Sortie du DVD de Notre Monde
Notre Monde Notre Monde (2013, 119') un film de Thomas LacosteRassemblant plus de 35 intervenants, philosophes, sociologues, économistes, magistrats, médecins, universitaires et écrivains, Notre Monde propose un espace dexpression pour travailler, comme nous y enjoint JeanLuc Nancy à « une pensée commune ». Plus encore quun libre espace de parole, Notre Monde sappuie sur un ensemble foisonnant de propositions concrètes pour agir comme un rappel essentiel, individuel et collectif : « faites de la politique » et de préférence autrement.
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© Passant n°43 [février 2003 - mars 2003]
© Passant n°43 [février 2003 - mars 2003]
par Bertrand Ogilvie
Imprimer l'articlePOLITIQUE DE LIM-PUISSANCE Quelle médiation européenne ?
Entretien avec Etienne Balibar*
Bertrand Ogilvie :
questions à Etienne Balibar sur « Europe, médiation évanouissante »
Tu viens décrire un long texte sur LEurope1. La singularité de ton point de vue consiste en ceci : là où tout le monde se préoccupe de lEurope comme entité manquante2, tu vois loccasion de transformer cette absence en une puissance dun type nouveau, à inventer ou à radicaliser. LEurope ne peut pas se poser comme partenaire dans un système de stratégies, mais elle peut devenir le lieu où les conflits trouvent à se traduire les uns les autres, à passer en quelques sortes les uns dans les autres, pour en sortir modifiés. Cest une critique radicale de lidée de souveraineté, mais cest aussi une critique radicale de lidée de critique. Ces deux critiques, tu tefforces de les penser à partir du constat de leur crise. On pense à la formule de Montaigne, écrite aussi en dautres temps de crise, « je ne peins pas lêtre, je peins le passage ».
Je te pose donc deux séries de questions correspondant à ces deux directions, sans exclure leur convergence finale, mais sans la présupposer non plus, ce qui pourrait être considéré comme un troisième ordre de questions.
La question politique dabord. Tu repères dans les attentes courantes à légard de lEurope, dans une situation internationale tendue, un attachement persistant à une problématique de la souveraineté dont la conjoncture présente révèle linsuffisance et peut-être la caducité. Sur ce point, tes analyses et tes propositions relèvent de différents registres. Philosophique quand il sagit décarter ce quon pourrait appeler la manie du substantialisme (si lEurope na pas de substance, pas de volonté unitaire, pas assez de canons pour compter autant que les USA, pas de frontières claires, alors elle nexiste pas). Politique quand tu dresses un état des lieux des conflits internes et externes qui font de lEurope un carrefour écartelé entre des enjeux à première vue incompatibles (la sécurité et la pacification, la démocratisation et la police, lextension et la fermeture, etc.). Imaginaire également ou pourrait-on dire « analytique » quand tu tinterroges sur les jeux de miroirs et dillusions qui constituent lattente des autres continents à son égard et la représentation quelle se fait delle-même, en comparant avec les données qui à la fois justifient et invalident ces constructions imaginaires.
Mais tu parles peu de « lEurope sociale » comme on dit par euphémisme, sinon pour signaler à quel point une histoire de luttes de classes acharnées en a fait une sorte de laboratoire des droits, aspect qui dailleurs encombre passablement ses dirigeants et qui ne met pas à labri les dirigés dune sorte de myopie corporatiste qui peut se cristalliser dans la « défense des acquis ». Cela signifie-t-il que tu considères comme étant entré définitivement en crise le modèle de « solidarité » de lÉtat national-social ? Tu parles encore moins de lEurope économique, de lorganisation du travail et du salariat. Cette absence est intrigante : on peut être tenté de la rapprocher dun sentiment diffus qui émane de tes lignes et qui porte sur le contenu des entités nationales que tu évoques, tout en disant quelles nen sont jamais tout à fait. « La France », « lAngleterre », etc., peuvent-elles fonctionner comme sujet de phrases où il est question de « discrimination économi-que », donc de discrimination intérieure, même si cet intérieur a souvent la couleur « basanée » qui tend à lexternaliser. Il nest pas certain quà légard de tous les points que tu évoques, la démocratie des droits, celle des conflits, celle de linvention de nouvelles formes dexistence, comme sur les questions de la tolérance religieuse ou de limmigration, les peuples européens occupent des positions très avancées. Il est même douteux quils soient en avance sur leurs propres dirigeants, malgré les voix qui se font entendre ici ou là. Que faire de la propension que nous avons à considérer que le « peuple » est toujours prêt à aller plus loin que les représentants des classes qui le dominent, du point de vue de la volonté de changement comme du désir daccès à la complexité des problèmes ?
Ce point de vue nest-il pas sous-tendu par cette même problématique de la souveraineté que tu remets en question ? Ne faut-il pas aller jusquau bout de la critique et se demander sil existe aujourdhui, chez les peuples dEurope, une quelconque « volonté constituante » au-delà de mouvements réactifs, défensifs, voire passéistes ? Ainsi la « souffrance » des individus au travail dont parle Dejours (qui insiste bien dans ses travaux sur la portée exclusivement européenne de ses analyses, précisément3) qui tend à amoindrir la sensibilité à la justice et à linjustice, nest-elle pas tout à fait autre chose que « létat physique et moral des ouvriers » dont parlaient Villermé, London ou Engels, qui a été le terreau des révolutions et des luttes sociales du XIXe et du XXe siècle ? Nest-ce pas aussi sur ce terrain que la problématique de la souveraineté se révèle obsolète ? Japporte de leau au moulin de ta critique, mais en me demandant sil ne faut pas laccentuer à partir dun autre terrain pour lempêcher de renaître de ses cendres.
Ensuite la question du travail intellectuel dans la politique aujourdhui. Tu remarqueras que je dis « le travail intellectuel » et pas « les intellectuels » ni même « le travail des intellectuels ». Pourquoi cette distinction ? Précisément parce que tu construis ton argumentation en faisant jouer un rôle très particulier aux intellectuels qui, dOutre-Atlantique, nous font savoir quils attendent quelque chose de lEurope. Montrant les décalages qui retirent à leurs discours une partie de leur pertinence, tu fais apparaître le « grand intellectuel » comme ne pouvant échapper à un rôle idéologique, fût-il positif. La plupart du temps il exprime, mieux que dautres sans doute, des interprétations et des espoirs. Mais en fin de compte, quil sagisse dAckerman et de létat dexception qui tend à devenir la règle, de Wallerstein et de sa recherche dun espace politique universel restauré à partir des « mouvements anti-systémiques », de Garton Ash préoccupé par la question des contrepoids militaires et de Said soulignant loriginalité au regard des USA des habitudes européennes anti-théocratiques, tu fais remarquer à quel point ces visions sont tributaires dune perspective géopolitique qui rencontre aujourdhui ses limites, et peu lucides sur les contradictions internes, génératrices de blocages et dhypocrisies propres à lEurope. En un sens, les intellectuels nont pas le beau rôle dans ton texte : soit ils tiennent des propos qui ne sont pas particulièrement innovants, soit leurs remarques sont plus pertinentes (comme celles de Kagan concernant la « religion du droit » européenne, « impuissante », « illégitime » et « autodestructrice ») mais alors elles ne se distinguent pas fondamentalement des propos que lon peut entendre à lintérieur de lEurope elle-même, venant des partis de droite (voir la critique en France du « droit-de-lhommisme », néologisme ca-lamiteux).
