Sortie du DVD de Notre Monde
Notre Monde Notre Monde (2013, 119') un film de Thomas LacosteRassemblant plus de 35 intervenants, philosophes, sociologues, économistes, magistrats, médecins, universitaires et écrivains, Notre Monde propose un espace dexpression pour travailler, comme nous y enjoint JeanLuc Nancy à « une pensée commune ». Plus encore quun libre espace de parole, Notre Monde sappuie sur un ensemble foisonnant de propositions concrètes pour agir comme un rappel essentiel, individuel et collectif : « faites de la politique » et de préférence autrement.
Retour
© Passant n°43 [février 2003 - mars 2003]
© Passant n°43 [février 2003 - mars 2003]
par Jean-Pierre Lebrun
Imprimer l'articleLa « gouvernance » européenne
Un terme sest subtilement infiltré dans les propos des élites de Bruxelles : celui de « gouvernance » démocratique sur lequel il vaut peut-être la peine de nous interroger quelque peu. La question est simple : que signifie et quimplique ce glis-sement signifiant du traditionnel gouver-nement à celui de « gouvernance » ? Ques-tion impertinente sans doute, mais aussi suffisamment pertinente car, sil faut comme on nous en rabâche les oreilles tirer les leçons du passé, il nest pas inutile dévoquer ici les travaux du philologue Victor Klemperer1 qui sattacha dès 1933 à létude des mutations de la langue allemande : ainsi par exemple, il notait comment le terme de « fanatique », mot toujours employé dans un sens réprobateur par les philosophes des Lumières sétait vu, progressivement avec le dévelop-pement de lidéologie nazie, prendre le sens laudatif dun caractère passionné.
« Gouvernance » comme lindique le dictionnaire historique de la langue fran-çaise, a été introduit au Sénégal grâce à laction philologique et politique du président Senghor pour désigner les services administratifs dune région. Par ailleurs, selon lEncylopaedia Universalis, ce terme relève du gouvernement dentreprise et sest utilisé seulement récemment, au cours des années 1990, pour désigner la façon de contraindre les dirigeants des entreprises à gérer celle-ci dans lintérêt des actionnaires et ainsi sécuriser linves-tissement financier de ces derniers.
Cette substitution dun terme du vocabulaire administratif et gestionnaire à un mot du champ politique voudrait-il signifier que laction politique se verrait désormais contrainte à se limiter à des pré-rogatives bureaucratiques relevant du management ?
Nous aurions alors tôt fait de mettre un tel programme en relation avec ce que Marcel Gauchet2 appelait « lintériorisation du modèle du marché » dans la subjectivité contemporaine.
Pour notre part, nous avancerons en effet lhypothèse que la mutation inédite de régime symbolique à laquelle nous assistons implique la fin dun lien social organisé par la présence, à tous les endroits du système, dune position dextériorité, dune place dexception. Que ce soit au travers de lEtat, du chef, du père, du roi, du président, du maître, ce qui caractérisait lorganisation collective dhier, et sans pour autant annuler les modifications considérables qui ont prévalu aux grands changements sociaux enregistrés dans lHistoire , cétait la permanence de la reconnaissance par le collectif aussi bien que par chacun de ses membres du bien fondé dune place différente, extérieure à lensemble, prévalente de ce fait, conférant les oripeaux du pouvoir à celui ou celle qui loccupait et lui assurant demblée lautorité et donc la possibilité en même temps que lobligation de gouverner. La légitimité de cette place allait de soi, ce qui nempêchait nullement que le fait et la manière de loccuper étaient lobjet de litiges incessants.
Nous avons ainsi quitté, au cours de cette dernière décennie, un modèle de société où la place dextériorité était inscrite soit parce quelle était en conformité avec le modèle religieux de lhété-ronomie, soit parce que, bien quen déclin, cette place restait encore inscrite et opérante vu que son empreinte continuait à persister suffisamment dans le collectif. Nous sommes aujourdhui, en revanche, passés apparemment sans rupture, presquinsensiblement même si nous pouvons dater arbitrairement lévénement à la chute du mur de Berlin et à la disparition de tout ennemi à la démocratie à un fonctionnement collectif qui sest émancipé de la référence à une position de transcendance ou dextériorité signant ainsi ce que daucuns ont appelé « lacte de décès dune société hiérarchique »3.
