Sortie du DVD de Notre Monde
Notre Monde Notre Monde (2013, 119') un film de Thomas LacosteRassemblant plus de 35 intervenants, philosophes, sociologues, économistes, magistrats, médecins, universitaires et écrivains, Notre Monde propose un espace dexpression pour travailler, comme nous y enjoint JeanLuc Nancy à « une pensée commune ». Plus encore quun libre espace de parole, Notre Monde sappuie sur un ensemble foisonnant de propositions concrètes pour agir comme un rappel essentiel, individuel et collectif : « faites de la politique » et de préférence autrement.
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© Passant n°42 [septembre 2002 - octobre 2002]
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Les corps défendants
Encore une fois, ça bouchonnait. On avançait comme des escargots. Lorchestre des klaxons remplissait lespace entre les arches du pont, les voitures progressaient de quelques mètres par à coups puis simmobilisaient, on entendait les pneus qui crissaient au démarrage plein pot et aux stops brutaux. Les capots fumaient, ça sentait la mécanique chauffée. Comme dhabitude dans ces cas-là, on se demande ce qui bloque. Je vis au loin la silhouette frêle des deux cyclistes. Interdiction formelle, bien sûr, pour tout être autre quautomobilisé, de saventurer sur le pont. Trop dangereux, dabord, mais surtout, trop lent. Quest-ce quils foutaient là ? A eux seuls en tout cas, ils bloquaient presque tout le trafic en direction du centre-ville, cest-à-dire le flux essentiel puisque cétait celui des hommes daffaire, des familles mono-individuelles à haute capacité, et plus généralement des gens importants.
Les voitures frôlaient au plus près les deux corps exposés. Toute la panoplie des gestes orduriers et des insultes grossières était développée. Il y avait même comme une compétition entre les conducteurs qui dépassaient les deux inconscients, personne ne répétait les propos de son prédécesseur. Quand ce fut mon tour de les doubler, je me contentais de les dévisager. Jétais curieux de savoir quel genre de personnes pouvaient saventurer à traverser le pont à vélo à cette heure de la journée. Il y avait un homme et une femme. La femme était du côté exposé. Elle nétait ni narquoise, ni indignée des injures, elle ne trahissait aucune peur ; elle paraissait très calme, avançant à bonne allure, échangeant quelques mots avec son compagnon. Souvent, ils devaient sarrêter à leur tour puisque de toute façon ça bouchonnait même sans eux.
Nous étions tous immobilisés. Les deux cyclistes étaient juste derrière moi. Je les regardais dans le miroir intérieur. Ils portaient tous deux les costumes sobres des travailleurs supérieurs du centre-ville. Leurs cheveux exhibaient la marque des soins réguliers, ils avaient des dents éclatantes. Quest-ce que ces deux-là foutaient en vélo sur le pont à cette heure ? Comment allaient-ils sen tirer au bout du trajet, quand la police du pont allait les cueillir ?
Le hasard a fait que jai revu cette femme à loccasion de plusieurs épisodes similaires et cest ce qui ma mis la puce à loreille. Un jour, dans un supermarché des quartiers nord, quartiers des familles bi-parentales à fécondité médiane et à capacités semi-fixes, je tenais tranquillement ma place dans la file du rayon produits de beauté-soins du corps, quand je lai aperçue. Elle était appuyée contre un des bacs de surgélation du rayon poissons-crustacés et lisait. Les gens devaient faire des crochets en passant à côté delle et se retrouvaient nez à nez avec dautres chariots, ça pestait, on lui jetait des regards noirs, mais elle ne semblait rien remarquer, elle lisait. Je me demandais comment elle allait expliquer son acte aux agents de la surveillance.
Une autre fois, je prenais un bus pour me rendre exceptionnellement au centre-ville, elle était assise à quelques mètres, il y avait une place libre juste en face delle. Elle portait toutes les marques des travailleurs supérieurs, coiffure parfaitement en place et adaptée à la plastique de son visage, sourcils sculptés, maquillage exhausteur imperceptible, peau légèrement dorée, costume sobre et bien coupé, chemisier laissant deviner la commissure des seins rehaussés. Mais au milieu de tout cela, ses jambes étaient couvertes de poils pas rasés de plusieurs semaines. Elle me vit regarder ses jambes, me lança un sourire sans signification et reprit sa contemplation de la route qui défilait. Juste avant que le bus emprunte la passerelle, là où le trafic coinçait systématiquement, elle me regarda à son tour et me demanda dappuyer sur le bouton de demande darrêt. Je mexécutai, le bus stoppa brutalement. Elle resta assise à sa place. Les deux portes centrales souvrirent sur le vide. Le chauffeur heureusement navait pas vu qui avait actionné le signal. Il était retourné vers nous et nous crachait des politesses. Derrière nous les automobilistes arrêtés, je le savais bien, tapaient comme des forcenés sur leurs klaxons.
