Sortie du DVD de Notre Monde
Notre Monde Notre Monde (2013, 119') un film de Thomas LacosteRassemblant plus de 35 intervenants, philosophes, sociologues, économistes, magistrats, médecins, universitaires et écrivains, Notre Monde propose un espace dexpression pour travailler, comme nous y enjoint JeanLuc Nancy à « une pensée commune ». Plus encore quun libre espace de parole, Notre Monde sappuie sur un ensemble foisonnant de propositions concrètes pour agir comme un rappel essentiel, individuel et collectif : « faites de la politique » et de préférence autrement.
Retour
© Passant n°44 [avril 2003 - mai 2003]
© Passant n°44 [avril 2003 - mai 2003]
entretien de Reynald Bertrand par Fabien Jobard
Imprimer l'articleDes images de combat
Le Passant sétait penché, il y a peu, sur la problématique du corps. Dans ces colonnes, nous avions publié un texte sur la mort de Zamani Derni1, décédé le 8 février 2000 dans une cellule de quartier disciplinaire de la prison de Nantes. Quelques heures durant, ni ladministration pénitentiaire, ni la préfecture, ni lHôtel Dieu de Nantes, ne disait disposer le corps défunt du jeune homme soustrait aux regards de sa famille et de ses proches, volatilisé. Et lorsque la famille put enfin visiter le corps déposé à la morgue, lun des frères releva immédiatement des traces spectaculaires de coups, ainsi quune marque de piqûre administrée sur la voûte plantaire du jeune homme. La famille avait alors, à linsu du personnel hospitalier, filmé ce corps dont les traces menaçaient de manière trop claire et immédiate la version de la mort avancée par les autorités pénitentiaires, celle dun simple suicide.
On avait mesuré à laune de cette affaire lenjeu extraordinaire du simple témoignage. Ou plus exactement, du document ; images enregistrées qui documentent un récit concurrent à celui, aux apparences trop exactes, dune banale mort par pendaison consignée par ladministration pénitentiaire et déclarée « non-lieu » par lautorité judiciaire. Lenregistrement vidéo clandestin transformait ce corps défunt en document, le document dune histoire dordinaire sans parole, parce que sans témoins. Nous concluions dailleurs ainsi ce texte consacré à la mort de Zamani Derni : « lautorité judiciaire semblait craindre le corps défunt et voulait le restituer, pour lenterrer, aux autorités religieuses. Le détenu, décédé, semblait disposer dune force dont, vivant, il était privé : celle du témoignage, celle de la marque, quil portait, de la prison. Cest tout le livre de la prison et, au-delà, de ces existences condamnées, qui souvre à même le corps. Ce livre quil fallait enterrer portait trop évidemment la trace des supplices de la violence sociale ».
Cest en réalité la rencontre avec un document qui permit cette prise de connaissance de la mort de Zamani Derni. En loccurrence, le film de Reynald Bertrand, « Justice pour Zamani » (2001), qui suit avec pudeur mais précision litinéraire difficile de la mobilisation. Celle-ci avait rassemblé autour de la famille Derni une association locale (Bien Jouer) et des organisations (SCALP, LdH, OCL, MIB, GASPROM, Jeunes Musulmans de France, Fédération Anarchiste, Comité Anti-Expulsion) et voulait porter la mort de Zamani Derni devant les tribunaux et devant lopinion publique. Le travail de Reynald Bertrand dessine lentement le territoire du militantisme (assemblées générales, distributions de tract sur le marché, sit-in devant le palais de justice) et pose la question de lengagement au cinéma. Ici, ce nest pas seulement dénoncer les injustices dun système, mais filmer ceux qui souffrent, ceux qui militent, les moyens et les lieux de lagir.
Fabien Jobard sest entretenu avec Reynald Betrand.
Le film « Justice pour Zamani » que javais vu projeté au Forum contre les violences policières et sécuritaires à St-Denis, en mai 2002, a constitué pour moi la seule information préalable sur cette mort
tragique et qui, sans ce film, serait sans doute passée inaperçue pour beaucoup. Est-ce là le sens de ton travail et, plus généralement, du documentaire : faire connaître, dévoiler, révéler ?
