Sortie du DVD de Notre Monde
Notre Monde Notre Monde (2013, 119') un film de Thomas LacosteRassemblant plus de 35 intervenants, philosophes, sociologues, économistes, magistrats, médecins, universitaires et écrivains, Notre Monde propose un espace dexpression pour travailler, comme nous y enjoint JeanLuc Nancy à « une pensée commune ». Plus encore quun libre espace de parole, Notre Monde sappuie sur un ensemble foisonnant de propositions concrètes pour agir comme un rappel essentiel, individuel et collectif : « faites de la politique » et de préférence autrement.
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© Passant n°43 [février 2003 - mars 2003]
© Passant n°43 [février 2003 - mars 2003]
par Toni Negri
Imprimer l'articleStratégies possibles pour lEurope LEurope est nécessaire. Est-elle possible ?
Que lEurope politique soit une nécessité, les causes mêmes qui en ont déterminé le processus actuel de constitution le montrent clairement : la recherche de la paix entre les nations qui la composent, lespace économique commun, lidentité culturelle commune, etc. Mais dautres causes imposent lévidence de cette nécessité de lEurope, des causes qui ne sont plus simplement statiques, mais dyna-miques, et plus seulement historiques, mais politiques et actuelles. Face à lorganisation du marché global, cest-à-dire face au processus actuel de constitution impériale, lEurope apparaît nécessaire.
Dans lempire, une démocratie absolue (un homme, un vote) est impensable ; la perspective dune société civile globale est tout aussi douteuse, quand il ne sagit pas dune pure mystification ou dune illusion. Il serait en effet nécessaire dy délimiter un espace qui fasse place à lexpression et à la décision démocratiques de la multitude, ainsi quà son organisation politique.
Or, lespace politique européen (fondé sur une continuité culturelle durable et une dynamique constitutionnelle spécifique) semble répondre à une telle nécessité. Je ne sais pas sil est possible de penser, au sein de cet espace, un sujet politique approprié aux dimensions de lempire. Ce qui est certain est quen dehors de cet espace, et sans un sujet approprié, il ny a plus de démocratie pour lEurope.
Si telles sont les conditions que nous devons accepter, posons ici demblée quel-ques questions.
Est-il possible de construire un tel espace ? Est-il possible de construire, dans cet espace, un sujet politique capable de se confronter aux autres dans lempire ? Ou, mieux, capable de se confronter aux autres au sujet de lhégémonie impériale ? Une union politique qui en vaille la peine est-elle possible ?
Il ne nous semble pas possible de donner une réponse positive à ces interrogations si lon accepte les positions aujourdhui prédominantes dans le débat politique européen. Certaines de ces positions relèvent du débat communautaire, dautres du débat politique sur lUnion.
Les positions qui concernent le débat communautaire se situent entre les extrêmes de cette alternative :
1.1. la Communauté européenne comme simple espace de marché et instance de régulation de celui-ci ;
1.2. la Communauté européenne comme Confédération dÉtats-nations souverains.
Il est clair que dans les deux cas, la Communauté européenne est décrite comme une sous-organisation impériale, ou comme lune des organisations décentralisées de la pyramide impériale. Dans ce cas, lunion politique ne produit ni la démocratie ni une nouvelle subjectivité au sein de lEmpire.
Quelques voix sélèvent cependant pour faire lobjection suivante : en faisant primer la fonction militaire sur la fonction économique, on pourrait soustraire lEurope à la fonction subalterne à laquelle lEmpire la destine. Toutefois, cela serait vrai seulement à la condition que lEurope puisse demblée se présenter, dans son ensemble, comme puissance militaire. Mais cette condition nest manifestement pas réalisée. LEurope ne se présente pas ainsi : pour lheure, la fonction militaire fait lobjet dune gestion distincte par chacun des États-nations. Par conséquent, cest justement lorsquon fait référence à la fonction militaire quon interdit à lEurope davoir une place et un rôle décisifs au sein de lEmpire. En somme, si linsistance sur la fonction militaire était simplement un truc pour réaffirmer le caractère central de lÉtat-nation dans la réalité européenne et internationale, alors lefficacité de lobjection disparaîtrait complètement.
