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© Passant n°43 [février 2003 - mars 2003]
par Bertrand Ogilvie
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POLITIQUE DE L’IM-PUISSANCE Quelle médiation européenne ?

Entretien avec Etienne Balibar*
Bertrand Ogilvie :

questions à Etienne Balibar sur « Europe, médiation évanouissante »



Tu viens d’écrire un long texte sur L’Europe1. La singularité de ton point de vue consiste en ceci : là où tout le monde se préoccupe de l’Europe comme entité manquante2, tu vois l’occasion de transformer cette absence en une puissance d’un type nouveau, à inventer ou à radicaliser. L’Europe ne peut pas se poser comme partenaire dans un système de stratégies, mais elle peut devenir le lieu où les conflits trouvent à se traduire les uns les autres, à passer en quelques sortes les uns dans les autres, pour en sortir modifiés. C’est une critique radicale de l’idée de souveraineté, mais c’est aussi une critique radicale de l’idée de critique. Ces deux critiques, tu t’efforces de les penser à partir du constat de leur crise. On pense à la formule de Montaigne, écrite aussi en d’autres temps de crise, « je ne peins pas l’être, je peins le passage ».

Je te pose donc deux séries de questions correspondant à ces deux directions, sans exclure leur convergence finale, mais sans la présupposer non plus, ce qui pourrait être considéré comme un troisième ordre de questions.

La question politique d’abord. Tu repères dans les attentes courantes à l’égard de l’Europe, dans une situation internationale tendue, un attachement persistant à une problématique de la souveraineté dont la conjoncture présente révèle l’insuffisance et peut-être la caducité. Sur ce point, tes analyses et tes propositions relèvent de différents registres. Philosophique quand il s’agit d’écarter ce qu’on pourrait appeler la manie du substantialisme (si l’Europe n’a pas de substance, pas de volonté unitaire, pas assez de canons pour compter autant que les USA, pas de frontières claires, alors elle n’existe pas). Politique quand tu dresses un état des lieux des conflits internes et externes qui font de l’Europe un carrefour écartelé entre des enjeux à première vue incompatibles (la sécurité et la pacification, la démocratisation et la police, l’extension et la fermeture, etc.). Imaginaire également ou pourrait-on dire « analytique » quand tu t’interroges sur les jeux de miroirs et d’illusions qui constituent l’attente des autres continents à son égard et la représentation qu’elle se fait d’elle-même, en comparant avec les données qui à la fois justifient et invalident ces constructions imaginaires.

Mais tu parles peu de « l’Europe sociale » comme on dit par euphémisme, sinon pour signaler à quel point une histoire de luttes de classes acharnées en a fait une sorte de laboratoire des droits, aspect qui d’ailleurs encombre passablement ses dirigeants et qui ne met pas à l’abri les dirigés d’une sorte de myopie corporatiste qui peut se cristalliser dans la « défense des acquis ». Cela signifie-t-il que tu considères comme étant entré définitivement en crise le modèle de « solidarité » de l’État national-social ? Tu parles encore moins de l’Europe économique, de l’organisation du travail et du salariat. Cette absence est intrigante : on peut être tenté de la rapprocher d’un sentiment diffus qui émane de tes lignes et qui porte sur le contenu des entités nationales que tu évoques, tout en disant qu’elles n’en sont jamais tout à fait. « La France », « l’Angleterre », etc., peuvent-elles fonctionner comme sujet de phrases où il est question de « discrimination économi-que », donc de discrimination intérieure, même si cet intérieur a souvent la couleur « basanée » qui tend à l’externaliser. Il n’est pas certain qu’à l’égard de tous les points que tu évoques, la démocratie des droits, celle des conflits, celle de l’invention de nouvelles formes d’existence, comme sur les questions de la tolérance religieuse ou de l’immigration, les peuples européens occupent des positions très avancées. Il est même douteux qu’ils soient en avance sur leurs propres dirigeants, malgré les voix qui se font entendre ici ou là. Que faire de la propension que nous avons à considérer que le « peuple » est toujours prêt à aller plus loin que les représentants des classes qui le dominent, du point de vue de la volonté de changement comme du désir d’accès à la complexité des problèmes ?

