Sortie du DVD de Notre Monde
Notre Monde Notre Monde (2013, 119') un film de Thomas LacosteRassemblant plus de 35 intervenants, philosophes, sociologues, économistes, magistrats, médecins, universitaires et écrivains, Notre Monde propose un espace dexpression pour travailler, comme nous y enjoint JeanLuc Nancy à « une pensée commune ». Plus encore quun libre espace de parole, Notre Monde sappuie sur un ensemble foisonnant de propositions concrètes pour agir comme un rappel essentiel, individuel et collectif : « faites de la politique » et de préférence autrement.
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© Passant n°43 [février 2003 - mars 2003]
© Passant n°43 [février 2003 - mars 2003]
par Philippe Rouy
Imprimer l'articleLe zéro et linfini, géométrie européenne
Allemagne, année zéro, un film de Roberto Rossellini
Berlin, 1947. La bête immonde est définitivement morte. Larrogance allemande et sa délirante hypertrophie hitlérienne enfin anéantie. Le cadavre gisant du bourreau est exposé à la curiosité satisfaite de ses anciennes victimes. Dans la presse, dans les actualités filmées, la victoire est totale.
A quelques encablures de ce triomphe insolent, un réalisateur italien pose sa caméra dans Berlin, ville éventrée, et filme la survie au quotidien dun peuple châtié. Terminant là sa trilogie sur la deuxième guerre mondiale, Roberto Rossellini signe avec Allemagne, année zéro1 un manifeste pro-européen.
A voir aujourdhui Allemagne, année zéro, on est saisi par le courage et la hauteur desprit qui sont à lorigine dune telle entreprise. Deux ans à peine après la fin du grand cataclysme, filmer la souffrance dun peuple honni pourrait relever de la pure effronterie, alors que le reste de lEurope est encore meurtri dans sa chair et que labjecte étendue des crimes nazis est avérée. Mais le dessein de Rossellini est plus grand, bien plus grand quune simple provocation. Allemagne, année zéro est une brèche ouverte dans les certitudes confortables du statut de martyr officiellement proclamé. Dans un Berlin brisé, fracturé, démantibulé, autrefois symbole de la toute puissance de lennemi, la caméra scrute à distance les stigmates dune société abandonnée à sa propre déliquescence. Au milieu des innombrables et informes monticules de pierres, on creuse des tombes, on sacharne couteau à la main sur le cadavre encore chaud dun cheval gisant sur la chaussée, on fait la queue devant lépicerie en évoquant la possibilité dun recours ultime à la prostitution pour sen sortir économiquement, on troque, on rapine , quotidien dune ville anéantie par la guerre et occupée. Posant sur Berlin un regard quasi-documentaire (au sens dune recherche dobjectivation maximale), Rossellini accumule les marques, les traces, les signes, et renvoie à luniversalité de la situation. Allemagne, année zéro dessine ainsi la figure géométrique dune communauté de vécus entre des ennemis de toujours, renvoyant face à face les souffrances endurées par ceux qui furent tour à tour victimes et bourreaux, de chaque côté du Rhin, mais aussi partout en Europe : la symétrie. Une symétrie dont laxe serait la seconde guerre mondiale. Cette figure parfaite, Rossellini ne la montre pas (il ny a, dans les images dAllemagne, année zéro, aucune mise en parallèle évidente, ni comparatif simpliste), mais linduit dans lesprit du spectateur par le seul pouvoir intensément réflexif de son cinéma.
Dans le contexte politique et historique de lépoque, renverser ainsi la pensée simpliste et dominante établie par les tenants du « monde libre » est déjà une prouesse. Mais en humaniste convaincu, Roberto Rossellini ne sarrête pas là. A partir de cette symétrie du présent, il propose une autre « transformation » géométrique dont la réalisation appelle au futur, la translation. Translation dune communauté de vécus guerriers vers une possible communauté de destins pacifiés dont le vecteur cinématographique et émotif serait le suicide du personnage du jeune Edmund Köhler, victime innocente de la décomposition morale et matérielle de son environnement.
