Sortie du DVD de Notre Monde
Notre Monde Notre Monde (2013, 119') un film de Thomas LacosteRassemblant plus de 35 intervenants, philosophes, sociologues, économistes, magistrats, médecins, universitaires et écrivains, Notre Monde propose un espace dexpression pour travailler, comme nous y enjoint JeanLuc Nancy à « une pensée commune ». Plus encore quun libre espace de parole, Notre Monde sappuie sur un ensemble foisonnant de propositions concrètes pour agir comme un rappel essentiel, individuel et collectif : « faites de la politique » et de préférence autrement.
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© Passant n°43 [février 2003 - mars 2003]
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Les visiteuses du bout de lEurope
Qui je suis na pas dimportance. Il importe seulement de savoir que jai élu demeure sur un vieux continent que daucuns nomment lEurope et que je préfère, pour ma part, qualifier par ces anciens noms de pays qui pendent encore aux langues des habitants, avant quune rumeur commune ne balbutie dans les feuillages des villes et ne suggère une vie de torpeur enroulée aux écus dor des rêves dautrefois. Je ne peux pas dire que je suis réellement dun pays particulier. Toutes les vies me concernent, les brèves comme les longues, les glorieuses comme les ordinaires. Mon penchant, cependant, en raison de mes vertus sociales peu développées, va aux gens de peu, ceux que lexploitation réduit au pas grand chose, au presque rien. Non que je minimise la force du luxe et de ses agents zélés. Mais jai un faible pour la faiblesse. Savoir si je suis faible ou si je paie ma contribution, modique certainement, à larmée des bien portants relèverait dun nouveau récit quun autre membre du genre humain, tout en jambes, bras et tête pourrait écrire. A tout prendre, je préférerais (mais puis-je vraiment nommer mes préférences ?) quune femme sempare de ma vie et en dessine les coins et recoins, au crayon ou au fusain gras. Qui sait où sarrêteraient mes fuseaux et où mon heure commencerait ? Peut-être serais-je visible quelques minutes par jour, à Stockolm, Genève ou Tolède. Peut-être parviendrais-je à disparaître pour de bon, sauf dans les pubs anglais où ma pente naturelle mincline à séjourner plus longuement quailleurs. De moi il ne sera donc pas question dans ces histoires sentimentales, sauf par ricochets quand les bris des existences laissent deviner les reflets de ma pauvre vie.
Qui je suis na pas dimportance. Il importe seulement de savoir que jai élu domicile dans quatre villes aux quatre bouts de lEurope. Prétendre que je les ai habitées au même moment ou dans des temps différents nest pas sans intérêt mais toute vie est confuse et la mienne plus que dautres. Chacune de ces villes ma offert un point cardinal, une femme et une boussole pour ne pas me perdre. Aux pires instants de mes égarements, jai toujours gardé le cap sur le nord, le sud, lest ou louest. Dans toutes les villes, jai vu des immeubles grands ou petits, des nuages épais ou filandreux, des voitures peuplées de visages beaux à en mourir, indifférents à loisiveté des anges. Jai trouvé des gares aussi et des trains qui mont mené vers des villes lointaines dont je ne connaissais, jadis, que le nom qui tremblait souvent sur mes lèvres quand, malheureux, je le prononçais pour sentir combien jétais enfermé dans des limites invisibles qui, parfois, me donnaient envie de hurler.
Jaurais pu, il est vrai, vivre autrement, franchir des barbelés, escalader des murs et ne jamais partir, habiter des wagons abandonnés sur des rails envahis par la mauvaise herbe. Les vents se lèvent sur les moindres coins du globe. Seule lenvie de vivre me faisait souvent défaut. Assis sur une pierre ou debout la tête dans les nuages, je me serais débrouillé jusque tard dans la nuit, quand le noir fait de tout un rien immense. Le hasard et peut-être aussi un goût immodéré de lexotisme mont donné des villes où me perdre, des femmes pour le regard, des points dorientation à retourner à leurs expéditeurs.
Jeune homme de couleur blanche, la trentaine, sans talent particulier pour largent, sans haine aucune pour le genre humain, cherche villes et femmes à aimer, sans poste restante. Suis-je pauvre au point de grossir les flots de mendiants, suis-je invisible comme un ange sans demeure, ai-je vraiment des papiers pour glisser ainsi de ville en ville tel un passe-muraille aux talents déchainés, suis-je un réfugié politique, un ennemi du capital amoureux des capitales, je laisse ces questions en suspens. Un lecteur avisé les retrouvera, ici ou là, au gré dune fantaisie incalculable, comme autant de routes qui mènent vers des villes où je me suis peut-être trouvé. Jai exercé, il est vrai, des métiers différents (voleur, tueur, chroniqueur ?) que peu de gens pourraient identifier à un vrai métier, tant cette notion détient une évidence qui ne convient pas (lon sen doute) pour le cas présent. Peut-être serait-il plus exact de parler daffairement, à condition toutefois de lui enlever sa trame financière qui cadre mal avec une réalité aux abois que je ne présenterai quau style indirect. Indirectement jai réglé des affaires qui mont fait pénétrer dans des vies aussi peu affairées que la mienne.