Or, tu montres deux choses. Dune part, que la seule chance de contrecarrer la grande paranoïa de la « guerre infinie » entre « laxe du Bien » et « laxe du Mal » consiste à tenter par tous les moyens de privilégier le point de vue local sur le point de vue global, de manière à responsabiliser les belligérants, à leur accorder lautonomie de la gestion de leur conflit, en les y forçant au besoin, afin quun « modèle de sécurité » internationale se dégage qui puisse rassurer les Etats-Unis sans les abandonner à leur manichéisme. Dautre part, que lEurope a effectivement un rôle à jouer dans cette logique (cette « anti-stratégie » comme tu le dis par opposition aux stratégies globalisantes), en attendant que dautres ensembles : asiatique, indien, africain, sud-américain, arabe soient capables den faire autant, parce quelle est au cur dun système euro-méditerranéen dont lhistoire est faite déchanges, de migrations, de passages de frontières et dinterpénétrations (dont les aspects hyper-violents ne doivent pas masquer également la création de complémentarités indissolubles).
Cest ici que le travail intellectuel intervient de manière topique. Si la langue de lEurope est « la traduction », selon le mot de Eco que tu rappelles, si même nous avons dans notre héritage cette culture ancienne de la « traductibilité interculturelle » (comme lécrit Assmann) qui caractérisait le paganisme et pouvait amener à penser que nous avions la même culture, voire la même religion sous des noms différents (et le concile de Vatican II, lessor de lcuménisme sous la houlette de Jean XXIII, bien oublié !, nétaient-ils pas comme un écho de cette configuration ?), alors il y a bien lieu de souligner la fonction de traducteur, de passeur, de voyageur à travers les mots, les catégories, les représentations, que tu assignes à lintellectuel européen. Les intellectuels, dis-tu, sont, doivent être, des « gens du voyage ». Comme dans les tableaux de la Renaissance, dailleurs, on ne peut sempêcher de penser que ton autoportrait figure avec celui de quelques autres (Derrida que tu cites au début) caché dans cette fresque saisissante, puisque tu es de ceux qui uvrent dans cette direction.
Je trouve cette métaphore des « gens du voyage » à la fois gênante et révélatrice. Car de quel voyage sagit-il ? Cest une maxime fondamentale, comme tu le sais, chez les traducteurs : paradoxalement, le bon traducteur est celui qui connaît dabord le mieux sa propre langue et ses possibilités les plus fines et ensuite seulement la langue quil traduit. Par ailleurs, tu es de ceux qui nous ont appris à faire un usage plus complexe de la notion de frontière. Ici, je suis plutôt frappé par le fait que les véritables étrangers, ceux qui seraient de lautre côté de la frontière, de locéan, ne sont pas les intellectuels américains dont les propos nous sont en fait assez familiers et ressemblent beaucoup à ceux que lon peut tenir ici. Par contre, cest du côté des « frontières intérieures » que nous pouvons découvrir des abîmes, par exemple chez les « gens du voyage » non plus métaphoriques mais qui circulent parmi nous sur les routes et sont chassés de tous les terrains où ils essayent de camper. Et bien dautres, le « quart-monde », les « sans-part » Si le traducteur doit connaître sa langue mieux que tout autre, ne doit-il pas dabord, aussi écouter ce qui se dit en français ? Il risque dy découvrir une étrangeté plus considérable que chez ses collègues dOutre-Atlantique
Faire ce voyage-là est sans doute plus difficile que deffectuer un échange inter-universitaire, mais je rejoins là ma question du début : pour savoir où en sont les « peuples » en Europe, sans doute faut-il trouver les moyens de les entendre et de leur parler. Lourde tâche. Si lEurope doit être « pour un temps au moins » le traducteur du monde (position de « médiation évanouissant », « qui disparaît dans son intervention », selon les remarquables formules que tu reprends de Jameson et dAlthusser), cest pourrait-on dire parce quelle a déjà une tendance à être traductrice delle-même, de nation à nation. Mais cela ne suffira pas, si elle ne lest pas aussi à lintérieur de chacune de ses nations, par-delà les frontières les plus résistantes qui soient, les frontières intérieures. En ce sens, lintellectuel pourra vraiment être cet homme frontière que tu évoques à la fin, le travail intellectuel être un travail des frontières. Mais ici aussi je voudrais te proposer une nuance. Tu écris « traducteur du monde, son interprète ». Or ce sont deux métiers complètement différents : lun transpose en seffaçant, crée un nouvel espace, déplace les frontières, et suscite de nouvelles rencontres, et cest bien de cela que tu parles tout au long de ton analyse en subvertissant la fonction critique qui voisine si facilement et finit par se confondre parfois avec la figure dun juge, dun vigilant, dun prêtre, dun censeur (nous en avons chez nous toute une collection). Lautre ne « sévanouit » pas, il sinterpose, donne son interprétation et rend indispensable sa position, celle de linter-prêtre.
Etienne Balibar :
réponse à Bertrand Ogilvie
Les questions que madresse Bertrand sont sans concession, elles comportent même une touche dironie dans laquelle jaurais mauvaise grâce à ne pas entendre linterpellation socratique ou brechtienne sans laquelle il nest pas de vraie discussion surtout entre amis. Je les juge essentielles, dautant quelles débus-quent des difficultés inhérentes à ma position, que je nespère pas résoudre du premier coup, mais que je suis bien décidé à affronter.
Deux précisions dabord, nécessaires surtout pour suppléer labsence du texte dont nous discutons. Bertrand suggère que je finis par me contredire, en nommant comme sujets dun devenir en cours et destinataires idéaux dune injonction dadopter telle ou telle position dans les conflits daujourdhui, voire tout simplement dexister, des entités dont mes analyses tendraient à montrer linconsistance : « le peuple » et « les peuples », des individualités telles que « France », « Allemagne », « Turquie » (cest-à-dire les Etats des institutions internationales et des manuels dhistoire). Il y voit une limite de ma critique de la souveraineté. Je vais revenir sur la souveraineté, mais il doit être clair quun discours comme celui-ci (qui nest pas un article théorique) est de bout en bout placé sous le signe de la « contradiction performative ». Cest-à-dire quil ne cesse denjoindre à ceux qui le reçoivent (et dabord à celui qui lénonce) de sapproprier les significations, les expériences que désignent ces noms, et cependant de refuser les identifications absolues quils prescrivent. Cette injonction nest pas très aisée à suivre, elle implique une sorte de double jeu avec le langage et la croyance, qui peut toujours verser dans la naïveté ou dans lemphase. Mais comment faire autrement si lon ne veut pas en revenir, soit à des identifications historiques bétonnées, soit à un nominalisme radical qui peut porter une morale ascétique, « franciscaine », mais pas une politique ? La politique se fait dans le porte-à-faux, dans lidéologie. Cela fait partie des raisons pour lesquelles, à la fin, je renverse lénoncé de Marx : on a assez « transformé » le monde, il est temps de « linterpréter ».
Pour la même raison, au fond, je naime pas beaucoup la phrase « les intellectuels dans ton texte nont pas le beau rôle » (visant les « grands intellectuels » dont je discute les « appels à lEurope »). Quel serait donc le beau rôle ? Celui de théoricien de la révolution mondiale ? Celui dapolitique désenchanté ? Celui de prophète du salut entrant « comme un voleur » par la porte étroite de la catastrophe ? Celui de militant associatif assidu ? Je suis frappé au contraire du fait quavec toute leur idéologie ces intellectuels nous posent la bonne question, celle à laquelle nous, « Européens », avons intérêt à réfléchir. Jai toujours pensé quil y a intérêt à chercher la force du discours de lautre, plutôt que ses faiblesses. Naturellement jaurais dû conduire le même exercice à partir dautres « voix » que celles des Américains (Arundhati Roy ou Kenzaburo Oe .). Mais, dans la conjoncture actuelle, celles-ci ont un privilège, ne serait-ce que de tenir en échec les mirages tiers-mondistes et « anti-impérialistes ». Si une voix critique et autocritique se fait entendre en Irak, au Pakistan ou en Arabie Saoudite, je pense quil faudra lui faire écho immédiatement.
