Sortie du DVD de Notre Monde
Notre Monde Notre Monde (2013, 119') un film de Thomas LacosteRassemblant plus de 35 intervenants, philosophes, sociologues, économistes, magistrats, médecins, universitaires et écrivains, Notre Monde propose un espace dexpression pour travailler, comme nous y enjoint JeanLuc Nancy à « une pensée commune ». Plus encore quun libre espace de parole, Notre Monde sappuie sur un ensemble foisonnant de propositions concrètes pour agir comme un rappel essentiel, individuel et collectif : « faites de la politique » et de préférence autrement.
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© Passant n°44 [avril 2003 - mai 2003]
© Passant n°44 [avril 2003 - mai 2003]
par Michel Kokoreff
Imprimer l'articleIl y a du politique dans les quartiers
Ce retournement politique, il faut en saisir les vraies dimensions ; sans pour autant se livrer à lexercice abstrait danalyse des idées et des dogmes contemporains. Les ma-nifestations empiriques de ce nouvel ordre, quil faut suivre une à une, sont nombreuses : les actions menées par les gouvernements, les textes de lois votés par les parlements, les débats publics orchestrés par les mass media, les effets émergents et/ou non désirés (quil sagisse des actions menées par les services de police et de justice ou des tensions quelles engendrent in situ). Mais est-ce suffisant ? Sans doute pas ; car la dite « question de la sécurité » nimporte pas seulement par ce quelle produit institutionnellement ou rend visible socialement, mais aussi par ce quelle recouvre et rend invisible politiquement, en particulier dans ces quartiers plus impopulaires et déclassés que jamais.
Eloignons-nous donc un moment de la tourmente sécuritaire. Que constate-t-on sur le « terrain » ou au moins dans certaines situations ou configurations locales ? On a pris lhabitude de se lamenter sur la désorganisation sociale qui régnerait dans les quartiers visés par la politique de la ville et, par extension, sur labsence de civisme ou de citoyenneté de leurs habitants, à commencer par les « jeunes des banlieues », demblée qualifiés dans une catégorie prétendument homogène. Ces lieux se caractériseraient essentiellement par le vide, par labsence de toute dimension politique. Lasthénie politique est lun des « constats » majeurs sur lesquels reposent les idéologies et les politiques de reconquête des quartiers. Sagit-il, pourtant, dun constat ou dune simple idée reçue, dun axiome dautant plus facile et réducteur quil permet de faire à la fois léconomie de la compréhension approfondie des situations et de proposer des solutions de reprise en main ?
Cest un fait, la misère sociale est plus présente dans ces quartiers quailleurs. Tous les indicateurs de précarité le démontrent (taux de chômage, part des salariés en CDD, en intérim ou à temps partiel, ressources et part de laide sociale dans les revenus, familles monoparentales, etc.) : les « zones urbaines sensibles » cumulent les handicaps sociaux, mais aussi urbains (enclavement physique, mauvaise desserte en matière de transport en commun, déficit déquipements collectifs, etc.). Ainsi dans la région parisienne, les taux de chômage sont jusquà deux à trois supérieurs à ce quils sont dans les communes de référence et moyenne nationale. Mais lindiscutable misère sociale ne saurait réduire ces espaces et les populations qui y vivent à une « handicapologie ». Gardons-nous en effet des généralisations hâtives, la diversité et la complexité des situations locales restent un fait incontournable. La plupart des enquêtes approfondies le montrent : la catégorie de « jeunes des cités » recouvre une diversité de statuts selon la classe dâge, le sexe, le rapport à lécole et au travail salarié, donc à la société, qui se traduisent par des trajectoires plus hétérogènes quon tente de le faire croire dordinaire. Ainsi, linvestissement scolaire, cest-à-dire ladhésion à lidée que lécole reste une voie essentielle pour sen sortir et trouver un emploi, est un facteur de différenciation sociale négligé. Lanalyse des trajectoires scolaires et professionnelles relate tantôt une mobilité sociale dune partie de ces jeunes par rapport à leurs parents, tantôt la volonté daccéder de façon très conformiste à une « vie normale » sans se faire beaucoup dillusions sur leur avenir.