Savoir comment je suis entré en contact avec toutes les vies ici évoquées est, encore pour moi à lheure actuelle (où suis-je vraiment à lheure actuelle ?), une chose partiellement mystérieuse sur laquelle je ne peux réfléchir sans ressentir aussitôt un vertige insoupçonné. Jignore tout des raisons, dont un esprit omniscient pourrait à coup sûr dresser le bilan, qui mont conduit, souvent par effraction, à entrer dans la vie des autres. Car assurément je ne suis pas un ange et je nai pas de la science une vue si haute quelle mautorise des pouvoirs dont je ne dispose pas. Toujours est-il que la chose sest passée. Ma métamorphose sest déroulée sans que je nen sache rien. Je suppose seulement, ce sera le mot du début, que bien percevoir le monde est le commencement dune vie nouvelle, sinon meilleure, du moins rétive aux illusions des frontières.
Les raisons de ma présence à Varsovie ne sont pas clairement établies. Dois-je attendre un train mais lequel , suspecter certains espions reconvertis, mais qui sont-ils exactement et comment savoir dans quel wagon ils se trouvent ? Dois-je renseigner la police, mais de quoi ? Ces indécisions chroniques ne mempêchent pas de savourer mon existence qui reste des plus simples. Je ne recherche pas les plaisirs. Les espoirs passent dans la tête sans moyen de les arrêter. Ils virevoltent à deux pas de moi alors que tout est déjà présent jusquà la fatigue. Les yeux rouges, je regarde dans les coins pour voir sils viennent me chercher. Je me cache dans la gare centrale, je ne suis pas le seul, beaucoup dhommes et de femmes font comme moi. Jai sur eux lavantage davoir de largent dans les poches et dêtre en bonne santé même si la vieille couverture que je porte sur les épaules ne le laisse pas deviner. Parfois, quand un ivrogne sapproche des cartons sur lesquels je dors, jaboie comme un chien pour lécarter et, à mon plus grand étonnement, au lieu de me sauter à la gorge et de me trancher la tête à laide dun canif, il séloigne, allant jusquà pousser des petits cris plaintifs qui pourraient suggérer un bref instant le sentiment inentamé de lhumanité. Je connais la gare comme ma poche. Je sais où trouver la nourriture, où uriner, de jour comme de nuit. Je repère les points de chaleur, fais leur siège dès que lurgence sen fait sentir, parfois au prix de luttes qui nen finissent pas en jappements, miaulements, bagarres, mutineries.
Je feins dobtenir de largent et jen obtiens sans savoir vraiment comment, car je ne sais jamais my prendre. Lever la main, la laisser dans lair un bref instant dans lespoir quune pièce viendra croiser sa route et la transformer en caravelle espagnole inspire le plus souvent pitié et dégoût. Peu de personnes savent à quel point je vis dans les marges, dans un infiniment petit qui na pourtant rien de comparable avec la pauvreté. Pauvre ou riche, ces adjectifs ne me qualifient pas. Non que je nen ressente lurgence imminente, mais ma mission me fait voir les choses autrement. Ma vie est si transparente quelle ne résisterait pas à un détecteur de lumière. Si je passais dans un puits du jour, je serais sans ombre ni aspérité aussi lisse quun film sous la loupe dun collectionneur. Jai pourtant des secrets que je garde jalousement qui, un jour peut-être, ressortiront, au détour dune histoire, à la faveur dune région humide propice aux larmes. Mes propriétés sont si vieilles que, parfois, jéprouve de la terreur à les voir séteindre sans que je nen sache rien, prisonnier dune tourbe si épaisse que le haut et le bas disparaissent dans une suite, sans musique, dalluvions sales et noirs.
La gare de Varsovie est un lieu gris peuplé par une armée de gens en haillons dont les plus chanceux ont encore leurs deux jambes pour marcher et courir le cas échéant. Je ne compte pas les culs de jatte, les borgnes, les épileptiques, les ivrognes qui croisent ma route et à qui jadresse un signe de la main ou une oeillade. Les ennemis du peuple les plus doués sont peut-être parmi eux. Je soigne ma popularité, je donne des conseils, jattends. Mes échéances ne me sont pas connues, ce qui est indéniablement un avantage. Car aucune journée nest vide au point de fermer sa boutique et de prendre des vacances. Les visions (je ne me comparerai pourtant pas à William Blake même si je lui ressemble) prennent le dessus et renouvellent partiellement le dessous. Je suppose que chacun ronge ses freins. Les miens nont jamais réellement fonctionné. Je roule en roue libre sans savoir où je vais, aussi désordonné quun buveur de paroles. Si javais à me plaindre je dirais que je mange mon pain blanc chaque jour en éternel affamé, à lair libre ou le plus souvent caché par les fumées des locomotives.