Jen viens alors aux questions posées, telles que je les comprends. Bertrand les regroupe sous deux chefs, mais il dit lui-même que ce qui importe le plus est leur corrélation. En dautres termes, la question est de savoir comment nous faisons tenir ensemble une interrogation sur lactivité, le statut des intellectuels (que nous sommes), et une interrogation sur le « peuple », le mouvement démancipation de la société. Cest au fond le grand mythe européen de la politique depuis les Lumières et le Romantisme, celui du rapport entre lintelligence du peuple et lengagement des intellectuels, que nous avons exporté dans le monde entier, et auquel nous ne pouvons ni renoncer tout à fait ni continuer de souscrire par principe. Cette relation privilégiée, oscillant entre la fusion, lalliance, le service public, lapostolat, lhégémonie, nest pas séparable de ce concept du politique que je cherche à remettre en chantier. Et je ne suis pas le seul. Je me souviens dAlthusser écrivant avec des majuscules que lUnion de la Théorie et du Mouvement Ouvrier était lévénement fondateur de lhistoire, « qui naurait pas de fin ». Et je vois aujourdhui Negri trouver dans le General Intellect surgissant au détour dune page des Grundrisse la pierre philosophale de la capacité « constituante » de la multitude Je ne conteste pas avoir cherché à reprendre moi aussi cette question fondatrice : mais sous les contraintes et dans le langage dune conjoncture, dun débat particulier qui en suspend totalement lévidence.
Bertrand relève léquivoque de lidée dintellectuel voyageur, les imprécisions de sa relation avec celles de « traduction » et « dinterprétation » (linterprêtre, ce nest pas gentil, mais le danger est bien vu). Il lui préfère celle de travail, et donc de travailleur intellectuel. Il est vrai que « voyage » nen dit pas assez. On peut voyager imaginairement « autour de sa chambre ». On peut surtout voyager sans risque de jamais rencontrer aucune véritable altérité, sur Internet ou en faisant le tour des colloques, des universités et des forums. Provocation pour provocation, je dirai quà la figure de lintellectuel « universel singulier » qui correspondait à la conscience de soi de luniversitaire européen du siècle passé, le cul dans sa chaire et la tête pensant au ciel de lhumanité tout entière, en a succédé une autre à peine moins conservatrice : le séminaire, le workshop, léquipe CNRS, et pour ce qui est de luniversel on va discuter au Forum social mondial de Porto Alegre ou de Florence, dont le langage uniformisé, « alter-mondialisé », sapprend par la lecture du Monde Diplomatique
En ce qui me concerne jai dit « voyageur » parce que je nai pas voulu dire « nomade » : beau terme, mais dont la vulgate deleuzienne a fait un ouvre-boîte universel, et quon comprend comme dénotant louverture dun hyper-espace de pensée et daction, dans lequel les frontières seraient comme abolies. Nous sommes bien daccord, Bertrand et moi, pour penser que la question cruciale est celle du rapport aux frontières, à leur ubiquité, à leur dissymétrie. Il faut se coltiner les frontières. Je serais tenté de dire, donc, faisant un pas de plus, que lintellectuel voyageur est celui qui franchit au moins une frontière réelle, qui la « trans-gresse ». Et bien sûr, mille fois daccord, pas besoin pour cela de prendre lavion vers Los Angeles ou Tokyo ou Téhéran. Certaines de ces frontières sont à nos portes, traversent nos chambres à coucher et nos salles de classes. Question de langue, précisément. Quest-ce quune « langue » ? Que veut-on dire quand on évoque « ce qui se dit en français » ? La frontière pragmatique, la vraie, est plus épaisse entre le parler de Nanterre-Ville et celui de Nanterre-Université quentre ce dernier et celui de la Humboldt Universität. Il est donc bien vrai que la question de savoir si « lEurope » pourra « traduire le monde » sans se traduire elle-même est posée. Mais ce nest pas un point de désaccord entre nous : je crois avoir suggéré que la fonction voyage relève autant dune étrangèreté à soi que dun cosmopolitisme.
Il est vrai en revanche que je ne suis pas enthousiaste du « travail intellectuel ». Cela fait des années que, voulant nommer le point sensible des « différences anthropologiques » qui sont lenjeu des conflits de cultures ou de civilisations, je cherche à déplacer sans y parvenir tout à fait la formulation marxienne de « division du travail manuel et du travail intellectuel ». Elle a trop servi à persuader les intellectuels soit de leur infériorité soit de leur supériorité par rapport aux « travailleurs » tout court (ouvriers, paysans, techniciens), en tout cas de lhomogénéité des « activités » en présence. La véritable homo-généité était tout bêtement une forme sociale : la généralisation du salariat. En pratique, travailleur intellectuel veut dire intellectuel salarié. Cest une grande réalité que je ne méprise pas, puisque jen vis. Mais cest une façon très restrictive darticuler les pratiques et les imaginaires des deux « classes ». La « violence symbo-lique » en est trop absente, Bourdieu avait raison là-dessus. Il ne faudrait pas pour autant retomber bien sûr dans le sage, le prédicateur, le prophète, le créateur Jai tenté le traducteur. A quoi lon peut objecter que la traduction est un sacré travail En vérité nous sommes au rouet. Je crois quà tout prendre, jaimerais mieux la formule que rejette Bertrand : le « travail des intellectuels » dans la conjoncture, cest-à-dire la façon dont ils la travaillent, lélaborent.
Deuxième question : comment parler des identités collectives (nationales, continentales, post-coloniales ) sans parler de léconomique, donc du social, de lorganisation du travail, des migrations, de lexploitation ? Comment parler dhégémonies politico-militaires sans parler dintérêts matériels ? Nest-ce pas pour le pétrole de lAsie centrale et du Moyen-Orient, condition de leur niveau de vie et de leur accumulation de capital que les Etats-Unis font la guerre en Afghanistan ou en Irak (et que peut-être Al Qaeda les y défie, soutenu par les puissances financières du Golfe qui, à tout le moins, jouent double jeu ) ? Nest-ce pas pour maintenir entre les rives de la Méditerranée le « décalage de prospérité » et le différentiel de salaires dont elle bénéficie que lEurope torpille ses propres projets de « partenariat euro-méditerranéen » ?
Jentends bien la question (jai assez de pratique du marxisme pour cela), mais je suis tenté de la renverser : comment tenir dans un seul discours lidéologique et léconomique, dès lors que les « cau-salités » mécaniques ou expressives nopè-rent plus, et que les causalités structurales sont « absentes » ? Cest singulièrement le cas dans les situations de crise : les déterminations économiques et idéologiques se télescopent brutalement, et à la limite deviennent indiscernables. Tout ce qui se dit en termes de jeux de stratégie mondiale ou de « lignes de fracture » culturelles pourrait aussi bien se dire en termes de « division mondiale du travail » et de « pôles daccumulation ». Sur ce point, je veux bien suivre la phénoménologie de « lEmpire » proposée par Negri et Hardt. Mais quel est le « maillon décisif » par où saisir lunité de ces deux « attributs » qui sexpriment lun lautre ? Comment passe-t-on dune scène sur lautre, en dehors de lextrême violence ? En vérité, le marxisme na jamais résolu cette question, ou plutôt il a postulé quelle était résolue dans le procès de lhistoire et de son « sens » : lexistence de fait du prolétariat, « peuple du peu-ple », « révolutionnaire par son existence même », à la fois concentré de la con-science révolutionnaire et puissance matérielle de socialisation de léconomie.