Jétais tellement surpris par sa demande que je nai rien trouvé à lui dire de tout le trajet. Jaurais dû car les autres passagers me regardaient avec insistance. Je les sentais prêts à me dénoncer au chauffeur. Mais qui maurait cru si javais rejeté la faute sur elle, même en montrant ses jambes ? Quand nous fûmes arrivés à destination, elle attendit que tout le monde fut descendu pour sortir à son tour. Bien sûr, jallais lui demander des comptes et je la suivis. Le chauffeur avait posé son regard sur mon dos, il hésitait à me consigner sur un rapport.
Dehors, les travailleurs de niveau supérieur se rendaient à leur postes. Pour moi, cétait toujours un spectacle inouï. Cétait à la fois extraordinairement beau et terrifiant. Dans leurs costumes sombres, ils avançaient très vite et avec une assurance absolue, sans même lever la tête, sans même regarder les autres. Leurs corps ne se heurtaient jamais, ne ralentissaient personne. Cétait une foule à la fois compacte et dispersée, parfaitement organisée, sur laquelle régnait un grand silence, seulement interrompu par les bruits des moteurs et des freins. Chaque fois que je venais ici, je me demandais comment on devenait important, leurs capacités me semblaient surhumaines.
Elle me regardait avec ironie. Elle me proposa daller boire un café. A moi ? A cette heure ? Décidément elle tenait à me mettre dans des situations. Javais toujours bien lintention de lui dire son fait et jai accepté. Jai décidé de régler mon pas sur le sien, elle faisait visiblement partie des groupes supérieurs et devait savoir toutes les règles du trafic piéton-matin. Mais je dus vite déchanter. Elle marchait lentement et ne cessait de madresser la parole. Jétais tellement mal à laise que je répondais seulement par monosyllabes. Les autres nous évitaient de justesse, se retournaient pour nous dévisager en nous lançant des regards excédés. Je recevais des coups de pointes de parapluie dans les côtes et dans les jambes mindiquant quand je devais me pousser de côté et meffacer. Ils avaient lair de lépargner, peut-être parce quelle faisait partie des leurs.
Jétais exténué en arrivant au café. Je voulais lui demander des comptes et en même temps je mourais de curiosité de savoir pourquoi elle se comportait ainsi, quelles étaient les règles de son jeu. Nous avons passé longtemps dans le café, à ne rien faire, seulement à parler, le patron venait souvent voir ce que nous manigancions à cette heure, il narrivait pas à comprendre quelle puisse sadresser à moi et surtout quelle dépense ainsi ses heures en pleine matinée. Cest ce matin-là quelle ma expliqué une partie de la théorie des corps défendants. Elle me faisait confiance, cest ce qui me semble le plus difficile à croire. Elle avait bien tort, comme vous le voyez.
Voici la théorie des corps défendants telle quelle me la exposée ce matin-là. Jessaie de vous la présenter avec mes propres mots. Dans ses mots à elle, cétait bien plus convaincant.
Le corps, cest par lui que tout commence et tout finit. Premièrement, pour une raison évidente. Ensuite, parce que les êtres humains sont faits pour sidentifier réciproquement dans des valeurs, des normes et des lois qui leur permettent de cohabiter, et même de prospérer. Mais le corps est le point où
ce mouvement didentification positive devient contingent, voire impossible. Le corps est le lieu de notre égoïsme et de notre inhumanité. Donc tout finit avec le corps. Mais tout commence aussi avec le corps puisque dun autre côté, le mouvement qui nous rend plus humain commence avec le dressage du corps antisocial.
Pourtant, le corps redevient le lieu où tout commence et tout finit, mais en un sens opposé, lorsque lépoque elle-même est devenue inhumaine. Linhumanité de lépoque est tragique car elle résulte sim-plement du processus dhumanisation poussé à son paroxysme. Aujourdhui, alors que nous navons jamais été aussi humains, notre monde est sur la voie du triomphe de linhumanité.
