Accéder au site du Passant Ordinaire Notre Monde le dvd
le Passant Ordinaire
FrançaisEnglishItalianoAmerican

Sortie du DVD de Notre Monde

Notre Monde Notre Monde (2013, 119') un film de Thomas Lacoste
Rassemblant plus de 35 intervenants, philosophes, sociologues, économistes, magistrats, médecins, universitaires et écrivains, Notre Monde propose un espace d’expression pour travailler, comme nous y enjoint Jean–Luc Nancy à « une pensée commune ». Plus encore qu’un libre espace de parole, Notre Monde s’appuie sur un ensemble foisonnant de propositions concrètes pour agir comme un rappel essentiel, individuel et collectif : « faites de la politique » et de préférence autrement.
Retour
© Passant n°42 [septembre 2002 - octobre 2002]
Imprimer cet article Imprimer l'article

Pratiques de danse et pratiques langagières




“ Il est évident que la parole intervient, mais pas forcément au niveau explicatif. N’importe quel professeur montre ou esquisse le mouvement, ou par une touche du corps fait sentir des choses ineffables que la parole ne peut pas dire. On peut dire le nom des pas [...] mais la qualité du mouvement doit toujours être montrée [...]. On utilise des mots qui n’ont pas de sens, mais qui évoquent des images chez le danseur et le font réaliser d’autres choses. Et parfois, au milieu de l’œuvre, on s’arrête, on raconte une histoire, et puis on repart dans des mouvements purs ” [Maurice Béjart, “ Je redoute de parler de danse parce que, chaque fois, j’ai l’impression qu’on la détruit ”, La danse, art du XXème siècle ? (textes réunis par J.-Y. Pidoux), Lausanne, Payot, 1990, p. 77-93].





Comment les usages du langage participent-ils de “ l’apprendre par corps ”, c’est-à-dire de l’incorporation de gestes et de comportements ? Cette question est un point essentiel d’une étude récemment publiée (Faure, 2000) portant sur l’apprentissage des pratiques de danse en formation initiale. Son enjeu principal, non pédagogique, s’inscrit dans une démarche sociologique qui a pour objectif de faire du concept d’“ incorporation ” un véritable outil théorique au service d’une recherche de terrain (Lahire, 1998). En effet, l’incorporation est souvent évoquée mais peu étudiée par les sciences sociales. Il s’agit d’un problème que les sociologues laissent volontiers aux “ psychologues ”, respectant ainsi les découpages académiques entre les disciplines. Or, comme le montre Bernard Lahire il n’est pas insensé d’ouvrir les “ boîtes noires ” théoriques des sciences sociales (comme le sont les notions d’incorporation ou d’intériorisation largement utilisées par les chercheurs), afin de fournir un éclairage essentiel sur des processus sociaux (comme la socialisation) ainsi que sur la question des liens entre individus et société.

Dans le cadre de notre recherche sur les formes de danse classique et contemporaine, nous avons opté pour l’élaboration d’idéaux-types (des formes de pratiques) qui nous servent à comparer, et donc à comprendre, les modalités d’incorporation des techniques corporelles étudiées. Pour cela, nous avons effectué des observations de cours de danse non professionnels durant huit ans, ainsi que plus de 80 longs entretiens menés avec des élèves (parfois en compagnie des parents d’élèves quand ils étaient très jeunes), avec des danseurs professionnels et des professeurs de danse. Nous avons également mené une analyse sociohistorique se rapportant aux conditions d’émergence du champ chorégraphique occidental auquel correspondent les pratiques observées (Faure, 2001). Le passé est ici conçu comme un espace d’expériences qui esquisse l’espace des possibles du présent. Lui-même est orienté vers un “ futur ” plus ou moins pensé, espéré, prévu ou méconnu (Lepetit, 1995). Dans cette perspective, les modèles se fondent sur les ressemblances et différences des pratiques de danse “ classique ” et “ contemporaine ” saisies à l’aune de leur histoire, ainsi que sur l’observation des manières dont elles se singularisent en “ prenant corps ” chez des élèves qui ont évidemment une histoire propre et socialement constituée. Ces pratiques sont constitutives, en définitive, d’intelligences du corps bien particulières, que nous avons désignées par les concepts de “ sens pratique ” (concept de Pierre Bourdieu, 1980) et de “ mètis ” (décrite par les hellénistes Jean-Pierre Vernant et Marcel Détienne, 1974).