Déplaçons donc la question sur un terrain politique, même si cela ne nous donne pas de clé immédiate. En discutant pour savoir sil existe aujourdhui quelque chose comme une « volonté constituante » du peuple-prolétariat, ou sil est temps de renoncer au populisme sous toutes ses formes, je crois que nous traitons la même question, mais sous une forme plus concrète, plus historique. Il me semble quil est trop tôt pour décréter la péremption de la catégorie de « peuple », ou de luttes et de mouvements populaires. Mais la difficulté est la suivante : en Europe le cycle des luttes de classes, sur presque deux siècles, a abouti dabord à linstitution des conflits sociaux, à leur « reconnaissance » dans la structure de lEtat national-social (avec un énorme reste dexclus, de « sans parts ») et dans lénoncé constitutionnel de « droits fondamentaux » incluant lemploi, la scolarisation, la sécurité sociale (ce qui est sans équivalent dans le monde), puis à la dérégulation, au démantèlement du syndicalisme, à leffondrement des « partis de la classe ouvrière ». Plus profondément, à la mort de lespoir révolutionnaire de masse qui avait rendu possible les réformes démocratiques. Il a donc presque complètement défait ce quil avait fait. Or, si les cycles daccumulation, dexpansion et de récession du capitalisme sont étonnamment semblables à eux-mêmes à travers le temps, lhistoire des figures politiques est, elle, irréversible, elle ne se recommence pas. La re-prolétarisation nentraînera pas par elle-même la relance des « révolutions et des luttes sociales du XIXe et du XXe siècle », elle a plus de chances de déboucher sur des îlots de conservatisme ou de nihilisme ouvriers, comme il y a eu (et il y a) un conservatisme et un nihilisme paysans La mémoire du peuple est celle des luttes, des moments dautonomie, mais aussi celle dune espérance trahie, dun effort de plusieurs générations frustré de ses résultats, une « praxis volée » comme aurait dit Sartre. La politique alors ninspire plus confiance. Voire elle dégoûte.
Dire que le cadre européen, en posant la question dune législation et dune politique sociales supra-nationales, la question dune nouvelle « génération de droits », peut à terme favoriser la renaissance de grands mouvements sociaux, parce quun défi den haut appelle une réponse den bas, et que dune certaine façon les institutions sont en avance sur les pratiques, ce nest pas absurde (jai écrit dans Nous, citoyens dEurope ? que, par une contrainte structurelle, lEurope politique serait plus démocratique que les Etats-nations, ou ne serait pas), mais cest un raisonnement circulaire. Cest ce cercle le cercle de « lEurope » idéale quil faut ouvrir sur le réel. Et cest ici que la question de limmigration a valeur de signe. Non pas en raison dune mystique de limmigré « nouveau prolétaire », mais parce que limmigré, individuellement et pris en masse, est en transit (en voyage ) entre deux types dinstitutions que le régime actuel du capitalisme met en crise : les institutions de la politique sociale (au Nord), et les institutions de la politique de développement (au Sud). Il en indique ainsi la possible relance conjointe, la solidarité. Cest pourquoi jestime important de mentionner lEuro-Méditerranée. Vir-tuellement lEuro-Méditerranée est un espace (sans « frontières » externes fixées a priori, mais avec un réseau ancien et dense de circulation dhommes, didées et de marchandises) dans lequel se posent à la fois les problèmes de droits sociaux et ceux de droit au développement et à la culture. LEuro-Méditerranée (notion encore moins identitaire, « substantielle » que celle dEurope, mais tout aussi « active », « chaude ») nest pas une solution, ce nest que la rencontre possible entre les composantes dun « peuple » à venir, sinon dun « prolétariat » (car ni les droits sociaux ni le développement ne sont anti-capitalistes, mais ce qui est révolutionnaire cest lalternative, ce nest pas lanti-capitalisme). Cest le point où se joue une question de guerre ou paix, donc de « vie » et de « mort », et sous sa contrainte une question de « constitution » sociale trans-nationale.
Un mot pour finir sur la souveraineté. En définissant le sens de mon essai comme une « critique radicale de lidée de souveraineté », Bertrand concentre bien mes développements sur la nécessité dopposer aujourdhui à lhégémonisme, non pas le développement dun nouveau pôle de puissance (économique, militaire, diplomatique), mais une « anti-stratégie » désagrégatrice des symétries et des polarisations quinstitue la mondialisation. Jai parlé dans mon texte de nouveau régime des relations entre politique et puissance, je pourrais risquer lexpression dune politique de lim-puissance. Il nest pas sûr quune telle politique soit moins effective que la Machtpolitik habituelle, au con-traire, car si la « crise » actuelle semble devoir délivrer une leçon (qui sera peut-être très chèrement payée, et pas seulement par ceux qui instituent lexpérience), cest que la politique de puissance ne va atteindre aucun de ses objectifs, mais va seffondrer sur elle-même et sur nous. Cependant je nuancerai cette formulation. Je crois quen réalité, la critique se joue à lintérieur de lidée de souveraineté. Depuis les révolutions bourgeoises, la notion de « souveraineté du peuple » ne cesse de faire problème. Elle se divise en deux intérieurement, entre une face étatique (nationaliste) et une face démocratique (participative). Jai noté à propos du désarmement (en soutenant la thèse selon laquelle, en dernière instance, « seul le peuple américain pourra désarmer le militarisme américain »), que la contradiction entre les deux aspects va toujours croissant : plus lEtat américain semble sapprocher dune prérogative souveraine dans les affaires du monde, plus la souveraineté interne, « constituante », du peuple américain est limitée et formelle. Il ne sagit donc pas tant de se débarrasser de lidée de souveraineté que de faire éclater sa contradiction, den jouer un aspect contre lautre, un « intérêt » contre lautre, pour en extraire un noyau qui ne soit pas (ou qui soit moins ) instrumentalisable par lEtat et par le lobby militaro-financier et pétrolier. Bien entendu « critique radicale de lidée de souveraineté » peut vouloir dire exactement cela. Le fait que la question surgisse dans un contexte où, faute de contrôler les développements sociaux, on tente de globaliser les affrontements armés, ne facilite rien du tout. Les réflexes « patriotiques » jouent à plein. Mais le sens des alternatives se précise. Et ce qui vaut pour les USA vaut tout autant, bien sûr, pour lEurope ou pour la Chine ou le Brésil.
* Philosophe, auteur de nombreux ouvrages dont Nous, citoyens dEurope ? Les frontières, lEtat, le peuple, éd. La découverte, 2001, Sans-papiers : larchaïsme fatal, collectif, éd. La découverte, 1999, et Droit de cité. Culture et politique en démocratie, éd. de lAube, 1998.
** Philosophe, auteur de Lacan, la formation de concept de sujet, PUF, 1987.
*** le bar Floréal.
(1) Première des « Mosse Lectures » pour lannée 2002-2003, donnée le 21 novembre 2002 à lUniversité Humboldt de Berlin. Le texte « Europe, médiation évanouisante » est consultable sur le site de lUniversité Lille III (UMR Savoirs et textes) : http://www.univ-lille3.fr/www/Recherche/set/. Il paraîtra dans une version augmentée au printemps 2003 aux Editions la Découverte.