Ce drame nest pas du tout passé inaperçu. Au contraire, les plus gros organes de presse ont traité linfo : France 2, Libération, Le Monde, France 3, M6, Charlie Hebdo, Lévènement du Jeudi, Ouest France, Europe 1, Radio France Le problème, cest que tout le monde se fout de ce que devient ce genre dhistoires après lannonce du drame. Pourtant, Mme Vasseur venait de sortir son livre « Médecin chef à la Santé », et M. Floch, sénateur maire (PS) de Rezé en banlieue Nantaise, dirigeait une commission denquête sur les conditions dincarcérations en France. Des délégations de députés ont même fait des visites médiatisées dans certaines prisons. Tout cela est resté lettre morte. Qui avait réellement envie de mettre en cause le ministère de Mme Guigou alors que la gauche plurielle mettait en place une politique sécuritaire annoncée depuis le congrès de Villepinte en 97 et qui aboutira à la loi de sécurité quotidienne en 2001 jusquaux propositions de centres fermés pour mineurs pendant la campagne présidentielle. La question nest donc pas celle de linformation mais bien celle du positionnement des citoyens à légard de ces affaires. À droite comme à gauche, on préfère assumer quelques morts quon oublie vite pour assurer une certaine conception de lordre social.
« Justice pour Zamani » est le compte-rendu de deux mois de lutte dune famille et dune vingtaine de militant(e)s. Jai eu envie de raconter lorganisation de notre action, son contexte et le mépris des institutions à légard dune revendication pourtant banale : connaître les circonstances dun décès.
Il fallait obtenir un contre rapport dautopsie qui soit en phase avec létat du corps de Zamani découvert par la famille. Nous lobtiendrons, mais laffaire sera finalement classée sans suite par le procureur, en juin 2002. Cette affaire renvoie aux 120 suicides ainsi annoncés tous les ans dans les prisons françaises souvent sans plus de précision.
Lors de notre rencontre, la veille de la conférence de presse, M. Derni et Rabha, la sur de Zamani, mont immédiatement donné carte blanche pour filmer le déroulement des jours à venir. Sans doute désiraient-ils eux aussi faire connaître, dévoiler, révéler, non pas seulement le drame mais bien comment nous allions nous battre.
Ce travail est destiné à quelque chose. A quoi ? À une dénonciation ? Un témoignage ?
Le collectif « Justice pour Zamani » est une lutte locale qui en rappelle beaucoup dautres. Lhistoire des luttes est longue. Le problème, cest la transmission des modes dorganisation aux plus jeunes. Expliquer quon napprend pas le droit, mais quon le gagne. Encore fautil faire évoluer des rapports de force, et pour ça, sorganiser. Cela sapprend. Je souhaite que la cassette du film soit utilisée comme un outil pédagogique, quelle puisse être un élément dinformation pour des jeunes gens amenés à se mobiliser pour la première fois.
Certes, mais il faut bien les vendre, ces films ? Puisque malgré tout vous prêtez votre concours à des initiatives ou à des témoignages, un témoignage, cest fait pour être vu par le plus grand nombre, non ?
Oui, effectivement. Cest un problème. Je lance donc un appel aux gens qui ont de largent et une chaîne de télévision. Sils sont intéressés par ce sujet, quils nhésitent pas à mappeler. De plus, la monnaie aidera sans doute à payer lavocat pour aller devant la Cour européenne des droits de lhomme !
Vos films portent sur des gens fragiles, sur des gens dont la vérité est susceptible de les blesser. Le premier film, « Rachid X », sur ce jeune Nantais dune foi à toute épreuve, qui ne cesse de prêcher auprès de la jeunesse musulmane de St Herblain, et qui ne cesse déchouer à les convaincre ; un autre film sur les noctambules, souvent toxicomanes ou personnes en rutpure de ban, autour dune pharmacie du XIIe arrondissement, et dont la fragilité se trouve ainsi dévoilée, exposée. Mais on pourrait aussi ajouter votre prochain film sur le travail du MIB (Mouvement Immigration Banlieue) : ces militants, quelle que soit la grandeur de leur cause, sont toujours socialement et pénalement fragiles, parfois aussi amenés à dérober des choses au regard des autres, des choses sur eux-mêmes ou leur famille. Filmer de manière juste, « filmer la banlieue », comment cela peut-il saccorder avec votre exigence de pudeur, dintimité respectueuse ?
Le cas de la pharmacie de nuit est particulier puisque lintimité est le sujet du film En ce qui concerne le fait de filmer la banlieue et les militants, je constate que je nai pas dexigence particulière. Plus simplement, je filme des gens que jaime bien et je nai pas envie quils soient mal à laise quand ils seront confrontés au film. Dans « Rachid X », Rachid est peint avec ses contradictions, ses maladresses mais aussi avec sa force et ses fulgurances. On est amis depuis ladolescence, il aurait eu raison dêtre déçu que je naille pas au fond du portrait, en gommant aspérités et failles.
Accepter dêtre filmé, cest aussi un jeu dexposition de soi. Il y a souvent lassociation dun contrat de confiance et dun rapport de force au cur de la relation filmeur-filmé.
