Sortie du DVD de Notre Monde
Notre Monde Notre Monde (2013, 119') un film de Thomas LacosteRassemblant plus de 35 intervenants, philosophes, sociologues, économistes, magistrats, médecins, universitaires et écrivains, Notre Monde propose un espace dexpression pour travailler, comme nous y enjoint JeanLuc Nancy à « une pensée commune ». Plus encore quun libre espace de parole, Notre Monde sappuie sur un ensemble foisonnant de propositions concrètes pour agir comme un rappel essentiel, individuel et collectif : « faites de la politique » et de préférence autrement.
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© Passant n°42 [septembre 2002 - octobre 2002]
© Passant n°42 [septembre 2002 - octobre 2002]
par Serge Chaumier
Imprimer l'articleLutopie nouvelle des corps amoureux
La représentation théâtrale comme mode de socialisation sexuelle
Lheure est à la médiatisation des tournantes. Linquiétude nest-elle que médiatique ou bien reflète-t-elle de nouveaux comportements sexuels dadolescents désorientés ? Les enquêtes sur le sujet font apparaître des désarrois et des troubles sociaux en cascade. Il semble bien que notre époque ne soit guère mieux lotie que les précédentes en la matière. Malgré les discours nombreux et généreux sur la sexualité qui se succèdent depuis trente ans, la misère sexuelle de la jeunesse (mais seulement delle ?), selon la formule de Wilhem Reich, reste dactualité. Certes, il faut se méfier des jugements hâtifs qui tendent à considérer les comportements sexuels, notamment des jeunes, comme problématiques ou décadents, pareilles arguties ayant toujours eu cours de la part des plus âgés vis-à-vis des plus jeunes. La mémoire de ses propres errements et débordements en la matière est, chez lhumain, souvent courte. Toutefois, il serait également inconséquent, sous prétexte douverture desprit, de nier déventuels problèmes sociaux. Certes, le viol nest pas une donnée récente et les historiens nous apprennent que celui-ci était monnaie courante par exemple à lépoque moderne. Si celui-ci a toujours eu cours, il est à noter une recrudescence des plaintes et de sa médiatisation. Phénomène dautant plus surprenant que lon se plaît à penser lépoque contemporaine comme libérée et permissive. Lâge des premières rencontres et du passage à la sexualité est globalement plus précoce et plus facile quil y a cinquante ans. Les possibilités de vivre une sexualité revendicative ou épanouie sont apparemment plus aisées. Il faut pourtant se méfier
des projections et des généralisations auxquelles chacun a tendance à se livrer. Il nest pas certain que les plus jeunes, et parmi eux les plus défavorisés, soient logés à la même enseigne.
Même si la critique a mauvaise presse chez les intellectuels et chez tous ceux qui se sont battus pour le libre accès à la parole et au droit de disposer de son corps et de sa sexualité, la multiplication des discours sexuels, et plus explicitement pornographiques, constituent un horizon qui nest pas loin de sombrer dans laliénation quand ils sont auto-suffisants. Si les jeunes se socialisent à la sexualité à partir des productions médiatiques, loffre a considérablement évolué depuis les années 60 où lon admirait les petites culottes blanches dans les catalogues de la Redoute ! Cest par le biais des vidéos et des sites Internet que lon a aujourdhui accès à une sexualité qui a plus à voir avec de la science-fiction sexuelle quavec une initiation au corps à corps. Si accuser la pornographie en soi est une voie sans issue qui méconnaît la pluralité des productions existantes et qui ne peut conduire quà une attitude rétrograde de censure et dhypocrisie sociale, il faut prendre en compte le récepteur pour juger de linfluence du message. Une même proposition ne peut avoir le même effet selon le vécu de la personne. Cest peut-être moins le produit en lui-même quil faut juger que sa diffusion. Si toute attitude restrictive a toujours pu être con-tournée et a montré ses inévitables limites, la facilité daccès aux informations et la circulation des produits rend, aujourdhui plus quhier, cette solution impensable. De plus, les frontières à tracer entre les âges et les contenus ne peuvent que déboucher vers des compromis boiteux et insatisfaisants. Cest par conséquent une autre voie quil faut chercher. Toujours remise à plus tard, une véritable éducation à la sexualité devient un impératif et une urgence sociale.