Une autre alternative apparaît lors-quon envisage les positions propres au débat politique sur lUnion :
2.1. dune part, lUnion politique euro-péenne est considérée, dans cette perspective, comme un super-État juridico-administratif (en bref, un Empire dans lEmpire);
2.2. dautre part, lUnion européenne peut également être imaginée (comme cest souvent le cas dans le débat actuel) comme une Constitution sans État, ou comme une structure étatique caractérisée par de nombreux niveaux dorganisation plutôt quorganisée par un centre souverain.
Dans les deux cas, il sagit dune figure constitutionnelle illégitime ou dun rouage faible du pouvoir constituant. Ces deux dernières figures sont toutes deux caractérisées par un déficit démocratique tout à fait écrasant. Dans le cas 2.1., lUnion européenne semble être aux mains dune magistrature bureaucratique qui produit, en vertu dune dynamique fonctionnaliste, des institutions. Dans le cas 2.2., lUnion européenne est la proie de machinations politico-juridiques assez semblables à celles qui gouvernaient ladministration du Saint-Empire germanique, réductibles à la combinaison dune architecture pufendorfienne et de limagination réactionnaire du romantisme.
Selon certains juristes, cependant, on devrait faire confiance aux dispositifs juridiques existants de lUnion euro-péenne. Une fois mis en marche, ils pourraient fonctionner comme « pouvoir constituant » dune nouvelle souveraineté européenne. Ce pouvoir constituant « illégitime » peut être, selon les juristes, le produit dune activité institutionnelle interne (les Cours européennes) ou le résultat de leffectivité du complexe subsidiaire des institutions européennes et des États confédérés. Les bureaucraties de la communauté deviennent ainsi comme le « deus ex machina », qui pallie non seulement le déficit constitutionnel, mais permet en outre de le surmonter. De telles hypothèses ne paraissent pas crédibles. Elles prévoient en effet une sorte de governance constituante, difficilement concevable dans une situation caractérisée a) en sus du déficit démocratique fondamental b) par des conflits entre certaines élites européennes c) par des pressions des élites impériales, américaines, russes, etc., qui sexercent en sens contraires et/ou de manière destructrice.
En tout cas, si le débat politique et constituant se poursuit en ces termes, peut-être aurons-nous une Union européenne Mais elle nen vaudra pas la peine, parce que celle-ci sera, pour ce qui est des gouvernants, entièrement subordonnée au pouvoir impérial et pour les gouvernés, bloquée, contrainte à une passivité qui ne pourra trouver déchappatoires que dans la fuite, la révolte ou la répression.
Quelles sont donc les autres conditions de possibilité dune Europe politique qui en vaille la peine ?
Celle-ci est possible seulement si le projet de lUnion et celui dune mobilisation démocratique de la multitude européenne sont concomitants et se propagent avec une force impétueuse au niveau de lEmpire tout entier et dans ses différentes dimensions. Je veux dire quune Europe politique (qui en vaut la peine) est possible seulement si la multitude européenne est invitée à la constitution de lunion politique, à travers la mobilisation de strates sociales puissantes (que cette puissance relève de la production de marchandises ou de lexpression de valeurs), de strates sociales qui veulent donc, avec lEurope, plus de liberté ici et dans le monde.
Il vaut donc peut-être la peine de souligner ici que ceux qui veulent une Europe politique ne devraient pas tant sintéresser à la constitution dun demos quà la production dun sujet politique. Mais faire émerger un sujet politique de la multitude, construire par conséquent une Europe politique qui en vaille la peine, ne sera pas possible tant quil ny aura pas de divisions, de luttes, de prises de position sur des valeurs de liberté.