Ce point de vue n’est-il pas sous-tendu par cette même problématique de la souveraineté que tu remets en question ? Ne faut-il pas aller jusqu’au bout de la critique et se demander s’il existe aujourd’hui, chez les peuples d’Europe, une quelconque « volonté constituante » au-delà de mouvements réactifs, défensifs, voire passéistes ? Ainsi la « souffrance » des individus au travail dont parle Dejours (qui insiste bien dans ses travaux sur la portée exclusivement européenne de ses analyses, précisément3) qui tend à amoindrir la sensibilité à la justice et à l’injustice, n’est-elle pas tout à fait autre chose que « l’état physique et moral des ouvriers » dont parlaient Villermé, London ou Engels, qui a été le terreau des révolutions et des luttes sociales du XIXe et du XXe siècle ? N’est-ce pas aussi sur ce terrain que la problématique de la souveraineté se révèle obsolète ? J’apporte de l’eau au moulin de ta critique, mais en me demandant s’il ne faut pas l’accentuer à partir d’un autre terrain pour l’empêcher de renaître de ses cendres.

Ensuite la question du travail intellectuel dans la politique aujourd’hui. Tu remarqueras que je dis « le travail intellectuel » et pas « les intellectuels » ni même « le travail des intellectuels ». Pourquoi cette distinction ? Précisément parce que tu construis ton argumentation en faisant jouer un rôle très particulier aux intellectuels qui, d’Outre-Atlantique, nous font savoir qu’ils attendent quelque chose de l’Europe. Montrant les décalages qui retirent à leurs discours une partie de leur pertinence, tu fais apparaître le « grand intellectuel » comme ne pouvant échapper à un rôle idéologique, fût-il positif. La plupart du temps il exprime, mieux que d’autres sans doute, des interprétations et des espoirs. Mais en fin de compte, qu’il s’agisse d’Ackerman et de l’état d’exception qui tend à devenir la règle, de Wallerstein et de sa recherche d’un espace politique universel restauré à partir des « mouvements anti-systémiques », de Garton Ash préoccupé par la question des contrepoids militaires et de Said soulignant l’originalité au regard des USA des habitudes européennes anti-théocratiques, tu fais remarquer à quel point ces visions sont tributaires d’une perspective géopolitique qui rencontre aujourd’hui ses limites, et peu lucides sur les contradictions internes, génératrices de blocages et d’hypocrisies propres à l’Europe. En un sens, les intellectuels n’ont pas le beau rôle dans ton texte : soit ils tiennent des propos qui ne sont pas particulièrement innovants, soit leurs remarques sont plus pertinentes (comme celles de Kagan concernant la « religion du droit » européenne, « impuissante », « illégitime » et « autodestructrice ») mais alors elles ne se distinguent pas fondamentalement des propos que l’on peut entendre à l’intérieur de l’Europe elle-même, venant des partis de droite (voir la critique en France du « droit-de-l’hommisme », néologisme ca-lamiteux).

Or, tu montres deux choses. D’une part, que la seule chance de contrecarrer la grande paranoïa de la « guerre infinie » entre « l’axe du Bien » et « l’axe du Mal » consiste à tenter par tous les moyens de privilégier le point de vue local sur le point de vue global, de manière à responsabiliser les belligérants, à leur accorder l’autonomie de la gestion de leur conflit, en les y forçant au besoin, afin qu’un « modèle de sécurité » internationale se dégage qui puisse rassurer les Etats-Unis sans les abandonner à leur manichéisme. D’autre part, que l’Europe a effectivement un rôle à jouer dans cette logique (cette « anti-stratégie » comme tu le dis par opposition aux stratégies globalisantes), en attendant que d’autres ensembles : asiatique, indien, africain, sud-américain, arabe… soient capables d’en faire autant, parce qu’elle est au cœur d’un système euro-méditerranéen dont l’histoire est faite d’échanges, de migrations, de passages de frontières et d’interpénétrations (dont les aspects hyper-violents ne doivent pas masquer également la création de complémentarités indissolubles).