Le libéralisme imprime des valeurs individualistes, exprimées dans le culte de la performance, de la rentabilité et du contrôle de soi et dautrui. Il a récupéré les discours critiques qui auraient pu le contredire, comme le bonheur dune jouissance immédiate exacerbée par lui dans la consommation, ou encore la valorisation des corps réduits à un esthétisme normatif. Ceux qui ne disposent pas des codes de déconstruction en font les frais. Ainsi la pornographie, de contre discours contestataire, sest muée en faire-valoir légitimant des valeurs dominantes sous les allures de la dissidence. Canons de la beauté, idéologie de la rentabilité, culte de la performance, apologie du quantitatif, maîtrise de soi et domination dautrui, réitération des valeurs sexistes, aliénation de la sensibilité de lépiderme à lunité orgasmique Il est possible dallonger la liste, ce qui importe est la prise de distance que lon consent avec lénonciation. Il faut sinterroger sur la façon dont chacun sapproprie la pornographie selon les codes de lecture dont il dispose. Quoique lon pense de la pornographie, il est différent de laborder après avoir connu, ou non, des relations sexuelles et des histoires damour. Ce nest donc pas une impossible interdiction quil convient datteindre, mais une véritable éducation à lamour et à la sexualité qui permette à chacun de multiplier les expériences, et ce faisant les points de comparaison.
Mais lépoque est prise dans les rets de ses contradictions, car si les discours et les images se multiplient, les possibilités de vécu réel évoluent en proportion inverse. La relation de lun et de lautre nest sans doute pas fortuite. Agence matrimoniale, club de rencontres, réseau Internet, les adultes se plaignent également de solitude et de difficultés à se retrouver. Plus encore, toute relation avec la jeunesse est passible de pénalisation et de plus en plus soumise au tabou du noli tangere que dénonçait déjà René Scherer. Linterdit de contact ne facilite pas lexplicitation des dimensions corporelles de lexistence, quand par ailleurs les jeunes sont invités à des propositions virtuelles aussi diverses que nombreuses. Lécole, qui na jamais trouvé les mots justes pour aborder les questions de sexualité, flirtant soit avec une approche mécaniste et génitale, soit avec un traitement niais et édulcoré de la réalité charnelle, est de moins en moins à même de relever un défi pourtant de plus en plus urgent. Rares sont les institutions qui, comme la Fondation 93, organisent une réflexion et une éducation à la sexualité, constatant létendue des besoins et des carences dans ce domaine, notamment auprès des jeunes des milieux défavorisés, laissés à eux-mêmes, cest-à-dire à la dictature du système marchand, pour leur propre formation. Des actions annuelles avec les jeunes et les éducateurs, couronnées par une journée de restitution et de mise en commun, a lieu depuis deux ans. Elles interrogent la question de la transmission et des façons de bien parler de ces choses.
Parce que le didactisme peut savérer roboratif et produire par ses lourdeurs linverse des conséquences escomptées, lapproche artistique nous paraît être une médiation intéressante et à explorer. Par une habitude de pensée, aussi stupide que suspecte, il est coutume de réserver le traitement du sujet à un public averti, cest-à-dire adulte. Non que ce dernier nen ait besoin, mais cest, au contraire, auprès de la jeunesse, pour les raisons évoquées ci-dessus, quil nous paraît utile daller. Cest le sort que nous souhaitons au spectacle proposé par la compagnie Le Voyage intérieur, « Chez moi dans ton cur ». Outre une mise en scène originale inventée par Léa Dant, avec une structure étonnante pour loccasion, lécriture de la pièce traite sans un seul mot dun sujet difficile du fait de sa banalité. Comment présenter la rencontre entre deux êtres sans tomber dans les stéréotypes, la niaiserie ou la vulgarité ? Il faut une certaine inconscience, mais aussi la candeur et linnocence dun regard neuf pour oser satteler à pareille aventure. Un homme, une femme : il ne faut lire ici aucun hétérosexisme, les acteurs sont interchangeables, dans la mesure où cest lexpérience de tous et de toutes qui est présentée. Le premier homme, la première femme, rencontre originelle, parce que toujours nouvelle. La relation sexuelle, dont on perçoit immédiatement en quoi elle est amoureuse, est chargée de toute la beauté et de tous les mystères du monde. Langage universel que chacun charge des signifiants qui sont les siens en fonction de son vécu. Cest bien là la gageure et le pari réussis de cette proposition artistique.