Culotte courte, cheveux blonds et hirsutes, Edmund, garçon de douze ans, parcourt chaque jour, sacoche en bandoulière, les rues de sa ville en quête de petites richesses susceptibles de faire vivre sa famille. A la fois candide et stoïque, il se retrouve rapidement coincé entre un père malade qui se considère une charge trop lourde pour sa famille (« Mon Dieu que ne me laisses-tu mourir ? Ce serait une délivrance pour moi et pour vous », dit-il à sa fille) et linfluence dun ancien instituteur nazi et pédophile qui refuse de laider en lui déclarant : « Les faibles laissent la place aux forts. Il faut avoir le courage déliminer les faibles, sauvons notre peau. » Dans cet entre-deux tragique, il finit par provoquer la mort de son père en versant du poison dans le thé quil lui sert. Plus tard, marchant dans Berlin à la recherche de compagnons de jeu, Edmund grimpe les étages dun bâtiment en ruines faisant face à limmeuble duquel on enlève le corps de son père. Et se jette dans le vide.
Filmant avec froideur (celle dun refus sentimentaliste) le parcours qui mène Edmund de sa maison au lieu de sa mort volontaire, Roberto Rossellini nexplique pas véritablement le geste du garçon. On le voit jouer à la marelle, samuser dun morceau de ferraille quil imagine pistolet, tenter de jouer au ballon avec un groupe denfants, glisser sur une poutrelle métallique transformée par son imagination en toboggan. Rien ne permet denvisager lissue fatale vers laquelle le réalisateur lamène. Son geste reste un mystère dune insoutenable incompréhension, alors que son parricide pouvait, lui, ne pas lêtre. Rossellini nous laisse ici en plein désarroi. Désarroi qui renvoie forcément à une culpabilité générale et diffuse. Ce suicide dun enfant de douze ans apparaît comme lexpression paroxystique dune société, la société européenne de la première moitié du XXe siècle, qui est allée au bout de ses antagonismes et de ses haines les plus primaires. Il est la manifestation sensible de létat de déréliction spirituelle et morale dans laquelle se trouvait non seulement lAllemagne, mais toute lEurope, à cette époque. Il est surtout limpasse sur laquelle vient sécraser le manichéisme grossier qui a animé toute lhistoire européenne jusqualors.
Mêlant réalité documentaire collective et tragédie personnelle, le film de Rossellini fait ainsi de ce suicide le point dinflexion par lequel doit désormais passer la courbe historique dune Europe ravagée par la folie mégalomane de nations sectaires. Le point zéro dune humanité entièrement à reconstruire.
A quelques encablures de ce triomphe insolent, un réalisateur italien pose sa caméra dans Berlin, ville éventrée, et filme la survie au quotidien dun peuple châtié. Terminant là sa trilogie sur la deuxième guerre mondiale, Roberto Rossellini signe avec Allemagne, année zéro1 un manifeste pro-européen.
A voir aujourdhui Allemagne, année zéro, on est saisi par le courage et la hauteur desprit qui sont à lorigine dune telle entreprise. Deux ans à peine après la fin du grand cataclysme, filmer la souffrance dun peuple honni pourrait relever de la pure effronterie, alors que le reste de lEurope est encore meurtri dans sa chair et que labjecte étendue des crimes nazis est avérée. Mais le dessein de Rossellini est plus grand, bien plus grand quune simple provocation. Allemagne, année zéro est une brèche ouverte dans les certitudes confortables du statut de martyr officiellement proclamé. Dans un Berlin brisé, fracturé, démantibulé, autrefois symbole de la toute puissance de lennemi, la caméra scrute à distance les stigmates dune société abandonnée à sa propre déliquescence. Au milieu des innombrables et informes monticules de pierres, on creuse des tombes, on sacharne couteau à la main sur le cadavre encore chaud dun cheval gisant sur la chaussée, on fait la queue devant lépicerie en évoquant la possibilité dun recours ultime à la prostitution pour sen sortir économiquement, on troque, on rapine , quotidien dune ville anéantie par la guerre et occupée. Posant sur Berlin un regard quasi-documentaire (au sens dune recherche dobjectivation maximale), Rossellini accumule les marques, les traces, les signes, et renvoie à luniversalité de la situation. Allemagne, année zéro dessine ainsi la figure géométrique dune communauté de vécus entre des ennemis de toujours, renvoyant face à face les souffrances endurées par ceux qui furent tour à tour victimes et bourreaux, de chaque côté du Rhin, mais aussi partout en Europe : la symétrie. Une symétrie dont laxe serait la seconde guerre mondiale. Cette figure parfaite, Rossellini ne la montre pas (il ny a, dans les images dAllemagne, année zéro, aucune mise en parallèle évidente, ni comparatif simpliste), mais linduit dans lesprit du spectateur par le seul pouvoir intensément réflexif de son cinéma.
