Sortie du DVD de Notre Monde
Notre Monde Notre Monde (2013, 119') un film de Thomas LacosteRassemblant plus de 35 intervenants, philosophes, sociologues, économistes, magistrats, médecins, universitaires et écrivains, Notre Monde propose un espace dexpression pour travailler, comme nous y enjoint JeanLuc Nancy à « une pensée commune ». Plus encore quun libre espace de parole, Notre Monde sappuie sur un ensemble foisonnant de propositions concrètes pour agir comme un rappel essentiel, individuel et collectif : « faites de la politique » et de préférence autrement.
Retour
© Passant n°42 [septembre 2002 - octobre 2002]
© Passant n°42 [septembre 2002 - octobre 2002]
par Philippe Rouy
Imprimer l'articleLes corps retrouvés Fantômes, un film de Jean-Paul Civeyrac
On peut vivre longtemps (très longtemps) sans savoir ce que labsence de lautre signifie. On en distingue juste les contours (ou les symptômes) : tristesse, vulnérabilité, manque. Mais au fond, de quelle absence sagit-il ? On nen sait trop rien et on vit avec. Puis un jour, ou plutôt une nuit, au sortir dune salle de cinéma, on entrevoit une esquisse de réponse. En quelques plans-séquences dune beauté indicible, des acteurs, une chef-opératrice et un réalisateur vous ont convié à la partager : la silhouette que dessinent ces contours-là est celle dun corps. Un corps subtilisé dont on sait quil ne nous sera pas restitué mais que, par la grâce et la douceur de son cinéma, Jean-Paul Civeyrac, réalisateur de Fantômes1, nous a redonné le temps dun film.
Une nuit pluvieuse, un jeune homme quitte la femme quil aime et part à la recherche dun autre amour possible. Il se dirige vers Paris. A loccasion dun arrêt-pipi, lautomobiliste qui la pris en stop quitte le véhicule et ne revient pas. Lauto-stoppeur sen inquiète. Il sort à son tour et ne retrouve plus, derrière le talus, que les vêtements de lhomme qui voyageait à ses côtés. Son corps nest plus là. Cest la première disparition inexpliquée de Fantômes. Elle en deviendra le motif principal.
Dans un Paris cossu où évoluent de jeunes dilettantes à labri du besoin, une angoissante rumeur circule : « Des gens disparaissent, comme ça, sans que lon sache pourquoi. Ils sévanouissent on ne sait où, et on ne les retrouve jamais. » À chacun des personnages de Fantômes alors de sinquiéter de disparaître à son tour, trop rapidement, sans avoir su vivre, sans avoir pu aimer. Dans lurgence de linaccompli, des corps se cherchent, se rapprochent et séprouvent pour un instant fugace mais intense, un instant suprême, qui permettra daccepter léventualité de sa propre disparition. Là, deux jeunes inconnus croisent leurs regards sur un trottoir et consomment immédiatement leur désir quelques étages plus haut. Ici, des hommes attendent dans le couloir dun grand appartement bourgeois. Derrière la porte blanche, une jeune femme, mi-prostituée, mi-divinité, leur fait lamour un par un. Une autre rumeur, corollaire de la première, laisse accroire que lamour avec cette femme préserve de la disparition.
Filmant en totale empathie langoisse et le désarroi de ses personnages, Civeyrac donne à voir cette idée magnifique : au delà du simple désir charnel, seul le corps de lautre peut certifier sa propre présence au monde, et si cest par la disparition de son propre corps que tout doit finir, cest aussi par le corps de lautre que tout peut (re)commencer.
Cette croyance en un possible re-commencement est ce qui donne à Fantômes toute sa puissance cinématographique. Elle permet, en contrechamp logique de ces mystérieuses disparitions leur exact contraire, la réapparition. Car Fantômes est aussi (et peut-être surtout) un film sur la réapparition. Réapparition évanescente et furtive de ceux quon a aimés et dont la vie nous a éloignés avec le temps, ceux quon a aimés et qui nous ont quittés, ceux quon a aimés et qui sont morts. Tous ceux-là reviennent le temps dune danse légère improvisée ou dune étreinte profonde et puis repartent. Sans justification, sans mot même parfois, Jean-Paul Civeyrac nous les ramène. Et la vibration est immense : dans la solitude de son grand appartement, une femme dâge mûr erre, sa journée de travail terminée. Autour delle se met alors subrepticement en place un tendre et sublime ballet dont elle connaît chacun des danseurs. Ils furent ses amants, ses amis, ses enfants. Les corps trop longtemps éloignés se frôlent et se caressent dans le sourire infini (le sourire des retrouvailles) de celle qui les a connus tels quils lui apparaissent à cet instant. Une vie entière est là, évoquée par la seule présence physique de ceux qui ont, au fil des ans, jalonné son parcours. Tout le bonheur vécu puis évanoui est de retour, toute la douleur accumulée dans lintervalle sefface. En un même mouvement, un même temps, un même espace, Fantômes fabrique du merveilleux. Et fait du cinéma ce territoire absolu où les morts et les vivants se re-connaissent.