C’est ici que le travail intellectuel intervient de manière topique. Si la langue de l’Europe est « la traduction », selon le mot de Eco que tu rappelles, si même nous avons dans notre héritage cette culture ancienne de la « traductibilité interculturelle » (comme l’écrit Assmann) qui caractérisait le paganisme et pouvait amener à penser que nous avions la même culture, voire la même religion sous des noms différents (et le concile de Vatican II, l’essor de l’œcuménisme sous la houlette de Jean XXIII, bien oublié !, n’étaient-ils pas comme un écho de cette configuration ?), alors il y a bien lieu de souligner la fonction de traducteur, de passeur, de voyageur à travers les mots, les catégories, les représentations, que tu assignes à l’intellectuel européen. Les intellectuels, dis-tu, sont, doivent être, des « gens du voyage ». Comme dans les tableaux de la Renaissance, d’ailleurs, on ne peut s’empêcher de penser que ton autoportrait figure avec celui de quelques autres (Derrida que tu cites au début) caché dans cette fresque saisissante, puisque tu es de ceux qui œuvrent dans cette direction.

Je trouve cette métaphore des « gens du voyage » à la fois gênante et révélatrice. Car de quel voyage s’agit-il ? C’est une maxime fondamentale, comme tu le sais, chez les traducteurs : paradoxalement, le bon traducteur est celui qui connaît d’abord le mieux sa propre langue et ses possibilités les plus fines et ensuite seulement la langue qu’il traduit. Par ailleurs, tu es de ceux qui nous ont appris à faire un usage plus complexe de la notion de frontière. Ici, je suis plutôt frappé par le fait que les véritables étrangers, ceux qui seraient de l’autre côté de la frontière, de l’océan, ne sont pas les intellectuels américains dont les propos nous sont en fait assez familiers et ressemblent beaucoup à ceux que l’on peut tenir ici. Par contre, c’est du côté des « frontières intérieures » que nous pouvons découvrir des abîmes, par exemple chez les « gens du voyage » non plus métaphoriques mais qui circulent parmi nous sur les routes et sont chassés de tous les terrains où ils essayent de camper. Et bien d’autres, le « quart-monde », les « sans-part »… Si le traducteur doit connaître sa langue mieux que tout autre, ne doit-il pas – d’abord, aussi – écouter ce qui se dit en français ? Il risque d’y découvrir une étrangeté plus considérable que chez ses collègues d’Outre-Atlantique…

Faire ce voyage-là est sans doute plus difficile que d’effectuer un échange inter-universitaire, mais je rejoins là ma question du début : pour savoir où en sont les « peuples » en Europe, sans doute faut-il trouver les moyens de les entendre et de leur parler. Lourde tâche. Si l’Europe doit être « pour un temps au moins » le traducteur du monde (position de « médiation évanouissant », « qui disparaît dans son intervention », selon les remarquables formules que tu reprends de Jameson et d’Althusser), c’est – pourrait-on dire – parce qu’elle a déjà une tendance à être traductrice d’elle-même, de nation à nation. Mais cela ne suffira pas, si elle ne l’est pas aussi à l’intérieur de chacune de ses nations, par-delà les frontières les plus résistantes qui soient, les frontières intérieures. En ce sens, l’intellectuel pourra vraiment être cet homme frontière que tu évoques à la fin, le travail intellectuel être un travail des frontières. Mais ici aussi je voudrais te proposer une nuance. Tu écris « traducteur du monde, son interprète ». Or ce sont deux métiers complètement différents : l’un transpose en s’effaçant, crée un nouvel espace, déplace les frontières, et suscite de nouvelles rencontres, et c’est bien de cela que tu parles tout au long de ton analyse en subvertissant la fonction critique qui voisine si facilement et finit par se confondre parfois avec la figure d’un juge, d’un vigilant, d’un prêtre, d’un censeur (nous en avons chez nous toute une collection). L’autre ne « s’évanouit » pas, il s’interpose, donne son interprétation et rend indispensable sa position, celle de l’inter-prêtre.



