Sortie du DVD de Notre Monde
Notre Monde Notre Monde (2013, 119') un film de Thomas LacosteRassemblant plus de 35 intervenants, philosophes, sociologues, économistes, magistrats, médecins, universitaires et écrivains, Notre Monde propose un espace dexpression pour travailler, comme nous y enjoint JeanLuc Nancy à « une pensée commune ». Plus encore quun libre espace de parole, Notre Monde sappuie sur un ensemble foisonnant de propositions concrètes pour agir comme un rappel essentiel, individuel et collectif : « faites de la politique » et de préférence autrement.
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© Passant n°42 [septembre 2002 - octobre 2002]
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par Xavier Daverat
Imprimer l'articleDu corps de Conde
Il danse. À condition de le dire à la manière dont Orson Welles, jouant pour Pasolini le rôle dun réalisateur, tentait dexprimer son sentiment sur Fellini ; après quelques instants dhésitation : « il danse
»1. Aucun revistero ne saurait écrire, nul croquis ne pourrait expliquer, nulle photo ne parviendrait à montrer comment il danse. Javier Conde est matador de toros.
Fluet, gracile, précaire, le corps de Javier Conde soffre à la danse. Et la danse de Conde est une fête du corps. « En danse, il ny a jamais trop de style, cette arme qui tue la narration et, littéralement, la saigne à blanc en trois phrases Dès que la danse tourne au ballet et cherche soit à raconter une histoire, soit à symboliser des sentiments, elle dégénère. Sitôt quelle cesse dexplorer le mouvement pour lui-même et se met en tête de lui faire signifier quelque chose, elle est assurée de se contrefaire. Elle dit juste, quand elle ne perd pas de vue quelle consiste entière dans le corps humain »2. Javier Conde noublie jamais son corps, ne le fait jamais disparaître dans les enchaînements. Corps acteur dune chorégraphie, qui donne à voir le négoce du sitio comme en jeu de positions, le placement immobile à la recherche du temps où le toro démarrait presque systématiquement de loin, lavancée par entrechats ou le déplacement en zigzagant sur de faux pas chassés, la résolution presque musicale dune suerte en lieu et place de sa réalisation normale. Corps référent, surtout, dans sa dépense et sa jouissance. Nest-il pas admirable que Javier Conde ait choisi dépouser la chanteuse flamenca Estrella Morente3 dont le Jaleo implique lui aussi la force de surrection du corps ?
Les jours où Javier Conde danse, on perçoit le mouvement des vagues quil contemple parfois de nuit à Málaga (« El mar me sacó palabras para mi escritura y pases para mi toreo »). Dans le souvenir du flux et du reflux, se développe une gestuelle qui résiste à toute identification. Il ne peut se résoudre à effectuer des faenas dartisan ou dajusteur, calibrées et formatées, produits dune tauromachie décole qui mène invariablement des doblones près des planches aux manoletinas précédant lestocade ; jamais dail-leurs, en ses plus jeunes années, il ne
fut de ces novilleros qui possèdent à quinze ans des tics de vieux peones. Son art est injure aux Trissotins de ruedos qui ap-prennent les noms des suertes sur les ouvrages proposés aux récents « aficionadeaux » (Marmande). Il est insulte aux puristes, trop souvent amateurs dune Espagne travestie des oripeaux de Gil Blas, dans sa manière de se situer quelque part au-delà du savoir toréer. Diestro oublieux de lexposé technique pour faire jouer le vertige, Conde rejette lacadémisme et refuse les figures de style obligées, instruit de ce que « toute habitude rend notre main plus ingénieuse et notre génie plus maladroit »4.