(2) ou incohérente, ou encore en gestation sans cesse contrariée et voit dans cette situation un blocage qui ne pourrait être levé que par un sursaut intérieur (politique, économique, etc., mais dordre moral en fin de compte : tu mentionnes la formule dEdward Saïd : « jaimerais bien savoir quand lEurope prendra conscience delle-même » et se décidera à jouer son rôle de « contre-poids »).
(3) Il dit même « française », par rigueur scientifique, mais en précisant quelles ont de fortes chances de valoir en général pour les pays industrialisés de la zone européenne.
questions à Etienne Balibar sur « Europe, médiation évanouissante »
Tu viens décrire un long texte sur LEurope1. La singularité de ton point de vue consiste en ceci : là où tout le monde se préoccupe de lEurope comme entité manquante2, tu vois loccasion de transformer cette absence en une puissance dun type nouveau, à inventer ou à radicaliser. LEurope ne peut pas se poser comme partenaire dans un système de stratégies, mais elle peut devenir le lieu où les conflits trouvent à se traduire les uns les autres, à passer en quelques sortes les uns dans les autres, pour en sortir modifiés. Cest une critique radicale de lidée de souveraineté, mais cest aussi une critique radicale de lidée de critique. Ces deux critiques, tu tefforces de les penser à partir du constat de leur crise. On pense à la formule de Montaigne, écrite aussi en dautres temps de crise, « je ne peins pas lêtre, je peins le passage ».
Je te pose donc deux séries de questions correspondant à ces deux directions, sans exclure leur convergence finale, mais sans la présupposer non plus, ce qui pourrait être considéré comme un troisième ordre de questions.
La question politique dabord. Tu repères dans les attentes courantes à légard de lEurope, dans une situation internationale tendue, un attachement persistant à une problématique de la souveraineté dont la conjoncture présente révèle linsuffisance et peut-être la caducité. Sur ce point, tes analyses et tes propositions relèvent de différents registres. Philosophique quand il sagit décarter ce quon pourrait appeler la manie du substantialisme (si lEurope na pas de substance, pas de volonté unitaire, pas assez de canons pour compter autant que les USA, pas de frontières claires, alors elle nexiste pas). Politique quand tu dresses un état des lieux des conflits internes et externes qui font de lEurope un carrefour écartelé entre des enjeux à première vue incompatibles (la sécurité et la pacification, la démocratisation et la police, lextension et la fermeture, etc.). Imaginaire également ou pourrait-on dire « analytique » quand tu tinterroges sur les jeux de miroirs et dillusions qui constituent lattente des autres continents à son égard et la représentation quelle se fait delle-même, en comparant avec les données qui à la fois justifient et invalident ces constructions imaginaires.
Mais tu parles peu de « lEurope sociale » comme on dit par euphémisme, sinon pour signaler à quel point une histoire de luttes de classes acharnées en a fait une sorte de laboratoire des droits, aspect qui dailleurs encombre passablement ses dirigeants et qui ne met pas à labri les dirigés dune sorte de myopie corporatiste qui peut se cristalliser dans la « défense des acquis ». Cela signifie-t-il que tu considères comme étant entré définitivement en crise le modèle de « solidarité » de lÉtat national-social ? Tu parles encore moins de lEurope économique, de lorganisation du travail et du salariat. Cette absence est intrigante : on peut être tenté de la rapprocher dun sentiment diffus qui émane de tes lignes et qui porte sur le contenu des entités nationales que tu évoques, tout en disant quelles nen sont jamais tout à fait. « La France », « lAngleterre », etc., peuvent-elles fonctionner comme sujet de phrases où il est question de « discrimination économi-que », donc de discrimination intérieure, même si cet intérieur a souvent la couleur « basanée » qui tend à lexternaliser. Il nest pas certain quà légard de tous les points que tu évoques, la démocratie des droits, celle des conflits, celle de linvention de nouvelles formes dexistence, comme sur les questions de la tolérance religieuse ou de limmigration, les peuples européens occupent des positions très avancées. Il est même douteux quils soient en avance sur leurs propres dirigeants, malgré les voix qui se font entendre ici ou là. Que faire de la propension que nous avons à considérer que le « peuple » est toujours prêt à aller plus loin que les représentants des classes qui le dominent, du point de vue de la volonté de changement comme du désir daccès à la complexité des problèmes ?
Ce point de vue nest-il pas sous-tendu par cette même problématique de la souveraineté que tu remets en question ? Ne faut-il pas aller jusquau bout de la critique et se demander sil existe aujourdhui, chez les peuples dEurope, une quelconque « volonté constituante » au-delà de mouvements réactifs, défensifs, voire passéistes ? Ainsi la « souffrance » des individus au travail dont parle Dejours (qui insiste bien dans ses travaux sur la portée exclusivement européenne de ses analyses, précisément3) qui tend à amoindrir la sensibilité à la justice et à linjustice, nest-elle pas tout à fait autre chose que « létat physique et moral des ouvriers » dont parlaient Villermé, London ou Engels, qui a été le terreau des révolutions et des luttes sociales du XIXe et du XXe siècle ? Nest-ce pas aussi sur ce terrain que la problématique de la souveraineté se révèle obsolète ? Japporte de leau au moulin de ta critique, mais en me demandant sil ne faut pas laccentuer à partir dun autre terrain pour lempêcher de renaître de ses cendres.
Ensuite la question du travail intellectuel dans la politique aujourdhui. Tu remarqueras que je dis « le travail intellectuel » et pas « les intellectuels » ni même « le travail des intellectuels ». Pourquoi cette distinction ? Précisément parce que tu construis ton argumentation en faisant jouer un rôle très particulier aux intellectuels qui, dOutre-Atlantique, nous font savoir quils attendent quelque chose de lEurope. Montrant les décalages qui retirent à leurs discours une partie de leur pertinence, tu fais apparaître le « grand intellectuel » comme ne pouvant échapper à un rôle idéologique, fût-il positif. La plupart du temps il exprime, mieux que dautres sans doute, des interprétations et des espoirs. Mais en fin de compte, quil sagisse dAckerman et de létat dexception qui tend à devenir la règle, de Wallerstein et de sa recherche dun espace politique universel restauré à partir des « mouvements anti-systémiques », de Garton Ash préoccupé par la question des contrepoids militaires et de Said soulignant loriginalité au regard des USA des habitudes européennes anti-théocratiques, tu fais remarquer à quel point ces visions sont tributaires dune perspective géopolitique qui rencontre aujourdhui ses limites, et peu lucides sur les contradictions internes, génératrices de blocages et dhypocrisies propres à lEurope. En un sens, les intellectuels nont pas le beau rôle dans ton texte : soit ils tiennent des propos qui ne sont pas particulièrement innovants, soit leurs remarques sont plus pertinentes (comme celles de Kagan concernant la « religion du droit » européenne, « impuissante », « illégitime » et « autodestructrice ») mais alors elles ne se distinguent pas fondamentalement des propos que lon peut entendre à lintérieur de lEurope elle-même, venant des partis de droite (voir la critique en France du « droit-de-lhommisme », néologisme ca-lamiteux).
Or, tu montres deux choses. Dune part, que la seule chance de contrecarrer la grande paranoïa de la « guerre infinie » entre « laxe du Bien » et « laxe du Mal » consiste à tenter par tous les moyens de privilégier le point de vue local sur le point de vue global, de manière à responsabiliser les belligérants, à leur accorder lautonomie de la gestion de leur conflit, en les y forçant au besoin, afin quun « modèle de sécurité » internationale se dégage qui puisse rassurer les Etats-Unis sans les abandonner à leur manichéisme. Dautre part, que lEurope a effectivement un rôle à jouer dans cette logique (cette « anti-stratégie » comme tu le dis par opposition aux stratégies globalisantes), en attendant que dautres ensembles : asiatique, indien, africain, sud-américain, arabe soient capables den faire autant, parce quelle est au cur dun système euro-méditerranéen dont lhistoire est faite déchanges, de migrations, de passages de frontières et dinterpénétrations (dont les aspects hyper-violents ne doivent pas masquer également la création de complémentarités indissolubles).