Etienne Balibar :

réponse à Bertrand Ogilvie



Les questions que m’adresse Bertrand sont sans concession, elles comportent même une touche d’ironie dans laquelle j’aurais mauvaise grâce à ne pas entendre l’interpellation socratique ou brechtienne sans laquelle il n’est pas de vraie discussion – surtout entre amis. Je les juge essentielles, d’autant qu’elles débus-quent des difficultés inhérentes à ma position, que je n’espère pas résoudre du premier coup, mais que je suis bien décidé à affronter.

Deux précisions d’abord, nécessaires surtout pour suppléer l’absence du texte dont nous discutons. Bertrand suggère que je finis par me contredire, en nommant comme sujets d’un devenir en cours et destinataires idéaux d’une injonction d’adopter telle ou telle position dans les conflits d’aujourd’hui, voire tout simplement d’exister, des entités dont mes analyses tendraient à montrer l’inconsistance : « le peuple » et « les peuples », des individualités telles que « France », « Allemagne », « Turquie » (c’est-à-dire les Etats des institutions internationales et des manuels d’histoire). Il y voit une limite de ma critique de la souveraineté. Je vais revenir sur la souveraineté, mais il doit être clair qu’un discours comme celui-ci (qui n’est pas un article théorique) est de bout en bout placé sous le signe de la « contradiction performative ». C’est-à-dire qu’il ne cesse d’enjoindre à ceux qui le reçoivent (et d’abord à celui qui l’énonce) de s’approprier les significations, les expériences que désignent ces noms, et cependant de refuser les identifications absolues qu’ils prescrivent. Cette injonction n’est pas très aisée à suivre, elle implique une sorte de double jeu avec le langage et la croyance, qui peut toujours verser dans la naïveté ou dans l’emphase. Mais comment faire autrement si l’on ne veut pas en revenir, soit à des identifications historiques bétonnées, soit à un nominalisme radical qui peut porter une morale ascétique, « franciscaine », mais pas une politique ? La politique se fait dans le porte-à-faux, dans l’idéologie. Cela fait partie des raisons pour lesquelles, à la fin, je renverse l’énoncé de Marx : on a assez « transformé » le monde, il est temps de « l’interpréter ».

Pour la même raison, au fond, je n’aime pas beaucoup la phrase « les intellectuels dans ton texte n’ont pas le beau rôle » (visant les « grands intellectuels » dont je discute les « appels à l’Europe »). Quel serait donc le beau rôle ? Celui de théoricien de la révolution mondiale ? Celui d’apolitique désenchanté ? Celui de prophète du salut entrant « comme un voleur » par la porte étroite de la catastrophe ? Celui de militant associatif assidu ? Je suis frappé au contraire du fait qu’avec toute leur idéologie ces intellectuels nous posent la bonne question, celle à laquelle nous, « Européens », avons intérêt à réfléchir. J’ai toujours pensé qu’il y a intérêt à chercher la force du discours de l’autre, plutôt que ses faiblesses. Naturellement j’aurais dû conduire le même exercice à partir d’autres « voix » que celles des Américains (Arundhati Roy ou Kenzaburo Oe….). Mais, dans la conjoncture actuelle, celles-ci ont un privilège, ne serait-ce que de tenir en échec les mirages tiers-mondistes et « anti-impérialistes ». Si une voix critique et autocritique se fait entendre en Irak, au Pakistan ou en Arabie Saoudite, je pense qu’il faudra lui faire écho immédiatement.