La conséquence nécessaire, ou lexpression concrète de notre cohabitation réussie, est que notre essence sociale sexpri-
me sous la forme des idéaux réalisés. Lexpression achevée de lessence sociale, cest la valeur abstraite, léquivalence générale. Légalité juridique achevée se manifeste par la disparition des différences concrètes entre les sphères de nos interactions. Alors, tout ce qui est inter-humain est exprimable sous la forme de léquivalence abstraite générale. Toutes les relations entre personnes sont chiffrables et calculables. Tout ce qui retarde lexpression du concret sous forme abstraite est éliminé.
Nous vivons dans le règne de lidéal réalisé. Le temps vivant est devenu temps mesuré. Seul le présent compte. Tout ce qui fait défi au présent est réprimé. Retard est le péché cardinal. Lespace vivant est devenu espace organisé. Seul compte lespace fonctionnel où tout doit être visible. Tout doit être appréhendé dans linstant, en un clin dil. Dans le simultané, lespace et le temps deviennent identiques et se figent. La vitesse est la traduction réelle de léquivalence générale, de notre essence sociale. La vitesse est donc la mesure fondamentale de la richesse et du pouvoir. Car la vitesse est ce qui nous conduit toujours plus vite vers le but de la transparence absolue, le présent total et lespace parfaitement maîtrisé, la simultanéité parfaite. Plus aucun retard, ni visuel, ni temporel. Les pauvres sont les lents, les rapides sont les puissants. La voiture est le symbole de notre civilisation car elle traduit limpératif de vitesse en hiérarchie sociale réelle. Elle est à la fois vitesse et pure puissance.
Nos corps sont devenus des corps idéaux réels. Les représentations sociales sont devenues les normes concrètes auxquelles chacun doit plier son corps. Le fond biologique de cette raison sociale se révèle enfin dans toute sa réalité et impose ses commandements, en contradiction directe avec limpératif superficiel dégalité. Ainsi, les corps des femmes nont jamais été aussi asservis au regard masculin intériorisé. La pornographie est la nouvelle science qui édicte les règles de représentation des corps socialisés. Chaque femme est une porno star en puissance, fausse maîtresse dun corps livré aux hommes anonymes. Notre identité personnelle sest dissoute dans la circulation générale et dans léchange sans retard. Un homme vaut maintenant quelques dollars et des secondes.
Dans ce mouvement où la raison sociale règne sous sa forme la plus pure, le corps est de nouveau le lieu où tout commence et tout finit. Mais dans un sens inversé. Cest dans nos corps que commence léducation à labstraction. Mais cest aussi le corps qui oppose la dernière résistance. La raison a finalement abdiqué à sa propre logique. La défense de lhumain passe par la résistance des corps, linterruption des flux, les obstacles dressés face aux courants. Pour aujourdhui, le corps est ce par quoi tout commence et où tout pourrait finir. A toi dagir en conséquence.
Vous connaissez la suite.
Vu linterné, Poste Central, Sydney, Macquarie Street, Paficique Ouest, ST. 52.
Les voitures frôlaient au plus près les deux corps exposés. Toute la panoplie des gestes orduriers et des insultes grossières était développée. Il y avait même comme une compétition entre les conducteurs qui dépassaient les deux inconscients, personne ne répétait les propos de son prédécesseur. Quand ce fut mon tour de les doubler, je me contentais de les dévisager. Jétais curieux de savoir quel genre de personnes pouvaient saventurer à traverser le pont à vélo à cette heure de la journée. Il y avait un homme et une femme. La femme était du côté exposé. Elle nétait ni narquoise, ni indignée des injures, elle ne trahissait aucune peur ; elle paraissait très calme, avançant à bonne allure, échangeant quelques mots avec son compagnon. Souvent, ils devaient sarrêter à leur tour puisque de toute façon ça bouchonnait même sans eux.
Nous étions tous immobilisés. Les deux cyclistes étaient juste derrière moi. Je les regardais dans le miroir intérieur. Ils portaient tous deux les costumes sobres des travailleurs supérieurs du centre-ville. Leurs cheveux exhibaient la marque des soins réguliers, ils avaient des dents éclatantes. Quest-ce que ces deux-là foutaient en vélo sur le pont à cette heure ? Comment allaient-ils sen tirer au bout du trajet, quand la police du pont allait les cueillir ?