Pour voir danser Javier Conde, il faudrait disposer dun troisième il, au sens où Nietzsche parlait dentendre la langue allemande avec une troisième oreille, d« un art quil sagit de deviner si lon veut comprendre la phrase ». On ver-rait alors parodier la tauromachie au sens étymologique du mot qui rappelle que la parodie (parôidia) est « chant à côté », par lequel le corps de Conde simule et subvertit les préceptes taurins :
quand le cite déclenche une charge brute coupant le mouvement de danse, introduisant un aléa dans lespace du ruedo alors que lorthodoxie impose une domination de lanimal ;
lorsque la distance prise entre les acteurs est atomisation ludique du couple toro-torero, tandis que tous attendent une fu-sion de lhomme et la bête, et que sesquisse un danzón par lequel le tournoiement des corps voudrait saffranchir des contacts entre ceux-ci, comme si le temple pouvait circonscrire leffusion à un résidu ;
dès que lobjet corporel Conde fait mouvement vers lévasif et limpalpable, au moment où les gradins veulent se voir rappeler que la tauromachie est un combat.
Laissant aux spectateurs désorientés le soin de réaliser que « le Beau est toujours bizarre »5, Javier Conde fait entrevoir alors quil est un torero naïf, à condition de redonner au mot le sens que lui accordait Nietzsche, relisant Schiller : « engloutissement total dans la beauté de lapparence »6. Cest pour cela quil torée peu et que les chances de voir Javier Conde croiser Tronador, n° 63, chorreado en verdugo (Dax), sont rares. Sil nest pourtant pas de ces remplisseurs descalafón aux allures de coureurs de milieu de peloton, il nest pas non plus une figura du monde taurin. À la manière dont Michel Deguy dit « le poète que je cherche à être »7, Javier Conde pourrait se définir en « torero que je cherche à être ». À la différence de tous ceux dont chaque sortie dans larène vient affirmer : « je le suis » (du toreo universitaire dEnrique Ponce au toreo garnement dEl Juli), le corps de Javier Conde choisit ladvenir perpétuel de lévénement tauromachique contre tout avènement consommé du maestro.
Fluet, gracile, précaire, le corps de Javier Conde soffre à la danse. Et la danse de Conde est une fête du corps. « En danse, il ny a jamais trop de style, cette arme qui tue la narration et, littéralement, la saigne à blanc en trois phrases Dès que la danse tourne au ballet et cherche soit à raconter une histoire, soit à symboliser des sentiments, elle dégénère. Sitôt quelle cesse dexplorer le mouvement pour lui-même et se met en tête de lui faire signifier quelque chose, elle est assurée de se contrefaire. Elle dit juste, quand elle ne perd pas de vue quelle consiste entière dans le corps humain »2. Javier Conde noublie jamais son corps, ne le fait jamais disparaître dans les enchaînements. Corps acteur dune chorégraphie, qui donne à voir le négoce du sitio comme en jeu de positions, le placement immobile à la recherche du temps où le toro démarrait presque systématiquement de loin, lavancée par entrechats ou le déplacement en zigzagant sur de faux pas chassés, la résolution presque musicale dune suerte en lieu et place de sa réalisation normale. Corps référent, surtout, dans sa dépense et sa jouissance. Nest-il pas admirable que Javier Conde ait choisi dépouser la chanteuse flamenca Estrella Morente3 dont le Jaleo implique lui aussi la force de surrection du corps ?
Les jours où Javier Conde danse, on perçoit le mouvement des vagues quil contemple parfois de nuit à Málaga (« El mar me sacó palabras para mi escritura y pases para mi toreo »). Dans le souvenir du flux et du reflux, se développe une gestuelle qui résiste à toute identification. Il ne peut se résoudre à effectuer des faenas dartisan ou dajusteur, calibrées et formatées, produits dune tauromachie décole qui mène invariablement des doblones près des planches aux manoletinas précédant lestocade ; jamais dail-leurs, en ses plus jeunes années, il ne
fut de ces novilleros qui possèdent à quinze ans des tics de vieux peones. Son art est injure aux Trissotins de ruedos qui ap-prennent les noms des suertes sur les ouvrages proposés aux récents « aficionadeaux » (Marmande). Il est insulte aux puristes, trop souvent amateurs dune Espagne travestie des oripeaux de Gil Blas, dans sa manière de se situer quelque part au-delà du savoir toréer. Diestro oublieux de lexposé technique pour faire jouer le vertige, Conde rejette lacadémisme et refuse les figures de style obligées, instruit de ce que « toute habitude rend notre main plus ingénieuse et notre génie plus maladroit »4.