J’en viens alors aux questions posées, telles que je les comprends. Bertrand les regroupe sous deux chefs, mais il dit lui-même que ce qui importe le plus est leur corrélation. En d’autres termes, la question est de savoir comment nous faisons tenir ensemble une interrogation sur l’activité, le statut des intellectuels (que nous sommes), et une interrogation sur le « peuple », le mouvement d’émancipation de la société. C’est au fond le grand mythe européen de la politique depuis les Lumières et le Romantisme, celui du rapport entre l’intelligence du peuple et l’engagement des intellectuels, que nous avons exporté dans le monde entier, et auquel nous ne pouvons ni renoncer tout à fait ni continuer de souscrire par principe. Cette relation privilégiée, oscillant entre la fusion, l’alliance, le service public, l’apostolat, l’hégémonie, n’est pas séparable de ce concept du politique que je cherche à remettre en chantier. Et je ne suis pas le seul. Je me souviens d’Althusser écrivant avec des majuscules que l’Union de la Théorie et du Mouvement Ouvrier était l’événement fondateur de l’histoire, « qui n’aurait pas de fin ». Et je vois aujourd’hui Negri trouver dans le General Intellect surgissant au détour d’une page des Grundrisse la pierre philosophale de la capacité « constituante » de la multitude… Je ne conteste pas avoir cherché à reprendre moi aussi cette question fondatrice : mais sous les contraintes et dans le langage d’une conjoncture, d’un débat particulier qui en suspend totalement l’évidence.

Bertrand relève l’équivoque de l’idée d’intellectuel voyageur, les imprécisions de sa relation avec celles de « traduction » et « d’interprétation » (l’interprêtre, ce n’est pas gentil, mais le danger est bien vu). Il lui préfère celle de travail, et donc de travailleur intellectuel. Il est vrai que « voyage » n’en dit pas assez. On peut voyager imaginairement « autour de sa chambre ». On peut surtout voyager sans risque de jamais rencontrer aucune véritable altérité, sur Internet ou en faisant le tour des colloques, des universités et des forums. Provocation pour provocation, je dirai qu’à la figure de l’intellectuel « universel singulier » qui correspondait à la conscience de soi de l’universitaire européen du siècle passé, le cul dans sa chaire et la tête pensant au ciel de l’humanité tout entière, en a succédé une autre à peine moins conservatrice : le séminaire, le workshop, l’équipe CNRS, et pour ce qui est de l’universel on va discuter au Forum social mondial de Porto Alegre ou de Florence, dont le langage uniformisé, « alter-mondialisé », s’apprend par la lecture du Monde Diplomatique…

En ce qui me concerne j’ai dit « voyageur » parce que je n’ai pas voulu dire « nomade » : beau terme, mais dont la vulgate deleuzienne a fait un ouvre-boîte universel, et qu’on comprend comme dénotant l’ouverture d’un hyper-espace de pensée et d’action, dans lequel les frontières seraient comme abolies. Nous sommes bien d’accord, Bertrand et moi, pour penser que la question cruciale est celle du rapport aux frontières, à leur ubiquité, à leur dissymétrie. Il faut se coltiner les frontières. Je serais tenté de dire, donc, faisant un pas de plus, que l’intellectuel voyageur est celui qui franchit au moins une frontière réelle, qui la « trans-gresse ». Et bien sûr, mille fois d’accord, pas besoin pour cela de prendre l’avion vers Los Angeles ou Tokyo ou Téhéran. Certaines de ces frontières sont à nos portes, traversent nos chambres à coucher et nos salles de classes. Question de langue, précisément. Qu’est-ce qu’une « langue » ? Que veut-on dire quand on évoque « ce qui se dit en français » ? La frontière pragmatique, la vraie, est plus épaisse entre le parler de Nanterre-Ville et celui de Nanterre-Université qu’entre ce dernier et celui de la Humboldt Universität. Il est donc bien vrai que la question de savoir si « l’Europe » pourra « traduire le monde » sans se traduire elle-même est posée. Mais ce n’est pas un point de désaccord entre nous : je crois avoir suggéré que la fonction voyage relève autant d’une étrangèreté à soi que d’un cosmopolitisme.