Nous aurions ainsi mis fin à un régime symbolique, mais pour autant, ceci ne serait nullement synonyme danomie, car cest une autre régulation symbolique de la vie collective qui est en train de se constituer sous nos yeux. En effet, dans le même mouvement, sest substitué au régime dhier un autre agencement du lien social. Pour saisir la structure de ce changement, nous proposons de reprendre le paradoxe de Russell, et dirions volontiers que nous sommes passés dun mode de fonctionnement qui disposait de la consistance en même temps que de lincomplétude pour désormais nous organiser selon un régime qui privilégie la com-plétude et linconsistance.
Rappelons-nous en effet que pour que la phrase « Tous les Crétois sont des men-teurs » ait une consistance, il est supposé davoir exclu Epiménide des Crétois, faute de quoi, il nest plus possible de dire sil y a mensonge ou pas. Cest ainsi que Russell tirait comme consé-quence de ce paradoxe, quil fallait donc choisir entre avoir la complétude et linconsistance ou au contraire lincomplétude et la consistance.
Cest dans ce passage dun régime symbolique hiérarchique à un régime en réseau que nous pouvons identifier la mutation inédite de lêtre ensemble auquel nous sommes aujourdhui confrontés. Et cest ce changement de mode de structuration qui bouleverse entièrement nos repères traditionnels. Bien sûr, nous avons à faire face à des problèmes aujourdhui souvent inédits, mais ce qui lest surtout, cest que nous ne pouvons plus compter sur le mode traditionnel pour tenter de leur apporter des solutions.
Ainsi, par exemple la représentation que nous avons de la manière de décider, une fois que le tour dune question a été fait, nest plus du tout la même. Hier, il allait de soi que cétait à partir de cette position dextériorité, soi-disant évidente, à partir de ce point dexception, autrement dit de la place dun maître, ou dun roi, dun chef, dun père etc. que la décision devait être prise. Pour le dire de manière imagée, il allait de soi que le commandement viendrait den haut ou dailleurs (disons un régime symbolique essentiellement vertical). Aujourdhui, on estime que la décision doit venir dune confrontation des avis, dune discussion entre les protagonistes, après échanges entre les interlocuteurs (un régime symbolique horizontal) Ce nest donc plus la seule place de lextériorité qui a la préséance, cest lensemble lui-même.
Cest donc toute la représentation de la décision qui a basculé. Celle-ci ne se soutient plus dun ordre préétabli dont peuvent se déduire des règles, mais dun ordre qui doit être induit à partir des partenaires eux-mêmes. On voit demblée lintérêt de cette mutation : les acteurs sont davantage impliqués, ils ne sont plus seulement des assujettis mais ils peuvent vraiment sengager comme sujets, et le savoir propre à chacun peut contribuer à la réa-lisation du projet collectif. Mais nous pouvons voir aussi demblée émerger une difficulté majeure : comment concilier tous les avis singuliers forcément dif-férents comment faire pour que tous ces particularismes marchent encore de con-cert. Il ne devra dès lors pas nous étonner que, dans un tel régime, lindividualisme devienne prévalent, ce qui devra être lu comme une conséquence de la mutation que nous évoquons.
Pour le dire encore autrement, nous étions dans un monde de verticalité dont la pyramide hiérarchique était évidemment le paradigme. La norme était hétéro-gène, donnée de lextérieur et donnait au système sa consistance. La modernité nous a mis en mesure de démasquer le caractère fictif dune telle organisation : aucune hétéronomie garantie par un quelconque Dieu pour en rendre raison ! Les effets de cette destitution ne nous ont cependant pas atteints demblée ; en effet, il a fallu deux siècles en situant lémergence de la modernité politique à la Révolution française, ce qui pourrait dailleurs être relativisé pour que la nouvelle donne at-teigne lensemble des individus et abou-tisse à ce que la place dextériorité ne dispose plus de la légitimité spontanée qui était la sienne ; de ce fait, cest à un lien social nouveau organisé seulement à partir des sujets eux-mêmes et des interactions entre eux horizontal que nous avons à faire.