Je préfère ne pas me plaindre et penser que le monde a un sens dont jignore seulement la direction. Le jour je range mes affaires dans une consigne dont je garde la clef enroulée à mon cou. Aussi libre quune poussière, personne ne me voit, je ne suis personne. Je vais et je viens, dun dépôt de vêtements à une baraque à frites. Une bière à la main, je trinque avec deux qui mobservent. Pendant ce temps je suis les lettres du contrat. Je surveille, je compose avec les multiples situations qui font dune gare un lieu idéal pour lobservation. Car je suis un observateur, non pas du genre officiel mais de la tribu des clandestins, au service des puissants (et les puissants ne manquent pas), tâche particulièrement redoutée et appréciable qui, outre le plaisir de voir sans être vu, plonge celui qui la pratique dans des aventures toujours nouvelles. Je suis donc un aventurier aguerri aux techniques modernes de la filature (jumelles, écouteurs, etc.), un esprit intrépide qui a renoncé au confort de la vie moderne sans pour autant se rendre lexistence insupportable, qui supporte sa croix du moment quelle est exposée dans un rectangle clairement délimité par une porte dentrée et une sortie. La gare de Varsovie fournit précisément de telles conditions. Je vis déjà dans son périmètre depuis plusieurs semaines, soucieux de mieux madapter à la mission dont jignore encore tout.
Une raison plus subjective, à lorigine de mes amours ferroviaires, ma précipité dans la gare de Varsovie. Cette raison (je devrais dire déraison si je connaissais réellement le sens de ce mot) sappelle Kashia. Elle travaille au café Natalys à deux pas des trains qui partent vers lest et en reviennent. Tous les jours je la regarde jusquà ressentir dans mon corps une chaude lumière qui me fait rire jusquaux larmes. Tous les jours je photographie ses gestes. Jattends que son histoire devienne mienne ou à défaut que je vole un bout de son silence. Sil est vrai que le soleil se lève à lest, comment en être réellement sûr, surtout pour moi qui ai tellement les pieds au sol quune vache dans les airs serait un motif détonnement aussi grand que le départ majestueux du soleil dans lazur clair, sil est vrai donc que le soleil se lève à lest, je ne peux davantage comprendre pourquoi Kashia, cest ainsi que tu tappelles, fut la première femme à laquelle je pus mintégrer, sans quelle sen rendit compte. Je suppose que mon amour pour les pubs et indirectement pour les serveuses a trouvé, au café Natalys, un terreau favorable où mes mauvaises plantes ont poussé à leur gré, contre le mien. Je reste néanmoins le premier surpris par ce pouvoir quest le mien, dont je ne cesse, depuis, duser et dabuser.
Je profite de mes dons. Respirer ton parfum, scruter les boucles blondes qui se nouent et se dénouent dans ton épaisse chevelure est une grande joie. Dès que tu sens ma présence dans ton dos, tu frappes avec la main gauche sur ton épaule droite, par énervement ou par dépit, comme pour chasser un mauvais démon qui se serait caché dans le creux de ton épaule. Je ne suis pas un mauvais démon, mais évidemment tu nen sais rien. Seulement japprécie mal (ce ne sont que mes débuts) les distances. Je ne suis pas invisible car tu cries chaque fois que tu me vois blotti dans cette couverture marron qui pourrait très bien nabriter aucune forme humaine, doù séchappent seulement des yeux noirs, petits mais vifs, qui chavirent vers toi en trajectoires damendes. Ou bien tu fronces les sourcils, continues à remplir un bock ou tu joues à lindifférente et tes yeux partent vers une pancarte immense accrochée en haut de la gare, test the west. Je men vais aussi rapidement que je suis venu, fou évidemment au fond de mon âme noire, fuyant à moitié courbé vers le refuge du docteur Moreau, mon maître, dont je redoute plus que tout de ne rien connaître. Quand je regagne ma tanière, entre trois cartons et une vieille planche en bois, je pense à la mission qui mattend et je me demande si tu nen constitues pas le centre névralgique. Il est vrai que mes névralgies sont légion et que jai du mal à marmer pour de bon.
Cest ainsi que tu mes apparue, la semaine dernière, dans la gare centrale presque déserte, habitée seulement par des policiers en civils et des pauvres en uniforme. Le tramway n°18 te dépose à 6h45 à deux cents mètres de la gare. Tu mets 3 minutes et 32 secondes pour te rendre jusquaux portes automatiques qui souvrent à ton passage et se referment aussitôt. Tu laisses la nuit à la nuit. Les lumières bleues du café Natalys chantent pour toi seule. Tu enfiles une blouse blanche, fumes une cigarette, plaisantes avec une autre fille moins belle que toi. 10 minutes plus tard, tu laves les premières tasses, souris aux premiers clients. Tu as de grands yeux bleus qui transforment ton visage en ballon doxygène que je ne cesse de respirer dès que jen ai la possibilité. Jobserve tes allées et venues. Tu commences ton travail à 7h le matin, le quittes à 6h le soir. A midi tu manges un zapienka au fromage dans un café près de la gare. Exceptionnellement tu te rends au Mc Donalds, quand une amie vient te voir ou quand ton mari emmène votre fils Witold, pour un hamburger et des frites. Jévoque ces détails en apparence peu intimes afin de mieux faire sentir combien jen suis venu à entrer dans ta vie et à suivre ainsi, totalement invisible, les méandres de ce que plus tard il sera convenu dappeler ta pauvre vie. Mais toute vie nest-elle pas pauvre, la mienne plus que les autres. Réduit à suivre les mouvements des uns, les agitations des autres, je suis devenu insignifiant au point de garder dextrême justesse une forme humaine que seuls un vieillard presque mort ou un enfant mal né pourraient me jalouser.