Quon me permette ici de faire une brève parenthèse. LEurope était lasse quand, après un siècle de guerres fratricides, lancienne utopie cosmopolite fut, au milieu du XXe siècle, de nouveau proposée et reformulée dans le projet politique de lEurope unie. Le caractère paradoxal de cette décision fut dêtre animé plutôt par des nécessités stratégiques liées à la lutte contre le communisme soviétique que par une recherche effective de lunité politique, de la solidarité économique et de la recomposition constitutionnelle. Les fédéralistes européens combattirent longtemps contre ces insuffisances, mais ils furent toujours prisonniers de ce cadre stratégique déjà donné. En particulier, celui-ci excluait la gauche et les masses prolétariennes du projet européen. Une division de classes surdétermine donc le projet européen et préexiste à son actualité. Il nest pas possible de faire naître un demos européen, à moins de creuser dans cette strate préhistorique et, à la limite, de réactiver ces profondes divisions de manière réaliste, afin de les surmonter là où cest possible. En tout cas, il sagit de tenir compte des conflits (passés et présents), parce que seule cette prise en compte pourra permettre darticuler, aujourdhui, déventuelles convergences politiques. La fin de la guerre froide, en elle-même, ne résout rien, à moins de penser que le conflit de classe se trouvait dune manière quelconque inclus dans le conflit international de ce temps. En revanche, le développement de tendances impériales dans les années 1990 risque de favoriser (il est déjà possible de lobserver) des alternatives à la construction de lunité européenne, de la part des États-nations. Le Royaume-uni, en maniant larme eurosceptique, joue avec détermination son propre rôle dallié privilégié des USA, dans la politique financière et militaire. Les autres puissances européennes regardent avec suspicion la suprématie continentale de lAllemagne réunifiée. Etc., etc. Si lon veut dépasser cette situation, le débat sur lEurope et la reconnaissance par les peuples qui la constituent de son mouvement de constitution devra passer par de nouvelles phases de confrontation et dexpression alternative de valeurs, doptions, de tendance. Sans faire face à ces échéances très concrètes, il sera difficile davancer dans le débat européen
Qui a donc intérêt à ce quémerge lEurope politique unie ? Qui est le sujet européen ? Ce sont ces populations et ces strates sociales qui veulent construire une démocratie absolue au niveau de lempire. Celles qui se proposent comme contre-Empire.
En somme, il sagit de ces strates productives (plus ou moins prolétariennes) qui demandent nécessairement (pour des raisons dictées par la nature de leur force productive) :
a) un statut de citoyenneté toujours plus universel, ou la plus grande mobilité pour soi et pour les autres ;
b) un revenu garanti, ou la possibilité matérielle, pour les multitudes, dêtre flexible dans la production de richesses et dans la reproduction de la vie ;
c) la propriété commune des moyens de production, cest-à-dire des nouveaux moyens de production. Si en effet le travailleur intellectuel na pas la propriété de son propre outil, cest-à-dire de la cervelle, alors il nest même plus un prolétaire, mais un esclave. On veut donc la liberté.
Un nouveau prolétariat a été engendré par le nouveau mode de production capitaliste. Cest une multitude qui, dans la post-modernité, sagrège et se recompose dans les lieux de production les plus divers en fait, chaque activité est devenue un lieu à mesure que la localisation capitaliste de la production devenait un non-lieu, et que lusine fordiste se dissolvait dans la société post-fordiste. Cest un exode permanent et alternatif, dans lequel un prolétariat immatériel et précaire se déploie et entre en collision, dans le cadre de la globalisation, avec lempire. Est-il possible de confier à ce prolétariat européen le projet Europe comme ligne dhorizon ? En bref, peut-on le mettre en avant contre toutes les tentatives de faire de lEurope une grande puissance souveraine, un super-pouvoir capitaliste, un bloc de forces conservatrices (quelles soient vertes ou jaunes, noires ou rouges) ? En résumé, ce quon demande ici, cest une Europe composée de gens intelligents et pauvres, réjouissants et mobiles, qui disloque lassise de tout pouvoir constitué. Une marche zapatiste de la force de travail intellectuelle à travers lEurope peut-elle commencer ? Europe des régions, Europe des nations, Europe province impériale, etc. : et si, au contraire, on commençait à parler de lEurope comme non-lieu révolutionnaire de lEmpire ?
Il vaut la peine de souligner que les conditions ici posées représentent un cadre pour la constitution non seulement politique, mais aussi biopolitique de lEurope unie. Je dis « biopolitique », parce quaujourdhui les conditions juridiques universelles (de la citoyenneté, du revenu, de la propriété commune) constituent les conditions préalables, ou le substrat ontologique, de lexercice même de la liberté. La politique a investi la vie presque autant que la vie a investi la politique : dans la constitution de lEurope unie, cette relation ne peut-être envisagée autrement que comme fondamentale et irréversible.
Pour conclure provisoirement, il me semble donc que lon doit dire :
Un sujet européen (et avec celui-ci une Union européenne qui en vaille la peine) ne pourra être formé que par une nouvelle gauche européenne. La question de la construction de lunité européenne et celle de la formation dune nouvelle gauche sont synchroniques.
