Sortie du DVD de Notre Monde
Notre Monde Notre Monde (2013, 119') un film de Thomas LacosteRassemblant plus de 35 intervenants, philosophes, sociologues, économistes, magistrats, médecins, universitaires et écrivains, Notre Monde propose un espace dexpression pour travailler, comme nous y enjoint JeanLuc Nancy à « une pensée commune ». Plus encore quun libre espace de parole, Notre Monde sappuie sur un ensemble foisonnant de propositions concrètes pour agir comme un rappel essentiel, individuel et collectif : « faites de la politique » et de préférence autrement.
Retour
© Passant n°43 [février 2003 - mars 2003]
© Passant n°43 [février 2003 - mars 2003]
par Fabienne Brugère
Imprimer l'articleLes années 70 nont pas dhistoire
Je suis dune génération sans histoire. Née trop tard pour avoir vécu un fameux printemps révolutionnaire et le vent libertaire qui la suivi durant quelques années. Ils ont toujours aimé nous raconter leurs années folles. Ils ne risquaient rien en se confiant à nous. Cétait déjà écrit ; nous étions une génération sage, une génération perdue. On le sait bien. Le propre de notre génération, cest lindividualisme, lassentiment accordé à la consommation de masse, la confusion des sentiments, les relations de couple difficiles, la parentalité incertaine et la fin du règne de lautorité des pères. Pas de fait de gloire, pas de héros. Il y a pire que nous, paraît-il : ceux qui ont vingt ans aujourdhui et qui ne savent même pas que mai 68 a existé ! Pour preuve, la manière dont le narrateur de Tigre en papier raconte sa jeunesse révolutionnaire de la fin des années 60 à la fille de son meilleur ami, mort depuis longtemps. A travers cette jeune fille, Olivier Rolin trace un portrait convenu de la jeunesse actuelle : enfermée dans des plaisirs immédiats, consumériste, amnésique dès quil sagit dhistoire, de politique ou de citoyenneté.
Certes, nos aînés ont sans doute eu une culture et une pratique politique, un sens de lhistoire et des idéaux, des valeurs. Mais, quen reste-t-il au moment où, partout, on préconise un retour des règles, de lordre policier et moral ? Quen reste-t-il quand ils deviennent eux-mêmes avec subtilité réactionnaires ?
Lexposition du Musée dart contemporain de Bordeaux, Les années 70. Lart en cause » (18 octobre 2002 / 19 janvier 2003), est tout à fait symptomatique du retour de cette réaction ou de la difficulté à faire comprendre à un public un passé proche en proie à une agitation politique sans comparaison possible avec les décennies suivantes en France. Elle en arrive à nous faire croire que, dans les arts plastiques, les années 70 sont sans mouvements de société, sans idéaux politiques, sans hostilité à légard des pouvoirs en place. Des années soft, grises, avec des artistes enfermés dans leur monde, acharnés à défendre le combat de lart pour lart. Le parti pris de lexposition était intéressant : montrer des parcours individuels plutôt que lhistoire des avant-gardes, vue sous langle des seuls groupes ou mouvements, nombreux, souvent éphémères, plus ou moins cohérents malgré des bases théoriques âprement défendues. Le problème, cest quon a beau chercher ces parcours dans lexposition, on ne les trouve pas. On pouvait attendre « Les années 70. Une autre vision ». On croyait découvrir des uvres personnelles, forgées dans la solitude ou loriginalité dun artiste. Elles existent après tout. Lexposition du travail de Kiefer, mi-figuratif, mi-abstrait, aurait pu permettre, eu égard au projet énoncé, de montrer lévocation obsessionnelle de toile en toile dune matière en décomposition, de surfaces terrestres dévastées. La peinture de Cremonini, imprégnée de figures humaines noyées par la lumière, faisant disparaître dans les lignes et les figures géométriques toute différence entre les intérieurs de maison et le monde extérieur, dessine aussi les contours dun engagement artistique singulier, hanté par une luminosité méditerranéenne écrasante. On encore les installations de Kienholz auraient pu être intéressantes ; elles dévoilent un monde matériel oppressant où les objets inquiétants, saturés constituent le seul univers des hommes. On aurait pu voir des travaux dartistes inhabituels pour représenter les années 70, découvrir peut-être des choses oubliées, parfois même démodées. Pas du tout. On retrouve le lot de toutes les grandes expositions, des musées dart contemporain : Kosuth, Beuys, Serra, Sarkis, Richter, etc., et, pour la France, Buren, Boltanski, Dezeuze, Pincemin, Saytour et dautres. Certes. Après tout, cétait une bonne idée de les rassembler dans un lieu aussi tentant que le Musée de Bordeaux qui se prête aisément, par lampleur de ses proportions, à toutes les démesures de lart contemporain. Mais, sur cette démesure, le côté provocateur de ces artistes, lengagement politique de beaucoup pendant quelques années, lexposition ne donne aucun renseignement. Le propos du commissaire de lexposition, Maurice Fréchuret, est clairement affiché dans le catalogue. Il ne veut pas « souscrire à la méthode la plus usitée qui est dappréhender les propositions des artistes à travers celles, plus ou moins formulées et explicites, du mouvement auxquels ils sont ordinairement associés ». Il préfère privilégier une autre méthode qui « induit une lecture plus rapprochée des uvres, de leurs composants formels et techniques, des structures quelles mettent en scène et des effets plastiques quelles donnent à voir. Elle se veut attentive à leur matérialité, car cest delles quelles tirent le plus dinformation ».