Dire cela nest pas nier la réalité, mais prendre en compte la complexité du réel. Ainsi, la petite délinquance est un fait, les tensions sont parfois palpables. Léconomie qualifiée de « souterraine » est une réalité sociale dans un certain nombre de cas et cela depuis fort longtemps. Les petits bizness sinscrivent en partie dans la continuité dun mode de vie centré sur les solidarités informelles et des pratiques de débrouillardise. Ils offrent aux plus démunis et désaffiliés la possibilité doccuper une place et dêtre quelquun. Désormais pourtant, le deal est devenu un mythe que l« on » (élus, journalistes, travailleurs sociaux, chercheurs) contribue trop souvent à grandir pour mieux le dénoncer. Plus généralement, la définition sans nuances des quartiers et des cités dhabitat social comme des « zones criminogènes » est bien réductrice, dun point de vue sociologique. On peut y voir la traduction dune représentation historiquement datée faisant de la pauvreté le terreau « naturel » de la criminalité qui sexprime dans le portrait-robot des « jeunes des cités », tout à la fois incivils, agressifs, violents, drogués, violeurs, en proie à lattrait du bizness et de largent facile, qui régneraient dans ces territoires dominés par le « caïdat » et des « logiques mafieuses ». Mais on peut aussi formuler lhypothèse selon laquelle cette diabolisation de ces groupes, renvoyant plus ou moins implicitement à la figure des jeunes issus de limmigration ou assignés à elle, répond à une stratégie de disqualification sociale dont les bénéfices politiques ne sont pas négligeables.
Dans un tel contexte, tout se passe comme si la révolte ne pouvait sénoncer que dans le registre des violences urbaines ou dans des conduites desquive et de fuite. Mais cette vision des choses est un peu courte. Elle occulte le potentiel politique des jeunes et des moins jeunes déclassés des quartiers qui se trouvent mis à lépreuve dans le rapport de force avec les institutions et les nombreux obstacles quils rencontrent pour se faire entendre et agir. Ce qui nous ramène à lenvahissement de lespace public par les problématiques en termes de violence et de sécurité. Envoyer des escadrons de CRS à des habitants qui manifestent contre la violence exercée à légard dun de leurs proches revient à opposer une fin de non-recevoir à une demande politique de respect de légalité des citoyens et de reconnaissance. Les collectifs qui se sont mobilisés ici ou là ont bien eu conscience de cette stratégie de laffrontement ; ils ont cherché à développer dautres moyens daction, en se situant sur le terrain du droit, en multipliant les actions lors des procès, suite à des « bavures policières » ou aux décisions prises par les parquets.
La justice sest ainsi avérée un terrain privilégié daction politique là encore ce nest pas nouveau. Mais ce nest pas le seul. Il faudrait aussi mentionner laccès au logement, la lutte contre les discriminations ethniques et raciales, la demande déquipements et de moyens humains, le soutien et laccompagnement scolaires des enfants de collèges surpeuplés, etc. Des réseaux existent à léchelle régionale qui permettent de saffranchir du « localisme » et daborder les problèmes globalement. Par ailleurs, il est certain que le regain des tensions internationales, de la guerre du Proche Orient aux attentats terroristes, constitue un moteur indéniable de la politisation des jeunes issus de limmigration maghrébine. Les Arabes de France qui se sentent exclus, menacés, victimes, peuvent trouver dans la figure du Palestinien une image cristallisatrice didentification, à des degrés divers dintensité.
