Sortie du DVD de Notre Monde
Notre Monde Notre Monde (2013, 119') un film de Thomas LacosteRassemblant plus de 35 intervenants, philosophes, sociologues, économistes, magistrats, médecins, universitaires et écrivains, Notre Monde propose un espace dexpression pour travailler, comme nous y enjoint JeanLuc Nancy à « une pensée commune ». Plus encore quun libre espace de parole, Notre Monde sappuie sur un ensemble foisonnant de propositions concrètes pour agir comme un rappel essentiel, individuel et collectif : « faites de la politique » et de préférence autrement.
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© Passant n°43 [février 2003 - mars 2003]
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entretien de Oumar Khanbiev par Thomas Lacoste
Imprimer l'articleEntretien "Tchétchénie : lEurope "
Comment analysez-vous les suites de la prise dotages de Moscou au regard du « Il ny a pas de Tchétchènes, il ny a que des terroristes », de Vladimir Poutine ? Que dire de cet étonnant déni face au bilan particulièrement lourd de lassaut et face à une opinion internationale touchée damnésie qui « découvre » ce conflit où la répression semble la seule voie envisagée pour linstant ?
En Tchétchénie, une guerre que lon pourrait qualifier de génocide fait de nombreuses victimes depuis quatre ans. Cette seconde guerre russo-tchétchène est dune intensité et dune cruauté incroyables. Toutes les personnes qui savent ce qui se passe à lintérieur de la Tchétchénie ne sétonnent absolument pas de ce qui sest passé au théâtre à Moscou. Cétait comme un écho de ce qui se déroulait en Tchétchénie.
Aujourdhui, les familles des personnes qui étaient dans le théâtre à Moscou seront particulièrement exposées à la répression, surveillées et tuées par les agents de Poutine.
On se demande ce qui se passe et ce qui va se passer. Mais jusquà présent, rien ni personne ne les a empêchés de faire ce quils voulaient. Quoi quil se soit passé là-bas, personne en Europe ou ailleurs nen a pris note.
Il y a des camps de filtration, des tortures, les gens sont arrêtés. Les prisonniers sont vendus par les troupes russes, ils deviennent un véritable business. Et ce business tend de plus en plus à se généraliser au sein de larmée.
Cela fait quatre cents ans que les Tchétchènes essaient de sortir du joug de la Russie. Et cela fait autant de temps que les Russes nous considèrent comme des barbares.
Si vous êtes aujourdhui en France, cest avant tout pour plaider la cause du peuple tchétchène, pour faire réagir les autorités politiques internationales ?
Cela fait bien longtemps que je moccupe de ça, que je raconte ce qui se passe là-bas. Jai beaucoup parlé de moi, de ma traversée des camps de filtration et de leurs réalités. Maintenant, on me demande de raconter ce qui se passe aujourdhui en Tchétchénie et dexpliquer ce quil y a eu à Moscou. Jusque-là, ce quon a pu dire ne représentait aucun intérêt. Rien na changé dans mon pays, si ce nest que de jour en jour la situation empire pour mes concitoyens.
Alors peut-être que la tragédie qui a eu lieu dans le théâtre de Moscou permettra à terme daider à faire comprendre ce qui sest passé et continue de se passer en Tchétchénie. Jusquà cet événement, personne ne voulait plus entendre parler de la Tchétchénie. Le silence sur le sort de mon pays est véritablement assourdissant.
Vous savez, je suis médecin, et en tant que médecin, ce silence mévoque une véritable sclérose. Sclérose face à lhorreur. Cest une maladie où apparemment, apparemment seulement, lon ne souffre de rien. Et pourtant tous les jours il y a de nouvelles exactions et loubli fait rage.
La communauté internationale ressemble à une personne qui souffre de sclérose. Quand ils ont commencé à parler de cet événement, cétait comme si rien nétait arrivé auparavant. Il ne faut pas oublier quils ont déjà tué plus de 200 000 personnes, que mon pays ressemble de plus en plus à un gigantesque camp de concentration. Cest cette folle expérience qui se joue chez nous, aujourdhui.
Il y a des escadrons de la mort qui agissent en Tchétchénie comme il y a eu des médecins nazis en Allemagne qui ont pratiqué des expériences sur des corps. Sur de nombreux corps retrouvés, on a pu constater des manipulations faites par des médecins.