Au montage, jessaie déquilibrer le rapport de force et dêtre à la hauteur du contrat de confiance. Cest souvent en étant sérieux sur ce point que le montage prend son sens. Les meilleurs moments sont souvent ceux quon vole mais aussi ceux quon rend.
Entretien réalisé par Fabien Jobard
On avait mesuré à laune de cette affaire lenjeu extraordinaire du simple témoignage. Ou plus exactement, du document ; images enregistrées qui documentent un récit concurrent à celui, aux apparences trop exactes, dune banale mort par pendaison consignée par ladministration pénitentiaire et déclarée « non-lieu » par lautorité judiciaire. Lenregistrement vidéo clandestin transformait ce corps défunt en document, le document dune histoire dordinaire sans parole, parce que sans témoins. Nous concluions dailleurs ainsi ce texte consacré à la mort de Zamani Derni : « lautorité judiciaire semblait craindre le corps défunt et voulait le restituer, pour lenterrer, aux autorités religieuses. Le détenu, décédé, semblait disposer dune force dont, vivant, il était privé : celle du témoignage, celle de la marque, quil portait, de la prison. Cest tout le livre de la prison et, au-delà, de ces existences condamnées, qui souvre à même le corps. Ce livre quil fallait enterrer portait trop évidemment la trace des supplices de la violence sociale ».
Cest en réalité la rencontre avec un document qui permit cette prise de connaissance de la mort de Zamani Derni. En loccurrence, le film de Reynald Bertrand, « Justice pour Zamani » (2001), qui suit avec pudeur mais précision litinéraire difficile de la mobilisation. Celle-ci avait rassemblé autour de la famille Derni une association locale (Bien Jouer) et des organisations (SCALP, LdH, OCL, MIB, GASPROM, Jeunes Musulmans de France, Fédération Anarchiste, Comité Anti-Expulsion) et voulait porter la mort de Zamani Derni devant les tribunaux et devant lopinion publique. Le travail de Reynald Bertrand dessine lentement le territoire du militantisme (assemblées générales, distributions de tract sur le marché, sit-in devant le palais de justice) et pose la question de lengagement au cinéma. Ici, ce nest pas seulement dénoncer les injustices dun système, mais filmer ceux qui souffrent, ceux qui militent, les moyens et les lieux de lagir.
Fabien Jobard sest entretenu avec Reynald Betrand.
Le film « Justice pour Zamani » que javais vu projeté au Forum contre les violences policières et sécuritaires à St-Denis, en mai 2002, a constitué pour moi la seule information préalable sur cette mort
tragique et qui, sans ce film, serait sans doute passée inaperçue pour beaucoup. Est-ce là le sens de ton travail et, plus généralement, du documentaire : faire connaître, dévoiler, révéler ?
Ce drame nest pas du tout passé inaperçu. Au contraire, les plus gros organes de presse ont traité linfo : France 2, Libération, Le Monde, France 3, M6, Charlie Hebdo, Lévènement du Jeudi, Ouest France, Europe 1, Radio France Le problème, cest que tout le monde se fout de ce que devient ce genre dhistoires après lannonce du drame. Pourtant, Mme Vasseur venait de sortir son livre « Médecin chef à la Santé », et M. Floch, sénateur maire (PS) de Rezé en banlieue Nantaise, dirigeait une commission denquête sur les conditions dincarcérations en France. Des délégations de députés ont même fait des visites médiatisées dans certaines prisons. Tout cela est resté lettre morte. Qui avait réellement envie de mettre en cause le ministère de Mme Guigou alors que la gauche plurielle mettait en place une politique sécuritaire annoncée depuis le congrès de Villepinte en 97 et qui aboutira à la loi de sécurité quotidienne en 2001 jusquaux propositions de centres fermés pour mineurs pendant la campagne présidentielle. La question nest donc pas celle de linformation mais bien celle du positionnement des citoyens à légard de ces affaires. À droite comme à gauche, on préfère assumer quelques morts quon oublie vite pour assurer une certaine conception de lordre social.
« Justice pour Zamani » est le compte-rendu de deux mois de lutte dune famille et dune vingtaine de militant(e)s. Jai eu envie de raconter lorganisation de notre action, son contexte et le mépris des institutions à légard dune revendication pourtant banale : connaître les circonstances dun décès.
Il fallait obtenir un contre rapport dautopsie qui soit en phase avec létat du corps de Zamani découvert par la famille. Nous lobtiendrons, mais laffaire sera finalement classée sans suite par le procureur, en juin 2002. Cette affaire renvoie aux 120 suicides ainsi annoncés tous les ans dans les prisons françaises souvent sans plus de précision.