Aujourdhui justement tu te rends au Mc Donalds. Tu déposes un plateau marron sur une table blanche, tasseois sur un tabouret gris. Je ne vois ni ton mari, ni Witold. Des néons jaunes éclairent des ballons rouges et bleus. Tu nattends personne. Les plantes en plastique vert sont plus belles que jamais. Le carrelage en damier noir et blanc brille comme un sou neuf. Tu comptes les pièces qui te restent, les glisses dans une poche de ta veste, croques dans le big mac. Un bout de viande enroulé dans du pain tombe dans ta bouche. Tu les y laisses un instant avant de les engloutir. Une sauce jaune légèrement sucrée reflue à la surface de tes lèvres. Tu reposes le big mac sur le plateau, lappétit nest pas au rendez-vous, personne nest au rendez-vous, une boisson aurait suffi. Tu regardes ta montre, il te reste encore du temps avant de revenir au café Natalys. Des jeunes filles à la jupe courte montent lescalier comme les dernières actrices à la mode. Lune delles ressemble à Katrin Wiesniovski, la frange, les yeux. Ton regard remonte vers la coupole en verre, senfuit vers le ciel gris. La pâleur des frites contraste avec le rouge des affiches. Tu croques dans la pâte du royal big mac. Brusquement tu as peur, de ce que tu vois, de ce que tu ne vois pas, du sourire de la caissière, du ciel gris derrière les vitres, des immeubles qui tournent au-dessus de ta tête, des actrices, des jeunes filles, des voyageurs qui simpatientent au comptoir. En règle générale, tu nes pas peureuse, jai même constaté une certaine audace à propos de deux ou trois faits insignifiants, audace que je mettrai en avant dans mon rapport, si toutefois je fais un rapport car aucune affaire ne se ressemble et ma vie, parfois, prend des tours étranges qui mempêchent dêtre objectif, si toutefois je parviens à donner un sens clair à ce mot, ce dont je ne suis pas sûr, jaurais même tendance à croire que les fantômes sont partout et que nous nen savons rien. Pour ce qui est des fantômes de Kashia, japprends à les distinguer. Lennui te fait peur au point que tu aimerais (tu aimerais tellement pouvoir aimer) vivre ailleurs. Depuis une semaine tu as envie de partir. Tu ouvres le sachet de frites, les étales sur le plateau à la manière dun éventail japonais. Il ne se passe rien. Des enfants tournent autour de la table en criant. Pas plus. Tu cries à ton tour, ils te regardent étonnés, le plus âgé te montre un doigt, tu essaies de lattraper, ton plateau tombe sur le sol. Léventail de frites ressemble à un ruban intermittent de lumière noyé dans le coca. Tu descends lescalier en courant. Tu voudrais pleurer mais la force nest pas avec toi, trop dimmeubles, trop de tristesse. Comme je lai dit jai un faible pour la tristesse. Varsovie est une ville triste qui ressemble à toutes les villes tristes. Un tramway traverse la place. Je vois des hommes et des femmes debout dans le tramway. Certains lisent le journal. Dautres ne font rien.
Tu passes devant le palais de la Culture, les mains dans ton pantalon rouge. Le feu passe au vert. Tu accélères pour ne pas être écrasée. La veste que tu as sur les épaules est de trop, tu lenlèves, le ciel est sans consistance, le palais flotte dans lair comme une immense cathédrale de béton, trois garçons en jeans te regardent violemment, tu te retournes, observes longuement le M lumineux du Mc Donalds. Lenseigne de la firme Sezam se détache sur les toits. Cest lété. Tu ne pars pas en vacances, tu ne pars jamais, tu tennuies, à quand lhiver. Tu aimes lhiver quand tu peux dormir sous la couette et quil fait froid partout. Lhiver tu es aveugle. Les femmes ont des sacs sur la tête, sur le corps. Les manteaux se frôlent sans se toucher. Lété, de jeunes stars paradent dans la gare, des hommes riches leur offrent des verres, des baisers, une vie au chaud pour toujours, au café Natalys ou ailleurs, pour des minutes longues comme des heures, courtes comme une vie. Il te faudra traverser lété et aussi la place centrale, rejoindre la gare, ne pas oublier le tablier blanc sous le comptoir. Toutes les choses que tu connais, il te faut toujours les refaire. Les choses que tu ne connais pas, tu ne peux jamais les faire. Demain sera demain. Tu gagneras du temps ou parleras avec Katarina. Elle fait ses courses dans un nouveau magasin à Ursanow, loin de chez elle. Chez elle les magasins ont disparu. Tu continues dans les mêmes supermarchés, pour combien de temps encore, tu peux tout faire à pied, cest une chance, il suffit de prendre un sac et de marcher 2 minutes. Tu naimes pas être seule au café en début daprès-midi. Tu restes avec les tasses, les bocks, de lautre côté du comptoir, tu attends, quoi au juste je ne saurais le dire. Je pourrais te parler mais je nen fais rien. Je tobserve à distance, thats all.