Mais celui-ci peut être lu de deux manières différentes : la première consiste à lire cette horizontalité comme totalement émancipée dune quelconque verticalité, la seconde en revanche, comme continuant à sy référer mais sous une autre modalité. La première peut se contenter de se donner comme objectif encore plus de démocratie, la seconde ne peut sautoriser à éluder la question de la différence des places même si ce nest pas pour autant quelle pérennise la façon dont elle était transmise et dont elles étaient occupées.
La première lecture pourrait être appelée dextériorité absente ou perdue et ne peut alors que nous faire conclure à une absence de référence, à une anomie. Lextériorité perdue est la position que nous retrouvons chez ceux qui décrient la fin de la hiérarchie, les nostalgiques de lordre ancien, les prophètes de la décadence. Lextériorité absente est la position de ceux qui se donnent cette libération comme programme et progrès en pouvant méconnaître les difficultés spécifiques quune telle mutation engendre. La seconde lecture que nous pourrions appeler dextériorité située ou limitée ne nous livre plus à une extériorité dont la sub-stance serait dite une fois pour toutes et qui, du fait de cette position dexception, pouvait échapper à la loi que par ailleurs elle promouvait. Elle invite en revanche à ne plus anticiper la participation des acteurs mais à induire et à construire une extériorité toujours en vigueur où celui qui occupe la place dexception est lui-même soumis à la loi quil promeut.
De ce fait, la contrainte davoir à travailler de manière incessante pour faire émerger cette extériorité ne peut équiva-loir à une quelconque possibilité de faire table rase, car cest alors dans le même mouvement quune transcendance sub-stantielle sappuyant sur la tradition est contestée et quest mise au travail la nécessité dune transcendance logique toujours reconnue.
Mais il nous faut nous rendre à lévidence : la confusion entre ces deux lectures est aujourdhui très souvent à luvre. Or, comme cest à cet endroit précis la place de la transcendance, de lextériorité de la structure que sorganise autant la subjectivité que la vie collective, le prix de cette confusion peut être estimé : sans transcendance, plus de point didéal à partir duquel faire exister le collectif, seulement des consignes qui valent pour tous, et plus non plus dabri pour le singulier, seulement de la place pour du particulier qui relève de ce qui vaut pour tous, autrement dit plus de sujet capable de vraie fonction critique.
Nous pouvons donc maintenant revenir à notre question : si ce que nous avançons se tient quelque peu, leffet de délégitimation de cette place de transcendance, de tout qui occupe une place dexception atteint évidemment aussi les politiques. Nous en prenons pour preuve que le terme même de gouvernement semble devenu obsolète et se trouve remplacé par celui de gouvernance : faut-il y entendre un gouvernement acéphale ? Si tel était le cas, la question se poserait de savoir si, au niveau de la scène européenne, nos élites politiques en sont ainsi réduites à un programme seulement gestionnaire ?
Oserions-nous dores et déjà, par exemple, lire les symptômes dune telle prédisposition dans lincapacité de lEurope à se constituer en véritable interlocuteur dans le conflit israëlo-palestinien ?
Car, ne tergiversons pas trop, une gouvernance ne peut obtenir ce que vise un gouvernement : gouverner nest pas gérer ! Gouverner implique de pouvoir soutenir la conflictualité ; gérer suppose de pouvoir léviter, en tout cas den éponger les effets. Et cest lappareil institutionnel qui doit fournir à ceux et celles qui occupent la place dexception, la légitimité pour pouvoir en soutenir limpact. Mais dans une configuration où cest la gestion qui simpose, lart est dans lesquive et dans le déminage incessant.