Dans les camps dits de « filtration », il y a des choses quon narrive même pas à comprendre. Comprendre comment les tortures ont été faites, quel genre de traitement les corps ont subi pour être dans cet état. Près dun village où il y a eu une opération nettoyage, on a trouvé le corps dun enfant de 13 ans. Avec mes médecins, nous lavons donc autopsié : ses yeux avaient été tailladés, ses oreilles, son nez, ses doigts avaient été coupés, ses ongles arrachés. La finalité dun tel acharnement sur un corps est incompréhensible.
Quand un homme qui a perdu tous les siens, qui voit ses enfants, sa sur, son frère torturés, quand on découvre des corps mutilés, quon assiste à la façon dont on massacre les gens, et si on a pu sortir à peu près valide dun camp de filtration, comme cest mon cas, dans quel état psychologique se retrouve-t-on ?
Ces gens qui étaient dans le théâtre étaient dans cette situation, ils ont tout perdu. Celui qui dirigeait lopération, tous les siens ont été tués. Alors bien sûr que nous condamnons ce type daction, mais il faut dans le même temps essayer de comprendre ce qui a pu pousser ces personnes à en arriver là. Ce nest pas parce que lon est tchétchène que lon est sanguinaire et quon va aller tuer à Moscou, pas du tout. Mais ces gens ont grandi là-dedans, dans cette terreur permanente. Pour ma part, maintenant que je suis en exil, que je suis à lextérieur, je porte évidemment un regard différent sur ce qui se passe, mais quand on est à lintérieur de la Tchétchénie, il faut comprendre quon est prêt à tout, à faire nimporte quoi pour sortir de cette monstrueuse impasse.
Moi, jopérais des soldats russes qui étaient prisonniers chez nous, et quand mes blessés sont tombés dans leurs mains, dans les camps de filtration, ils les ont tous tués. Alors il y a eu des moments où moi-même je nai plus respecté la vie et où je nai pas prêté laide que jaurais dû leur apporter. A ce moment-là, tout mon système de valeurs sétait écroulé. Cest terrible. Et pourtant ça arrive, cest comme ça, il y a des situations de stress que lon ne supporte plus, des moments où lon nen peut plus. Je crois que le plus difficile a été de vivre des mois durant sans savoir si on sera vivant le lendemain. Chaque bruit de char ou dhélicoptère est une menace de mort, jai juré quils ne me reprendraient plus vivant et cest dur de « revivre » après chaque nettoyage.
Comment penser aujourdhui une sortie politique à cette guerre, comment penser la paix ?
La seule issue, ce sont des négociations, toutes les autres solutions sont inutiles et illusoires. Poutine a déclaré publiquement, après ce qui sest passé à Moscou que personne ne pouvait mettre la Russie à genoux. Cet homme dit tout ce quil pense. Pour lui, ce quil y a de plus efficace, cest cette tuerie quil a faite, cest sa seule réponse, sa seule psychologie. Pourtant, il va falloir quil comprenne aussi quavec de telles méthodes, il ne mettra jamais tout notre peuple à genoux, que notre peuple ne se laissera pas massacrer jusquau bout comme ça. Je mexcuse, ce nest pas une menace, cest pour ça que je répète que la seule sortie possible, ce sont des négociations. Et ces négociations, il les faut maintenant. Et elles ne pourront se faire quavec Aslan Maskhadov, le président élu par notre peuple et que le monde a reconnu.
Mais justement, comment penser, comment aider à lavènement de ces négociations ? Est-ce que la France, lEurope ont un rôle à jouer ? Jusquà présent, la diplomatie européenne était pour le moins discrète, face aux Russes, sur ce conflit. Il est clair quaucune stratégie diplomatique en faveur de la Tchéchénie na été défendue pour lheure par lUE. Quel aurait dû être son rôle et comment penser une politique diplomatique daide à la sortie du conflit ?