Tu longes tous les jours la place centrale. Limmeuble rose sur le coin gauche est ton préféré. Lété tu portes des couleurs vives. Le pantalon rouge contraste avec la veste verte. Tu aimes les couleurs en général comme le nouveau tramway, tout orange. La ville tentoure avec toutes ses vies que tu ignores, que tu croises parfois, dans une file dattente, dans un bus, au supermarché, sans que jamais rien ne se passe, ni en bien ni en mal. Les autres femmes se sont mariées au même âge que toi. A vingt-deux ans tu attendais un enfant. Maintenant il a six ans, tu en as ving-huit, la roue tourne, mieux pour les autres, Natalia est partie 15 jours avec son entreprise, Katrin est invitée chez ses beaux-parents le dimanche, Valéria peut faire garder son enfant. Tu ne pars jamais au bord de la mer, à la campagne, tu restes à Ursanow. Les midis tu te promènes dans le marché aux légumes et aux fruits en rêvant à des vies incompréhensibles, ailleurs, entre deux avions, entre deux hommes, des vies où le champagne coule toujours et où la tristesse, jamais, ne vient, sauf peut-être au petit matin quand les traits du visage ne sont pas encore recouverts dune épaisse poudre rose. Je pourrais te parler mais je nen fais rien, je tobserve à distance, thats all.
Qui je suis na pas dimportance. Il importe seulement de savoir que jai élu domicile dans quatre villes aux quatre bouts de lEurope. Prétendre que je les ai habitées au même moment ou dans des temps différents nest pas sans intérêt mais toute vie est confuse et la mienne plus que dautres. Chacune de ces villes ma offert un point cardinal, une femme et une boussole pour ne pas me perdre. Aux pires instants de mes égarements, jai toujours gardé le cap sur le nord, le sud, lest ou louest. Dans toutes les villes, jai vu des immeubles grands ou petits, des nuages épais ou filandreux, des voitures peuplées de visages beaux à en mourir, indifférents à loisiveté des anges. Jai trouvé des gares aussi et des trains qui mont mené vers des villes lointaines dont je ne connaissais, jadis, que le nom qui tremblait souvent sur mes lèvres quand, malheureux, je le prononçais pour sentir combien jétais enfermé dans des limites invisibles qui, parfois, me donnaient envie de hurler.
Jaurais pu, il est vrai, vivre autrement, franchir des barbelés, escalader des murs et ne jamais partir, habiter des wagons abandonnés sur des rails envahis par la mauvaise herbe. Les vents se lèvent sur les moindres coins du globe. Seule lenvie de vivre me faisait souvent défaut. Assis sur une pierre ou debout la tête dans les nuages, je me serais débrouillé jusque tard dans la nuit, quand le noir fait de tout un rien immense. Le hasard et peut-être aussi un goût immodéré de lexotisme mont donné des villes où me perdre, des femmes pour le regard, des points dorientation à retourner à leurs expéditeurs.
Jeune homme de couleur blanche, la trentaine, sans talent particulier pour largent, sans haine aucune pour le genre humain, cherche villes et femmes à aimer, sans poste restante. Suis-je pauvre au point de grossir les flots de mendiants, suis-je invisible comme un ange sans demeure, ai-je vraiment des papiers pour glisser ainsi de ville en ville tel un passe-muraille aux talents déchainés, suis-je un réfugié politique, un ennemi du capital amoureux des capitales, je laisse ces questions en suspens. Un lecteur avisé les retrouvera, ici ou là, au gré dune fantaisie incalculable, comme autant de routes qui mènent vers des villes où je me suis peut-être trouvé. Jai exercé, il est vrai, des métiers différents (voleur, tueur, chroniqueur ?) que peu de gens pourraient identifier à un vrai métier, tant cette notion détient une évidence qui ne convient pas (lon sen doute) pour le cas présent. Peut-être serait-il plus exact de parler daffairement, à condition toutefois de lui enlever sa trame financière qui cadre mal avec une réalité aux abois que je ne présenterai quau style indirect. Indirectement jai réglé des affaires qui mont fait pénétrer dans des vies aussi peu affairées que la mienne.
Savoir comment je suis entré en contact avec toutes les vies ici évoquées est, encore pour moi à lheure actuelle (où suis-je vraiment à lheure actuelle ?), une chose partiellement mystérieuse sur laquelle je ne peux réfléchir sans ressentir aussitôt un vertige insoupçonné. Jignore tout des raisons, dont un esprit omniscient pourrait à coup sûr dresser le bilan, qui mont conduit, souvent par effraction, à entrer dans la vie des autres. Car assurément je ne suis pas un ange et je nai pas de la science une vue si haute quelle mautorise des pouvoirs dont je ne dispose pas. Toujours est-il que la chose sest passée. Ma métamorphose sest déroulée sans que je nen sache rien. Je suppose seulement, ce sera le mot du début, que bien percevoir le monde est le commencement dune vie nouvelle, sinon meilleure, du moins rétive aux illusions des frontières.