Cette recherche de repères politiques, cet apprentissage politique, qui embrassent ouverture au monde et regard sur soi, sont les formes les plus ordinaires de socialisation politique et, au-delà, de désirs daccéder à une citoyenneté active. Pourtant, cette recherche collective de soi est disqualifiée : elle ne cadre pas avec les formes de la socialisation politique habituelle. En ce sens, le constat dune « dépolitisation des quartiers » nest que la traduction, dans le vocabulaire dominant, dune disqualification des formes propres dexpression politique. Il faut en réalité inverser le raisonnement et bien constater, empiriquement cette fois, que la vie publique des quartiers, sa dimension politique, sont tout simplement « invisibilisées ». Jamais on ne parle des actions des bénévoles, de leur engagement pour le bien commun, de la vitalité associative sappuyant depuis longtemps parfois sur des traditions de luttes ou de mobilisation collective anciennes, du militantisme local qui sest profondément renouvelé lors de ces dix dernières années. Ce sont pourtant des réalités sociologiques. Il y a là un impensé et un non-dit qui témoignent du fossé qui sest creusé entre le discours et la réalité, les élites et les situations vécues, dans nos banlieues comme ailleurs.
Prendre en compte cette dimension politique de la question des quartiers suppose de se déprendre de nos modes de pensée habituels pour la rendre intelligible et en reconnaître la singularité. En effet, cette conscience sociale et politique ne se traduit pas dans les formes conventionnelles et structurées dun mouvement politique. Pas plus quelle ne débouche sur un projet politique global. Mais elle ne se réduit pas non plus aux messages exprimés par les groupes de rap et autres musiques populaires contemporaines même sil sagit là dun indice. On a affaire à un registre dexpression que lon pourrait qualifier dinfrapolitique.
Il faudrait souligner le poids des facteurs structurels (bouleversements du système productif, chômage et précarité de masse) qui ont conduit à une décomposition des formes traditionnelles de mobilisation politique et syndicale qui caractérisaient les classes populaires. Il y a bien eu un déficit de socialisation politique, accentué par une moins forte présence militante des classes moyennes logées dans les cités dhabitat social. On sait que le développement des dispositifs de la politique de la ville a été loccasion pour une nouvelle génération dêtre formée par les membres de ces classes moyennes, de se familiariser avec des logiques institutionnelles et politiques complexes, et dimpulser des initiatives locales représentatives des revendications des habitants. Entre rapport utilitariste et désenchantement, cette logique daction a sans doute marqué le pas. Mais une autre génération est arrivée à maturité. Ayant une expérience directe de la vie dans les quartiers, elle a bénéficié dune sorte de promotion interne à travers une entrée par le « social » (ce que lon a appelé les « métiers de ville », ou encore les « emplois-jeunes »). Elle sest confrontée aux contradictions de ce double statut. Elle a éprouvé en première ligne les limites de ces véritables niches ethniques quont pu constituer les emplois de proximité (médiateurs, agents de développement local, mais aussi, vigiles, agents de sécurité), à lincertitude des politiques municipales et aux stratégies clientélistes des élus et chefs de service. Ainsi sest opérée une repolitisation par le bas.
Pour situer approximativement un tel registre, disons que lon est à la lisière du politique, du social et de la culture. Discours et actes salimentent dune expérience sociale marquée par labsence de perspectives scolaires et professionnelles stables, la désaffiliation sociale et urbaine, le racisme éprouvé quotidiennement, un sentiment dinjustice exacerbé à légard de la police, de la justice, et aussi des municipalités en place. Dans le même temps, cette conscience politique revendique reconnaissance et représentation. Cest toute la question du droit à lexpression politique des minorités invisibles qui est posée : les conditions de leur accès à une citoyenneté active. De quoi sagit-il ? Non pas seulement de sinscrire sur les listes électorales, mais de présenter des candidats, former des listes, faire entendre la voie des populations immigrées ou traitées comme telles qui constituent dans bien des cas la majorité des habitants des quartiers populaires périphériques. Bref, laction politique à léchelon local contre la ségrégation.