Dès son arrivée, le public est prévenu de la confusion délibérée entre sexe et sentiment. Contre un dualisme réducteur qui oppose lun à lautre, et qui trace des frontières artificielles, le spectateur entre par une sorte de sexe géant quil découvre en solitaire et en toute obscurité jusquà un alvéole qui ressemble à un cur. Rejoignant là une partie du public, chaque groupe va faire connaissance avec un des personnages dans son expression la plus simple. Découverte de soi, de son corps et de son intimité qui conduit à lautre et au partage. Le rideau tombe pour que souvre le jeu des corps mêlés entre exotisme et familiarité. Rien dextraordinaire, si ce nest la simplicité de la grâce et de léblouissement réciproque. Lespace intime devient le lieu du spectaculaire et lexpérience de chacun quelle évoque, le terrain de laventure. Toutes les rencontres sy trouvent exprimées tout en signifiant ce quelles ont de singulier et dunique à chaque fois. Surtout, ce sont les dimensions habituellement occultées de lexpérience qui sont magnifiées. Le sexe, sil nest pas nié, noccupe pas le centre du motif. Dire, par lexpression du geste, combien la jouissance ne réside pas dans le seul orgasme mais dans laffleurement de lépiderme, la caresse et le regard. La présence de lautre enveloppante et le son de sa voix comptent tout autant que les dimensions performantes de ses exploits sexuels. Bref, ce sont les dimensions polymorphes de la sexualité qui sont réhabilitées face à une approche génitale restrictive. La tendresse nest pas réservée ou disjointe de la sexualité, mais en compose une dimension nécessaire.
On pourrait déduire de ces images une vision assez réactionnaire de la sexualité, enfermante et repliée sur elle même, exclusive et autiste. Ce serait omettre que le public est là, enfermé lui aussi dans la bulle que ce couple forme, obligé de partager le rayonnement énergétique de ces ébats. Le couple ne se suffit pas longtemps, car comme le mentionne le texte de présentation du spectacle, « on aime à raconter, à partager lorsquon est com-blé ». Se trouve ainsi remise en question lidée même du couple par sa représentation dans lespace public et cest peut-être là lidée la plus intéressante qui dérange et provoque un malaise chez le spectateur. Lamour nest pas une affaire individuelle et privée ; la rencontre entre deux êtres intéresse le collectif, quil engage, interroge et irradie. Ce qui a été fait pour la sexualité dans les happenings politiques des années 60 est porté ici à la dimension amoureuse. Une sexualité réconciliée avec lamour ne concerne deux êtres que dans la mesure où elle les ouvre sur les autres. Le « sale petit secret », comme se plaisait à le définir Lawrence, que lon conserve jalousement pour soi et pour son espace intime, est proposé généreusement com-me une invitation. Louverture sur lautre est ouverture sur les autres, source daltruisme. Ce qui pourrait senliser aisément dans de bons sentiments lourdauds et niais est sauvé par la transcendance. Est questionné également le lien entre amour et sexualité, trop souvent présenté comme antagoniste. Du reste, le spectacle ne dure quune heure et non toute une vie, preuve que lamour peut sexprimer y compris dans les relations et aventures sexuelles épisodiques, contrairement à ce que tend à affirmer le sens commun..!
Parce quil repose sur le registre du symbolique sans esquiver le caractère physique et corporel de la sexualité amoureuse et quil insiste sur la « poéticité » de lexistence réconciliée avec elle-même, cest-à-dire avec les autres, ce spectacle nous semble être une approche intéressante pour parler visuellement à des enfants et des adolescents souvent rebutés par les conversations sur ce thème avec les adultes, mais néanmoins avides de connaissances. Façon de leur présenter une image non dégradante du corps à corps. Cest aussi pour tous une façon de rêver, y compris à ce que lon a déjà vécu, telle position, tel geste, tel jeu, tel regard rappelant au plus profond de nous des expériences corporelles. Cest une initiation au geste et au contact, à célébrer la lenteur de la prise de connaissance comme dimension fondamentale de léchange. Les adolescents trouveraient dans le rapport au corps, souvent problématique chez eux, sans doute matière à plaisanter, mais aussi à dédramatiser des repères difficiles à atteindre.