Pour voir danser Javier Conde, il faudrait disposer dun troisième il, au sens où Nietzsche parlait dentendre la langue allemande avec une troisième oreille, d« un art quil sagit de deviner si lon veut comprendre la phrase ». On ver-rait alors parodier la tauromachie au sens étymologique du mot qui rappelle que la parodie (parôidia) est « chant à côté », par lequel le corps de Conde simule et subvertit les préceptes taurins :
quand le cite déclenche une charge brute coupant le mouvement de danse, introduisant un aléa dans lespace du ruedo alors que lorthodoxie impose une domination de lanimal ;
lorsque la distance prise entre les acteurs est atomisation ludique du couple toro-torero, tandis que tous attendent une fu-sion de lhomme et la bête, et que sesquisse un danzón par lequel le tournoiement des corps voudrait saffranchir des contacts entre ceux-ci, comme si le temple pouvait circonscrire leffusion à un résidu ;
dès que lobjet corporel Conde fait mouvement vers lévasif et limpalpable, au moment où les gradins veulent se voir rappeler que la tauromachie est un combat.
Laissant aux spectateurs désorientés le soin de réaliser que « le Beau est toujours bizarre »5, Javier Conde fait entrevoir alors quil est un torero naïf, à condition de redonner au mot le sens que lui accordait Nietzsche, relisant Schiller : « engloutissement total dans la beauté de lapparence »6. Cest pour cela quil torée peu et que les chances de voir Javier Conde croiser Tronador, n° 63, chorreado en verdugo (Dax), sont rares. Sil nest pourtant pas de ces remplisseurs descalafón aux allures de coureurs de milieu de peloton, il nest pas non plus une figura du monde taurin. À la manière dont Michel Deguy dit « le poète que je cherche à être »7, Javier Conde pourrait se définir en « torero que je cherche à être ». À la différence de tous ceux dont chaque sortie dans larène vient affirmer : « je le suis » (du toreo universitaire dEnrique Ponce au toreo garnement dEl Juli), le corps de Javier Conde choisit ladvenir perpétuel de lévénement tauromachique contre tout avènement consommé du maestro.
(1) P. P. Pasolini, La Riccotta, sketch du film, Rogopag (1964).
(2) M. Guérin, Philosophie du geste, Actes Sud, 1995.
(3) La chanteuse Estrella Morente est la fille du cantaor Enrique Morente et de la danseuse Aurora Carbonell. A écouter : Mi Cante y un Poema (Chewaka/Virgin, 2001).
(4) F. Nietzsche, Le gai savoir, trad. A. Vialatte, Gallimard, Idées, 1975.
(5) C. Baudelaire, Exposition universelle de 1855, uvres complètes, éd. C. Pichois, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », tome II, Gallimard, 1975.
(6) F. Nietzsche, La naissance de la tragédie, trad. G. Bianquis, coll. « Folio / Essais », n° 32, 1987.
(7) M. Deguy, Brevets, Champ Vallon, 1986.
(2) M. Guérin, Philosophie du geste, Actes Sud, 1995.
(3) La chanteuse Estrella Morente est la fille du cantaor Enrique Morente et de la danseuse Aurora Carbonell. A écouter : Mi Cante y un Poema (Chewaka/Virgin, 2001).
(4) F. Nietzsche, Le gai savoir, trad. A. Vialatte, Gallimard, Idées, 1975.
(5) C. Baudelaire, Exposition universelle de 1855, uvres complètes, éd. C. Pichois, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », tome II, Gallimard, 1975.
(6) F. Nietzsche, La naissance de la tragédie, trad. G. Bianquis, coll. « Folio / Essais », n° 32, 1987.
(7) M. Deguy, Brevets, Champ Vallon, 1986.