Le nouveau sujet européen ne réfute pas la globalisation, mais édifie lEurope politique comme lieu à partir duquel il est possible, dans la globalisation, de parler contre la globalisation ; il se qualifie (à partir de lespace européen) comme contre-pouvoir eu égard à lhégémonie capitaliste de lEmpire.
Pour raviver la discussion, il est peut-être utile de proposer ici un retour au « pouvoir constituant » et la manière dont celui-ci pourrait agir, si lEurope était imaginée comme « le chaînon faible » dans la chaîne du pouvoir impérial, et si la constitution unitaire de lEurope était donc pensée comme le produit dune véritable « guerre civile » au sein de lEmpire. Afin de conférer un fondement réaliste à ces hypothèses, il est nécessaire de considérer que la domination impériale nest aucunement disposée à admettre une Europe unie (et unie à partir des nouvelles forces sociales antagonistes) qui jouerait le rôle dun contre-pouvoir dans la globalisation. Ce refus est orchestré et représenté par des fractions importantes du capital global et trouve son fondement dans le conservatisme de la droite américaine et dans la pensée unique du libéralisme mondial. L« unilatéralisme » américain nest pas seulement « américain », il est aussi capitaliste, conservateur et réactionnaire. La grande métamorphose impériale a bouleversé les paramètres traditionnels de la science politique et du droit public, et elle a orienté dimportantes fractions du capital collectif (global) vers un conservatisme acharné. L« unilatéralisme » est une tentative pour bloquer tout mouvement des multitudes et pour établir sur des conditions immuables la domination du grand capital sur lEmpire. De ce point de vue, la proposition dune Europe unie, qui sache (parce que son union ne peut advenir dune autre manière) donner de lespace aux nouvelles forces sociales que la révolution du mode de production a engendrées, cette proposition, les patrons de lEmpire, le gouvernement de la droite et le capital collectif nen veulent pas. Il faut donc quune lutte âpre sengage sur ces alternatives et quon sengage à un programme de transformations radicales à leur propos. Dans ce cas seulement lEurope pourra acquérir une réalité : et, en lacquérant, se présenter comme le « chaînon faible » de la constitution impériale et donc comme la possibilité dune nouvelle liberté pour les multitudes.
Mais revenons au centre politique de notre débat et discutons dautres objections.
I) À lobjection selon laquelle linitiative capitaliste (néolibérale) dédifier une Europe sub-impériale est déjà trop avancée pour quon puisse donner nimporte quelle réponse à ce mouvement (par conséquent lunique possibilité est la défense des États-nations),
II) On doit répondre : la résistance nationale nest plus possible, lÉtat-nation (et aussi lÉtat confédéré) est déjà entièrement absorbé dans les dynamiques impériales La seule possibilité consiste donc à amorcer de nouveau la lutte dans lEmpire. La revendication de « réalisme » ne réside pas dans la propagande en faveur de la retraite, à la Kutusov, ni dans les pratiques de l« euroscepticisme », mais plutôt dans linsistance (y compris dans les situations de retard, de défaite ) sur la construction dalternatives globales susceptibles de déboucher sur des changements majeurs.
III) Nous disons donc : concentrons-nous sur la construction dune (nouvelle) gauche au niveau européen, plutôt que sur tout autre objectif. Nous pouvons/devons, au cours de son édification (et de celle de lEurope), investir le non-lieu impérial de manière subversive.
IV) À lobjection selon laquelle lEurope est pauvre et ne dispose pas de matières premières ni de pétrole, quelle a des finances et une monnaie complètement subordonnées au marché mondial, quelle ne détient pas la bombe et na pas la capacité de décider de la guerre, etc.,
V) On doit répondre que lEurope a une grande force dinvention et se trouve richement dotée de formes de vie. Dans une situation marquée par labsence de matières premières, la faiblesse financière et monétaire, lextrême impotence militaire, nous ne tenons pas à la réinvention dun « demos » ou dune solidarité antique (démotique), mais plutôt à une nouvelle imagination biopolitique qui, en relation avec la mobilité tellurique des travailleurs et des pauvres et la mobilisation de nouvelles intelligences, soit la voie dun exode fuyant la misère des formes économiques et politiques de la modernité.