Les raisons de ma présence à Varsovie ne sont pas clairement établies. Dois-je attendre un train mais lequel , suspecter certains espions reconvertis, mais qui sont-ils exactement et comment savoir dans quel wagon ils se trouvent ? Dois-je renseigner la police, mais de quoi ? Ces indécisions chroniques ne mempêchent pas de savourer mon existence qui reste des plus simples. Je ne recherche pas les plaisirs. Les espoirs passent dans la tête sans moyen de les arrêter. Ils virevoltent à deux pas de moi alors que tout est déjà présent jusquà la fatigue. Les yeux rouges, je regarde dans les coins pour voir sils viennent me chercher. Je me cache dans la gare centrale, je ne suis pas le seul, beaucoup dhommes et de femmes font comme moi. Jai sur eux lavantage davoir de largent dans les poches et dêtre en bonne santé même si la vieille couverture que je porte sur les épaules ne le laisse pas deviner. Parfois, quand un ivrogne sapproche des cartons sur lesquels je dors, jaboie comme un chien pour lécarter et, à mon plus grand étonnement, au lieu de me sauter à la gorge et de me trancher la tête à laide dun canif, il séloigne, allant jusquà pousser des petits cris plaintifs qui pourraient suggérer un bref instant le sentiment inentamé de lhumanité. Je connais la gare comme ma poche. Je sais où trouver la nourriture, où uriner, de jour comme de nuit. Je repère les points de chaleur, fais leur siège dès que lurgence sen fait sentir, parfois au prix de luttes qui nen finissent pas en jappements, miaulements, bagarres, mutineries.
Je feins dobtenir de largent et jen obtiens sans savoir vraiment comment, car je ne sais jamais my prendre. Lever la main, la laisser dans lair un bref instant dans lespoir quune pièce viendra croiser sa route et la transformer en caravelle espagnole inspire le plus souvent pitié et dégoût. Peu de personnes savent à quel point je vis dans les marges, dans un infiniment petit qui na pourtant rien de comparable avec la pauvreté. Pauvre ou riche, ces adjectifs ne me qualifient pas. Non que je nen ressente lurgence imminente, mais ma mission me fait voir les choses autrement. Ma vie est si transparente quelle ne résisterait pas à un détecteur de lumière. Si je passais dans un puits du jour, je serais sans ombre ni aspérité aussi lisse quun film sous la loupe dun collectionneur. Jai pourtant des secrets que je garde jalousement qui, un jour peut-être, ressortiront, au détour dune histoire, à la faveur dune région humide propice aux larmes. Mes propriétés sont si vieilles que, parfois, jéprouve de la terreur à les voir séteindre sans que je nen sache rien, prisonnier dune tourbe si épaisse que le haut et le bas disparaissent dans une suite, sans musique, dalluvions sales et noirs.
La gare de Varsovie est un lieu gris peuplé par une armée de gens en haillons dont les plus chanceux ont encore leurs deux jambes pour marcher et courir le cas échéant. Je ne compte pas les culs de jatte, les borgnes, les épileptiques, les ivrognes qui croisent ma route et à qui jadresse un signe de la main ou une oeillade. Les ennemis du peuple les plus doués sont peut-être parmi eux. Je soigne ma popularité, je donne des conseils, jattends. Mes échéances ne me sont pas connues, ce qui est indéniablement un avantage. Car aucune journée nest vide au point de fermer sa boutique et de prendre des vacances. Les visions (je ne me comparerai pourtant pas à William Blake même si je lui ressemble) prennent le dessus et renouvellent partiellement le dessous. Je suppose que chacun ronge ses freins. Les miens nont jamais réellement fonctionné. Je roule en roue libre sans savoir où je vais, aussi désordonné quun buveur de paroles. Si javais à me plaindre je dirais que je mange mon pain blanc chaque jour en éternel affamé, à lair libre ou le plus souvent caché par les fumées des locomotives.
Je préfère ne pas me plaindre et penser que le monde a un sens dont jignore seulement la direction. Le jour je range mes affaires dans une consigne dont je garde la clef enroulée à mon cou. Aussi libre quune poussière, personne ne me voit, je ne suis personne. Je vais et je viens, dun dépôt de vêtements à une baraque à frites. Une bière à la main, je trinque avec deux qui mobservent. Pendant ce temps je suis les lettres du contrat. Je surveille, je compose avec les multiples situations qui font dune gare un lieu idéal pour lobservation. Car je suis un observateur, non pas du genre officiel mais de la tribu des clandestins, au service des puissants (et les puissants ne manquent pas), tâche particulièrement redoutée et appréciable qui, outre le plaisir de voir sans être vu, plonge celui qui la pratique dans des aventures toujours nouvelles. Je suis donc un aventurier aguerri aux techniques modernes de la filature (jumelles, écouteurs, etc.), un esprit intrépide qui a renoncé au confort de la vie moderne sans pour autant se rendre lexistence insupportable, qui supporte sa croix du moment quelle est exposée dans un rectangle clairement délimité par une porte dentrée et une sortie. La gare de Varsovie fournit précisément de telles conditions. Je vis déjà dans son périmètre depuis plusieurs semaines, soucieux de mieux madapter à la mission dont jignore encore tout.