En construisant un espace symbolique de représentation, le théâtre est une façon de dépasser les antagonismes et les blocages anciens. Moyen de parler autrement, cest aussi une possibilité dinterroger les modes de pensée et les conditionnements. Dans un autre style, le Théâtre de lUnité propose dans « Les Chambres damour », une parodie du bordel où les clients (et clientes) montent seuls, les uns après les autres, dans des chambres avec un acteur qui leur récite en toute intimité, allongé dans le même lit, des poèmes damour ou des textes plus licencieux. Façon de dédramatiser le sexe, den rire aussi (comme le fait également Tuchen avec « La Rue Licencieuse »), mais surtout de perturber les associations mentales. La compagnie Ilotopie dans « Lamour toute la nuit » a été plus loin encore dans
lengagement corporel entre acteurs et publics. Performance qui explore les différents états amoureux, et où chacun peut adhérer aux formes qui lui conviennent le mieux. Les parcours individuels des spectateurs sont tous différents, au cours dune nuit de représentation et de propositions démultipliées. Ils soulignent la singularité et lunicité de chacun. Ces diverses formes artistiques enrichissent les perceptions sur le thème et contribuent à une vision apaisée, réconciliée. Ils peuvent être un point de départ intéressant pour aider à la verbalisation et à léchange. Il ne sagit pas de croire trouver par la médiatisation théâtrale une solution-miracle aux questions déducation sexuelle et de comportements déviants. Bien évidemment, les problèmes sociaux dépassent les seules forces des artistes, mais il sagit là douverture et dexpressions différentes à ce que la société de communication offre habituellement. Cest une façon de faire voir autre chose et dinsuffler ainsi de nouveaux rapports humains pour con-struire, peut-être, de futures utopies.
des projections et des généralisations auxquelles chacun a tendance à se livrer. Il nest pas certain que les plus jeunes, et parmi eux les plus défavorisés, soient logés à la même enseigne.
Même si la critique a mauvaise presse chez les intellectuels et chez tous ceux qui se sont battus pour le libre accès à la parole et au droit de disposer de son corps et de sa sexualité, la multiplication des discours sexuels, et plus explicitement pornographiques, constituent un horizon qui nest pas loin de sombrer dans laliénation quand ils sont auto-suffisants. Si les jeunes se socialisent à la sexualité à partir des productions médiatiques, loffre a considérablement évolué depuis les années 60 où lon admirait les petites culottes blanches dans les catalogues de la Redoute ! Cest par le biais des vidéos et des sites Internet que lon a aujourdhui accès à une sexualité qui a plus à voir avec de la science-fiction sexuelle quavec une initiation au corps à corps. Si accuser la pornographie en soi est une voie sans issue qui méconnaît la pluralité des productions existantes et qui ne peut conduire quà une attitude rétrograde de censure et dhypocrisie sociale, il faut prendre en compte le récepteur pour juger de linfluence du message. Une même proposition ne peut avoir le même effet selon le vécu de la personne. Cest peut-être moins le produit en lui-même quil faut juger que sa diffusion. Si toute attitude restrictive a toujours pu être con-tournée et a montré ses inévitables limites, la facilité daccès aux informations et la circulation des produits rend, aujourdhui plus quhier, cette solution impensable. De plus, les frontières à tracer entre les âges et les contenus ne peuvent que déboucher vers des compromis boiteux et insatisfaisants. Cest par conséquent une autre voie quil faut chercher. Toujours remise à plus tard, une véritable éducation à la sexualité devient un impératif et une urgence sociale.
Le libéralisme imprime des valeurs individualistes, exprimées dans le culte de la performance, de la rentabilité et du contrôle de soi et dautrui. Il a récupéré les discours critiques qui auraient pu le contredire, comme le bonheur dune jouissance immédiate exacerbée par lui dans la consommation, ou encore la valorisation des corps réduits à un esthétisme normatif. Ceux qui ne disposent pas des codes de déconstruction en font les frais. Ainsi la pornographie, de contre discours contestataire, sest muée en faire-valoir légitimant des valeurs dominantes sous les allures de la dissidence. Canons de la beauté, idéologie de la rentabilité, culte de la performance, apologie du quantitatif, maîtrise de soi et domination dautrui, réitération des valeurs sexistes, aliénation de la sensibilité de lépiderme à lunité orgasmique Il est possible dallonger la liste, ce qui importe est la prise de distance que lon consent avec lénonciation. Il faut sinterroger sur la façon dont chacun sapproprie la pornographie selon les codes de lecture dont il dispose. Quoique lon pense de la pornographie, il est différent de laborder après avoir connu, ou non, des relations sexuelles et des histoires damour. Ce nest donc pas une impossible interdiction quil convient datteindre, mais une véritable éducation à lamour et à la sexualité qui permette à chacun de multiplier les expériences, et ce faisant les points de comparaison.