Il est évident que la France, lEurope, pourraient avoir une influence sur la Russie dans cette affaire. Si le Conseil de lEurope voulait vraiment que cette guerre sarrête, elle sarrêterait. On a limpression que la diplomatie européenne est com-plètement affaiblie, lEurope politique est affaiblie, elle narrive plus à faire quoi que ce soit, à construire des relations et à prendre position. Cest pourquoi je souhaitais rencontrer des gens comme vous, car il me semble quactuellement seuls les citoyens européens peuvent redonner de la puissance politique à leurs institutions et non linverse. Si la France était prête à soulever cette question, elle pourrait évidemment trouver une solution pour arrêter cette guerre. Je suis sûr que lissue serait différente. Il faut une vraie volonté des représentants européens, dun pays comme la France. On rêve, on espère que le Conseil de lEurope, que la France, que ces pays de première importance puissent nous soutenir, jouer leur rôle. La France a une très grande expérience dans la gestion de ce genre de conflit nous navons à faire ni plus ni moins quà une guerre coloniale et non à une guerre religieuse et encore moins à une guerre antiterroriste. Ce qui fait défaut aujourdhui, cest une volonté daffronter ce problème et de considérer que cest un problème qui regarde, non pas les Tchétchènes et les Russes, mais lensemble du monde.
Comment peut-on sensibiliser les politiques aujourdhui en France, en Europe ? Comment peut-on amener les politiques à avancer sur ce problème ? Quest-ce que les Tchétchènes attendent de nous, individus et/ou institutions ?
Tout dabord, nous citoyens tchétchènes, pensons que la France est un pays où les hommes politiques sont plus attentifs quailleurs à lopinion publique. Des revues telles que la vôtre peuvent, par exemple, servir dintermédiaires entre la population et ses élus. Demain, jessaierai de parler avec dautres groupes de réflexion européens comme le vôtre, afin de leur expliquer notre situation et de leur faire part de notre conversation et des idées qui sen sont dégagées. Beaucoup de gens ne comprennent pas ce qui nous arrive là-bas, et nous sommes là pour lexpliquer, pour nous rapprocher. La guerre doit se terminer, il ny a pas de guerre sans fin, même si cest très long et très dur, on la finira. Mais, après la guerre, on voudra maintenir le contact avec vous. Poursuivre ces réflexions sur le devenir de nos démocraties, sur les enjeux que recouvre le politique. Ensuite, il faudrait quau niveau des états des ponts soient établis, que par exemple les nôtres puissent étudier chez vous, que notre culture ait des liens avec votre culture. Nous avions, tout de suite après la première guerre, recherché ce genre de lien et navons eu aucune réponse ni en France ni dans aucun pays européen. On était enfermés, et les nôtres navaient pas les moyens daller étudier. Et voilà où cet isolement nous a menés aujourdhui. Cest pour ça quil faut construire et entretenir des relations sans attendre, et faire en sorte quelles perdurent après la guerre. Notre rencontre, ainsi que la réception que vous avez organisée conjointement avec Noël Mamère à qui je dois reconnaître un réel courage politique à la mairie de Bègles, est lexemple même de relations concrètes et incarnées auxquelles je pense.
Pensez-vous que soient souhaitables sur votre sol des actions spécifiques concrètes de type force dinterposition ou autre, que pourraient porter nos institutions UE, OSCE, ONU, etc. ?
Nous sommes prêts à toute forme de présence, de force pouvant garantir notre sécurité. Cela fait longtemps quon en parle, quon soulève cette question entre nous. Allons-y, installons une force de paix entre la Russie et la Tchétchénie. Nous sommes prêts à tout, on ne refuse rien. On a demandé une commission pour nous, à lOSCE, on a demandé à tout le monde de créer une commission internationale, quils viennent voir ce qui se passe en Tchétchénie. La Russie a peur de ça et nen veut pas. Ils ne font que dans la provocation et quand les gens verront ce qui nous arrive de leurs propres yeux, ça ne sera plus la même chose. On na jamais été contre aucune action internationale. Tout ce qui peut faire arrêter cette guerre, on le soutient. On sest toujours efforcés de faire venir des gens, des Européens, des commissions européennes, des forces internationales.
Plus précisément, on a laffreuse impression que les politiques font silence sur la question tchétchène. Comment expliquer vous cet état de fait ?
Cela fait quatre ans quon cherche à comprendre cet état de fait et quon narrive pas à retourner la situation. Cela dépend des gens. Plus il y aura de gens impliqués, et plus linformation pourra circuler.