Cest ici que le travail intellectuel intervient de manière topique. Si la langue de lEurope est « la traduction », selon le mot de Eco que tu rappelles, si même nous avons dans notre héritage cette culture ancienne de la « traductibilité interculturelle » (comme lécrit Assmann) qui caractérisait le paganisme et pouvait amener à penser que nous avions la même culture, voire la même religion sous des noms différents (et le concile de Vatican II, lessor de lcuménisme sous la houlette de Jean XXIII, bien oublié !, nétaient-ils pas comme un écho de cette configuration ?), alors il y a bien lieu de souligner la fonction de traducteur, de passeur, de voyageur à travers les mots, les catégories, les représentations, que tu assignes à lintellectuel européen. Les intellectuels, dis-tu, sont, doivent être, des « gens du voyage ». Comme dans les tableaux de la Renaissance, dailleurs, on ne peut sempêcher de penser que ton autoportrait figure avec celui de quelques autres (Derrida que tu cites au début) caché dans cette fresque saisissante, puisque tu es de ceux qui uvrent dans cette direction.
Je trouve cette métaphore des « gens du voyage » à la fois gênante et révélatrice. Car de quel voyage sagit-il ? Cest une maxime fondamentale, comme tu le sais, chez les traducteurs : paradoxalement, le bon traducteur est celui qui connaît dabord le mieux sa propre langue et ses possibilités les plus fines et ensuite seulement la langue quil traduit. Par ailleurs, tu es de ceux qui nous ont appris à faire un usage plus complexe de la notion de frontière. Ici, je suis plutôt frappé par le fait que les véritables étrangers, ceux qui seraient de lautre côté de la frontière, de locéan, ne sont pas les intellectuels américains dont les propos nous sont en fait assez familiers et ressemblent beaucoup à ceux que lon peut tenir ici. Par contre, cest du côté des « frontières intérieures » que nous pouvons découvrir des abîmes, par exemple chez les « gens du voyage » non plus métaphoriques mais qui circulent parmi nous sur les routes et sont chassés de tous les terrains où ils essayent de camper. Et bien dautres, le « quart-monde », les « sans-part » Si le traducteur doit connaître sa langue mieux que tout autre, ne doit-il pas dabord, aussi écouter ce qui se dit en français ? Il risque dy découvrir une étrangeté plus considérable que chez ses collègues dOutre-Atlantique
Faire ce voyage-là est sans doute plus difficile que deffectuer un échange inter-universitaire, mais je rejoins là ma question du début : pour savoir où en sont les « peuples » en Europe, sans doute faut-il trouver les moyens de les entendre et de leur parler. Lourde tâche. Si lEurope doit être « pour un temps au moins » le traducteur du monde (position de « médiation évanouissant », « qui disparaît dans son intervention », selon les remarquables formules que tu reprends de Jameson et dAlthusser), cest pourrait-on dire parce quelle a déjà une tendance à être traductrice delle-même, de nation à nation. Mais cela ne suffira pas, si elle ne lest pas aussi à lintérieur de chacune de ses nations, par-delà les frontières les plus résistantes qui soient, les frontières intérieures. En ce sens, lintellectuel pourra vraiment être cet homme frontière que tu évoques à la fin, le travail intellectuel être un travail des frontières. Mais ici aussi je voudrais te proposer une nuance. Tu écris « traducteur du monde, son interprète ». Or ce sont deux métiers complètement différents : lun transpose en seffaçant, crée un nouvel espace, déplace les frontières, et suscite de nouvelles rencontres, et cest bien de cela que tu parles tout au long de ton analyse en subvertissant la fonction critique qui voisine si facilement et finit par se confondre parfois avec la figure dun juge, dun vigilant, dun prêtre, dun censeur (nous en avons chez nous toute une collection). Lautre ne « sévanouit » pas, il sinterpose, donne son interprétation et rend indispensable sa position, celle de linter-prêtre.
Etienne Balibar :
réponse à Bertrand Ogilvie
Les questions que madresse Bertrand sont sans concession, elles comportent même une touche dironie dans laquelle jaurais mauvaise grâce à ne pas entendre linterpellation socratique ou brechtienne sans laquelle il nest pas de vraie discussion surtout entre amis. Je les juge essentielles, dautant quelles débus-quent des difficultés inhérentes à ma position, que je nespère pas résoudre du premier coup, mais que je suis bien décidé à affronter.
Deux précisions dabord, nécessaires surtout pour suppléer labsence du texte dont nous discutons. Bertrand suggère que je finis par me contredire, en nommant comme sujets dun devenir en cours et destinataires idéaux dune injonction dadopter telle ou telle position dans les conflits daujourdhui, voire tout simplement dexister, des entités dont mes analyses tendraient à montrer linconsistance : « le peuple » et « les peuples », des individualités telles que « France », « Allemagne », « Turquie » (cest-à-dire les Etats des institutions internationales et des manuels dhistoire). Il y voit une limite de ma critique de la souveraineté. Je vais revenir sur la souveraineté, mais il doit être clair quun discours comme celui-ci (qui nest pas un article théorique) est de bout en bout placé sous le signe de la « contradiction performative ». Cest-à-dire quil ne cesse denjoindre à ceux qui le reçoivent (et dabord à celui qui lénonce) de sapproprier les significations, les expériences que désignent ces noms, et cependant de refuser les identifications absolues quils prescrivent. Cette injonction nest pas très aisée à suivre, elle implique une sorte de double jeu avec le langage et la croyance, qui peut toujours verser dans la naïveté ou dans lemphase. Mais comment faire autrement si lon ne veut pas en revenir, soit à des identifications historiques bétonnées, soit à un nominalisme radical qui peut porter une morale ascétique, « franciscaine », mais pas une politique ? La politique se fait dans le porte-à-faux, dans lidéologie. Cela fait partie des raisons pour lesquelles, à la fin, je renverse lénoncé de Marx : on a assez « transformé » le monde, il est temps de « linterpréter ».
Pour la même raison, au fond, je naime pas beaucoup la phrase « les intellectuels dans ton texte nont pas le beau rôle » (visant les « grands intellectuels » dont je discute les « appels à lEurope »). Quel serait donc le beau rôle ? Celui de théoricien de la révolution mondiale ? Celui dapolitique désenchanté ? Celui de prophète du salut entrant « comme un voleur » par la porte étroite de la catastrophe ? Celui de militant associatif assidu ? Je suis frappé au contraire du fait quavec toute leur idéologie ces intellectuels nous posent la bonne question, celle à laquelle nous, « Européens », avons intérêt à réfléchir. Jai toujours pensé quil y a intérêt à chercher la force du discours de lautre, plutôt que ses faiblesses. Naturellement jaurais dû conduire le même exercice à partir dautres « voix » que celles des Américains (Arundhati Roy ou Kenzaburo Oe .). Mais, dans la conjoncture actuelle, celles-ci ont un privilège, ne serait-ce que de tenir en échec les mirages tiers-mondistes et « anti-impérialistes ». Si une voix critique et autocritique se fait entendre en Irak, au Pakistan ou en Arabie Saoudite, je pense quil faudra lui faire écho immédiatement.
