Sortie du DVD de Notre Monde
Notre Monde Notre Monde (2013, 119') un film de Thomas LacosteRassemblant plus de 35 intervenants, philosophes, sociologues, économistes, magistrats, médecins, universitaires et écrivains, Notre Monde propose un espace dexpression pour travailler, comme nous y enjoint JeanLuc Nancy à « une pensée commune ». Plus encore quun libre espace de parole, Notre Monde sappuie sur un ensemble foisonnant de propositions concrètes pour agir comme un rappel essentiel, individuel et collectif : « faites de la politique » et de préférence autrement.
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© Passant n°42 [septembre 2002 - octobre 2002]
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Corps meurtris
Accidents de la route (plus de 8000 morts par an, des dizaines de milliers de blessés), accidents du travail (près dun millier de morts par an, des dizaines de milliers de blessés), accidents domestiques aussi
Corps écrasés dans une voiture ou fracassés au bas dun échafaudage, bras brisés dans le choc de deux véhicules ou par une machine, mains déchiquetées, peau brûlée, pieds broyés
Tous les jours des centaines de corps brisés, déchirés, mutilés
Les blessures de tous ces corps traumatisés sont souvent longues à guérir. La médecine les prend en charge, soigne et opère, du mieux quelle peut. Mais lanatomie organique ne suit pas toujours, parfois elle résiste à tout traitement, la souffrance multiforme persiste, le corps, la peau ou les os nacceptent pas les soins, en somme les blessures restent ouvertes. Les hommes et les femmes ne se réduisent pas à une simple « mécanique de voies nerveuses », ils sont aussi des « êtres de langage et de symbole ». Lanatomie érotique, limage corporelle, faite de toutes les traces déposées par lhistoire de chacun et de chacune et susceptibles dêtre réactivées en permanence, interfère en effet avec lanatomie médicale, le corps physique. La psychanalyste Marie Pezé interroge cette articulation en sappuyant sur son activité de plus de vingt ans dans un service hospitalier spécialisé dans la chirurgie de la main qui prend notamment en charge des accidentés du travail souffrant non seulement de lésions organiques ayant une cause mécanique précise, mais aussi dune véritable effraction psychique souvent plus difficile à diagnostiquer1. Elle développe une réflexion stimulante mêlant études de cas et interrogations théoriques et insiste plus particulièrement sur la dimension socio-historique et sur la dimension sexuée des postures corporelles. Son travail nintéressera pas seulement les analystes ou le personnel médical, mais aussi les sociologues ou les anthropologues, et bien sûr tous ceux qui ont été affectés directement par de telles blessures.
Grâce à de nombreux exemples détaillés, lhistoire de la femme dun harki, celle du « colosse aux mains dargile », de Victoria, Zelda, « Stressor » et dautres, lauteur montre en premier lieu que le traumatisme perce non seulement la « peau organique », mais aussi ce quelle appelle la « peau psychique ». Il ne sagit donc pas seulement dans ce service de chirurgie spécialisée de réparer des corps anatomiques, plus précisément des fragments de corps, ici les mains fracassées, mutilées ou déchiquetées, mais aussi dinterpréter les corps, des corps envisagés dans leur unité, mais aussi dans leur relation aux autres. La (re)construction identitaire des sujets meurtris passe en effet par la prise de parole des malades, par la mise en mots, afin de pouvoir espérer réparer les corps psychiques. La souffrance des sujets est un « vécu psychique incarné, éprouvé dans la chair ».
Afin que la chair devienne verbe, lanalyste doit simpliquer dans son travail, cest-à-dire dans sa relation au patient : « Le travail du soignant ne serait rien sans la mobilisation du corps, du charnel. Séprouver soi-même pour éprouver lautre. On ne peut faire léconomie de soi ». Louvrage est en effet traversé par une permanente attitude réflexive de lauteur sur sa propre implication, tant psychique que corporelle, en tant quanalyste et en tant que personne singulière. Elle ne prend pas une posture faite à la fois de supériorité et dextériorité qui est celle de tant de spécialistes intervenant dans un service hospitalier. Dune certaine manière, elle met à lépreuve ses hypothèses théoriques sur les corps au travail des autres (les corps de ses patients accidentés) en simpliquant elle-même dans son activité professionnelle spécifique, à la fois pratiquement et théoriquement.