Nous avons intitulé ces formes de pratique d’une part “ la discipline ” et d’autre part “ la singularité ”, afin d’éviter une analogie trop forte avec la danse “ classique ” et la danse “ contemporaine ”, même si elles se sont organisées en lien avec la genèse et les principes d’action initiaux de ces techniques de danse. Le terme de “ discipline ” a été choisi en référence au contexte socio-historique (XVIIIème-XIXème siècles) d’émergence des cours de danse, tels qu’ils s’organisent globalement encore maintenant, c’est-à-dire en lien avec le modèle scolaire. La “ singularité ” est relative aux contextes socio-historiques des “ philosophies de la singularité ” (Taylor, 1998). Le pluriel est ici important puisqu’il y a eu au cours de l’histoire, plusieurs façons de penser l’homme en tant qu’être singulier. La conception initiale de l’artiste moderne (original, parfois maudit, etc.) n’en est qu’une version limitée dans le temps.

Aussi, résumerons-nous le modèle de la “ discipline ” par son aspect formel, voire relativement codifié. De l’acquisition de savoir-faire performants naissent les compétences d’interprétation du pratiquant. L’artiste est d’abord un “ technicien ” avant de devenir un interprète, parfois un créateur. L’exemple de la forme de danse classique est particulièrement démonstratif, cependant le modèle de la “ discipline ” est susceptible de se rapporter à toute forme de danse ou de pratique contemporaines ayant des caractéristiques semblables.

Le modèle de la “ singularité ” relève de pratiques qui valorisent l’individualité et tiennent compte peu ou prou des dispositions (mentales et corporelles) de chacun. Le danseur est considéré comme un créateur autant qu’un technicien. Comme dans la logique de la “ discipline ”, l'exercice est démontré et expliqué par l'enseignant, effectué puis corrigé. Cependant, le recours à des savoir-faire stabilisés n’est pas la condition sine qua non de l’entraînement du danseur. L’organisation pédagogique inclut de la sorte des expérimentations sans modèle (en suivant des consignes précises, énoncées mais pas démontrées par l’enseignant) qui rompent avec la logique de l’exercice (ateliers de création, improvisations...).

Dans tous les cas, l’incorporation n’est pas nécessairement quelque chose qui se passe dans des corps inconscients ou séparés de toute forme de réflexivité. Par ailleurs, le processus d’incorporation étant interrelationnel, il met en jeu différents registres de langage. Autrement dit, les manières d’apprendre par corps (de la part des élèves de formation initiale) dépendent d’interrelations qui, “ calibrant ” les séquences du cours de danse et façonnant les exercices sur des temps et dans un espace particuliers, participent à structurer (ou à soutenir) la mémoire corporelle ainsi que la compréhension des élèves.



Corps et pratiques langagières

Un des intérêts de la recherche a été la prise en compte du langage dans les rapports entre professeur et élèves. Mettre l’accent sur l’importance du langage dans les pratiques de danse ne signifie pas que le corps est encodé ou symbolisé par des mots, ni que la danse est un langage (une langue, un discours, une rhétorique) (Faure, 2000/2). En effet, le langage, plus exactement les usages qui en sont faits ne sont pas réductibles à un discours, à un échange entre des individus, à une objectivation ou à une désignation d'intentions préexistantes ou encore à une procédure de symbolisation dédoublant les actions ou exprimant l’activité mentale (ou la conscience) qui serait antérieure au langage (Lahire, 1990).