Notons que les deux aspects ont leur utilité et nul doute quil y a toujours eu une étroite solidarité entre ces deux aspects du « gouverner », mais quand lun en vient à seffacer au profit de lautre, quand en loccurrence le gouvernement disparaît au profit de la gouvernance, la question mérite dêtre posée : qui peut disposer de la légitimité suffisante pour pouvoir encore être le lieu de ladresse et de linterpellation ?
Question dun européen naïf sans doute, mais est-ce pour autant question naïve ?
« Gouvernance » comme lindique le dictionnaire historique de la langue fran-çaise, a été introduit au Sénégal grâce à laction philologique et politique du président Senghor pour désigner les services administratifs dune région. Par ailleurs, selon lEncylopaedia Universalis, ce terme relève du gouvernement dentreprise et sest utilisé seulement récemment, au cours des années 1990, pour désigner la façon de contraindre les dirigeants des entreprises à gérer celle-ci dans lintérêt des actionnaires et ainsi sécuriser linves-tissement financier de ces derniers.
Cette substitution dun terme du vocabulaire administratif et gestionnaire à un mot du champ politique voudrait-il signifier que laction politique se verrait désormais contrainte à se limiter à des pré-rogatives bureaucratiques relevant du management ?
Nous aurions alors tôt fait de mettre un tel programme en relation avec ce que Marcel Gauchet2 appelait « lintériorisation du modèle du marché » dans la subjectivité contemporaine.
Pour notre part, nous avancerons en effet lhypothèse que la mutation inédite de régime symbolique à laquelle nous assistons implique la fin dun lien social organisé par la présence, à tous les endroits du système, dune position dextériorité, dune place dexception. Que ce soit au travers de lEtat, du chef, du père, du roi, du président, du maître, ce qui caractérisait lorganisation collective dhier, et sans pour autant annuler les modifications considérables qui ont prévalu aux grands changements sociaux enregistrés dans lHistoire , cétait la permanence de la reconnaissance par le collectif aussi bien que par chacun de ses membres du bien fondé dune place différente, extérieure à lensemble, prévalente de ce fait, conférant les oripeaux du pouvoir à celui ou celle qui loccupait et lui assurant demblée lautorité et donc la possibilité en même temps que lobligation de gouverner. La légitimité de cette place allait de soi, ce qui nempêchait nullement que le fait et la manière de loccuper étaient lobjet de litiges incessants.
Nous avons ainsi quitté, au cours de cette dernière décennie, un modèle de société où la place dextériorité était inscrite soit parce quelle était en conformité avec le modèle religieux de lhété-ronomie, soit parce que, bien quen déclin, cette place restait encore inscrite et opérante vu que son empreinte continuait à persister suffisamment dans le collectif. Nous sommes aujourdhui, en revanche, passés apparemment sans rupture, presquinsensiblement même si nous pouvons dater arbitrairement lévénement à la chute du mur de Berlin et à la disparition de tout ennemi à la démocratie à un fonctionnement collectif qui sest émancipé de la référence à une position de transcendance ou dextériorité signant ainsi ce que daucuns ont appelé « lacte de décès dune société hiérarchique »3.
Nous aurions ainsi mis fin à un régime symbolique, mais pour autant, ceci ne serait nullement synonyme danomie, car cest une autre régulation symbolique de la vie collective qui est en train de se constituer sous nos yeux. En effet, dans le même mouvement, sest substitué au régime dhier un autre agencement du lien social. Pour saisir la structure de ce changement, nous proposons de reprendre le paradoxe de Russell, et dirions volontiers que nous sommes passés dun mode de fonctionnement qui disposait de la consistance en même temps que de lincomplétude pour désormais nous organiser selon un régime qui privilégie la com-plétude et linconsistance.
Rappelons-nous en effet que pour que la phrase « Tous les Crétois sont des men-teurs » ait une consistance, il est supposé davoir exclu Epiménide des Crétois, faute de quoi, il nest plus possible de dire sil y a mensonge ou pas. Cest ainsi que Russell tirait comme consé-quence de ce paradoxe, quil fallait donc choisir entre avoir la complétude et linconsistance ou au contraire lincomplétude et la consistance.