Il est vrai en revanche que je ne suis pas enthousiaste du « travail intellectuel ». Cela fait des années que, voulant nommer le point sensible des « différences anthropologiques » qui sont l’enjeu des conflits de cultures ou de civilisations, je cherche à déplacer sans y parvenir tout à fait la formulation marxienne de « division du travail manuel et du travail intellectuel ». Elle a trop servi à persuader les intellectuels soit de leur infériorité soit de leur supériorité par rapport aux « travailleurs » tout court (ouvriers, paysans, techniciens), en tout cas de l’homogénéité des « activités » en présence. La véritable homo-généité était tout bêtement une forme sociale : la généralisation du salariat. En pratique, travailleur intellectuel veut dire intellectuel salarié. C’est une grande réalité que je ne méprise pas, puisque j’en vis. Mais c’est une façon très restrictive d’articuler les pratiques et les imaginaires des deux « classes ». La « violence symbo-lique » en est trop absente, Bourdieu avait raison là-dessus. Il ne faudrait pas pour autant retomber bien sûr dans le sage, le prédicateur, le prophète, le créateur… J’ai tenté le traducteur. A quoi l’on peut objecter que la traduction est un sacré travail… En vérité nous sommes au rouet. Je crois qu’à tout prendre, j’aimerais mieux la formule que rejette Bertrand : le « travail des intellectuels » dans la conjoncture, c’est-à-dire la façon dont ils la travaillent, l’élaborent.

Deuxième question : comment parler des identités collectives (nationales, continentales, post-coloniales…) sans parler de l’économique, donc du social, de l’organisation du travail, des migrations, de l’exploitation ? Comment parler d’hégémonies politico-militaires sans parler d’intérêts matériels ? N’est-ce pas pour le pétrole de l’Asie centrale et du Moyen-Orient, condition de leur niveau de vie et de leur accumulation de capital que les Etats-Unis font la guerre en Afghanistan ou en Irak (et que peut-être Al Qaeda les y défie, soutenu par les puissances financières du Golfe qui, à tout le moins, jouent double jeu…) ? N’est-ce pas pour maintenir entre les rives de la Méditerranée le « décalage de prospérité » et le différentiel de salaires dont elle bénéficie que l’Europe torpille ses propres projets de « partenariat euro-méditerranéen » ?

J’entends bien la question (j’ai assez de pratique du marxisme pour cela), mais je suis tenté de la renverser : comment tenir dans un seul discours l’idéologique et l’économique, dès lors que les « cau-salités » mécaniques ou expressives n’opè-rent plus, et que les causalités structurales sont « absentes » ? C’est singulièrement le cas dans les situations de crise : les déterminations économiques et idéologiques se télescopent brutalement, et à la limite deviennent indiscernables. Tout ce qui se dit en termes de jeux de stratégie mondiale ou de « lignes de fracture » culturelles pourrait aussi bien se dire en termes de « division mondiale du travail » et de « pôles d’accumulation ». Sur ce point, je veux bien suivre la phénoménologie de « l’Empire » proposée par Negri et Hardt. Mais quel est le « maillon décisif » par où saisir l’unité de ces deux « attributs » qui s’expriment l’un l’autre ? Comment passe-t-on d’une scène sur l’autre, en dehors de l’extrême violence ? En vérité, le marxisme n’a jamais résolu cette question, ou plutôt il a postulé qu’elle était résolue dans le procès de l’histoire et de son « sens » : l’existence de fait du prolétariat, « peuple du peu-ple », « révolutionnaire par son existence même », à la fois concentré de la con-science révolutionnaire et puissance matérielle de socialisation de l’économie.