Mais, quest-ce que la matérialité dune uvre ou dune proposition dartiste ? A travers lexposition, elle est présentée comme un travail purement plastique dans les thèmes du corps, de la matière, de la surface, de lespace et du texte. La matérialité a bien sûr un sens plastique, comme le rappelle le parcours de lexposition. Par exemple, les bandes de tissu rayé que Buren utilise dissolvent le tableau comme espace dexpression ou objet de contemplation. La surface tissu devient un matériau redoutable pour dénier tout caractère de pratique spécifique et dexercice talentueux ou inventif à la peinture. En même temps, la matérialité nest jamais purement plastique. Elle est aussi politique, sociale. Cest particulièrement vrai dans le cas de Buren qui a voulu, par ses propositions, sinterroger sur ce quest un artiste, sur ce qui définit une production ou encore sur les rapports de lart à des institutions, à un espace urbain et social. Pour preuve, lexistence du groupe BMPT (avec les artistes Buren, Mosset, Parmentier et Toroni), très courte, est liée à une formule radicale : « Nous ne sommes pas peintres ». Par cette déclaration, les artistes nénoncent pas seulement des partis pris plastiques liés à des recherches formelles, mais ils dénoncent un métier quils jugent réactionnaire à cause des structures sociales qui le promeuvent : les salons qui consacrent une noblesse dÉtat. Ils accomplissent un acte politique lorsquils décident de quitter le Salon de la jeune Peinture à Paris. Le problème de lexposition de Bordeaux est quelle fait comme si la matérialité politique nexistait pas, comme si on pouvait produire une lecture de lart contemporain purement interne. Lart nexisterait que par des recherches formelles sur le statut des arts plastiques qui se succèderaient les unes aux autres, se répondraient, se complèteraient. Mais, lart, et particulièrement lart des années 70, ne peut se contenter de se regarder. Il a des choses à dire sur le monde. Il sest même prétendu, à ce moment de son histoire, révolutionnaire. Il y a là un nid de singularité quil est difficile doublier même si nous supposons que le rapport des jeunes générations à lhistoire est de plus en plus amnésique ! Les arts plastiques ne se réduisent pas à la forme artistique, à des signes, à une histoire de lart. Nest-ce pas lart contemporain, et surtout celui de cette décennie, qui a voulu montrer que lart est plus anthropologique questhétique, que les attitudes sont des formes, ce qui veut dire que la démarche de lartiste et les propositions à laquelle elle aboutit sont de lart, quelles aient ou non une forme conventionnellement acceptable par les institutions artistiques ? Si les attitudes deviennent formes, elles déplacent avec elles tout ce qui fait lunivers vivant de lartiste, son monde privé, social et politique. La matérialité de lart, cest toute cette épaisseur du monde de lartiste qui nest pas seulement celui qui se projette dans une matérialité déjà déviée, celle de lart et de son histoire. Pourquoi avoir tant écarté cet aspect dans lexposition alors même que les uvres exposées sont intéressantes et ne se comprennent pas, pour beaucoup, indépendamment de leur rapport critique au monde ? Sans un rapport étroit entre lart et la société, comment apprécier les deux panneaux en bois de Joseph Beuys exposés à la Documenta V de 1972 ? Lorsque Beuys écrit : « je fais visiter personnellement la Documenta V à Baader + Meinhof », il dénonce, de manière subtile et plastique, la manière dont toute institution artistique enferme lart dans lart. Il introduit du courant dair dans lart pour faire surgir la société et ses modes dexistence violents et conflictuels. Il se montre soucieux dun risque important : que lart soit lotage de ses lieux dexposition, aussi prestigieux et porté à la nouveauté que le grand rassemblement de Kassel. Il nous dit que lart est lotage de la Documenta, de la culture et de son monde fermé. Faire visiter la Documenta à Baader et Meinhof, ce serait louvrir à ceux qui peuvent leffrayer. Cest faire rentrer des déterminations politiques et sociales, sur le mode de linquiétude et de la possible déstabilisation de ce qui existe. Joseph Beuys fait sortir lart de son analyse interne, de sa matérialité plastique ici textuelle, le message écrit et exposé à la Documenta pour y faire pénétrer des signes sociaux, ceux qui sont accolés dans les années 70 aux noms de Baader et de Meinhof. Faire pénétrer des signes sociaux particuliers dans la Documenta, cest rappeler que lart est profondément social, quil se sait conscient de ses risques denfermement, quil vit lactualité même quand elle est violente, quil réfléchit sur des pratiques politiques extrêmes comme le terrorisme. Comment, dès lors, si lon souhaite que le grand public vienne dans les manifestations dart contemporain, ne pas intégrer une lecture des signes sociaux ? Comment, à propos de Beuys, ne rien dire du terrorisme des années 70, et plus encore, de la place de la lutte armée chez beaucoup de militants gauchistes de cette époque ? Il ne sagit pas dassentir, mais de comprendre un monde qui nest plus totalement le nôtre mais qui a déployé un enthousiasme politique dont les artistes ont été comme les intellectuels des révélateurs. Si une exposition sur lart des années 70 fait silence sur lengagement dartistes ouverts à leur société, à ses conflits ou à ses blocages, comment peut-elle apprendre quelque chose dun art que beaucoup nont pas connu ? Si cette exposition avait laissé une place à lhomme, à son environnement et à la spécificité historique des années 70, elle aurait alors apporté une pierre à une entreprise très rare dans les milieux de lart contemporain : la tentative de parler à dautres que les ultras spécialistes déjà convertis, justement, les anonymes, ces générations en quelque sorte perdues ou sans histoire nés sans avoir connu 68 et ses suites politiques et sociales. Après tout, un musée est un espace public dont la vocation est en partie pédagogique. Il est ouvert à tous. Alors que la société semble se plaindre dun manque de lien civique, dune perte des idéaux, dune réduction des modes de vie à un individualisme qui fragilise les comportements, lexposition sur les années 70 pouvait être loccasion de montrer la dimension généreuse des uvres exposées, leur ouverture sur le monde social, leur désintéressement, leur investissement intellectuel. Que furent les années 70 pour les artistes ? Le bilan nest pas fait par lexposition de Bordeaux qui fait comme sil devenait impossible de transmettre quelque chose de ces années-là. Comment le fossé générationnel pourrait-il se combler entre ceux qui pensent avoir fait lhistoire, mais qui narrivent pas à faire le bilan de leur passé, et les autres, les moins de quarante ans, privés dhistoire, nourris de reconstructions diverses et éclatées sur cette époque ? Cette exposition aurait pu être loccasion de montrer que lart est essentiel pour comprendre le monde et surtout, que lart contemporain déploie des projets artistiques qui sont aussi des pratiques dexistence. Lart est existentiel avant dêtre simplement formel.
Certes, nos aînés ont sans doute eu une culture et une pratique politique, un sens de lhistoire et des idéaux, des valeurs. Mais, quen reste-t-il au moment où, partout, on préconise un retour des règles, de lordre policier et moral ? Quen reste-t-il quand ils deviennent eux-mêmes avec subtilité réactionnaires ?