LEurope est tenue par la parole des maîtres : cest la Russie qui tient les langues, le fond du problème est là. Comment faire aujourdhui pour forcer le politique à quitter cette posture, ce faux aveuglement qui couvre impunément lhégémonie russe ? Comment retrouver la parole, la reconnaissance ?
Il ny a pas de recette pour trouver une issue concrète, cest très complexe. Il faut commencer par les moyens dinformation, puis par la communauté internationale, la société, les associations, les manifestations, jusquà ce que vos représentants se sentent suffisamment inquiétés.
Seule, pour vous, linitiative citoyenne peut faire avancer les choses dans létat actuel du conflit ?
Oui, bien sûr, il me semble que sans la société civile, la chose est impossible. Si des organisations sociales pouvaient soulever ce problème et ne pas laisser en paix leurs représentants, alors la réaction serait très différente, parce quil me semble que dans votre pays, on vous écoute encore un peu. La France est un exemple particulier dans ce domaine. Dun autre côté, on essaie quand même davoir des contacts officiels, cest la seule méthode pour arrêter ce bain de sang.
Pour ma part jessaierai de parler au Parlement européen. Cest à peu près la seule chose, avec ce que nous avons évoqué précédemment, que lon puisse faire.
Mais il est évident, comme vous le souligniez avant notre entretien, que la question du gaz et du pétrole est cruciale dans cette sombre histoire. Le capitalisme est bien présent aujourdhui, partout dans le monde.
Où en sont les contacts avec les parlementaires européens ?
Aujourdhui, il y a un groupe de députés au Parlement européen, des socialistes,
des communistes, le parti radical Transna-tional, les Verts ainsi quun nouveau mouvement composé de cinq ou six partis qui nous soutiennent. Cela fait un moment quon essaie de travailler avec eux. Ceux-ci peuvent assurer notre légi-timité, et les leaders du Parlement européen peuvent voir que nous faisons tout pour entretenir des relations positives avec eux. Par exemple, Schröder a déclaré publiquement, il ny a pas longtemps, quil fallait des négociations en Tchétchénie, cest très important. Si Chirac le soutenait, alors, derrière eux, dautres présidents les soutiendraient et la Russie serait obligée daccepter les négociations. La Russie avance masquée et joue à la démocratie. Aujourdhui, sil y avait une réelle mobilisation, il est évident quelle ne pourrait que tenir compte de lopinion européenne.
Cest là la seule issue envisageable à notre problème.
Oumar Khanbiev
Entretien réalisé parThomas Lacoste
En Tchétchénie, une guerre que lon pourrait qualifier de génocide fait de nombreuses victimes depuis quatre ans. Cette seconde guerre russo-tchétchène est dune intensité et dune cruauté incroyables. Toutes les personnes qui savent ce qui se passe à lintérieur de la Tchétchénie ne sétonnent absolument pas de ce qui sest passé au théâtre à Moscou. Cétait comme un écho de ce qui se déroulait en Tchétchénie.
Aujourdhui, les familles des personnes qui étaient dans le théâtre à Moscou seront particulièrement exposées à la répression, surveillées et tuées par les agents de Poutine.
On se demande ce qui se passe et ce qui va se passer. Mais jusquà présent, rien ni personne ne les a empêchés de faire ce quils voulaient. Quoi quil se soit passé là-bas, personne en Europe ou ailleurs nen a pris note.
Il y a des camps de filtration, des tortures, les gens sont arrêtés. Les prisonniers sont vendus par les troupes russes, ils deviennent un véritable business. Et ce business tend de plus en plus à se généraliser au sein de larmée.
Cela fait quatre cents ans que les Tchétchènes essaient de sortir du joug de la Russie. Et cela fait autant de temps que les Russes nous considèrent comme des barbares.
Si vous êtes aujourdhui en France, cest avant tout pour plaider la cause du peuple tchétchène, pour faire réagir les autorités politiques internationales ?