VI) Ceci étant dit, il est nécessaire de souligner le fait que toutes les fois où lEurope, depuis le début des années 1970, a cherché à mener une transformation institutionnelle décisive, des situations de crise aiguë sont toujours apparues de manière intempestive. Celles-ci ont eu leur origine dans le ventre mou de lEmpire, dans ce Moyen-Orient où se fixe le prix de lun des biens essentiels de lEurope, le pétrole, et où dominent les gouvernements les plus réactionnaires de la planète. Cette coïncidence ne peut être négligée par une gauche européenne. Celle-ci doit avoir conscience que construire lEurope signifie lutter, en même temps, contre ceux qui déterminent le prix du pétrole et contre les gouvernements réactionnaires du Moyen-Orient, contre les Talibans du dollar et ceux du pétrole.
Dans lempire, une démocratie absolue (un homme, un vote) est impensable ; la perspective dune société civile globale est tout aussi douteuse, quand il ne sagit pas dune pure mystification ou dune illusion. Il serait en effet nécessaire dy délimiter un espace qui fasse place à lexpression et à la décision démocratiques de la multitude, ainsi quà son organisation politique.
Or, lespace politique européen (fondé sur une continuité culturelle durable et une dynamique constitutionnelle spécifique) semble répondre à une telle nécessité. Je ne sais pas sil est possible de penser, au sein de cet espace, un sujet politique approprié aux dimensions de lempire. Ce qui est certain est quen dehors de cet espace, et sans un sujet approprié, il ny a plus de démocratie pour lEurope.
Si telles sont les conditions que nous devons accepter, posons ici demblée quel-ques questions.
Est-il possible de construire un tel espace ? Est-il possible de construire, dans cet espace, un sujet politique capable de se confronter aux autres dans lempire ? Ou, mieux, capable de se confronter aux autres au sujet de lhégémonie impériale ? Une union politique qui en vaille la peine est-elle possible ?
Il ne nous semble pas possible de donner une réponse positive à ces interrogations si lon accepte les positions aujourdhui prédominantes dans le débat politique européen. Certaines de ces positions relèvent du débat communautaire, dautres du débat politique sur lUnion.
Les positions qui concernent le débat communautaire se situent entre les extrêmes de cette alternative :
1.1. la Communauté européenne comme simple espace de marché et instance de régulation de celui-ci ;
1.2. la Communauté européenne comme Confédération dÉtats-nations souverains.
Il est clair que dans les deux cas, la Communauté européenne est décrite comme une sous-organisation impériale, ou comme lune des organisations décentralisées de la pyramide impériale. Dans ce cas, lunion politique ne produit ni la démocratie ni une nouvelle subjectivité au sein de lEmpire.
Quelques voix sélèvent cependant pour faire lobjection suivante : en faisant primer la fonction militaire sur la fonction économique, on pourrait soustraire lEurope à la fonction subalterne à laquelle lEmpire la destine. Toutefois, cela serait vrai seulement à la condition que lEurope puisse demblée se présenter, dans son ensemble, comme puissance militaire. Mais cette condition nest manifestement pas réalisée. LEurope ne se présente pas ainsi : pour lheure, la fonction militaire fait lobjet dune gestion distincte par chacun des États-nations. Par conséquent, cest justement lorsquon fait référence à la fonction militaire quon interdit à lEurope davoir une place et un rôle décisifs au sein de lEmpire. En somme, si linsistance sur la fonction militaire était simplement un truc pour réaffirmer le caractère central de lÉtat-nation dans la réalité européenne et internationale, alors lefficacité de lobjection disparaîtrait complètement.
Une autre alternative apparaît lors-quon envisage les positions propres au débat politique sur lUnion :
2.1. dune part, lUnion politique euro-péenne est considérée, dans cette perspective, comme un super-État juridico-administratif (en bref, un Empire dans lEmpire);
2.2. dautre part, lUnion européenne peut également être imaginée (comme cest souvent le cas dans le débat actuel) comme une Constitution sans État, ou comme une structure étatique caractérisée par de nombreux niveaux dorganisation plutôt quorganisée par un centre souverain.
Dans les deux cas, il sagit dune figure constitutionnelle illégitime ou dun rouage faible du pouvoir constituant. Ces deux dernières figures sont toutes deux caractérisées par un déficit démocratique tout à fait écrasant. Dans le cas 2.1., lUnion européenne semble être aux mains dune magistrature bureaucratique qui produit, en vertu dune dynamique fonctionnaliste, des institutions. Dans le cas 2.2., lUnion européenne est la proie de machinations politico-juridiques assez semblables à celles qui gouvernaient ladministration du Saint-Empire germanique, réductibles à la combinaison dune architecture pufendorfienne et de limagination réactionnaire du romantisme.