Marie Pezé montre en second lieu à quel point les identités professionnelle et personnelle sont étroitement liées lune à lautre, et toutes deux tributaires du regard dautrui : les gestes de métiers, nous dit-elle, sont « des actes dexpression de la posture psychique et sociale adressés à autrui » au même titre que les gestes de la vie quotidienne ou les parades amoureuses. Lactivité déployée au travail implique des gestes permettant aux sujets dexprimer un sens. Les différents mouvements mis en uvre mobilisent non seulement des compétences professionnelles, intellectuelles et/ou manuelles, mais la personnalité tout entière. Ces gestes permettent dabord de « tenir ». Ils permettent aussi de penser. Par contre « des gestes mécanisés, vidés de leur source fantasmatique, stéréotypés par leur organisation du travail identiques pour tous » ont tendance à devenir « des gestes mortifères », des gestes qui ne permettent pas au sujet davancer psychiquement. Lorganisation du travail est donc loin dêtre neutre, elle interfère largement avec lorganisation mentale des sujets. Contrairement à tous ceux qui se satisfont de la montée du chômage, de la précarité et de lintensification du travail et qui annoncent dans le même mouvement « la fin de la valeur-travail », lauteur insiste dans son ouvrage sur limportance de lactivité professionnelle pour les sujets. Le travail occupe en effet une place centrale dans léquilibre psychique et dans la dynamique de lidentité ; à condition, certes, de laisser des marges de manuvre, tant dans la conception que dans lexécution des tâches, même si, dans certains cas, le choix du métier peut entrer en contradiction avec les besoins psychiques ; à condition aussi quune dynamique de reconnaissance puisse équilibrer plaisir et souffrance au travail et contribuer au maintien de la santé physique et mentale ; à condition enfin de pouvoir sappuyer sur un collectif de travail pour faire face aux difficultés ou aux violences multiformes dont lactivité professionnelle peut être le cadre.
En troisième lieu, Marie Pezé met laccent sur la dimension sexuée des postures corporelles : car les gestes ont aussi un sexe. Dune part, les emplois des hommes et des femmes ne sont pas les mêmes ; de plus, les tâches ne sont pas effectuées de la même manière ; enfin, un grand nombre de savoir-faire féminins sont très largement exclus des dynamiques de la reconnaissance par autrui, quil sagisse des compétences professionnelles naturalisées comme « qualités féminines » ou des savoir-faire quotidiens invisibilisés, notamment quand ils se déploient dans lespace domestique2. Dautre part, certaines professions, par exemple dans le bâtiment et les travaux publics, qui impliquent un usage important de la force physique et/ou une forte prise de risques saccompagnent de la construction sociale défensive dune identité professionnelle virile (et par contraste dune image féminine marquée par la fragilité et linfériorité). Cette identité virile construite dans lunivers professionnel ne reste pas cantonnée au seul espace de travail, elle imprègne très largement sinon complètement les autres espaces sociaux et en premier lieu, lespace domestique. En se coulant dans ces stéréotypes de sexe, dans une sorte de carapace virile, ces hommes ont plus de chance de tenir et de réussir professionnellement, par exemple de vaincre la peur au travail dans les situations de prise de risque, mais cela saccompagne dun appauvrissement de leur Moi, voire dune véritable mutilation de leur identité masculine dans les champs social et érotique et les rend largement infirmes dans la rencontre intersexuelle, car les relations avec les femmes sont alors construites sur les mêmes stéréotypes, force et courage en premier lieu, mais cette fois au lieu de servir à lutter contre la souffrance et la peur, ces valeurs sont dirigées contre les femmes.
Au total, Marie Pezé montre de manière particulièrement convaincante comment la construction identitaire croise de manière étroite corps au travail et corps érotique, mais elle met aussi en lumière le fait que si le travail a en quelque sorte « perdu » les patients qui arrivent meurtris suite à un accident, cest encore le travail qui les a sauvés, travail thérapeutique dabord, travail avec léquipe de soins également, et enfin le retour à un emploi « qui leur a rendu une place parmi les autres et lusage de leur corps ».
Les blessures de tous ces corps traumatisés sont souvent longues à guérir. La médecine les prend en charge, soigne et opère, du mieux quelle peut. Mais lanatomie organique ne suit pas toujours, parfois elle résiste à tout traitement, la souffrance multiforme persiste, le corps, la peau ou les os nacceptent pas les soins, en somme les blessures restent ouvertes. Les hommes et les femmes ne se réduisent pas à une simple « mécanique de voies nerveuses », ils sont aussi des « êtres de langage et de symbole ». Lanatomie érotique, limage corporelle, faite de toutes les traces déposées par lhistoire de chacun et de chacune et susceptibles dêtre réactivées en permanence, interfère en effet avec lanatomie médicale, le corps physique. La psychanalyste Marie Pezé interroge cette articulation en sappuyant sur son activité de plus de vingt ans dans un service hospitalier spécialisé dans la chirurgie de la main qui prend notamment en charge des accidentés du travail souffrant non seulement de lésions organiques ayant une cause mécanique précise, mais aussi dune véritable effraction psychique souvent plus difficile à diagnostiquer1. Elle développe une réflexion stimulante mêlant études de cas et interrogations théoriques et insiste plus particulièrement sur la dimension socio-historique et sur la dimension sexuée des postures corporelles. Son travail nintéressera pas seulement les analystes ou le personnel médical, mais aussi les sociologues ou les anthropologues, et bien sûr tous ceux qui ont été affectés directement par de telles blessures.