Lexposition du Musée dart contemporain de Bordeaux, Les années 70. Lart en cause » (18 octobre 2002 / 19 janvier 2003), est tout à fait symptomatique du retour de cette réaction ou de la difficulté à faire comprendre à un public un passé proche en proie à une agitation politique sans comparaison possible avec les décennies suivantes en France. Elle en arrive à nous faire croire que, dans les arts plastiques, les années 70 sont sans mouvements de société, sans idéaux politiques, sans hostilité à légard des pouvoirs en place. Des années soft, grises, avec des artistes enfermés dans leur monde, acharnés à défendre le combat de lart pour lart. Le parti pris de lexposition était intéressant : montrer des parcours individuels plutôt que lhistoire des avant-gardes, vue sous langle des seuls groupes ou mouvements, nombreux, souvent éphémères, plus ou moins cohérents malgré des bases théoriques âprement défendues. Le problème, cest quon a beau chercher ces parcours dans lexposition, on ne les trouve pas. On pouvait attendre « Les années 70. Une autre vision ». On croyait découvrir des uvres personnelles, forgées dans la solitude ou loriginalité dun artiste. Elles existent après tout. Lexposition du travail de Kiefer, mi-figuratif, mi-abstrait, aurait pu permettre, eu égard au projet énoncé, de montrer lévocation obsessionnelle de toile en toile dune matière en décomposition, de surfaces terrestres dévastées. La peinture de Cremonini, imprégnée de figures humaines noyées par la lumière, faisant disparaître dans les lignes et les figures géométriques toute différence entre les intérieurs de maison et le monde extérieur, dessine aussi les contours dun engagement artistique singulier, hanté par une luminosité méditerranéenne écrasante. On encore les installations de Kienholz auraient pu être intéressantes ; elles dévoilent un monde matériel oppressant où les objets inquiétants, saturés constituent le seul univers des hommes. On aurait pu voir des travaux dartistes inhabituels pour représenter les années 70, découvrir peut-être des choses oubliées, parfois même démodées. Pas du tout. On retrouve le lot de toutes les grandes expositions, des musées dart contemporain : Kosuth, Beuys, Serra, Sarkis, Richter, etc., et, pour la France, Buren, Boltanski, Dezeuze, Pincemin, Saytour et dautres. Certes. Après tout, cétait une bonne idée de les rassembler dans un lieu aussi tentant que le Musée de Bordeaux qui se prête aisément, par lampleur de ses proportions, à toutes les démesures de lart contemporain. Mais, sur cette démesure, le côté provocateur de ces artistes, lengagement politique de beaucoup pendant quelques années, lexposition ne donne aucun renseignement. Le propos du commissaire de lexposition, Maurice Fréchuret, est clairement affiché dans le catalogue. Il ne veut pas « souscrire à la méthode la plus usitée qui est dappréhender les propositions des artistes à travers celles, plus ou moins formulées et explicites, du mouvement auxquels ils sont ordinairement associés ». Il préfère privilégier une autre méthode qui « induit une lecture plus rapprochée des uvres, de leurs composants formels et techniques, des structures quelles mettent en scène et des effets plastiques quelles donnent à voir. Elle se veut attentive à leur matérialité, car cest delles quelles tirent le plus dinformation ».
Mais, quest-ce que la matérialité dune uvre ou dune proposition dartiste ? A travers lexposition, elle est présentée comme un travail purement plastique dans les thèmes du corps, de la matière, de la surface, de lespace et du texte. La matérialité a bien sûr un sens plastique, comme le rappelle le parcours de lexposition. Par exemple, les bandes de tissu rayé que Buren utilise dissolvent le tableau comme espace dexpression ou objet de contemplation. La surface tissu devient un matériau redoutable pour dénier tout caractère de pratique spécifique et dexercice talentueux ou inventif à la peinture. En même temps, la matérialité nest jamais purement plastique. Elle est aussi politique, sociale. Cest particulièrement vrai dans le cas de Buren qui a voulu, par ses propositions, sinterroger sur ce quest un artiste, sur ce qui définit une production ou encore sur les rapports de lart à des institutions, à un espace urbain et social. Pour preuve, lexistence du groupe BMPT (avec les artistes Buren, Mosset, Parmentier et Toroni), très courte, est liée à une formule radicale : « Nous ne sommes pas peintres ». Par cette déclaration, les artistes nénoncent pas seulement des partis pris plastiques liés à des recherches formelles, mais ils dénoncent un métier quils jugent réactionnaire à cause des structures sociales qui le promeuvent : les salons qui consacrent une noblesse dÉtat. Ils accomplissent un acte politique lorsquils décident de quitter le Salon de la jeune Peinture à Paris. Le problème de lexposition de Bordeaux est quelle fait comme si la matérialité politique nexistait pas, comme si on pouvait produire une lecture de lart contemporain purement interne. Lart nexisterait que par des recherches formelles sur le statut des arts plastiques qui se succèderaient les unes aux autres, se répondraient, se complèteraient. Mais, lart, et particulièrement lart des années 70, ne peut se contenter de se regarder. Il a des choses à