Une raison plus subjective, à lorigine de mes amours ferroviaires, ma précipité dans la gare de Varsovie. Cette raison (je devrais dire déraison si je connaissais réellement le sens de ce mot) sappelle Kashia. Elle travaille au café Natalys à deux pas des trains qui partent vers lest et en reviennent. Tous les jours je la regarde jusquà ressentir dans mon corps une chaude lumière qui me fait rire jusquaux larmes. Tous les jours je photographie ses gestes. Jattends que son histoire devienne mienne ou à défaut que je vole un bout de son silence. Sil est vrai que le soleil se lève à lest, comment en être réellement sûr, surtout pour moi qui ai tellement les pieds au sol quune vache dans les airs serait un motif détonnement aussi grand que le départ majestueux du soleil dans lazur clair, sil est vrai donc que le soleil se lève à lest, je ne peux davantage comprendre pourquoi Kashia, cest ainsi que tu tappelles, fut la première femme à laquelle je pus mintégrer, sans quelle sen rendit compte. Je suppose que mon amour pour les pubs et indirectement pour les serveuses a trouvé, au café Natalys, un terreau favorable où mes mauvaises plantes ont poussé à leur gré, contre le mien. Je reste néanmoins le premier surpris par ce pouvoir quest le mien, dont je ne cesse, depuis, duser et dabuser.
Je profite de mes dons. Respirer ton parfum, scruter les boucles blondes qui se nouent et se dénouent dans ton épaisse chevelure est une grande joie. Dès que tu sens ma présence dans ton dos, tu frappes avec la main gauche sur ton épaule droite, par énervement ou par dépit, comme pour chasser un mauvais démon qui se serait caché dans le creux de ton épaule. Je ne suis pas un mauvais démon, mais évidemment tu nen sais rien. Seulement japprécie mal (ce ne sont que mes débuts) les distances. Je ne suis pas invisible car tu cries chaque fois que tu me vois blotti dans cette couverture marron qui pourrait très bien nabriter aucune forme humaine, doù séchappent seulement des yeux noirs, petits mais vifs, qui chavirent vers toi en trajectoires damendes. Ou bien tu fronces les sourcils, continues à remplir un bock ou tu joues à lindifférente et tes yeux partent vers une pancarte immense accrochée en haut de la gare, test the west. Je men vais aussi rapidement que je suis venu, fou évidemment au fond de mon âme noire, fuyant à moitié courbé vers le refuge du docteur Moreau, mon maître, dont je redoute plus que tout de ne rien connaître. Quand je regagne ma tanière, entre trois cartons et une vieille planche en bois, je pense à la mission qui mattend et je me demande si tu nen constitues pas le centre névralgique. Il est vrai que mes névralgies sont légion et que jai du mal à marmer pour de bon.
Cest ainsi que tu mes apparue, la semaine dernière, dans la gare centrale presque déserte, habitée seulement par des policiers en civils et des pauvres en uniforme. Le tramway n°18 te dépose à 6h45 à deux cents mètres de la gare. Tu mets 3 minutes et 32 secondes pour te rendre jusquaux portes automatiques qui souvrent à ton passage et se referment aussitôt. Tu laisses la nuit à la nuit. Les lumières bleues du café Natalys chantent pour toi seule. Tu enfiles une blouse blanche, fumes une cigarette, plaisantes avec une autre fille moins belle que toi. 10 minutes plus tard, tu laves les premières tasses, souris aux premiers clients. Tu as de grands yeux bleus qui transforment ton visage en ballon doxygène que je ne cesse de respirer dès que jen ai la possibilité. Jobserve tes allées et venues. Tu commences ton travail à 7h le matin, le quittes à 6h le soir. A midi tu manges un zapienka au fromage dans un café près de la gare. Exceptionnellement tu te rends au Mc Donalds, quand une amie vient te voir ou quand ton mari emmène votre fils Witold, pour un hamburger et des frites. Jévoque ces détails en apparence peu intimes afin de mieux faire sentir combien jen suis venu à entrer dans ta vie et à suivre ainsi, totalement invisible, les méandres de ce que plus tard il sera convenu dappeler ta pauvre vie. Mais toute vie nest-elle pas pauvre, la mienne plus que les autres. Réduit à suivre les mouvements des uns, les agitations des autres, je suis devenu insignifiant au point de garder dextrême justesse une forme humaine que seuls un vieillard presque mort ou un enfant mal né pourraient me jalouser.