Cela fait bien longtemps que je moccupe de ça, que je raconte ce qui se passe là-bas. Jai beaucoup parlé de moi, de ma traversée des camps de filtration et de leurs réalités. Maintenant, on me demande de raconter ce qui se passe aujourdhui en Tchétchénie et dexpliquer ce quil y a eu à Moscou. Jusque-là, ce quon a pu dire ne représentait aucun intérêt. Rien na changé dans mon pays, si ce nest que de jour en jour la situation empire pour mes concitoyens.
Alors peut-être que la tragédie qui a eu lieu dans le théâtre de Moscou permettra à terme daider à faire comprendre ce qui sest passé et continue de se passer en Tchétchénie. Jusquà cet événement, personne ne voulait plus entendre parler de la Tchétchénie. Le silence sur le sort de mon pays est véritablement assourdissant.
Vous savez, je suis médecin, et en tant que médecin, ce silence mévoque une véritable sclérose. Sclérose face à lhorreur. Cest une maladie où apparemment, apparemment seulement, lon ne souffre de rien. Et pourtant tous les jours il y a de nouvelles exactions et loubli fait rage.
La communauté internationale ressemble à une personne qui souffre de sclérose. Quand ils ont commencé à parler de cet événement, cétait comme si rien nétait arrivé auparavant. Il ne faut pas oublier quils ont déjà tué plus de 200 000 personnes, que mon pays ressemble de plus en plus à un gigantesque camp de concentration. Cest cette folle expérience qui se joue chez nous, aujourdhui.
Il y a des escadrons de la mort qui agissent en Tchétchénie comme il y a eu des médecins nazis en Allemagne qui ont pratiqué des expériences sur des corps. Sur de nombreux corps retrouvés, on a pu constater des manipulations faites par des médecins.
Dans les camps dits de « filtration », il y a des choses quon narrive même pas à comprendre. Comprendre comment les tortures ont été faites, quel genre de traitement les corps ont subi pour être dans cet état. Près dun village où il y a eu une opération nettoyage, on a trouvé le corps dun enfant de 13 ans. Avec mes médecins, nous lavons donc autopsié : ses yeux avaient été tailladés, ses oreilles, son nez, ses doigts avaient été coupés, ses ongles arrachés. La finalité dun tel acharnement sur un corps est incompréhensible.
Quand un homme qui a perdu tous les siens, qui voit ses enfants, sa sur, son frère torturés, quand on découvre des corps mutilés, quon assiste à la façon dont on massacre les gens, et si on a pu sortir à peu près valide dun camp de filtration, comme cest mon cas, dans quel état psychologique se retrouve-t-on ?
Ces gens qui étaient dans le théâtre étaient dans cette situation, ils ont tout perdu. Celui qui dirigeait lopération, tous les siens ont été tués. Alors bien sûr que nous condamnons ce type daction, mais il faut dans le même temps essayer de comprendre ce qui a pu pousser ces personnes à en arriver là. Ce nest pas parce que lon est tchétchène que lon est sanguinaire et quon va aller tuer à Moscou, pas du tout. Mais ces gens ont grandi là-dedans, dans cette terreur permanente. Pour ma part, maintenant que je suis en exil, que je suis à lextérieur, je porte évidemment un regard différent sur ce qui se passe, mais quand on est à lintérieur de la Tchétchénie, il faut comprendre quon est prêt à tout, à faire nimporte quoi pour sortir de cette monstrueuse impasse.
Moi, jopérais des soldats russes qui étaient prisonniers chez nous, et quand mes blessés sont tombés dans leurs mains, dans les camps de filtration, ils les ont tous tués. Alors il y a eu des moments où moi-même je nai plus respecté la vie et où je nai pas prêté laide que jaurais dû leur apporter. A ce moment-là, tout mon système de valeurs sétait écroulé. Cest terrible. Et pourtant ça arrive, cest comme ça, il y a des situations de stress que lon ne supporte plus, des moments où lon nen peut plus. Je crois que le plus difficile a été de vivre des mois durant sans savoir si on sera vivant le lendemain. Chaque bruit de char ou dhélicoptère est une menace de mort, jai juré quils ne me reprendraient plus vivant et cest dur de « revivre » après chaque nettoyage.
Comment penser aujourdhui une sortie politique à cette guerre, comment penser la paix ?