dire sur le monde. Il sest même prétendu, à ce moment de son histoire, révolutionnaire. Il y a là un nid de singularité quil est difficile doublier même si nous supposons que le rapport des jeunes générations à lhistoire est de plus en plus amnésique ! Les arts plastiques ne se réduisent pas à la forme artistique, à des signes, à une histoire de lart. Nest-ce pas lart contemporain, et surtout celui de cette décennie, qui a voulu montrer que lart est plus anthropologique questhétique, que les attitudes sont des formes, ce qui veut dire que la démarche de lartiste et les propositions à laquelle elle aboutit sont de lart, quelles aient ou non une forme conventionnellement acceptable par les institutions artistiques ? Si les attitudes deviennent formes, elles déplacent avec elles tout ce qui fait lunivers vivant de lartiste, son monde privé, social et politique. La matérialité de lart, cest toute cette épaisseur du monde de lartiste qui nest pas seulement celui qui se projette dans une matérialité déjà déviée, celle de lart et de son histoire. Pourquoi avoir tant écarté cet aspect dans lexposition alors même que les uvres exposées sont intéressantes et ne se comprennent pas, pour beaucoup, indépendamment de leur rapport critique au monde ? Sans un rapport étroit entre lart et la société, comment apprécier les deux panneaux en bois de Joseph Beuys exposés à la Documenta V de 1972 ? Lorsque Beuys écrit : « je fais visiter personnellement la Documenta V à Baader + Meinhof », il dénonce, de manière subtile et plastique, la manière dont toute institution artistique enferme lart dans lart. Il introduit du courant dair dans lart pour faire surgir la société et ses modes dexistence violents et conflictuels. Il se montre soucieux dun risque important : que lart soit lotage de ses lieux dexposition, aussi prestigieux et porté à la nouveauté que le grand rassemblement de Kassel. Il nous dit que lart est lotage de la Documenta, de la culture et de son monde fermé. Faire visiter la Documenta à Baader et Meinhof, ce serait louvrir à ceux qui peuvent leffrayer. Cest faire rentrer des déterminations politiques et sociales, sur le mode de linquiétude et de la possible déstabilisation de ce qui existe. Joseph Beuys fait sortir lart de son analyse interne, de sa matérialité plastique ici textuelle, le message écrit et exposé à la Documenta pour y faire pénétrer des signes sociaux, ceux qui sont accolés dans les années 70 aux noms de Baader et de Meinhof. Faire pénétrer des signes sociaux particuliers dans la Documenta, cest rappeler que lart est profondément social, quil se sait conscient de ses risques denfermement, quil vit lactualité même quand elle est violente, quil réfléchit sur des pratiques politiques extrêmes comme le terrorisme. Comment, dès lors, si lon souhaite que le grand public vienne dans les manifestations dart contemporain, ne pas intégrer une lecture des signes sociaux ? Comment, à propos de Beuys, ne rien dire du terrorisme des années 70, et plus encore, de la place de la lutte armée chez beaucoup de militants gauchistes de cette époque ? Il ne sagit pas dassentir, mais de comprendre un monde qui nest plus totalement le nôtre mais qui a déployé un enthousiasme politique dont les artistes ont été comme les intellectuels des révélateurs. Si une exposition sur lart des années 70 fait silence sur lengagement dartistes ouverts à leur société, à ses conflits ou à ses blocages, comment peut-elle apprendre quelque chose dun art que beaucoup nont pas connu ? Si cette exposition avait laissé une place à lhomme, à son environnement et à la spécificité historique des années 70, elle aurait alors apporté une pierre à une entreprise très rare dans les milieux de lart contemporain : la tentative de parler à dautres que les ultras spécialistes déjà convertis, justement, les anonymes, ces générations en quelque sorte perdues ou sans histoire nés sans avoir connu 68 et ses suites politiques et sociales. Après tout, un musée est un espace public dont la vocation est en partie pédagogique. Il est ouvert à tous. Alors que la société semble se plaindre dun manque de lien civique, dune perte des idéaux, dune réduction des modes de vie à un individualisme qui fragilise les comportements, lexposition sur les années 70 pouvait être loccasion de montrer la dimension généreuse des uvres exposées, leur ouverture sur le monde social, leur désintéressement, leur investissement intellectuel. Que furent les années 70 pour les artistes ? Le bilan nest pas fait par lexposition de Bordeaux qui fait comme sil devenait impossible de transmettre quelque chose de ces années-là. Comment le fossé générationnel pourrait-il se combler entre ceux qui pensent avoir fait lhistoire, mais qui narrivent pas à faire le bilan de leur passé, et les autres, les moins de quarante ans, privés dhistoire, nourris de reconstructions diverses et éclatées sur cette époque ? Cette exposition aurait pu être loccasion de montrer que lart est essentiel pour comprendre le monde et surtout, que lart contemporain déploie des projets artistiques qui sont aussi des pratiques dexistence. Lart est existentiel avant dêtre simplement formel.
Enseigne la philosophie à lUniversité de Bordeaux III, auteur entre autre de : Le goût. Art, passions et société, PUF, 2000.