Jen viens alors aux questions posées, telles que je les comprends. Bertrand les regroupe sous deux chefs, mais il dit lui-même que ce qui importe le plus est leur corrélation. En dautres termes, la question est de savoir comment nous faisons tenir ensemble une interrogation sur lactivité, le statut des intellectuels (que nous sommes), et une interrogation sur le « peuple », le mouvement démancipation de la société. Cest au fond le grand mythe européen de la politique depuis les Lumières et le Romantisme, celui du rapport entre lintelligence du peuple et lengagement des intellectuels, que nous avons exporté dans le monde entier, et auquel nous ne pouvons ni renoncer tout à fait ni continuer de souscrire par principe. Cette relation privilégiée, oscillant entre la fusion, lalliance, le service public, lapostolat, lhégémonie, nest pas séparable de ce concept du politique que je cherche à remettre en chantier. Et je ne suis pas le seul. Je me souviens dAlthusser écrivant avec des majuscules que lUnion de la Théorie et du Mouvement Ouvrier était lévénement fondateur de lhistoire, « qui naurait pas de fin ». Et je vois aujourdhui Negri trouver dans le General Intellect surgissant au détour dune page des Grundrisse la pierre philosophale de la capacité « constituante » de la multitude Je ne conteste pas avoir cherché à reprendre moi aussi cette question fondatrice : mais sous les contraintes et dans le langage dune conjoncture, dun débat particulier qui en suspend totalement lévidence.
Bertrand relève léquivoque de lidée dintellectuel voyageur, les imprécisions de sa relation avec celles de « traduction » et « dinterprétation » (linterprêtre, ce nest pas gentil, mais le danger est bien vu). Il lui préfère celle de travail, et donc de travailleur intellectuel. Il est vrai que « voyage » nen dit pas assez. On peut voyager imaginairement « autour de sa chambre ». On peut surtout voyager sans risque de jamais rencontrer aucune véritable altérité, sur Internet ou en faisant le tour des colloques, des universités et des forums. Provocation pour provocation, je dirai quà la figure de lintellectuel « universel singulier » qui correspondait à la conscience de soi de luniversitaire européen du siècle passé, le cul dans sa chaire et la tête pensant au ciel de lhumanité tout entière, en a succédé une autre à peine moins conservatrice : le séminaire, le workshop, léquipe CNRS, et pour ce qui est de luniversel on va discuter au Forum social mondial de Porto Alegre ou de Florence, dont le langage uniformisé, « alter-mondialisé », sapprend par la lecture du Monde Diplomatique
En ce qui me concerne jai dit « voyageur » parce que je nai pas voulu dire « nomade » : beau terme, mais dont la vulgate deleuzienne a fait un ouvre-boîte universel, et quon comprend comme dénotant louverture dun hyper-espace de pensée et daction, dans lequel les frontières seraient comme abolies. Nous sommes bien daccord, Bertrand et moi, pour penser que la question cruciale est celle du rapport aux frontières, à leur ubiquité, à leur dissymétrie. Il faut se coltiner les frontières. Je serais tenté de dire, donc, faisant un pas de plus, que lintellectuel voyageur est celui qui franchit au moins une frontière réelle, qui la « trans-gresse ». Et bien sûr, mille fois daccord, pas besoin pour cela de prendre lavion vers Los Angeles ou Tokyo ou Téhéran. Certaines de ces frontières sont à nos portes, traversent nos chambres à coucher et nos salles de classes. Question de langue, précisément. Quest-ce quune « langue » ? Que veut-on dire quand on évoque « ce qui se dit en français » ? La frontière pragmatique, la vraie, est plus épaisse entre le parler de Nanterre-Ville et celui de Nanterre-Université quentre ce dernier et celui de la Humboldt Universität. Il est donc bien vrai que la question de savoir si « lEurope » pourra « traduire le monde » sans se traduire elle-même est posée. Mais ce nest pas un point de désaccord entre nous : je crois avoir suggéré que la fonction voyage relève autant dune étrangèreté à soi que dun cosmopolitisme.
Il est vrai en revanche que je ne suis pas enthousiaste du « travail intellectuel ». Cela fait des années que, voulant nommer le point sensible des « différences anthropologiques » qui sont lenjeu des conflits de cultures ou de civilisations, je cherche à déplacer sans y parvenir tout à fait la formulation marxienne de « division du travail manuel et du travail intellectuel ». Elle a trop servi à persuader les intellectuels soit de leur infériorité soit de leur supériorité par rapport aux « travailleurs » tout court (ouvriers, paysans, techniciens), en tout cas de lhomogénéité des « activités » en présence. La véritable homo-généité était tout bêtement une forme sociale : la généralisation du salariat. En pratique, travailleur intellectuel veut dire intellectuel salarié. Cest une grande réalité que je ne méprise pas, puisque jen vis. Mais cest une façon très restrictive darticuler les pratiques et les imaginaires des deux « classes ». La « violence symbo-lique » en est trop absente, Bourdieu avait raison là-dessus. Il ne faudrait pas pour autant retomber bien sûr dans le sage, le prédicateur, le prophète, le créateur Jai tenté le traducteur. A quoi lon peut objecter que la traduction est un sacré travail En vérité nous sommes au rouet. Je crois quà tout prendre, jaimerais mieux la formule que rejette Bertrand : le « travail des intellectuels » dans la conjoncture, cest-à-dire la façon dont ils la travaillent, lélaborent.
Deuxième question : comment parler des identités collectives (nationales, continentales, post-coloniales ) sans parler de léconomique, donc du social, de lorganisation du travail, des migrations, de lexploitation ? Comment parler dhégémonies politico-militaires sans parler dintérêts matériels ? Nest-ce pas pour le pétrole de lAsie centrale et du Moyen-Orient, condition de leur niveau de vie et de leur accumulation de capital que les Etats-Unis font la guerre en Afghanistan ou en Irak (et que peut-être Al Qaeda les y défie, soutenu par les puissances financières du Golfe qui, à tout le moins, jouent double jeu ) ? Nest-ce pas pour maintenir entre les rives de la Méditerranée le « décalage de prospérité » et le différentiel de salaires dont elle bénéficie que lEurope torpille ses propres projets de « partenariat euro-méditerranéen » ?
Jentends bien la question (jai assez de pratique du marxisme pour cela), mais je suis tenté de la renverser : comment tenir dans un seul discours lidéologique et léconomique, dès lors que les « cau-salités » mécaniques ou expressives nopè-rent plus, et que les causalités structurales sont « absentes » ? Cest singulièrement le cas dans les situations de crise : les déterminations économiques et idéologiques se télescopent brutalement, et à la limite deviennent indiscernables. Tout ce qui se dit en termes de jeux de stratégie mondiale ou de « lignes de fracture » culturelles pourrait aussi bien se dire en termes de « division mondiale du travail » et de « pôles daccumulation ». Sur ce point, je veux bien suivre la phénoménologie de « lEmpire » proposée par Negri et Hardt. Mais quel est le « maillon décisif » par où saisir lunité de ces deux « attributs » qui sexpriment lun lautre ? Comment passe-t-on dune scène sur lautre, en dehors de lextrême violence ? En vérité, le marxisme na jamais résolu cette question, ou plutôt il a postulé quelle était résolue dans le procès de lhistoire et de son « sens » : lexistence de fait du prolétariat, « peuple du peu-ple », « révolutionnaire par son existence même », à la fois concentré de la con-science révolutionnaire et puissance matérielle de socialisation de léconomie.