Sans doute un pas est-il franchi dès lors que la question posée est celle de laccès à la citoyenneté ou de la reconnaissance de certains groupes comme minorités, qui interpellent luniversalisme abstrait à partir dune expérience directe des discriminations et dune connaissance des pratiques effectives des institutions. Cest aussi le cas lorsque lEtat durgence est décrété dans certaines zones réputées « à risques » et débouche sur des abus, violences, bavures qui ne font que creuser le fossé entre institutions et populations. On passe à une action suprapolitique dès lors que les militants des cités de banlieues trouvent des relais à travers des réseaux associatifs, des collectifs qui ont acquis expérience et savoir-faire, des journalistes, des sociologues Il nen demeure pas moins que ces logiques daction sont fragiles et bien incertaines, dépendantes quelles sont dun contexte politique et idéologique, de facteurs externes, dappuis toujours négociables. Il en résulte une fragmentation de lespace politique des banlieues que des tentatives électoralistes sans lendemain ont cherché à fédérer. Fragmen-tation qui se traduit par de forts effets de contexte et de lieu, selon que lon se trouve à Roubaix, Nanterre, Marseille ou Toulouse.
Il y a donc du politique dans ces quartiers. Se révolter contre un contrôle didentité qui dérape, larbitraire policier, une expulsion se faisant au mépris de la réinsertion sociale des personnes, la « double peine », cest envoyer un message aux représentants de lEtat. De même, protester contre le manque de moyens attribués par les collectivités locales aux associations, interpeller les maires sur leur « politique » en faveur des quartiers qui cumulent des handicaps sociaux que lon ne saurait traiter en installant des caméras de vidéo-surveillance, demander à être consulté sur les projets durbanisme ou déquipements collectifs, cest aussi envoyer un message aux collectivités locales. Or la réponse consiste répétons-le à dépolitiser ces actions ; dépolitisation qui peut passer par des formes concertées de criminalisation des militants les plus engagés, selon des modalités quil faudrait décrire plus longuement. On peut se demander si les « quartiers sensibles » ne sont pas, à cet égard, le laboratoire de nouvelles stratégies déployées à lencontre des mouvements syndicaux et des actions militantes et protestataires.
Sortir de la violence et de la peur, réouvrir un espace aux conflits, reconnaître les nouveaux acteurs dans la participation aux affaires de la cité : autant de nécessités absolues si on ne veut pas quune nouvelle fois les prophéties sauto-réalisent. Mais selon quelles stratégies et quelles formes ? La question reste ouverte et appartient aux acteurs eux-mêmes. Au moins, ne faisons pas comme si cette force politique nexistait pas. Aux prises de positions idéologiques et aux fantasmes sécuritaires, il est temps dopposer lanalyse des faits.
Eloignons-nous donc un moment de la tourmente sécuritaire. Que constate-t-on sur le « terrain » ou au moins dans certaines situations ou configurations locales ? On a pris lhabitude de se lamenter sur la désorganisation sociale qui régnerait dans les quartiers visés par la politique de la ville et, par extension, sur labsence de civisme ou de citoyenneté de leurs habitants, à commencer par les « jeunes des banlieues », demblée qualifiés dans une catégorie prétendument homogène. Ces lieux se caractériseraient essentiellement par le vide, par labsence de toute dimension politique. Lasthénie politique est lun des « constats » majeurs sur lesquels reposent les idéologies et les politiques de reconquête des quartiers. Sagit-il, pourtant, dun constat ou dune simple idée reçue, dun axiome dautant plus facile et réducteur quil permet de faire à la fois léconomie de la compréhension approfondie des situations et de proposer des solutions de reprise en main ?