De cet espace de tous les possibles Civeyrac tire lun de ses plus beaux personnages, une jeune femme qui reçoit chaque soir, dans la pénombre de sa chambre, la visite de son amant décédé. Comme avant, elle lui fait lamour. Comme avant, elle sendort auprès de lui. Mais à laube lhomme disparaît. Une nuit, elle attache leurs deux corps à laide dune corde, espérant ainsi empêcher lévanouissement tant redouté de son amant. Au matin de cette nuit-là, la chambre est vide. Ne reste sur le sol que la corde qui les reliait. Implacable retour au réel, cest dans la solitude ou par sa propre disparition que le deuil doit se faire. Mais lillusion fut parfaite. Fusionnant les temporalités dans « un réalisme magique » à la Julio Cortázar, Jean-Paul Civeyrac nous a fait croire (sest fait croire ?) pendant quelques instants de grâce cinématographique à la plus folle des utopies : pouvoir à nouveau faire lamour à ceux qui ne sont plus, ceux dont les corps nous ont été enlevés. Lutopie des corps retrouvés.
Une nuit pluvieuse, un jeune homme quitte la femme quil aime et part à la recherche dun autre amour possible. Il se dirige vers Paris. A loccasion dun arrêt-pipi, lautomobiliste qui la pris en stop quitte le véhicule et ne revient pas. Lauto-stoppeur sen inquiète. Il sort à son tour et ne retrouve plus, derrière le talus, que les vêtements de lhomme qui voyageait à ses côtés. Son corps nest plus là. Cest la première disparition inexpliquée de Fantômes. Elle en deviendra le motif principal.
Dans un Paris cossu où évoluent de jeunes dilettantes à labri du besoin, une angoissante rumeur circule : « Des gens disparaissent, comme ça, sans que lon sache pourquoi. Ils sévanouissent on ne sait où, et on ne les retrouve jamais. » À chacun des personnages de Fantômes alors de sinquiéter de disparaître à son tour, trop rapidement, sans avoir su vivre, sans avoir pu aimer. Dans lurgence de linaccompli, des corps se cherchent, se rapprochent et séprouvent pour un instant fugace mais intense, un instant suprême, qui permettra daccepter léventualité de sa propre disparition. Là, deux jeunes inconnus croisent leurs regards sur un trottoir et consomment immédiatement leur désir quelques étages plus haut. Ici, des hommes attendent dans le couloir dun grand appartement bourgeois. Derrière la porte blanche, une jeune femme, mi-prostituée, mi-divinité, leur fait lamour un par un. Une autre rumeur, corollaire de la première, laisse accroire que lamour avec cette femme préserve de la disparition.
Filmant en totale empathie langoisse et le désarroi de ses personnages, Civeyrac donne à voir cette idée magnifique : au delà du simple désir charnel, seul le corps de lautre peut certifier sa propre présence au monde, et si cest par la disparition de son propre corps que tout doit finir, cest aussi par le corps de lautre que tout peut (re)commencer.
Cette croyance en un possible re-commencement est ce qui donne à Fantômes toute sa puissance cinématographique. Elle permet, en contrechamp logique de ces mystérieuses disparitions leur exact contraire, la réapparition. Car Fantômes est aussi (et peut-être surtout) un film sur la réapparition. Réapparition évanescente et furtive de ceux quon a aimés et dont la vie nous a éloignés avec le temps, ceux quon a aimés et qui nous ont quittés, ceux quon a aimés et qui sont morts. Tous ceux-là reviennent le temps dune danse légère improvisée ou dune étreinte profonde et puis repartent. Sans justification, sans mot même parfois, Jean-Paul Civeyrac nous les ramène. Et la vibration est immense : dans la solitude de son grand appartement, une femme dâge mûr erre, sa journée de travail terminée. Autour delle se met alors subrepticement en place un tendre et sublime ballet dont elle connaît chacun des danseurs. Ils furent ses amants, ses amis, ses enfants. Les corps trop longtemps éloignés se frôlent et se caressent dans le sourire infini (le sourire des retrouvailles) de celle qui les a connus tels quils lui apparaissent à cet instant. Une vie entière est là, évoquée par la seule présence physique de ceux qui ont, au fil des ans, jalonné son parcours. Tout le bonheur vécu puis évanoui est de retour, toute la douleur accumulée dans lintervalle sefface. En un même mouvement, un même temps, un même espace, Fantômes fabrique du merveilleux. Et fait du cinéma ce territoire absolu où les morts et les vivants se re-connaissent.
De cet espace de tous les possibles Civeyrac tire lun de ses plus beaux personnages, une jeune femme qui reçoit chaque soir, dans la pénombre de sa chambre, la visite de son amant décédé. Comme avant, elle lui fait lamour. Comme avant, elle sendort auprès de lui. Mais à laube lhomme disparaît. Une nuit, elle attache leurs deux corps à laide dune corde, espérant ainsi empêcher lévanouissement tant redouté de son amant. Au matin de cette nuit-là, la chambre est vide. Ne reste sur le sol que la corde qui les reliait. Implacable retour au réel, cest dans la solitude ou par sa propre disparition que le deuil doit se faire. Mais lillusion fut parfaite. Fusionnant les temporalités dans « un réalisme magique » à la Julio Cortázar, Jean-Paul Civeyrac nous a fait croire (sest fait croire ?) pendant quelques instants de grâce cinématographique à la plus folle des utopies : pouvoir à nouveau faire lamour à ceux qui ne sont plus, ceux dont les corps nous ont été enlevés. Lutopie des corps retrouvés.
(1) Fantômes est sorti en France le 13 mars 2002. Jean-Paul Civeyrac a réalisé quatre longs métrages depuis 1996 : Ni dÈve ni dAdam, Les solitaires, Fantômes et Le doux amour des hommes.