffrir, qu’ils se vengent des étalages de marchandise en brisant en mille morceaux les bouteilles et qu’ils renversent les présentoirs, qu’enfin ils manifestent leur force juvénile, ce désir de destruction et de chaos.

Une telle entreprise n’était envisageable qu’à condition d’être nombreux et bien organisés. Or les bandes des quartiers étaient dirigées par des petites frappes et c’était rarement des lumières. Il faudrait être un fin stratège pour mener à bien une telle opération.

D’abord, il faudrait tromper la vigilance des siens…

« Eh ! Karrlouche ! Pédé ! » Il se retournerait, piqué à vif. Il froncerait les sourcils. Un petit beur, qu’il connaîtrait déjà, s’approcherait de lui en souriant :

« C’était une blague ! Sois cool, tu écoutes quoi comme musique ? » Et tandis qu’il essayerait de retenir la main chaude du gamin qui, en arrachant son oreillette, aurait effleuré sa peau, un peu désemparé devant cette subite proximité, il verrait son collègue en train de poursuivre Ahmed qui se serait emparé d’un caddie vide et qui foncerait à toute allure sur la vitrine des Bio bifidus en promotion. Une cliente en manteau de fourrure se mettrait alors à crier, et il verrait un autre jeune dans cette tenue ridicule qui évoquait un pyjama trop grand en train de sauter par-dessus le tapis roulant d’une caisse. Il ne saurait se décider s’il devrait essayer de récupérer l’oreillette ou courir au secours de la petite dame et déjà, à l’entrée, une vitrine se briserait dans un formidable fracas… Non, ça ne pouvait pas marcher, tout était sous contrôle. Et il comprenait que lui-même n’était pas capable d’imaginer un plan d’attaque qui se tienne et que son esprit s’abandonnait plus facilement à des rêveries de désordre provoqué par la force brute. Il se voyait bien prenant part à une émeute née d’un incident, d’un surplus d’émotion incontenue, d’un bouillonnement de passions, et vouée à l’échec. C’était dans ses tripes. Mais il lui était impossible de se préoccuper de la tactique.

La nuit était déjà tombée quand il reprenait son chemin de retour. Le parking résonnait de vrombissement de moteurs, de claquement de portières, de roulements de caddies, éclairé par des néons blafards et les phares des voitures. Les gens circulaient nerveusement avec leurs caddies pleins à craquer. L’atmosphère était agressive et tendue, tout le monde était pressé de rentrer et les gens n’avaient plus rien de cette nonchalance bourgeoise qu’ils arboraient au cours de leurs promenades dans la galerie marbrée, au pied des palmiers.

Amédée avait pensé, dans le passage sous les rails, au seul incident de la journée où il avait été obligé de fouiller le sac d’une femme qui poussait des hauts cris et il l’imaginait à l’entrée du tunnel, sortir sa barre de chocolat et mordre dedans avec avidité, persuadée qu’il ne l’avait pas vue.

Sur le chemin de terre, il voyait de loin le voisin s’approcher. Il l’énervait. Chaque fois qu’il devait le croiser, cela le mettait de mauvaise humeur ; cela l’emplissait de tristesse et d’humiliation. Le voisin semblait vouloir le narguer par son indifférence. Il pouvait déjà apercevoir son visage inexpressif, son regard qui le transpercerait comme s’il était un fantôme. Pris de colère, il eut soudain envie de le frapper. De lui éclater le visage, d’imprimer dans ses yeux un regard qui lui accorderait enfin une existence, un regard de haine ou de soumission, qu’importe. Puis il s’arrêta.

« Bonsoir » dit-il dit avec détermination au moment où le voisin s’apprêtait à le contourner. L’homme eut un regard bref, chargé d’étonnement. Amédée n’était pas sûr d’avoir entendu la réponse, le voisin lui tournait déjà le dos et s’éloignait.

« Un jour, je finirai par lui casser la figure » pensa Amédée ; puis il pressa le pas. Le temps s’était refroidi.


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