Déplaçons donc la question sur un terrain politique, même si cela ne nous donne pas de clé immédiate. En discutant pour savoir s’il existe aujourd’hui quelque chose comme une « volonté constituante » du peuple-prolétariat, ou s’il est temps de renoncer au populisme sous toutes ses formes, je crois que nous traitons la même question, mais sous une forme plus concrète, plus historique. Il me semble qu’il est trop tôt pour décréter la péremption de la catégorie de « peuple », ou de luttes et de mouvements populaires. Mais la difficulté est la suivante : en Europe le cycle des luttes de classes, sur presque deux siècles, a abouti d’abord à l’institution des conflits sociaux, à leur « reconnaissance » dans la structure de l’Etat national-social (avec un énorme reste d’exclus, de « sans parts ») et dans l’énoncé constitutionnel de « droits fondamentaux » incluant l’emploi, la scolarisation, la sécurité sociale (ce qui est sans équivalent dans le monde), puis à la dérégulation, au démantèlement du syndicalisme, à l’effondrement des « partis de la classe ouvrière ». Plus profondément, à la mort de l’espoir révolutionnaire de masse qui avait rendu possible les réformes démocratiques. Il a donc presque complètement défait ce qu’il avait fait. Or, si les cycles d’accumulation, d’expansion et de récession du capitalisme sont étonnamment semblables à eux-mêmes à travers le temps, l’histoire des figures politiques est, elle, irréversible, elle ne se recommence pas. La re-prolétarisation n’entraînera pas par elle-même la relance des « révolutions et des luttes sociales du XIXe et du XXe siècle », elle a plus de chances de déboucher sur des îlots de conservatisme ou de nihilisme ouvriers, comme il y a eu (et il y a) un conservatisme et un nihilisme paysans… La mémoire du peuple est celle des luttes, des moments d’autonomie, mais aussi celle d’une espérance trahie, d’un effort de plusieurs générations frustré de ses résultats, une « praxis volée » comme aurait dit Sartre. La politique alors n’inspire plus confiance. Voire elle dégoûte.

Dire que le cadre européen, en posant la question d’une législation et d’une politique sociales supra-nationales, la question d’une nouvelle « génération de droits », peut à terme favoriser la renaissance de grands mouvements sociaux, parce qu’un défi d’en haut appelle une réponse d’en bas, et que d’une certaine façon les institutions sont en avance sur les pratiques, ce n’est pas absurde (j’ai écrit dans Nous, citoyens d’Europe ? que, par une contrainte structurelle, l’Europe politique serait plus démocratique que les Etats-nations, ou ne serait pas), mais c’est un raisonnement circulaire. C’est ce cercle – le cercle de « l’Europe » idéale – qu’il faut ouvrir sur le réel. Et c’est ici que la question de l’immigration a valeur de signe. Non pas en raison d’une mystique de l’immigré « nouveau prolétaire », mais parce que l’immigré, individuellement et pris en masse, est en transit (en voyage…) entre deux types d’institutions que le régime actuel du capitalisme met en crise : les institutions de la politique sociale (au Nord), et les institutions de la politique de développement (au Sud). Il en indique ainsi la possible relance conjointe, la solidarité. C’est pourquoi j’estime important de mentionner l’Euro-Méditerranée. Vir-tuellement l’Euro-Méditerranée est un espace (sans « frontières » externes fixées a priori, mais avec un réseau ancien et dense de circulation d’hommes, d’idées et de marchandises) dans lequel se posent à la fois les problèmes de droits sociaux et ceux de droit au développement et à la culture. L’Euro-Méditerranée (notion encore moins identitaire, « substantielle » que celle d’Europe, mais tout aussi « active », « chaude ») n’est pas une solution, ce n’est que la rencontre possible entre les composantes d’un « peuple » à venir, sinon d’un « prolétariat » (car ni les droits sociaux ni le développement ne sont anti-capitalistes, mais ce qui est révolutionnaire c’est l’alternative, ce n’est pas l’anti-capitalisme). C’est le point où se joue une question de guerre ou paix, donc de « vie » et de « mort », et sous sa contrainte une question de « constitution » sociale trans-nationale.