Selon certains juristes, cependant, on devrait faire confiance aux dispositifs juridiques existants de lUnion euro-péenne. Une fois mis en marche, ils pourraient fonctionner comme « pouvoir constituant » dune nouvelle souveraineté européenne. Ce pouvoir constituant « illégitime » peut être, selon les juristes, le produit dune activité institutionnelle interne (les Cours européennes) ou le résultat de leffectivité du complexe subsidiaire des institutions européennes et des États confédérés. Les bureaucraties de la communauté deviennent ainsi comme le « deus ex machina », qui pallie non seulement le déficit constitutionnel, mais permet en outre de le surmonter. De telles hypothèses ne paraissent pas crédibles. Elles prévoient en effet une sorte de governance constituante, difficilement concevable dans une situation caractérisée a) en sus du déficit démocratique fondamental b) par des conflits entre certaines élites européennes c) par des pressions des élites impériales, américaines, russes, etc., qui sexercent en sens contraires et/ou de manière destructrice.
En tout cas, si le débat politique et constituant se poursuit en ces termes, peut-être aurons-nous une Union européenne Mais elle nen vaudra pas la peine, parce que celle-ci sera, pour ce qui est des gouvernants, entièrement subordonnée au pouvoir impérial et pour les gouvernés, bloquée, contrainte à une passivité qui ne pourra trouver déchappatoires que dans la fuite, la révolte ou la répression.
Quelles sont donc les autres conditions de possibilité dune Europe politique qui en vaille la peine ?
Celle-ci est possible seulement si le projet de lUnion et celui dune mobilisation démocratique de la multitude européenne sont concomitants et se propagent avec une force impétueuse au niveau de lEmpire tout entier et dans ses différentes dimensions. Je veux dire quune Europe politique (qui en vaut la peine) est possible seulement si la multitude européenne est invitée à la constitution de lunion politique, à travers la mobilisation de strates sociales puissantes (que cette puissance relève de la production de marchandises ou de lexpression de valeurs), de strates sociales qui veulent donc, avec lEurope, plus de liberté ici et dans le monde.
Il vaut donc peut-être la peine de souligner ici que ceux qui veulent une Europe politique ne devraient pas tant sintéresser à la constitution dun demos quà la production dun sujet politique. Mais faire émerger un sujet politique de la multitude, construire par conséquent une Europe politique qui en vaille la peine, ne sera pas possible tant quil ny aura pas de divisions, de luttes, de prises de position sur des valeurs de liberté.
Quon me permette ici de faire une brève parenthèse. LEurope était lasse quand, après un siècle de guerres fratricides, lancienne utopie cosmopolite fut, au milieu du XXe siècle, de nouveau proposée et reformulée dans le projet politique de lEurope unie. Le caractère paradoxal de cette décision fut dêtre animé plutôt par des nécessités stratégiques liées à la lutte contre le communisme soviétique que par une recherche effective de lunité politique, de la solidarité économique et de la recomposition constitutionnelle. Les fédéralistes européens combattirent longtemps contre ces insuffisances, mais ils furent toujours prisonniers de ce cadre stratégique déjà donné. En particulier, celui-ci excluait la gauche et les masses prolétariennes du projet européen. Une division de classes surdétermine donc le projet européen et préexiste à son actualité. Il nest pas possible de faire naître un demos européen, à moins de creuser dans cette strate préhistorique et, à la limite, de réactiver ces profondes divisions de manière réaliste, afin de les surmonter là où cest possible. En tout cas, il sagit de tenir compte des conflits (passés et présents), parce que seule cette prise en compte pourra permettre darticuler, aujourdhui, déventuelles convergences politiques. La fin de la guerre froide, en elle-même, ne résout rien, à moins de penser que le conflit de classe se trouvait dune manière quelconque inclus dans le conflit international de ce temps. En revanche, le développement de tendances impériales dans les années 1990 risque de favoriser (il est déjà possible de lobserver) des alternatives à la construction de lunité européenne, de la part des États-nations. Le Royaume-uni, en maniant larme eurosceptique, joue avec détermination son propre rôle dallié privilégié des USA, dans la politique financière et militaire. Les autres puissances européennes regardent avec suspicion la suprématie continentale de lAllemagne réunifiée. Etc., etc. Si lon veut dépasser cette situation, le débat sur lEurope et la reconnaissance par les peuples qui la constituent de son mouvement de constitution devra passer par de nouvelles phases de confrontation et dexpression alternative de valeurs, doptions, de tendance. Sans faire face à ces échéances très concrètes, il sera difficile davancer dans le débat européen
Qui a donc intérêt à ce quémerge lEurope politique unie ? Qui est le sujet européen ? Ce sont ces populations et ces strates sociales qui veulent construire une démocratie absolue au niveau de lempire. Celles qui se proposent comme contre-Empire.