Cest dans ce passage dun régime symbolique hiérarchique à un régime en réseau que nous pouvons identifier la mutation inédite de lêtre ensemble auquel nous sommes aujourdhui confrontés. Et cest ce changement de mode de structuration qui bouleverse entièrement nos repères traditionnels. Bien sûr, nous avons à faire face à des problèmes aujourdhui souvent inédits, mais ce qui lest surtout, cest que nous ne pouvons plus compter sur le mode traditionnel pour tenter de leur apporter des solutions.
Ainsi, par exemple la représentation que nous avons de la manière de décider, une fois que le tour dune question a été fait, nest plus du tout la même. Hier, il allait de soi que cétait à partir de cette position dextériorité, soi-disant évidente, à partir de ce point dexception, autrement dit de la place dun maître, ou dun roi, dun chef, dun père etc. que la décision devait être prise. Pour le dire de manière imagée, il allait de soi que le commandement viendrait den haut ou dailleurs (disons un régime symbolique essentiellement vertical). Aujourdhui, on estime que la décision doit venir dune confrontation des avis, dune discussion entre les protagonistes, après échanges entre les interlocuteurs (un régime symbolique horizontal) Ce nest donc plus la seule place de lextériorité qui a la préséance, cest lensemble lui-même.
Cest donc toute la représentation de la décision qui a basculé. Celle-ci ne se soutient plus dun ordre préétabli dont peuvent se déduire des règles, mais dun ordre qui doit être induit à partir des partenaires eux-mêmes. On voit demblée lintérêt de cette mutation : les acteurs sont davantage impliqués, ils ne sont plus seulement des assujettis mais ils peuvent vraiment sengager comme sujets, et le savoir propre à chacun peut contribuer à la réa-lisation du projet collectif. Mais nous pouvons voir aussi demblée émerger une difficulté majeure : comment concilier tous les avis singuliers forcément dif-férents comment faire pour que tous ces particularismes marchent encore de con-cert. Il ne devra dès lors pas nous étonner que, dans un tel régime, lindividualisme devienne prévalent, ce qui devra être lu comme une conséquence de la mutation que nous évoquons.
Pour le dire encore autrement, nous étions dans un monde de verticalité dont la pyramide hiérarchique était évidemment le paradigme. La norme était hétéro-gène, donnée de lextérieur et donnait au système sa consistance. La modernité nous a mis en mesure de démasquer le caractère fictif dune telle organisation : aucune hétéronomie garantie par un quelconque Dieu pour en rendre raison ! Les effets de cette destitution ne nous ont cependant pas atteints demblée ; en effet, il a fallu deux siècles en situant lémergence de la modernité politique à la Révolution française, ce qui pourrait dailleurs être relativisé pour que la nouvelle donne at-teigne lensemble des individus et abou-tisse à ce que la place dextériorité ne dispose plus de la légitimité spontanée qui était la sienne ; de ce fait, cest à un lien social nouveau organisé seulement à partir des sujets eux-mêmes et des interactions entre eux horizontal que nous avons à faire.
Mais celui-ci peut être lu de deux manières différentes : la première consiste à lire cette horizontalité comme totalement émancipée dune quelconque verticalité, la seconde en revanche, comme continuant à sy référer mais sous une autre modalité. La première peut se contenter de se donner comme objectif encore plus de démocratie, la seconde ne peut sautoriser à éluder la question de la différence des places même si ce nest pas pour autant quelle pérennise la façon dont elle était transmise et dont elles étaient occupées.
La première lecture pourrait être appelée dextériorité absente ou perdue et ne peut alors que nous faire conclure à une absence de référence, à une anomie. Lextériorité perdue est la position que nous retrouvons chez ceux qui décrient la fin de la hiérarchie, les nostalgiques de lordre ancien, les prophètes de la décadence. Lextériorité absente est la position de ceux qui se donnent cette libération comme programme et progrès en pouvant méconnaître les difficultés spécifiques quune telle mutation engendre. La seconde lecture que nous pourrions appeler dextériorité située ou limitée ne nous livre plus à une extériorité dont la sub-stance serait dite une fois pour toutes et qui, du fait de cette position dexception, pouvait échapper à la loi que par ailleurs elle promouvait. Elle invite en revanche à ne plus anticiper la participation des acteurs mais à induire et à construire une extériorité toujours en vigueur où celui qui occupe la place dexception est lui-même soumis à la loi quil promeut.