Mais lépoque est prise dans les rets de ses contradictions, car si les discours et les images se multiplient, les possibilités de vécu réel évoluent en proportion inverse. La relation de lun et de lautre nest sans doute pas fortuite. Agence matrimoniale, club de rencontres, réseau Internet, les adultes se plaignent également de solitude et de difficultés à se retrouver. Plus encore, toute relation avec la jeunesse est passible de pénalisation et de plus en plus soumise au tabou du noli tangere que dénonçait déjà René Scherer. Linterdit de contact ne facilite pas lexplicitation des dimensions corporelles de lexistence, quand par ailleurs les jeunes sont invités à des propositions virtuelles aussi diverses que nombreuses. Lécole, qui na jamais trouvé les mots justes pour aborder les questions de sexualité, flirtant soit avec une approche mécaniste et génitale, soit avec un traitement niais et édulcoré de la réalité charnelle, est de moins en moins à même de relever un défi pourtant de plus en plus urgent. Rares sont les institutions qui, comme la Fondation 93, organisent une réflexion et une éducation à la sexualité, constatant létendue des besoins et des carences dans ce domaine, notamment auprès des jeunes des milieux défavorisés, laissés à eux-mêmes, cest-à-dire à la dictature du système marchand, pour leur propre formation. Des actions annuelles avec les jeunes et les éducateurs, couronnées par une journée de restitution et de mise en commun, a lieu depuis deux ans. Elles interrogent la question de la transmission et des façons de bien parler de ces choses.
Parce que le didactisme peut savérer roboratif et produire par ses lourdeurs linverse des conséquences escomptées, lapproche artistique nous paraît être une médiation intéressante et à explorer. Par une habitude de pensée, aussi stupide que suspecte, il est coutume de réserver le traitement du sujet à un public averti, cest-à-dire adulte. Non que ce dernier nen ait besoin, mais cest, au contraire, auprès de la jeunesse, pour les raisons évoquées ci-dessus, quil nous paraît utile daller. Cest le sort que nous souhaitons au spectacle proposé par la compagnie Le Voyage intérieur, « Chez moi dans ton cur ». Outre une mise en scène originale inventée par Léa Dant, avec une structure étonnante pour loccasion, lécriture de la pièce traite sans un seul mot dun sujet difficile du fait de sa banalité. Comment présenter la rencontre entre deux êtres sans tomber dans les stéréotypes, la niaiserie ou la vulgarité ? Il faut une certaine inconscience, mais aussi la candeur et linnocence dun regard neuf pour oser satteler à pareille aventure. Un homme, une femme : il ne faut lire ici aucun hétérosexisme, les acteurs sont interchangeables, dans la mesure où cest lexpérience de tous et de toutes qui est présentée. Le premier homme, la première femme, rencontre originelle, parce que toujours nouvelle. La relation sexuelle, dont on perçoit immédiatement en quoi elle est amoureuse, est chargée de toute la beauté et de tous les mystères du monde. Langage universel que chacun charge des signifiants qui sont les siens en fonction de son vécu. Cest bien là la gageure et le pari réussis de cette proposition artistique.
Dès son arrivée, le public est prévenu de la confusion délibérée entre sexe et sentiment. Contre un dualisme réducteur qui oppose lun à lautre, et qui trace des frontières artificielles, le spectateur entre par une sorte de sexe géant quil découvre en solitaire et en toute obscurité jusquà un alvéole qui ressemble à un cur. Rejoignant là une partie du public, chaque groupe va faire connaissance avec un des personnages dans son expression la plus simple. Découverte de soi, de son corps et de son intimité qui conduit à lautre et au partage. Le rideau tombe pour que souvre le jeu des corps mêlés entre exotisme et familiarité. Rien dextraordinaire, si ce nest la simplicité de la grâce et de léblouissement réciproque. Lespace intime devient le lieu du spectaculaire et lexpérience de chacun quelle évoque, le terrain de laventure. Toutes les rencontres sy trouvent exprimées tout en signifiant ce quelles ont de singulier et dunique à chaque fois. Surtout, ce sont les dimensions habituellement occultées de lexpérience qui sont magnifiées. Le sexe, sil nest pas nié, noccupe pas le centre du motif. Dire, par lexpression du geste, combien la jouissance ne réside pas dans le seul orgasme mais dans laffleurement de lépiderme, la caresse et le regard. La présence de lautre enveloppante et le son de sa voix comptent tout autant que les dimensions performantes de ses exploits sexuels. Bref, ce sont les dimensions polymorphes de la sexualité qui sont réhabilitées face à une approche génitale restrictive. La tendresse nest pas réservée ou disjointe de la sexualité, mais en compose une dimension nécessaire.