Par ailleurs, le langage n’est pas ici synonyme de “ verbal ”, même si le verbal est en la dimension essentielle, comme l’explique Mikhaïl Bakhtine. Parce que le langage n'est pas non plus extérieur au monde social ou aux individus, il est un vaste matériau d’expression symbolique (gestes, paroles, cri...) socialement construit et sans cesse transformé dans/par les relations sociales. Nous parlons de “ pratiques langagières ” (et non de langage tout simplement) pour indiquer que nous avons affaire à des usages du langage, liés à des actions et à des interactions spécifiques. Les “ pratiques langagières ” diffèrent en fonction des cours de danse et des séquences de la leçon (action, correction...). Elles vont être plus ou moins explicites, plus ou moins “ théoriques ”, faisant aussi appel à des métaphores, à des images, à des jugements de valeur, à des descriptions d’action, à des exclamations, à des onomatopées, à des comptes, etc.

Enjeu théorique de prendre en considération le langage dans les processus d’incorporation

Le point de départ de la réflexion sur le langage dans les processus d’incorporation est la manière dont Pierre Bourdieu analyse l’incorporation. Pour lui, il s’agit d’un processus pré-réflexif par lequel les structures sociales prennent corps, façonnant les agents sociaux. Le corps serait capable d’apprendre hors conscience et hors langage grâce aux dispositions acquises et grâce à des processus naturel d’apprentissage, tels que le mimétisme, l’implication affective. Pierre Bourdieu rejoint en cela la thèse de Maurice Merleau-Ponty du “ corps propre ”. Le corps est d’abord, pour Merleau-Ponty, ce qui situe l’individu dans le monde grâce à sa corporéité pré-réflexive. Il acquière progressivement des habitudes sensori-motrices lui permettant d’être au monde sans avoir à réfléchir, à se représenter les choses avant d’agir. Les habitudes sensori-motrices sont pensées comme des “ saisies motrices de significations motrices ”. Celles-ci sont produites dans l'expérience interrelationnelle, elles ne préexistent pas aux individus (Merleau-Ponty, 1964). De fait, elles ne sont pas des réflexes, ni des automatismes, encore moins des “ images ” ou des représentations mentales, mais des comportements “ typiques ” (des modes habituels de voir, d'agir...) non pas appris explicitement, mais expérimentés et sans cesse transformés dans les contextes d'action. Leur appropriation permet le réajustement des habitudes motrices et des placements du corps (dans le temps et dans l’espace) ainsi que la transformation du schéma corporel (Merleau-Ponty, 1945). Ce dernier se forme dans des interrelations qui relèvent de l’ “ intercorporéité ”, dans le sens où les mouvements d'un individu — comme ses pensées ou ses mots qui sont conçus comme des comportements —, sont des “ possibilités ” (d’action, de pensée, de langage) pour un autre individu. Cette thèse est reprise dans la théorie de Pierre Bourdieu. Selon lui, la saisie corporelle du monde permet aux individus de lui donner sens sans passer nécessairement par la réflexion. Peu à peu elle donne lieu à une “ intelligence pratique ”, qu’il désigne par le concept de “ sens pratique ” (Bourdieu, 1980). Se rapportant à une maîtrise pratique des situations, hors réflexion, hors effort et hors langage, le sens pratique est, selon le sociologue, un “ état de corps ” qui réactualise les dispositions acquises dans le passé et les ajuste au contexte d’action partiellement modifié par rapport aux situations de leur incorporation.

Cependant, dans notre travail, nous montrons que le processus d’incorporation des gestes de danse engage des pratiques langagières variées et qu’il n’est pas autonome par rapport aux actes de la cognition, voire par rapport à des formes de réflexivité en cours de pratique. Si les pratiques “ ordinaires ” ne s’énoncent pas dans des discours organisés (et ne sont pas énoncées de manière “ théorique ”), en revanche l’on a affaire à des pratiques langagières variées, dont certaines permettent une prise de distance réflexive en cours d’action ; par ailleurs, elles ponctuent l’action, l’organisent ou l’orientent sur des temps précis et dans un espace structuré (comportant ou non des objets “ signifiants ” pour les pratiquants). Les pratiques langagières “ non discursives ” renvoient donc à des énoncés événementiels, contextualisés qui n’engagent pas en effet une posture théorique. Les discours en revanche relèvent d’une mise en forme qui nécessite une décontextualisation de la pratique (exemple des corrections après l’exercice). Ils ont à voir avec la logique scripturale qui, comme le précise Jack Goody, objective les actions et les délient des situations réelles (Faure, 2000/2). Dans les pratiques de la danse, l’élève passe d’un registre à un autre, mais ces “ registres ” vont s’organiser différemment selon la forme de pratique (les modèles idéaux-typiques cités plus haut).