La seule issue, ce sont des négociations, toutes les autres solutions sont inutiles et illusoires. Poutine a déclaré publiquement, après ce qui sest passé à Moscou que personne ne pouvait mettre la Russie à genoux. Cet homme dit tout ce quil pense. Pour lui, ce quil y a de plus efficace, cest cette tuerie quil a faite, cest sa seule réponse, sa seule psychologie. Pourtant, il va falloir quil comprenne aussi quavec de telles méthodes, il ne mettra jamais tout notre peuple à genoux, que notre peuple ne se laissera pas massacrer jusquau bout comme ça. Je mexcuse, ce nest pas une menace, cest pour ça que je répète que la seule sortie possible, ce sont des négociations. Et ces négociations, il les faut maintenant. Et elles ne pourront se faire quavec Aslan Maskhadov, le président élu par notre peuple et que le monde a reconnu.
Mais justement, comment penser, comment aider à lavènement de ces négociations ? Est-ce que la France, lEurope ont un rôle à jouer ? Jusquà présent, la diplomatie européenne était pour le moins discrète, face aux Russes, sur ce conflit. Il est clair quaucune stratégie diplomatique en faveur de la Tchéchénie na été défendue pour lheure par lUE. Quel aurait dû être son rôle et comment penser une politique diplomatique daide à la sortie du conflit ?
Il est évident que la France, lEurope, pourraient avoir une influence sur la Russie dans cette affaire. Si le Conseil de lEurope voulait vraiment que cette guerre sarrête, elle sarrêterait. On a limpression que la diplomatie européenne est com-plètement affaiblie, lEurope politique est affaiblie, elle narrive plus à faire quoi que ce soit, à construire des relations et à prendre position. Cest pourquoi je souhaitais rencontrer des gens comme vous, car il me semble quactuellement seuls les citoyens européens peuvent redonner de la puissance politique à leurs institutions et non linverse. Si la France était prête à soulever cette question, elle pourrait évidemment trouver une solution pour arrêter cette guerre. Je suis sûr que lissue serait différente. Il faut une vraie volonté des représentants européens, dun pays comme la France. On rêve, on espère que le Conseil de lEurope, que la France, que ces pays de première importance puissent nous soutenir, jouer leur rôle. La France a une très grande expérience dans la gestion de ce genre de conflit nous navons à faire ni plus ni moins quà une guerre coloniale et non à une guerre religieuse et encore moins à une guerre antiterroriste. Ce qui fait défaut aujourdhui, cest une volonté daffronter ce problème et de considérer que cest un problème qui regarde, non pas les Tchétchènes et les Russes, mais lensemble du monde.
Comment peut-on sensibiliser les politiques aujourdhui en France, en Europe ? Comment peut-on amener les politiques à avancer sur ce problème ? Quest-ce que les Tchétchènes attendent de nous, individus et/ou institutions ?
Tout dabord, nous citoyens tchétchènes, pensons que la France est un pays où les hommes politiques sont plus attentifs quailleurs à lopinion publique. Des revues telles que la vôtre peuvent, par exemple, servir dintermédiaires entre la population et ses élus. Demain, jessaierai de parler avec dautres groupes de réflexion européens comme le vôtre, afin de leur expliquer notre situation et de leur faire part de notre conversation et des idées qui sen sont dégagées. Beaucoup de gens ne comprennent pas ce qui nous arrive là-bas, et nous sommes là pour lexpliquer, pour nous rapprocher. La guerre doit se terminer, il ny a pas de guerre sans fin, même si cest très long et très dur, on la finira. Mais, après la guerre, on voudra maintenir le contact avec vous. Poursuivre ces réflexions sur le devenir de nos démocraties, sur les enjeux que recouvre le politique. Ensuite, il faudrait quau niveau des états des ponts soient établis, que par exemple les nôtres puissent étudier chez vous, que notre culture ait des liens avec votre culture. Nous avions, tout de suite après la première guerre, recherché ce genre de lien et navons eu aucune réponse ni en France ni dans aucun pays européen. On était enfermés, et les nôtres navaient pas les moyens daller étudier. Et voilà où cet isolement nous a menés aujourdhui. Cest pour ça quil faut construire et entretenir des relations sans attendre, et faire en sorte quelles perdurent après la guerre. Notre rencontre, ainsi que la réception que vous avez organisée conjointement avec Noël Mamère à qui je dois reconnaître un réel courage politique à la mairie de Bègles, est lexemple même de relations concrètes et incarnées auxquelles je pense.