Grâce à de nombreux exemples détaillés, lhistoire de la femme dun harki, celle du « colosse aux mains dargile », de Victoria, Zelda, « Stressor » et dautres, lauteur montre en premier lieu que le traumatisme perce non seulement la « peau organique », mais aussi ce quelle appelle la « peau psychique ». Il ne sagit donc pas seulement dans ce service de chirurgie spécialisée de réparer des corps anatomiques, plus précisément des fragments de corps, ici les mains fracassées, mutilées ou déchiquetées, mais aussi dinterpréter les corps, des corps envisagés dans leur unité, mais aussi dans leur relation aux autres. La (re)construction identitaire des sujets meurtris passe en effet par la prise de parole des malades, par la mise en mots, afin de pouvoir espérer réparer les corps psychiques. La souffrance des sujets est un « vécu psychique incarné, éprouvé dans la chair ».
Afin que la chair devienne verbe, lanalyste doit simpliquer dans son travail, cest-à-dire dans sa relation au patient : « Le travail du soignant ne serait rien sans la mobilisation du corps, du charnel. Séprouver soi-même pour éprouver lautre. On ne peut faire léconomie de soi ». Louvrage est en effet traversé par une permanente attitude réflexive de lauteur sur sa propre implication, tant psychique que corporelle, en tant quanalyste et en tant que personne singulière. Elle ne prend pas une posture faite à la fois de supériorité et dextériorité qui est celle de tant de spécialistes intervenant dans un service hospitalier. Dune certaine manière, elle met à lépreuve ses hypothèses théoriques sur les corps au travail des autres (les corps de ses patients accidentés) en simpliquant elle-même dans son activité professionnelle spécifique, à la fois pratiquement et théoriquement.
Marie Pezé montre en second lieu à quel point les identités professionnelle et personnelle sont étroitement liées lune à lautre, et toutes deux tributaires du regard dautrui : les gestes de métiers, nous dit-elle, sont « des actes dexpression de la posture psychique et sociale adressés à autrui » au même titre que les gestes de la vie quotidienne ou les parades amoureuses. Lactivité déployée au travail implique des gestes permettant aux sujets dexprimer un sens. Les différents mouvements mis en uvre mobilisent non seulement des compétences professionnelles, intellectuelles et/ou manuelles, mais la personnalité tout entière. Ces gestes permettent dabord de « tenir ». Ils permettent aussi de penser. Par contre « des gestes mécanisés, vidés de leur source fantasmatique, stéréotypés par leur organisation du travail identiques pour tous » ont tendance à devenir « des gestes mortifères », des gestes qui ne permettent pas au sujet davancer psychiquement. Lorganisation du travail est donc loin dêtre neutre, elle interfère largement avec lorganisation mentale des sujets. Contrairement à tous ceux qui se satisfont de la montée du chômage, de la précarité et de lintensification du travail et qui annoncent dans le même mouvement « la fin de la valeur-travail », lauteur insiste dans son ouvrage sur limportance de lactivité professionnelle pour les sujets. Le travail occupe en effet une place centrale dans léquilibre psychique et dans la dynamique de lidentité ; à condition, certes, de laisser des marges de manuvre, tant dans la conception que dans lexécution des tâches, même si, dans certains cas, le choix du métier peut entrer en contradiction avec les besoins psychiques ; à condition aussi quune dynamique de reconnaissance puisse équilibrer plaisir et souffrance au travail et contribuer au maintien de la santé physique et mentale ; à condition enfin de pouvoir sappuyer sur un collectif de travail pour faire face aux difficultés ou aux violences multiformes dont lactivité professionnelle peut être le cadre.