Un mot pour finir sur la souveraineté. En définissant le sens de mon essai comme une « critique radicale de l’idée de souveraineté », Bertrand concentre bien mes développements sur la nécessité d’opposer aujourd’hui à l’hégémonisme, non pas le développement d’un nouveau pôle de puissance (économique, militaire, diplomatique), mais une « anti-stratégie » désagrégatrice des symétries et des polarisations qu’institue la mondialisation. J’ai parlé dans mon texte de nouveau régime des relations entre politique et puissance, je pourrais risquer l’expression d’une politique de l’im-puissance. Il n’est pas sûr qu’une telle politique soit moins effective que la Machtpolitik habituelle, au con-traire, car si la « crise » actuelle semble devoir délivrer une leçon (qui sera peut-être très chèrement payée, et pas seulement par ceux qui instituent l’expérience), c’est que la politique de puissance ne va atteindre aucun de ses objectifs, mais va s’effondrer sur elle-même et sur nous. Cependant je nuancerai cette formulation. Je crois qu’en réalité, la critique se joue à l’intérieur de l’idée de souveraineté. Depuis les révolutions bourgeoises, la notion de « souveraineté du peuple » ne cesse de faire problème. Elle se divise en deux intérieurement, entre une face étatique (nationaliste) et une face démocratique (participative). J’ai noté à propos du désarmement (en soutenant la thèse selon laquelle, en dernière instance, « seul le peuple américain pourra désarmer le militarisme américain »), que la contradiction entre les deux aspects va toujours croissant : plus l’Etat américain semble s’approcher d’une prérogative souveraine dans les affaires du monde, plus la souveraineté interne, « constituante », du peuple américain est limitée et formelle. Il ne s’agit donc pas tant de se débarrasser de l’idée de souveraineté que de faire éclater sa contradiction, d’en jouer un aspect contre l’autre, un « intérêt » contre l’autre, pour en extraire un noyau qui ne soit pas (ou qui soit moins…) instrumentalisable par l’Etat et par le lobby militaro-financier et pétrolier. Bien entendu « critique radicale de l’idée de souveraineté » peut vouloir dire exactement cela. Le fait que la question surgisse dans un contexte où, faute de contrôler les développements sociaux, on tente de globaliser les affrontements armés, ne facilite rien du tout. Les réflexes « patriotiques » jouent à plein. Mais le sens des alternatives se précise. Et ce qui vaut pour les USA vaut tout autant, bien sûr, pour l’Europe – ou pour la Chine ou le Brésil.


* Philosophe, auteur de nombreux ouvrages dont Nous, citoyens d’Europe ? Les frontières, l’Etat, le peuple, éd. La découverte, 2001, Sans-papiers : l’archaïsme fatal, collectif, éd. La découverte, 1999, et Droit de cité. Culture et politique en démocratie, éd. de l’Aube, 1998.
** Philosophe, auteur de Lacan, la formation de concept de sujet, PUF, 1987.
*** le bar Floréal.
(1) Première des « Mosse Lectures » pour l’année 2002-2003, donnée le 21 novembre 2002 à l’Université Humboldt de Berlin. Le texte « Europe, médiation évanouisante » est consultable sur le site de l’Université Lille III (UMR Savoirs et textes) : http://www.univ-lille3.fr/www/Recherche/set/. Il paraîtra dans une version augmentée au printemps 2003 aux Editions la Découverte.
(2) ou incohérente, ou encore en gestation sans cesse contrariée et voit dans cette situation un blocage qui ne pourrait être levé que par un sursaut intérieur (politique, économique, etc., mais d’ordre moral en fin de compte : tu mentionnes la formule d’Edward Saïd : « j’aimerais bien savoir quand l’Europe prendra conscience d’elle-même » et se décidera à jouer son rôle de « contre-poids »).
(3) Il dit même « française », par rigueur scientifique, mais en précisant qu’elles ont de fortes chances de valoir en général pour les pays industrialisés de la zone européenne.
Bertrand Ogilvie

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