Déplaçons donc la question sur un terrain politique, même si cela ne nous donne pas de clé immédiate. En discutant pour savoir sil existe aujourdhui quelque chose comme une « volonté constituante » du peuple-prolétariat, ou sil est temps de renoncer au populisme sous toutes ses formes, je crois que nous traitons la même question, mais sous une forme plus concrète, plus historique. Il me semble quil est trop tôt pour décréter la péremption de la catégorie de « peuple », ou de luttes et de mouvements populaires. Mais la difficulté est la suivante : en Europe le cycle des luttes de classes, sur presque deux siècles, a abouti dabord à linstitution des conflits sociaux, à leur « reconnaissance » dans la structure de lEtat national-social (avec un énorme reste dexclus, de « sans parts ») et dans lénoncé constitutionnel de « droits fondamentaux » incluant lemploi, la scolarisation, la sécurité sociale (ce qui est sans équivalent dans le monde), puis à la dérégulation, au démantèlement du syndicalisme, à leffondrement des « partis de la classe ouvrière ». Plus profondément, à la mort de lespoir révolutionnaire de masse qui avait rendu possible les réformes démocratiques. Il a donc presque complètement défait ce quil avait fait. Or, si les cycles daccumulation, dexpansion et de récession du capitalisme sont étonnamment semblables à eux-mêmes à travers le temps, lhistoire des figures politiques est, elle, irréversible, elle ne se recommence pas. La re-prolétarisation nentraînera pas par elle-même la relance des « révolutions et des luttes sociales du XIXe et du XXe siècle », elle a plus de chances de déboucher sur des îlots de conservatisme ou de nihilisme ouvriers, comme il y a eu (et il y a) un conservatisme et un nihilisme paysans La mémoire du peuple est celle des luttes, des moments dautonomie, mais aussi celle dune espérance trahie, dun effort de plusieurs générations frustré de ses résultats, une « praxis volée » comme aurait dit Sartre. La politique alors ninspire plus confiance. Voire elle dégoûte.
Dire que le cadre européen, en posant la question dune législation et dune politique sociales supra-nationales, la question dune nouvelle « génération de droits », peut à terme favoriser la renaissance de grands mouvements sociaux, parce quun défi den haut appelle une réponse den bas, et que dune certaine façon les institutions sont en avance sur les pratiques, ce nest pas absurde (jai écrit dans Nous, citoyens dEurope ? que, par une contrainte structurelle, lEurope politique serait plus démocratique que les Etats-nations, ou ne serait pas), mais cest un raisonnement circulaire. Cest ce cercle le cercle de « lEurope » idéale quil faut ouvrir sur le réel. Et cest ici que la question de limmigration a valeur de signe. Non pas en raison dune mystique de limmigré « nouveau prolétaire », mais parce que limmigré, individuellement et pris en masse, est en transit (en voyage ) entre deux types dinstitutions que le régime actuel du capitalisme met en crise : les institutions de la politique sociale (au Nord), et les institutions de la politique de développement (au Sud). Il en indique ainsi la possible relance conjointe, la solidarité. Cest pourquoi jestime important de mentionner lEuro-Méditerranée. Vir-tuellement lEuro-Méditerranée est un espace (sans « frontières » externes fixées a priori, mais avec un réseau ancien et dense de circulation dhommes, didées et de marchandises) dans lequel se posent à la fois les problèmes de droits sociaux et ceux de droit au développement et à la culture. LEuro-Méditerranée (notion encore moins identitaire, « substantielle » que celle dEurope, mais tout aussi « active », « chaude ») nest pas une solution, ce nest que la rencontre possible entre les composantes dun « peuple » à venir, sinon dun « prolétariat » (car ni les droits sociaux ni le développement ne sont anti-capitalistes, mais ce qui est révolutionnaire cest lalternative, ce nest pas lanti-capitalisme). Cest le point où se joue une question de guerre ou paix, donc de « vie » et de « mort », et sous sa contrainte une question de « constitution » sociale trans-nationale.
Un mot pour finir sur la souveraineté. En définissant le sens de mon essai comme une « critique radicale de lidée de souveraineté », Bertrand concentre bien mes développements sur la nécessité dopposer aujourdhui à lhégémonisme, non pas le développement dun nouveau pôle de puissance (économique, militaire, diplomatique), mais une « anti-stratégie » désagrégatrice des symétries et des polarisations quinstitue la mondialisation. Jai parlé dans mon texte de nouveau régime des relations entre politique et puissance, je pourrais risquer lexpression dune politique de lim-puissance. Il nest pas sûr quune telle politique soit moins effective que la Machtpolitik habituelle, au con-traire, car si la « crise » actuelle semble devoir délivrer une leçon (qui sera peut-être très chèrement payée, et pas seulement par ceux qui instituent lexpérience), cest que la politique de puissance ne va atteindre aucun de ses objectifs, mais va seffondrer sur elle-même et sur nous. Cependant je nuancerai cette formulation. Je crois quen réalité, la critique se joue à lintérieur de lidée de souveraineté. Depuis les révolutions bourgeoises, la notion de « souveraineté du peuple » ne cesse de faire problème. Elle se divise en deux intérieurement, entre une face étatique (nationaliste) et une face démocratique (participative). Jai noté à propos du désarmement (en soutenant la thèse selon laquelle, en dernière instance, « seul le peuple américain pourra désarmer le militarisme américain »), que la contradiction entre les deux aspects va toujours croissant : plus lEtat américain semble sapprocher dune prérogative souveraine dans les affaires du monde, plus la souveraineté interne, « constituante », du peuple américain est limitée et formelle. Il ne sagit donc pas tant de se débarrasser de lidée de souveraineté que de faire éclater sa contradiction, den jouer un aspect contre lautre, un « intérêt » contre lautre, pour en extraire un noyau qui ne soit pas (ou qui soit moins ) instrumentalisable par lEtat et par le lobby militaro-financier et pétrolier. Bien entendu « critique radicale de lidée de souveraineté » peut vouloir dire exactement cela. Le fait que la question surgisse dans un contexte où, faute de contrôler les développements sociaux, on tente de globaliser les affrontements armés, ne facilite rien du tout. Les réflexes « patriotiques » jouent à plein. Mais le sens des alternatives se précise. Et ce qui vaut pour les USA vaut tout autant, bien sûr, pour lEurope ou pour la Chine ou le Brésil.
* Philosophe, auteur de nombreux ouvrages dont Nous, citoyens dEurope ? Les frontières, lEtat, le peuple, éd. La découverte, 2001, Sans-papiers : larchaïsme fatal, collectif, éd. La découverte, 1999, et Droit de cité. Culture et politique en démocratie, éd. de lAube, 1998.
** Philosophe, auteur de Lacan, la formation de concept de sujet, PUF, 1987.
*** le bar Floréal.
(1) Première des « Mosse Lectures » pour lannée 2002-2003, donnée le 21 novembre 2002 à lUniversité Humboldt de Berlin. Le texte « Europe, médiation évanouisante » est consultable sur le site de lUniversité Lille III (UMR Savoirs et textes) : http://www.univ-lille3.fr/www/Recherche/set/. Il paraîtra dans une version augmentée au printemps 2003 aux Editions la Découverte.
(2) ou incohérente, ou encore en gestation sans cesse contrariée et voit dans cette situation un blocage qui ne pourrait être levé que par un sursaut intérieur (politique, économique, etc., mais dordre moral en fin de compte : tu mentionnes la formule dEdward Saïd : « jaimerais bien savoir quand lEurope prendra conscience delle-même » et se décidera à jouer son rôle de « contre-poids »).
(3) Il dit même « française », par rigueur scientifique, mais en précisant quelles ont de fortes chances de valoir en général pour les pays industrialisés de la zone européenne.
Bertrand Ogilvie