Les modalités d'apprentissage font appel aux démonstrations et à des interventions sur le corps (mise en jeu des perceptions) tissées par des pratiques langagières variées et discontinues, jouant sur des “ registres ” différents : analytiques, performatifs, évaluatifs, etc. En observant les corps en action et en tenant compte du contexte sémiotique, on perçoit alors comment les mots font agir ou réagir les élèves alors qu’ils n’ont pas nécessairement conscience d’être en train d’écouter le professeur. Les mots ne sont d’ailleurs pas systématiquement “ compris ” par le corps. Le trajet qui mène de l’inter- à l’infra-relationnel implique ainsi des prises de conscience non ou peu réfléchies, consistant à réagir à une “ faute ” énoncée par l’enseignant, sans avoir nécessairement la “ solution ” au problème moteur. Au moins avec les niveaux débutants, l’incorporation des gestes adéquats devient une approche du mouvement parsemée d’erreurs ou d’exagération. Parfois, l’autocorrection mal saisie amplifie le geste erroné ou conduit l’élève à se tromper davantage. C’est donc à partir de détours complexes entre pratique et compréhension plus ou moins correcte des mouvements corrigés par le professeur, que les corps novices parviennent peu à peu à s’ajuster aux critères moteurs et esthétiques requis. Le langage a ici une efficacité pratique, et n’induit pas que l’apprenti danseur doive se transformer en apprenti théoricien de son art, ni en grammairien.

Groupe de Recherches sur la Socialisation (GRS/UMR 5040 CNRS) – Université Lyon II.

Bibliographie
BOURDIEU P., Le Sens pratique, Paris, éd. De Minuit, 1980.
BOURDIEU, “ Programme pour une sociologie du sport ”, Choses dites, Paris, éditions de Minuit, 1987, p. 203-216.
DETIENNE M., VERNANT J.-P.,, Les Ruses de l'intelligence. La Mètis des Grecs, Paris, Flammarion, 1974.
FAURE S., Apprendre par corps. Socio-anthropologie de la danse, Paris, La Dispute, 2000.
FAURE S., Corps, savoir et pouvoir. Sociologie historique du champ chorégraphique, Lyon, PUL, 2001.
FAURE S., “ Dire et (d‘) écrire les pratiques de danse. Opposition entre pratiques discursives et non discursives ”, Cahiers internationaux de sociologie, volume CVIII, 2000 (2), p. 161-178.
GOODY, La Raison graphique. La domestication de la pensée sauvage, Paris, éditions de Minuit, 1977.
HALBWACHS M., Les Cadres sociaux de la mémoire, Paris, Albin Michel, 1994.
LAHIRE B., L’Homme pluriel. Les ressorts de l’action, Paris, Nathan, 1998.
LAHIRE B., “ Sociologie des pratiques d’écriture. Contribution à l’analyse du lien entre le social et le langagier ”, Ethnologie française, XX, 1990,3, p. 262-273.cf. p. 268.
LEPETIT B., “ Histoire des pratiques, pratique de l'histoire ”, Les Formes de l'expérience. Une autre histoire sociale (sous la direction de Bernard Lepetit), Albin Michel, Paris, 1995.
MAUSS M., “ “ Les techniques du corps ”, Journal de psychologie, n° 32, 1936.
MERLEAU-PONTY M., Le Visible et l'invisible, Paris, Gallimard, col. Tel, 1964.
MERLEAU-PONTY M., Phénoménologie de la perception, Paris, Tel/Gallimard, 1945, p. 161.
TAYLOR C., Les Sources du moi. La formation de l’identité moderne, Paris, le Seuil, 1998.

© 2000-2016 - Tous droits réservés
le Passant Ordinaire