Aujourdhui justement tu te rends au Mc Donalds. Tu déposes un plateau marron sur une table blanche, tasseois sur un tabouret gris. Je ne vois ni ton mari, ni Witold. Des néons jaunes éclairent des ballons rouges et bleus. Tu nattends personne. Les plantes en plastique vert sont plus belles que jamais. Le carrelage en damier noir et blanc brille comme un sou neuf. Tu comptes les pièces qui te restent, les glisses dans une poche de ta veste, croques dans le big mac. Un bout de viande enroulé dans du pain tombe dans ta bouche. Tu les y laisses un instant avant de les engloutir. Une sauce jaune légèrement sucrée reflue à la surface de tes lèvres. Tu reposes le big mac sur le plateau, lappétit nest pas au rendez-vous, personne nest au rendez-vous, une boisson aurait suffi. Tu regardes ta montre, il te reste encore du temps avant de revenir au café Natalys. Des jeunes filles à la jupe courte montent lescalier comme les dernières actrices à la mode. Lune delles ressemble à Katrin Wiesniovski, la frange, les yeux. Ton regard remonte vers la coupole en verre, senfuit vers le ciel gris. La pâleur des frites contraste avec le rouge des affiches. Tu croques dans la pâte du royal big mac. Brusquement tu as peur, de ce que tu vois, de ce que tu ne vois pas, du sourire de la caissière, du ciel gris derrière les vitres, des immeubles qui tournent au-dessus de ta tête, des actrices, des jeunes filles, des voyageurs qui simpatientent au comptoir. En règle générale, tu nes pas peureuse, jai même constaté une certaine audace à propos de deux ou trois faits insignifiants, audace que je mettrai en avant dans mon rapport, si toutefois je fais un rapport car aucune affaire ne se ressemble et ma vie, parfois, prend des tours étranges qui mempêchent dêtre objectif, si toutefois je parviens à donner un sens clair à ce mot, ce dont je ne suis pas sûr, jaurais même tendance à croire que les fantômes sont partout et que nous nen savons rien. Pour ce qui est des fantômes de Kashia, japprends à les distinguer. Lennui te fait peur au point que tu aimerais (tu aimerais tellement pouvoir aimer) vivre ailleurs. Depuis une semaine tu as envie de partir. Tu ouvres le sachet de frites, les étales sur le plateau à la manière dun éventail japonais. Il ne se passe rien. Des enfants tournent autour de la table en criant. Pas plus. Tu cries à ton tour, ils te regardent étonnés, le plus âgé te montre un doigt, tu essaies de lattraper, ton plateau tombe sur le sol. Léventail de frites ressemble à un ruban intermittent de lumière noyé dans le coca. Tu descends lescalier en courant. Tu voudrais pleurer mais la force nest pas avec toi, trop dimmeubles, trop de tristesse. Comme je lai dit jai un faible pour la tristesse. Varsovie est une ville triste qui ressemble à toutes les villes tristes. Un tramway traverse la place. Je vois des hommes et des femmes debout dans le tramway. Certains lisent le journal. Dautres ne font rien.
Tu passes devant le palais de la Culture, les mains dans ton pantalon rouge. Le feu passe au vert. Tu accélères pour ne pas être écrasée. La veste que tu as sur les épaules est de trop, tu lenlèves, le ciel est sans consistance, le palais flotte dans lair comme une immense cathédrale de béton, trois garçons en jeans te regardent violemment, tu te retournes, observes longuement le M lumineux du Mc Donalds. Lenseigne de la firme Sezam se détache sur les toits. Cest lété. Tu ne pars pas en vacances, tu ne pars jamais, tu tennuies, à quand lhiver. Tu aimes lhiver quand tu peux dormir sous la couette et quil fait froid partout. Lhiver tu es aveugle. Les femmes ont des sacs sur la tête, sur le corps. Les manteaux se frôlent sans se toucher. Lété, de jeunes stars paradent dans la gare, des hommes riches leur offrent des verres, des baisers, une vie au chaud pour toujours, au café Natalys ou ailleurs, pour des minutes longues comme des heures, courtes comme une vie. Il te faudra traverser lété et aussi la place centrale, rejoindre la gare, ne pas oublier le tablier blanc sous le comptoir. Toutes les choses que tu connais, il te faut toujours les refaire. Les choses que tu ne connais pas, tu ne peux jamais les faire. Demain sera demain. Tu gagneras du temps ou parleras avec Katarina. Elle fait ses courses dans un nouveau magasin à Ursanow, loin de chez elle. Chez elle les magasins ont disparu. Tu continues dans les mêmes supermarchés, pour combien de temps encore, tu peux tout faire à pied, cest une chance, il suffit de prendre un sac et de marcher 2 minutes. Tu naimes pas être seule au café en début daprès-midi. Tu restes avec les tasses, les bocks, de lautre côté du comptoir, tu attends, quoi au juste je ne saurais le dire. Je pourrais te parler mais je nen fais rien. Je tobserve à distance, thats all.
Tu longes tous les jours la place centrale. Limmeuble rose sur le coin gauche est ton préféré. Lété tu portes des couleurs vives. Le pantalon rouge contraste avec la veste verte. Tu aimes les couleurs en général comme le nouveau tramway, tout orange. La ville tentoure avec toutes ses vies que tu ignores, que tu croises parfois, dans une file dattente, dans un bus, au supermarché, sans que jamais rien ne se passe, ni en bien ni en mal. Les autres femmes se sont mariées au même âge que toi. A vingt-deux ans tu attendais un enfant. Maintenant il a six ans, tu en as ving-huit, la roue tourne, mieux pour les autres, Natalia est partie 15 jours avec son entreprise, Katrin est invitée chez ses beaux-parents le dimanche, Valéria peut faire garder son enfant. Tu ne pars jamais au bord de la mer, à la campagne, tu restes à Ursanow. Les midis tu te promènes dans le marché aux légumes et aux fruits en rêvant à des vies incompréhensibles, ailleurs, entre deux avions, entre deux hommes, des vies où le champagne coule toujours et où la tristesse, jamais, ne vient, sauf peut-être au petit matin quand les traits du visage ne sont pas encore recouverts dune épaisse poudre rose. Je pourrais te parler mais je nen fais rien, je tobserve à distance, thats all.