Cest un fait, la misère sociale est plus présente dans ces quartiers quailleurs. Tous les indicateurs de précarité le démontrent (taux de chômage, part des salariés en CDD, en intérim ou à temps partiel, ressources et part de laide sociale dans les revenus, familles monoparentales, etc.) : les « zones urbaines sensibles » cumulent les handicaps sociaux, mais aussi urbains (enclavement physique, mauvaise desserte en matière de transport en commun, déficit déquipements collectifs, etc.). Ainsi dans la région parisienne, les taux de chômage sont jusquà deux à trois supérieurs à ce quils sont dans les communes de référence et moyenne nationale. Mais lindiscutable misère sociale ne saurait réduire ces espaces et les populations qui y vivent à une « handicapologie ». Gardons-nous en effet des généralisations hâtives, la diversité et la complexité des situations locales restent un fait incontournable. La plupart des enquêtes approfondies le montrent : la catégorie de « jeunes des cités » recouvre une diversité de statuts selon la classe dâge, le sexe, le rapport à lécole et au travail salarié, donc à la société, qui se traduisent par des trajectoires plus hétérogènes quon tente de le faire croire dordinaire. Ainsi, linvestissement scolaire, cest-à-dire ladhésion à lidée que lécole reste une voie essentielle pour sen sortir et trouver un emploi, est un facteur de différenciation sociale négligé. Lanalyse des trajectoires scolaires et professionnelles relate tantôt une mobilité sociale dune partie de ces jeunes par rapport à leurs parents, tantôt la volonté daccéder de façon très conformiste à une « vie normale » sans se faire beaucoup dillusions sur leur avenir.
Dire cela nest pas nier la réalité, mais prendre en compte la complexité du réel. Ainsi, la petite délinquance est un fait, les tensions sont parfois palpables. Léconomie qualifiée de « souterraine » est une réalité sociale dans un certain nombre de cas et cela depuis fort longtemps. Les petits bizness sinscrivent en partie dans la continuité dun mode de vie centré sur les solidarités informelles et des pratiques de débrouillardise. Ils offrent aux plus démunis et désaffiliés la possibilité doccuper une place et dêtre quelquun. Désormais pourtant, le deal est devenu un mythe que l« on » (élus, journalistes, travailleurs sociaux, chercheurs) contribue trop souvent à grandir pour mieux le dénoncer. Plus généralement, la définition sans nuances des quartiers et des cités dhabitat social comme des « zones criminogènes » est bien réductrice, dun point de vue sociologique. On peut y voir la traduction dune représentation historiquement datée faisant de la pauvreté le terreau « naturel » de la criminalité qui sexprime dans le portrait-robot des « jeunes des cités », tout à la fois incivils, agressifs, violents, drogués, violeurs, en proie à lattrait du bizness et de largent facile, qui régneraient dans ces territoires dominés par le « caïdat » et des « logiques mafieuses ». Mais on peut aussi formuler lhypothèse selon laquelle cette diabolisation de ces groupes, renvoyant plus ou moins implicitement à la figure des jeunes issus de limmigration ou assignés à elle, répond à une stratégie de disqualification sociale dont les bénéfices politiques ne sont pas négligeables.
Dans un tel contexte, tout se passe comme si la révolte ne pouvait sénoncer que dans le registre des violences urbaines ou dans des conduites desquive et de fuite. Mais cette vision des choses est un peu courte. Elle occulte le potentiel politique des jeunes et des moins jeunes déclassés des quartiers qui se trouvent mis à lépreuve dans le rapport de force avec les institutions et les nombreux obstacles quils rencontrent pour se faire entendre et agir. Ce qui nous ramène à lenvahissement de lespace public par les problématiques en termes de violence et de sécurité. Envoyer des escadrons de CRS à des habitants qui manifestent contre la violence exercée à légard dun de leurs proches revient à opposer une fin de non-recevoir à une demande politique de respect de légalité des citoyens et de reconnaissance. Les collectifs qui se sont mobilisés ici ou là ont bien eu conscience de cette stratégie de laffrontement ; ils ont cherché à développer dautres moyens daction, en se situant sur le terrain du droit, en multipliant les actions lors des procès, suite à des « bavures policières » ou aux décisions prises par les parquets.
