Sortie du DVD de Notre Monde
Notre Monde Notre Monde (2013, 119') un film de Thomas LacosteRassemblant plus de 35 intervenants, philosophes, sociologues, économistes, magistrats, médecins, universitaires et écrivains, Notre Monde propose un espace dexpression pour travailler, comme nous y enjoint JeanLuc Nancy à « une pensée commune ». Plus encore quun libre espace de parole, Notre Monde sappuie sur un ensemble foisonnant de propositions concrètes pour agir comme un rappel essentiel, individuel et collectif : « faites de la politique » et de préférence autrement.
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© Passant n°44 [avril 2003 - mai 2003]
© Passant n°44 [avril 2003 - mai 2003]
par Philippe Rouy
Imprimer l'articleLa revanche de lhomme-train
Lamour existe,
un court métrage documentaire de Maurice Pialat
Quand Maurice Pialat parvient à tourner son premier court métrage, en 1960, il a près de trente-cinq ans. Le temps est enfin venu pour ce banlieusard de prendre sa revanche. Une revanche contre la vie. Celle quon mène et celle quon nous fait mener. Pas pour la changer, ni laméliorer. Simplement pour lui cracher à la gueule. Lui dire le mal quelle nous a fait, et surtout le mal incurable quelle contient en son sein. Lamour existe est un réquisitoire, dune sidérante force cinématographique et littéraire, contre cette vie moderne et son excroissance emblématique, la vie de banlieue.
ès son premier plan, LAmour existe est une ferme incitation à foutre le camp. Lagression sonore dune cloche stridente et lapparition simultanée à lécran de linjonction lumineuse ACCÈS INTERDIT LE TRAIN PART ne laissent pas de place au doute. Il faut dégager.
Nous sommes à Paris, dans un hall de gare. Les plans fixes en noir et blanc se succèdent : foules massives à lentrée des bouches de métro ; piétinement dans les couloirs ; entassement sur les quais ; autobus bondés ; embouteillages monstres sur le périphérique. A la nuit tombée, les banlieusards sont sommés de rentrer chez eux.
Puis, dans le silence retrouvé dune maison de banlieue, un train passe derrière la fenêtre. Une voix se fait alors entendre. Elle dit les mots écrits par un fils de la banlieue, Maurice Pialat lui-même. Longtemps, jai habité la banlieue. Mon premier souvenir est un souvenir de banlieue. Aux confins de ma mémoire, un train de banlieue passe, comme dans un film.1 Images et mots entrelacés évoquent, entre nostalgie et souffrance, une enfance vécue quelques kilomètres trop à lécart. Dans le Courbevoie des années 30, ennui profond, découvertes et désillusions précoces se superposent : cinémas de quartier, rêves de voyage, rencontres amoureuses au bord de la Marne. Et puis la guerre survient. Soudain, les rues sont lentes et silencieuses. Où seront les guinguettes, les fritures de Suresnes ? [...] Les châteaux de lenfance séloignent. Les adultes reviennent dans la cour de leur école comme à la récréation. Puis des trains les emportent.
Le train qui ramène quotidiennement le travailleur banlieusard vers le centre peut aussi déporter
Dès lors, Pialat témoigne à charge contre la vie de misère et le paysage généralement ingrat de la banlieue. La rage exprimée dans ses films à venir est déjà là, compacte et lucide. Tout y passe. La mesquinerie des petits propriétaires pavillonnaires, tout dabord : Ma ptite maison, mon ptit jardin, un bon ptit boulot, une bonne ptite vie bien tranquille. Puis cest au tour des grands ensembles à loyer modéré : Voici venu le temps des casernes civiles. Univers concentrationnaire payable à tempérament. Et enfin, les bidonvilles insalubres des émigrés de première génération situés à seulement trois kilomètres des Champs-Elysées.