Pensez-vous que soient souhaitables sur votre sol des actions spécifiques concrètes de type force dinterposition ou autre, que pourraient porter nos institutions UE, OSCE, ONU, etc. ?
Nous sommes prêts à toute forme de présence, de force pouvant garantir notre sécurité. Cela fait longtemps quon en parle, quon soulève cette question entre nous. Allons-y, installons une force de paix entre la Russie et la Tchétchénie. Nous sommes prêts à tout, on ne refuse rien. On a demandé une commission pour nous, à lOSCE, on a demandé à tout le monde de créer une commission internationale, quils viennent voir ce qui se passe en Tchétchénie. La Russie a peur de ça et nen veut pas. Ils ne font que dans la provocation et quand les gens verront ce qui nous arrive de leurs propres yeux, ça ne sera plus la même chose. On na jamais été contre aucune action internationale. Tout ce qui peut faire arrêter cette guerre, on le soutient. On sest toujours efforcés de faire venir des gens, des Européens, des commissions européennes, des forces internationales.
Plus précisément, on a laffreuse impression que les politiques font silence sur la question tchétchène. Comment expliquer vous cet état de fait ?
Cela fait quatre ans quon cherche à comprendre cet état de fait et quon narrive pas à retourner la situation. Cela dépend des gens. Plus il y aura de gens impliqués, et plus linformation pourra circuler.
LEurope est tenue par la parole des maîtres : cest la Russie qui tient les langues, le fond du problème est là. Comment faire aujourdhui pour forcer le politique à quitter cette posture, ce faux aveuglement qui couvre impunément lhégémonie russe ? Comment retrouver la parole, la reconnaissance ?
Il ny a pas de recette pour trouver une issue concrète, cest très complexe. Il faut commencer par les moyens dinformation, puis par la communauté internationale, la société, les associations, les manifestations, jusquà ce que vos représentants se sentent suffisamment inquiétés.
Seule, pour vous, linitiative citoyenne peut faire avancer les choses dans létat actuel du conflit ?
Oui, bien sûr, il me semble que sans la société civile, la chose est impossible. Si des organisations sociales pouvaient soulever ce problème et ne pas laisser en paix leurs représentants, alors la réaction serait très différente, parce quil me semble que dans votre pays, on vous écoute encore un peu. La France est un exemple particulier dans ce domaine. Dun autre côté, on essaie quand même davoir des contacts officiels, cest la seule méthode pour arrêter ce bain de sang.
Pour ma part jessaierai de parler au Parlement européen. Cest à peu près la seule chose, avec ce que nous avons évoqué précédemment, que lon puisse faire.
Mais il est évident, comme vous le souligniez avant notre entretien, que la question du gaz et du pétrole est cruciale dans cette sombre histoire. Le capitalisme est bien présent aujourdhui, partout dans le monde.
Où en sont les contacts avec les parlementaires européens ?
Aujourdhui, il y a un groupe de députés au Parlement européen, des socialistes,
des communistes, le parti radical Transna-tional, les Verts ainsi quun nouveau mouvement composé de cinq ou six partis qui nous soutiennent. Cela fait un moment quon essaie de travailler avec eux. Ceux-ci peuvent assurer notre légi-timité, et les leaders du Parlement européen peuvent voir que nous faisons tout pour entretenir des relations positives avec eux. Par exemple, Schröder a déclaré publiquement, il ny a pas longtemps, quil fallait des négociations en Tchétchénie, cest très important. Si Chirac le soutenait, alors, derrière eux, dautres présidents les soutiendraient et la Russie serait obligée daccepter les négociations. La Russie avance masquée et joue à la démocratie. Aujourdhui, sil y avait une réelle mobilisation, il est évident quelle ne pourrait que tenir compte de lopinion européenne.
Cest là la seule issue envisageable à notre problème.
Oumar Khanbiev
Entretien réalisé parThomas Lacoste
* Cette rencontre a eu lieu à Bègles dans le cadre de la venue dOumar Khanbiev, Ministre de la Santé de la république Tchétchène, au Théâtre du Radeau invité par le TNT.
Thomas Lacoste