Le hasard a fait que jai revu cette femme à loccasion de plusieurs épisodes similaires et cest ce qui ma mis la puce à loreille. Un jour, dans un supermarché des quartiers nord, quartiers des familles bi-parentales à fécondité médiane et à capacités semi-fixes, je tenais tranquillement ma place dans la file du rayon produits de beauté-soins du corps, quand je lai aperçue. Elle était appuyée contre un des bacs de surgélation du rayon poissons-crustacés et lisait. Les gens devaient faire des crochets en passant à côté delle et se retrouvaient nez à nez avec dautres chariots, ça pestait, on lui jetait des regards noirs, mais elle ne semblait rien remarquer, elle lisait. Je me demandais comment elle allait expliquer son acte aux agents de la surveillance.
Une autre fois, je prenais un bus pour me rendre exceptionnellement au centre-ville, elle était assise à quelques mètres, il y avait une place libre juste en face delle. Elle portait toutes les marques des travailleurs supérieurs, coiffure parfaitement en place et adaptée à la plastique de son visage, sourcils sculptés, maquillage exhausteur imperceptible, peau légèrement dorée, costume sobre et bien coupé, chemisier laissant deviner la commissure des seins rehaussés. Mais au milieu de tout cela, ses jambes étaient couvertes de poils pas rasés de plusieurs semaines. Elle me vit regarder ses jambes, me lança un sourire sans signification et reprit sa contemplation de la route qui défilait. Juste avant que le bus emprunte la passerelle, là où le trafic coinçait systématiquement, elle me regarda à son tour et me demanda dappuyer sur le bouton de demande darrêt. Je mexécutai, le bus stoppa brutalement. Elle resta assise à sa place. Les deux portes centrales souvrirent sur le vide. Le chauffeur heureusement navait pas vu qui avait actionné le signal. Il était retourné vers nous et nous crachait des politesses. Derrière nous les automobilistes arrêtés, je le savais bien, tapaient comme des forcenés sur leurs klaxons.
Jétais tellement surpris par sa demande que je nai rien trouvé à lui dire de tout le trajet. Jaurais dû car les autres passagers me regardaient avec insistance. Je les sentais prêts à me dénoncer au chauffeur. Mais qui maurait cru si javais rejeté la faute sur elle, même en montrant ses jambes ? Quand nous fûmes arrivés à destination, elle attendit que tout le monde fut descendu pour sortir à son tour. Bien sûr, jallais lui demander des comptes et je la suivis. Le chauffeur avait posé son regard sur mon dos, il hésitait à me consigner sur un rapport.
Dehors, les travailleurs de niveau supérieur se rendaient à leur postes. Pour moi, cétait toujours un spectacle inouï. Cétait à la fois extraordinairement beau et terrifiant. Dans leurs costumes sombres, ils avançaient très vite et avec une assurance absolue, sans même lever la tête, sans même regarder les autres. Leurs corps ne se heurtaient jamais, ne ralentissaient personne. Cétait une foule à la fois compacte et dispersée, parfaitement organisée, sur laquelle régnait un grand silence, seulement interrompu par les bruits des moteurs et des freins. Chaque fois que je venais ici, je me demandais comment on devenait important, leurs capacités me semblaient surhumaines.
Elle me regardait avec ironie. Elle me proposa daller boire un café. A moi ? A cette heure ? Décidément elle tenait à me mettre dans des situations. Javais toujours bien lintention de lui dire son fait et jai accepté. Jai décidé de régler mon pas sur le sien, elle faisait visiblement partie des groupes supérieurs et devait savoir toutes les règles du trafic piéton-matin. Mais je dus vite déchanter. Elle marchait lentement et ne cessait de madresser la parole. Jétais tellement mal à laise que je répondais seulement par monosyllabes. Les autres nous évitaient de justesse, se retournaient pour nous dévisager en nous lançant des regards excédés. Je recevais des coups de pointes de parapluie dans les côtes et dans les jambes mindiquant quand je devais me pousser de côté et meffacer. Ils avaient lair de lépargner, peut-être parce quelle faisait partie des leurs.
Jétais exténué en arrivant au café. Je voulais lui demander des comptes et en même temps je mourais de curiosité de savoir pourquoi elle se comportait ainsi, quelles étaient les règles de son jeu. Nous avons passé longtemps dans le café, à ne rien faire, seulement à parler, le patron venait souvent voir ce que nous manigancions à cette heure, il narrivait pas à comprendre quelle puisse sadresser à moi et surtout quelle dépense ainsi ses heures en pleine matinée. Cest ce matin-là quelle ma expliqué une partie de la théorie des corps défendants. Elle me faisait confiance, cest ce qui me semble le plus difficile à croire. Elle avait bien tort, comme vous le voyez.