En somme, il sagit de ces strates productives (plus ou moins prolétariennes) qui demandent nécessairement (pour des raisons dictées par la nature de leur force productive) :
a) un statut de citoyenneté toujours plus universel, ou la plus grande mobilité pour soi et pour les autres ;
b) un revenu garanti, ou la possibilité matérielle, pour les multitudes, dêtre flexible dans la production de richesses et dans la reproduction de la vie ;
c) la propriété commune des moyens de production, cest-à-dire des nouveaux moyens de production. Si en effet le travailleur intellectuel na pas la propriété de son propre outil, cest-à-dire de la cervelle, alors il nest même plus un prolétaire, mais un esclave. On veut donc la liberté.
Un nouveau prolétariat a été engendré par le nouveau mode de production capitaliste. Cest une multitude qui, dans la post-modernité, sagrège et se recompose dans les lieux de production les plus divers en fait, chaque activité est devenue un lieu à mesure que la localisation capitaliste de la production devenait un non-lieu, et que lusine fordiste se dissolvait dans la société post-fordiste. Cest un exode permanent et alternatif, dans lequel un prolétariat immatériel et précaire se déploie et entre en collision, dans le cadre de la globalisation, avec lempire. Est-il possible de confier à ce prolétariat européen le projet Europe comme ligne dhorizon ? En bref, peut-on le mettre en avant contre toutes les tentatives de faire de lEurope une grande puissance souveraine, un super-pouvoir capitaliste, un bloc de forces conservatrices (quelles soient vertes ou jaunes, noires ou rouges) ? En résumé, ce quon demande ici, cest une Europe composée de gens intelligents et pauvres, réjouissants et mobiles, qui disloque lassise de tout pouvoir constitué. Une marche zapatiste de la force de travail intellectuelle à travers lEurope peut-elle commencer ? Europe des régions, Europe des nations, Europe province impériale, etc. : et si, au contraire, on commençait à parler de lEurope comme non-lieu révolutionnaire de lEmpire ?
Il vaut la peine de souligner que les conditions ici posées représentent un cadre pour la constitution non seulement politique, mais aussi biopolitique de lEurope unie. Je dis « biopolitique », parce quaujourdhui les conditions juridiques universelles (de la citoyenneté, du revenu, de la propriété commune) constituent les conditions préalables, ou le substrat ontologique, de lexercice même de la liberté. La politique a investi la vie presque autant que la vie a investi la politique : dans la constitution de lEurope unie, cette relation ne peut-être envisagée autrement que comme fondamentale et irréversible.
Pour conclure provisoirement, il me semble donc que lon doit dire :
Un sujet européen (et avec celui-ci une Union européenne qui en vaille la peine) ne pourra être formé que par une nouvelle gauche européenne. La question de la construction de lunité européenne et celle de la formation dune nouvelle gauche sont synchroniques.
Le nouveau sujet européen ne réfute pas la globalisation, mais édifie lEurope politique comme lieu à partir duquel il est possible, dans la globalisation, de parler contre la globalisation ; il se qualifie (à partir de lespace européen) comme contre-pouvoir eu égard à lhégémonie capitaliste de lEmpire.