Dans le contexte politique et historique de lépoque, renverser ainsi la pensée simpliste et dominante établie par les tenants du « monde libre » est déjà une prouesse. Mais en humaniste convaincu, Roberto Rossellini ne sarrête pas là. A partir de cette symétrie du présent, il propose une autre « transformation » géométrique dont la réalisation appelle au futur, la translation. Translation dune communauté de vécus guerriers vers une possible communauté de destins pacifiés dont le vecteur cinématographique et émotif serait le suicide du personnage du jeune Edmund Köhler, victime innocente de la décomposition morale et matérielle de son environnement.
Culotte courte, cheveux blonds et hirsutes, Edmund, garçon de douze ans, parcourt chaque jour, sacoche en bandoulière, les rues de sa ville en quête de petites richesses susceptibles de faire vivre sa famille. A la fois candide et stoïque, il se retrouve rapidement coincé entre un père malade qui se considère une charge trop lourde pour sa famille (« Mon Dieu que ne me laisses-tu mourir ? Ce serait une délivrance pour moi et pour vous », dit-il à sa fille) et linfluence dun ancien instituteur nazi et pédophile qui refuse de laider en lui déclarant : « Les faibles laissent la place aux forts. Il faut avoir le courage déliminer les faibles, sauvons notre peau. » Dans cet entre-deux tragique, il finit par provoquer la mort de son père en versant du poison dans le thé quil lui sert. Plus tard, marchant dans Berlin à la recherche de compagnons de jeu, Edmund grimpe les étages dun bâtiment en ruines faisant face à limmeuble duquel on enlève le corps de son père. Et se jette dans le vide.
Filmant avec froideur (celle dun refus sentimentaliste) le parcours qui mène Edmund de sa maison au lieu de sa mort volontaire, Roberto Rossellini nexplique pas véritablement le geste du garçon. On le voit jouer à la marelle, samuser dun morceau de ferraille quil imagine pistolet, tenter de jouer au ballon avec un groupe denfants, glisser sur une poutrelle métallique transformée par son imagination en toboggan. Rien ne permet denvisager lissue fatale vers laquelle le réalisateur lamène. Son geste reste un mystère dune insoutenable incompréhension, alors que son parricide pouvait, lui, ne pas lêtre. Rossellini nous laisse ici en plein désarroi. Désarroi qui renvoie forcément à une culpabilité générale et diffuse. Ce suicide dun enfant de douze ans apparaît comme lexpression paroxystique dune société, la société européenne de la première moitié du XXe siècle, qui est allée au bout de ses antagonismes et de ses haines les plus primaires. Il est la manifestation sensible de létat de déréliction spirituelle et morale dans laquelle se trouvait non seulement lAllemagne, mais toute lEurope, à cette époque. Il est surtout limpasse sur laquelle vient sécraser le manichéisme grossier qui a animé toute lhistoire européenne jusqualors.
Mêlant réalité documentaire collective et tragédie personnelle, le film de Rossellini fait ainsi de ce suicide le point dinflexion par lequel doit désormais passer la courbe historique dune Europe ravagée par la folie mégalomane de nations sectaires. Le point zéro dune humanité entièrement à reconstruire.
(1) Allemagne, année zéro est disponible en vidéo dans la collection Cinéma FNAC.