Le réalisateur verse au dossier des pièces éloquentes : Déficit en terrain de jeu, en terrain de sport : 75 %, déficit en jardin denfant : 99%. Nombre de lycées dans les communes de la Seine, 9, à Paris, 29. Théâtre en dehors de Paris, 0, salle de concert, 0. Dès 1960, le constat est sans appel. La banlieue est lenfant quasi mort-né de laprès-guerre. Un enfant non désiré, uniquement conçu au profit du triomphe économique en cours (les Trente Glorieuses), et fabriqué dans des bureaux détudes avides de rapides retours sur investissement. A bien y regarder aujourdhui, on se dit que depuis quarante ans, cest en salle de réanimation que les politiques sacharnent maintenant : pour tenter de sauver ce qui peut encore lêtre.
Mais pour Pialat, le mal est fait. Aucune promotion, aucun plan, aucune dépense ne permettra la cautérisation. La banlieue est une friche désolée et désolante. Un terrain vague où, la nuit venue, de jeunes gens saffrontent à mains nues (en 1960, les armes à feu ne sont pas encore dans les banlieues) pour dissiper lennui, ce principal agent dérosion des paysages pauvres. Elle restera au ban de lHistoire, laissée à sa propre dévastation, passée ou à venir. Et si les chiffres ne suffisent pas à sen convaincre, Maurice Pialat se fait fort de nous le faire comprendre par limage. Près dun pavillon visiblement à labandon, un poteau indicateur tordu est couché au sol, lentement la caméra sen approche jusquà ce quon puisse lire ce qui figure sur le rectangle de fer blanc : rue dOradour sur Glane. Limage est forte, disproportionnée peut-être, mais elle contient en elle toute la violence du cinéma de Pialat. Un cinéma de laffrontement direct et du corps à corps. Un cinéma de la révolte contre la duperie érigée en système et les faux-semblants dune vie que lon doit, tant bien que mal, mener à terme.
Pialat nest jamais dupe et ses films sont là pour le faire entendre. Oui, la banlieue restera à la périphérie de lHistoire parce que la vie quon y mène sécoule dans un présent continu. Le présent métronomique des transports en commun et des automatismes répétés à linfini. Tous les matins, cest la hantise du retard. Départ à la nuit noire. Course jusquà la station. Trajet aveugle et chaotique au sein dune foule serrée et moite. Plongée dans le métro tiède. Interminable couloir de correspondance. Portillon automatique. Entassement dans les wagons surchargés. Second trajet en autobus. Le travail est une délivrance. Le soir on remet ça. Deux heures, trois heures, quatre heures de trajet chaque jour. Le banlieusard sécrète ainsi son propre anesthésiant. Mais dans ce demi-sommeil, une autre course folle commence. Il lui faut rattraper son retard dans laccumulation des richesses factices quon lui fait miroiter : Culture en toc, dans construction en toc. De plus en plus la publicité prévaut contre la réalité. Et quand leffet de lanesthésique sestompe, cest déjà lheure de la vieillesse et de la retraite. Vieillesse comme récompense, comme marché que chacun considère avoir passé. Ils ont payé pour ça. Payé pour être vieux. Le seul âge où on vous foute la paix. Dans la salle de réveil (hospice ou vieux quartier isolé), lhumeur est à la mélancolie et les souvenirs enfouis dune enfance réelle ou fantasmée remontent à la surface. Tout ça pour ça. Entre la vieillesse et lenfance, la vie naura donc été quun interminable et sombre tunnel traversé par un train de banlieue...
Lamour existe est un brûlot. Par sa liberté, il oppose une fin de non-recevoir à toute objection dexactitude ou de tempérance analytique sur la banlieue (en 1960 ou aujourdhui, peu importe). Maurice Pialat ne parle ici quen son nom propre. Il fut un enfant des banlieues qui ne se remit jamais de ne pas avoir su voir leurs beautés impénétrables, tout simplement parce que personne ne lui a appris à les lire. Et même sil a fini par apprendre que, sous les couches damertume, de désespérance et dennui, bien sûr lamour existe, cela ne suffit pas pour en faire un film, tout juste un titre.
Maurice Pialat est mort le 11 janvier 2003.
(1) Toutes les citations sont extraites de Lamour existe.
(1) Toutes les citations sont extraites de Lamour existe.