Voici la théorie des corps défendants telle quelle me la exposée ce matin-là. Jessaie de vous la présenter avec mes propres mots. Dans ses mots à elle, cétait bien plus convaincant.
Le corps, cest par lui que tout commence et tout finit. Premièrement, pour une raison évidente. Ensuite, parce que les êtres humains sont faits pour sidentifier réciproquement dans des valeurs, des normes et des lois qui leur permettent de cohabiter, et même de prospérer. Mais le corps est le point où
ce mouvement didentification positive devient contingent, voire impossible. Le corps est le lieu de notre égoïsme et de notre inhumanité. Donc tout finit avec le corps. Mais tout commence aussi avec le corps puisque dun autre côté, le mouvement qui nous rend plus humain commence avec le dressage du corps antisocial.
Pourtant, le corps redevient le lieu où tout commence et tout finit, mais en un sens opposé, lorsque lépoque elle-même est devenue inhumaine. Linhumanité de lépoque est tragique car elle résulte sim-plement du processus dhumanisation poussé à son paroxysme. Aujourdhui, alors que nous navons jamais été aussi humains, notre monde est sur la voie du triomphe de linhumanité.
La conséquence nécessaire, ou lexpression concrète de notre cohabitation réussie, est que notre essence sociale sexpri-
me sous la forme des idéaux réalisés. Lexpression achevée de lessence sociale, cest la valeur abstraite, léquivalence générale. Légalité juridique achevée se manifeste par la disparition des différences concrètes entre les sphères de nos interactions. Alors, tout ce qui est inter-humain est exprimable sous la forme de léquivalence abstraite générale. Toutes les relations entre personnes sont chiffrables et calculables. Tout ce qui retarde lexpression du concret sous forme abstraite est éliminé.
Nous vivons dans le règne de lidéal réalisé. Le temps vivant est devenu temps mesuré. Seul le présent compte. Tout ce qui fait défi au présent est réprimé. Retard est le péché cardinal. Lespace vivant est devenu espace organisé. Seul compte lespace fonctionnel où tout doit être visible. Tout doit être appréhendé dans linstant, en un clin dil. Dans le simultané, lespace et le temps deviennent identiques et se figent. La vitesse est la traduction réelle de léquivalence générale, de notre essence sociale. La vitesse est donc la mesure fondamentale de la richesse et du pouvoir. Car la vitesse est ce qui nous conduit toujours plus vite vers le but de la transparence absolue, le présent total et lespace parfaitement maîtrisé, la simultanéité parfaite. Plus aucun retard, ni visuel, ni temporel. Les pauvres sont les lents, les rapides sont les puissants. La voiture est le symbole de notre civilisation car elle traduit limpératif de vitesse en hiérarchie sociale réelle. Elle est à la fois vitesse et pure puissance.
Nos corps sont devenus des corps idéaux réels. Les représentations sociales sont devenues les normes concrètes auxquelles chacun doit plier son corps. Le fond biologique de cette raison sociale se révèle enfin dans toute sa réalité et impose ses commandements, en contradiction directe avec limpératif superficiel dégalité. Ainsi, les corps des femmes nont jamais été aussi asservis au regard masculin intériorisé. La pornographie est la nouvelle science qui édicte les règles de représentation des corps socialisés. Chaque femme est une porno star en puissance, fausse maîtresse dun corps livré aux hommes anonymes. Notre identité personnelle sest dissoute dans la circulation générale et dans léchange sans retard. Un homme vaut maintenant quelques dollars et des secondes.
Dans ce mouvement où la raison sociale règne sous sa forme la plus pure, le corps est de nouveau le lieu où tout commence et tout finit. Mais dans un sens inversé. Cest dans nos corps que commence léducation à labstraction. Mais cest aussi le corps qui oppose la dernière résistance. La raison a finalement abdiqué à sa propre logique. La défense de lhumain passe par la résistance des corps, linterruption des flux, les obstacles dressés face aux courants. Pour aujourdhui, le corps est ce par quoi tout commence et où tout pourrait finir. A toi dagir en conséquence.
Vous connaissez la suite.
Vu linterné, Poste Central, Sydney, Macquarie Street, Paficique Ouest, ST. 52.