La justice sest ainsi avérée un terrain privilégié daction politique là encore ce nest pas nouveau. Mais ce nest pas le seul. Il faudrait aussi mentionner laccès au logement, la lutte contre les discriminations ethniques et raciales, la demande déquipements et de moyens humains, le soutien et laccompagnement scolaires des enfants de collèges surpeuplés, etc. Des réseaux existent à léchelle régionale qui permettent de saffranchir du « localisme » et daborder les problèmes globalement. Par ailleurs, il est certain que le regain des tensions internationales, de la guerre du Proche Orient aux attentats terroristes, constitue un moteur indéniable de la politisation des jeunes issus de limmigration maghrébine. Les Arabes de France qui se sentent exclus, menacés, victimes, peuvent trouver dans la figure du Palestinien une image cristallisatrice didentification, à des degrés divers dintensité.
Cette recherche de repères politiques, cet apprentissage politique, qui embrassent ouverture au monde et regard sur soi, sont les formes les plus ordinaires de socialisation politique et, au-delà, de désirs daccéder à une citoyenneté active. Pourtant, cette recherche collective de soi est disqualifiée : elle ne cadre pas avec les formes de la socialisation politique habituelle. En ce sens, le constat dune « dépolitisation des quartiers » nest que la traduction, dans le vocabulaire dominant, dune disqualification des formes propres dexpression politique. Il faut en réalité inverser le raisonnement et bien constater, empiriquement cette fois, que la vie publique des quartiers, sa dimension politique, sont tout simplement « invisibilisées ». Jamais on ne parle des actions des bénévoles, de leur engagement pour le bien commun, de la vitalité associative sappuyant depuis longtemps parfois sur des traditions de luttes ou de mobilisation collective anciennes, du militantisme local qui sest profondément renouvelé lors de ces dix dernières années. Ce sont pourtant des réalités sociologiques. Il y a là un impensé et un non-dit qui témoignent du fossé qui sest creusé entre le discours et la réalité, les élites et les situations vécues, dans nos banlieues comme ailleurs.
Prendre en compte cette dimension politique de la question des quartiers suppose de se déprendre de nos modes de pensée habituels pour la rendre intelligible et en reconnaître la singularité. En effet, cette conscience sociale et politique ne se traduit pas dans les formes conventionnelles et structurées dun mouvement politique. Pas plus quelle ne débouche sur un projet politique global. Mais elle ne se réduit pas non plus aux messages exprimés par les groupes de rap et autres musiques populaires contemporaines même sil sagit là dun indice. On a affaire à un registre dexpression que lon pourrait qualifier dinfrapolitique.
Il faudrait souligner le poids des facteurs structurels (bouleversements du système productif, chômage et précarité de masse) qui ont conduit à une décomposition des formes traditionnelles de mobilisation politique et syndicale qui caractérisaient les classes populaires. Il y a bien eu un déficit de socialisation politique, accentué par une moins forte présence militante des classes moyennes logées dans les cités dhabitat social. On sait que le développement des dispositifs de la politique de la ville a été loccasion pour une nouvelle génération dêtre formée par les membres de ces classes moyennes, de se familiariser avec des logiques institutionnelles et politiques complexes, et dimpulser des initiatives locales représentatives des revendications des habitants. Entre rapport utilitariste et désenchantement, cette logique daction a sans doute marqué le pas. Mais une autre génération est arrivée à maturité. Ayant une expérience directe de la vie dans les quartiers, elle a bénéficié dune sorte de promotion interne à travers une entrée par le « social » (ce que lon a appelé les « métiers de ville », ou encore les « emplois-jeunes »). Elle sest confrontée aux contradictions de ce double statut. Elle a éprouvé en première ligne les limites de ces véritables niches ethniques quont pu constituer les emplois de proximité (médiateurs, agents de développement local, mais aussi, vigiles, agents de sécurité), à lincertitude des politiques municipales et aux stratégies clientélistes des élus et chefs de service. Ainsi sest opérée une repolitisation par le bas.