De ce fait, la contrainte davoir à travailler de manière incessante pour faire émerger cette extériorité ne peut équiva-loir à une quelconque possibilité de faire table rase, car cest alors dans le même mouvement quune transcendance sub-stantielle sappuyant sur la tradition est contestée et quest mise au travail la nécessité dune transcendance logique toujours reconnue.
Mais il nous faut nous rendre à lévidence : la confusion entre ces deux lectures est aujourdhui très souvent à luvre. Or, comme cest à cet endroit précis la place de la transcendance, de lextériorité de la structure que sorganise autant la subjectivité que la vie collective, le prix de cette confusion peut être estimé : sans transcendance, plus de point didéal à partir duquel faire exister le collectif, seulement des consignes qui valent pour tous, et plus non plus dabri pour le singulier, seulement de la place pour du particulier qui relève de ce qui vaut pour tous, autrement dit plus de sujet capable de vraie fonction critique.
Nous pouvons donc maintenant revenir à notre question : si ce que nous avançons se tient quelque peu, leffet de délégitimation de cette place de transcendance, de tout qui occupe une place dexception atteint évidemment aussi les politiques. Nous en prenons pour preuve que le terme même de gouvernement semble devenu obsolète et se trouve remplacé par celui de gouvernance : faut-il y entendre un gouvernement acéphale ? Si tel était le cas, la question se poserait de savoir si, au niveau de la scène européenne, nos élites politiques en sont ainsi réduites à un programme seulement gestionnaire ?
Oserions-nous dores et déjà, par exemple, lire les symptômes dune telle prédisposition dans lincapacité de lEurope à se constituer en véritable interlocuteur dans le conflit israëlo-palestinien ?
Car, ne tergiversons pas trop, une gouvernance ne peut obtenir ce que vise un gouvernement : gouverner nest pas gérer ! Gouverner implique de pouvoir soutenir la conflictualité ; gérer suppose de pouvoir léviter, en tout cas den éponger les effets. Et cest lappareil institutionnel qui doit fournir à ceux et celles qui occupent la place dexception, la légitimité pour pouvoir en soutenir limpact. Mais dans une configuration où cest la gestion qui simpose, lart est dans lesquive et dans le déminage incessant.
Notons que les deux aspects ont leur utilité et nul doute quil y a toujours eu une étroite solidarité entre ces deux aspects du « gouverner », mais quand lun en vient à seffacer au profit de lautre, quand en loccurrence le gouvernement disparaît au profit de la gouvernance, la question mérite dêtre posée : qui peut disposer de la légitimité suffisante pour pouvoir encore être le lieu de ladresse et de linterpellation ?
Question dun européen naïf sans doute, mais est-ce pour autant question naïve ?
* Psychiatre et psychanalyste, auteur dUn monde sans limite (éditions Erès, 1997) et récemment dun entretien avec Charles Melman, Lhomme sans gravité (Denoël, 2002).
(1) V. Klemperer, LTI, La langue du IIIe Reich, coll. Agora, Albin Michel, 1996.
(2) M. Gauchet, La religion dans la démocratie, Gallimard, 1998 et La démocratie contre elle-même, Gallimard, 2002.
(3) P. Rosanvallon, I. Thery et alii., France : Les révolutions invisibles, Calmann-Levy, 1998.
(1) V. Klemperer, LTI, La langue du IIIe Reich, coll. Agora, Albin Michel, 1996.
(2) M. Gauchet, La religion dans la démocratie, Gallimard, 1998 et La démocratie contre elle-même, Gallimard, 2002.
(3) P. Rosanvallon, I. Thery et alii., France : Les révolutions invisibles, Calmann-Levy, 1998.
Jean-Pierre Lebrun