En troisième lieu, Marie Pezé met laccent sur la dimension sexuée des postures corporelles : car les gestes ont aussi un sexe. Dune part, les emplois des hommes et des femmes ne sont pas les mêmes ; de plus, les tâches ne sont pas effectuées de la même manière ; enfin, un grand nombre de savoir-faire féminins sont très largement exclus des dynamiques de la reconnaissance par autrui, quil sagisse des compétences professionnelles naturalisées comme « qualités féminines » ou des savoir-faire quotidiens invisibilisés, notamment quand ils se déploient dans lespace domestique2. Dautre part, certaines professions, par exemple dans le bâtiment et les travaux publics, qui impliquent un usage important de la force physique et/ou une forte prise de risques saccompagnent de la construction sociale défensive dune identité professionnelle virile (et par contraste dune image féminine marquée par la fragilité et linfériorité). Cette identité virile construite dans lunivers professionnel ne reste pas cantonnée au seul espace de travail, elle imprègne très largement sinon complètement les autres espaces sociaux et en premier lieu, lespace domestique. En se coulant dans ces stéréotypes de sexe, dans une sorte de carapace virile, ces hommes ont plus de chance de tenir et de réussir professionnellement, par exemple de vaincre la peur au travail dans les situations de prise de risque, mais cela saccompagne dun appauvrissement de leur Moi, voire dune véritable mutilation de leur identité masculine dans les champs social et érotique et les rend largement infirmes dans la rencontre intersexuelle, car les relations avec les femmes sont alors construites sur les mêmes stéréotypes, force et courage en premier lieu, mais cette fois au lieu de servir à lutter contre la souffrance et la peur, ces valeurs sont dirigées contre les femmes.
Au total, Marie Pezé montre de manière particulièrement convaincante comment la construction identitaire croise de manière étroite corps au travail et corps érotique, mais elle met aussi en lumière le fait que si le travail a en quelque sorte « perdu » les patients qui arrivent meurtris suite à un accident, cest encore le travail qui les a sauvés, travail thérapeutique dabord, travail avec léquipe de soins également, et enfin le retour à un emploi « qui leur a rendu une place parmi les autres et lusage de leur corps ».
Sociologue, université Marc-Bloch de Strasbourg. Dernier ouvrage publié (avec Alain Bihr) : Hommes-femmes. Quelle égalité ?, Paris, Les éditions de lAtelier, 2002, 356 pages.
(1) Marie Pezé, Le deuxième corps, Paris, La Dispute, Collection Le genre du monde, 2002, 152 pages. Cet ouvrage remarquable est le premier dune nouvelle collection prometteuse, « Le genre du monde », dirigée par la sociologue Danièle Kergoat. Elle vient daccueillir aussi un texte de Erving Goffman, Larrangement des sexes. Goffman montre comment la construction sociale du genre, ou larrangement entre les sexes pour reprendre son expression, donne à des différences biologiques entre les sexes, non pertinentes dans la plupart des entreprises humaines, une importance considérable. Un troisième ouvrage, celui de Sabine Fortino, La mixité au travail, interroge quant à lui, à partir denquêtes menées en France, la manière dont sont organisés et vécus les rapports entre sexes dans les entreprises et les administrations.
(2) Sur tous ces points, voir aussi notre ouvrage : Hommes-femmes. Quelle égalité ?, op. cit., p. 61-103.
Exergue :
Le travail du soignant ne serait rien sans la mobilisation du corps, du charnel. Séprouver soi-même pour éprouver lautre. On ne peut faire léconomie de soi.
En se coulant dans une sorte de carapace virile, ces hommes sappauvrisement de leur Moi, ce qui les rend largement infirmes dans la rencontre inter sexuelle.
La construction identitaire croise de manière étroite corps au travail et corps érotique.
(1) Marie Pezé, Le deuxième corps, Paris, La Dispute, Collection Le genre du monde, 2002, 152 pages. Cet ouvrage remarquable est le premier dune nouvelle collection prometteuse, « Le genre du monde », dirigée par la sociologue Danièle Kergoat. Elle vient daccueillir aussi un texte de Erving Goffman, Larrangement des sexes. Goffman montre comment la construction sociale du genre, ou larrangement entre les sexes pour reprendre son expression, donne à des différences biologiques entre les sexes, non pertinentes dans la plupart des entreprises humaines, une importance considérable. Un troisième ouvrage, celui de Sabine Fortino, La mixité au travail, interroge quant à lui, à partir denquêtes menées en France, la manière dont sont organisés et vécus les rapports entre sexes dans les entreprises et les administrations.
(2) Sur tous ces points, voir aussi notre ouvrage : Hommes-femmes. Quelle égalité ?, op. cit., p. 61-103.
Exergue :
Le travail du soignant ne serait rien sans la mobilisation du corps, du charnel. Séprouver soi-même pour éprouver lautre. On ne peut faire léconomie de soi.
En se coulant dans une sorte de carapace virile, ces hommes sappauvrisement de leur Moi, ce qui les rend largement infirmes dans la rencontre inter sexuelle.
La construction identitaire croise de manière étroite corps au travail et corps érotique.