Pour situer approximativement un tel registre, disons que lon est à la lisière du politique, du social et de la culture. Discours et actes salimentent dune expérience sociale marquée par labsence de perspectives scolaires et professionnelles stables, la désaffiliation sociale et urbaine, le racisme éprouvé quotidiennement, un sentiment dinjustice exacerbé à légard de la police, de la justice, et aussi des municipalités en place. Dans le même temps, cette conscience politique revendique reconnaissance et représentation. Cest toute la question du droit à lexpression politique des minorités invisibles qui est posée : les conditions de leur accès à une citoyenneté active. De quoi sagit-il ? Non pas seulement de sinscrire sur les listes électorales, mais de présenter des candidats, former des listes, faire entendre la voie des populations immigrées ou traitées comme telles qui constituent dans bien des cas la majorité des habitants des quartiers populaires périphériques. Bref, laction politique à léchelon local contre la ségrégation.
Sans doute un pas est-il franchi dès lors que la question posée est celle de laccès à la citoyenneté ou de la reconnaissance de certains groupes comme minorités, qui interpellent luniversalisme abstrait à partir dune expérience directe des discriminations et dune connaissance des pratiques effectives des institutions. Cest aussi le cas lorsque lEtat durgence est décrété dans certaines zones réputées « à risques » et débouche sur des abus, violences, bavures qui ne font que creuser le fossé entre institutions et populations. On passe à une action suprapolitique dès lors que les militants des cités de banlieues trouvent des relais à travers des réseaux associatifs, des collectifs qui ont acquis expérience et savoir-faire, des journalistes, des sociologues Il nen demeure pas moins que ces logiques daction sont fragiles et bien incertaines, dépendantes quelles sont dun contexte politique et idéologique, de facteurs externes, dappuis toujours négociables. Il en résulte une fragmentation de lespace politique des banlieues que des tentatives électoralistes sans lendemain ont cherché à fédérer. Fragmen-tation qui se traduit par de forts effets de contexte et de lieu, selon que lon se trouve à Roubaix, Nanterre, Marseille ou Toulouse.
Il y a donc du politique dans ces quartiers. Se révolter contre un contrôle didentité qui dérape, larbitraire policier, une expulsion se faisant au mépris de la réinsertion sociale des personnes, la « double peine », cest envoyer un message aux représentants de lEtat. De même, protester contre le manque de moyens attribués par les collectivités locales aux associations, interpeller les maires sur leur « politique » en faveur des quartiers qui cumulent des handicaps sociaux que lon ne saurait traiter en installant des caméras de vidéo-surveillance, demander à être consulté sur les projets durbanisme ou déquipements collectifs, cest aussi envoyer un message aux collectivités locales. Or la réponse consiste répétons-le à dépolitiser ces actions ; dépolitisation qui peut passer par des formes concertées de criminalisation des militants les plus engagés, selon des modalités quil faudrait décrire plus longuement. On peut se demander si les « quartiers sensibles » ne sont pas, à cet égard, le laboratoire de nouvelles stratégies déployées à lencontre des mouvements syndicaux et des actions militantes et protestataires.
Sortir de la violence et de la peur, réouvrir un espace aux conflits, reconnaître les nouveaux acteurs dans la participation aux affaires de la cité : autant de nécessités absolues si on ne veut pas quune nouvelle fois les prophéties sauto-réalisent. Mais selon quelles stratégies et quelles formes ? La question reste ouverte et appartient aux acteurs eux-mêmes. Au moins, ne faisons pas comme si cette force politique nexistait pas. Aux prises de positions idéologiques et aux fantasmes sécuritaires, il est temps dopposer lanalyse des faits.
Sociologue au CESAMES (CNRS/Paris V), dernier ouvrage : La Force des quartiers. De la délinquance à lengagement politique, Paris, Payot, 2003.