Lors de notre rencontre, la veille de la conférence de presse, M. Derni et Rabha, la sur de Zamani, mont immédiatement donné carte blanche pour filmer le déroulement des jours à venir. Sans doute désiraient-ils eux aussi faire connaître, dévoiler, révéler, non pas seulement le drame mais bien comment nous allions nous battre.
Ce travail est destiné à quelque chose. A quoi ? À une dénonciation ? Un témoignage ?
Le collectif « Justice pour Zamani » est une lutte locale qui en rappelle beaucoup dautres. Lhistoire des luttes est longue. Le problème, cest la transmission des modes dorganisation aux plus jeunes. Expliquer quon napprend pas le droit, mais quon le gagne. Encore fautil faire évoluer des rapports de force, et pour ça, sorganiser. Cela sapprend. Je souhaite que la cassette du film soit utilisée comme un outil pédagogique, quelle puisse être un élément dinformation pour des jeunes gens amenés à se mobiliser pour la première fois.
Certes, mais il faut bien les vendre, ces films ? Puisque malgré tout vous prêtez votre concours à des initiatives ou à des témoignages, un témoignage, cest fait pour être vu par le plus grand nombre, non ?
Oui, effectivement. Cest un problème. Je lance donc un appel aux gens qui ont de largent et une chaîne de télévision. Sils sont intéressés par ce sujet, quils nhésitent pas à mappeler. De plus, la monnaie aidera sans doute à payer lavocat pour aller devant la Cour européenne des droits de lhomme !
Vos films portent sur des gens fragiles, sur des gens dont la vérité est susceptible de les blesser. Le premier film, « Rachid X », sur ce jeune Nantais dune foi à toute épreuve, qui ne cesse de prêcher auprès de la jeunesse musulmane de St Herblain, et qui ne cesse déchouer à les convaincre ; un autre film sur les noctambules, souvent toxicomanes ou personnes en rutpure de ban, autour dune pharmacie du XIIe arrondissement, et dont la fragilité se trouve ainsi dévoilée, exposée. Mais on pourrait aussi ajouter votre prochain film sur le travail du MIB (Mouvement Immigration Banlieue) : ces militants, quelle que soit la grandeur de leur cause, sont toujours socialement et pénalement fragiles, parfois aussi amenés à dérober des choses au regard des autres, des choses sur eux-mêmes ou leur famille. Filmer de manière juste, « filmer la banlieue », comment cela peut-il saccorder avec votre exigence de pudeur, dintimité respectueuse ?
Le cas de la pharmacie de nuit est particulier puisque lintimité est le sujet du film En ce qui concerne le fait de filmer la banlieue et les militants, je constate que je nai pas dexigence particulière. Plus simplement, je filme des gens que jaime bien et je nai pas envie quils soient mal à laise quand ils seront confrontés au film. Dans « Rachid X », Rachid est peint avec ses contradictions, ses maladresses mais aussi avec sa force et ses fulgurances. On est amis depuis ladolescence, il aurait eu raison dêtre déçu que je naille pas au fond du portrait, en gommant aspérités et failles.
Accepter dêtre filmé, cest aussi un jeu dexposition de soi. Il y a souvent lassociation dun contrat de confiance et dun rapport de force au cur de la relation filmeur-filmé.
Au montage, jessaie déquilibrer le rapport de force et dêtre à la hauteur du contrat de confiance. Cest souvent en étant sérieux sur ce point que le montage prend son sens. Les meilleurs moments sont souvent ceux quon vole mais aussi ceux quon rend.
Entretien réalisé par Fabien Jobard
Cinéaste. Filmographie : Justice pour Zamani (documentaire vidéo 43 2002), la maison darrêt de Nantes annonce le suicide au mitard dun jeune détenu. Quand la famille découvre le corps, il est couvert dhématomes
Grand prix documentaire du Festival de Belfort ; Flowers for Diana (fiction 35 MM 9 2000), une jeune femme en rupture de liens sociaux poursuivie par des journalistes peu scrupuleux
Semaine Internationale de la Critique Cannes 2002, Festival international de Sao Paulo 2002 ; Propagande Anarchiste (essai 35 MM 230 1999), rencontre avec Robert Vilensi ; Pharmacie de nuit (documentaire vidéo 32 1997), la vie dans une pharmacie de nuit à Paris ; Rachid X. (documentaire vidéo 50 1995), lIslam dans le hall dimmeuble ; Requiem (fiction vidéo 4 1992), déambulation macabre.
(1) Cf. « Quartier disciplinaire » par Fabien Jobard in Le Passant Ordinaire n° 42.
(1) Cf. « Quartier disciplinaire » par Fabien Jobard in Le Passant Ordinaire n° 42.