Pour raviver la discussion, il est peut-être utile de proposer ici un retour au « pouvoir constituant » et la manière dont celui-ci pourrait agir, si lEurope était imaginée comme « le chaînon faible » dans la chaîne du pouvoir impérial, et si la constitution unitaire de lEurope était donc pensée comme le produit dune véritable « guerre civile » au sein de lEmpire. Afin de conférer un fondement réaliste à ces hypothèses, il est nécessaire de considérer que la domination impériale nest aucunement disposée à admettre une Europe unie (et unie à partir des nouvelles forces sociales antagonistes) qui jouerait le rôle dun contre-pouvoir dans la globalisation. Ce refus est orchestré et représenté par des fractions importantes du capital global et trouve son fondement dans le conservatisme de la droite américaine et dans la pensée unique du libéralisme mondial. L« unilatéralisme » américain nest pas seulement « américain », il est aussi capitaliste, conservateur et réactionnaire. La grande métamorphose impériale a bouleversé les paramètres traditionnels de la science politique et du droit public, et elle a orienté dimportantes fractions du capital collectif (global) vers un conservatisme acharné. L« unilatéralisme » est une tentative pour bloquer tout mouvement des multitudes et pour établir sur des conditions immuables la domination du grand capital sur lEmpire. De ce point de vue, la proposition dune Europe unie, qui sache (parce que son union ne peut advenir dune autre manière) donner de lespace aux nouvelles forces sociales que la révolution du mode de production a engendrées, cette proposition, les patrons de lEmpire, le gouvernement de la droite et le capital collectif nen veulent pas. Il faut donc quune lutte âpre sengage sur ces alternatives et quon sengage à un programme de transformations radicales à leur propos. Dans ce cas seulement lEurope pourra acquérir une réalité : et, en lacquérant, se présenter comme le « chaînon faible » de la constitution impériale et donc comme la possibilité dune nouvelle liberté pour les multitudes.
Mais revenons au centre politique de notre débat et discutons dautres objections.
I) À lobjection selon laquelle linitiative capitaliste (néolibérale) dédifier une Europe sub-impériale est déjà trop avancée pour quon puisse donner nimporte quelle réponse à ce mouvement (par conséquent lunique possibilité est la défense des États-nations),
II) On doit répondre : la résistance nationale nest plus possible, lÉtat-nation (et aussi lÉtat confédéré) est déjà entièrement absorbé dans les dynamiques impériales La seule possibilité consiste donc à amorcer de nouveau la lutte dans lEmpire. La revendication de « réalisme » ne réside pas dans la propagande en faveur de la retraite, à la Kutusov, ni dans les pratiques de l« euroscepticisme », mais plutôt dans linsistance (y compris dans les situations de retard, de défaite ) sur la construction dalternatives globales susceptibles de déboucher sur des changements majeurs.
III) Nous disons donc : concentrons-nous sur la construction dune (nouvelle) gauche au niveau européen, plutôt que sur tout autre objectif. Nous pouvons/devons, au cours de son édification (et de celle de lEurope), investir le non-lieu impérial de manière subversive.
IV) À lobjection selon laquelle lEurope est pauvre et ne dispose pas de matières premières ni de pétrole, quelle a des finances et une monnaie complètement subordonnées au marché mondial, quelle ne détient pas la bombe et na pas la capacité de décider de la guerre, etc.,
V) On doit répondre que lEurope a une grande force dinvention et se trouve richement dotée de formes de vie. Dans une situation marquée par labsence de matières premières, la faiblesse financière et monétaire, lextrême impotence militaire, nous ne tenons pas à la réinvention dun « demos » ou dune solidarité antique (démotique), mais plutôt à une nouvelle imagination biopolitique qui, en relation avec la mobilité tellurique des travailleurs et des pauvres et la mobilisation de nouvelles intelligences, soit la voie dun exode fuyant la misère des formes économiques et politiques de la modernité.
VI) Ceci étant dit, il est nécessaire de souligner le fait que toutes les fois où lEurope, depuis le début des années 1970, a cherché à mener une transformation institutionnelle décisive, des situations de crise aiguë sont toujours apparues de manière intempestive. Celles-ci ont eu leur origine dans le ventre mou de lEmpire, dans ce Moyen-Orient où se fixe le prix de lun des biens essentiels de lEurope, le pétrole, et où dominent les gouvernements les plus réactionnaires de la planète. Cette coïncidence ne peut être négligée par une gauche européenne. Celle-ci doit avoir conscience que construire lEurope signifie lutter, en même temps, contre ceux qui déterminent le prix du pétrole et contre les gouvernements réactionnaires du Moyen-Orient, contre les Talibans du dollar et ceux du pétrole.
Philosophe, auteur de nombreux ouvrages dont Empire (trad. fr. éd. Exils, 2000), Kairos, alma Vénus, multitude (éd. Calmann-Lévy, 2001), Job, la force de lesclave (éd. Bayard, 2002), Le retour : abécédaire autobiographique (Calmann-Lévy, 2002) et Spinoza subversif, variations (in)actuelles (éd. Kimé, 2002).
Toni Negri