On pourrait déduire de ces images une vision assez réactionnaire de la sexualité, enfermante et repliée sur elle même, exclusive et autiste. Ce serait omettre que le public est là, enfermé lui aussi dans la bulle que ce couple forme, obligé de partager le rayonnement énergétique de ces ébats. Le couple ne se suffit pas longtemps, car comme le mentionne le texte de présentation du spectacle, « on aime à raconter, à partager lorsquon est com-blé ». Se trouve ainsi remise en question lidée même du couple par sa représentation dans lespace public et cest peut-être là lidée la plus intéressante qui dérange et provoque un malaise chez le spectateur. Lamour nest pas une affaire individuelle et privée ; la rencontre entre deux êtres intéresse le collectif, quil engage, interroge et irradie. Ce qui a été fait pour la sexualité dans les happenings politiques des années 60 est porté ici à la dimension amoureuse. Une sexualité réconciliée avec lamour ne concerne deux êtres que dans la mesure où elle les ouvre sur les autres. Le « sale petit secret », comme se plaisait à le définir Lawrence, que lon conserve jalousement pour soi et pour son espace intime, est proposé généreusement com-me une invitation. Louverture sur lautre est ouverture sur les autres, source daltruisme. Ce qui pourrait senliser aisément dans de bons sentiments lourdauds et niais est sauvé par la transcendance. Est questionné également le lien entre amour et sexualité, trop souvent présenté comme antagoniste. Du reste, le spectacle ne dure quune heure et non toute une vie, preuve que lamour peut sexprimer y compris dans les relations et aventures sexuelles épisodiques, contrairement à ce que tend à affirmer le sens commun..!
Parce quil repose sur le registre du symbolique sans esquiver le caractère physique et corporel de la sexualité amoureuse et quil insiste sur la « poéticité » de lexistence réconciliée avec elle-même, cest-à-dire avec les autres, ce spectacle nous semble être une approche intéressante pour parler visuellement à des enfants et des adolescents souvent rebutés par les conversations sur ce thème avec les adultes, mais néanmoins avides de connaissances. Façon de leur présenter une image non dégradante du corps à corps. Cest aussi pour tous une façon de rêver, y compris à ce que lon a déjà vécu, telle position, tel geste, tel jeu, tel regard rappelant au plus profond de nous des expériences corporelles. Cest une initiation au geste et au contact, à célébrer la lenteur de la prise de connaissance comme dimension fondamentale de léchange. Les adolescents trouveraient dans le rapport au corps, souvent problématique chez eux, sans doute matière à plaisanter, mais aussi à dédramatiser des repères difficiles à atteindre.
En construisant un espace symbolique de représentation, le théâtre est une façon de dépasser les antagonismes et les blocages anciens. Moyen de parler autrement, cest aussi une possibilité dinterroger les modes de pensée et les conditionnements. Dans un autre style, le Théâtre de lUnité propose dans « Les Chambres damour », une parodie du bordel où les clients (et clientes) montent seuls, les uns après les autres, dans des chambres avec un acteur qui leur récite en toute intimité, allongé dans le même lit, des poèmes damour ou des textes plus licencieux. Façon de dédramatiser le sexe, den rire aussi (comme le fait également Tuchen avec « La Rue Licencieuse »), mais surtout de perturber les associations mentales. La compagnie Ilotopie dans « Lamour toute la nuit » a été plus loin encore dans
lengagement corporel entre acteurs et publics. Performance qui explore les différents états amoureux, et où chacun peut adhérer aux formes qui lui conviennent le mieux. Les parcours individuels des spectateurs sont tous différents, au cours dune nuit de représentation et de propositions démultipliées. Ils soulignent la singularité et lunicité de chacun. Ces diverses formes artistiques enrichissent les perceptions sur le thème et contribuent à une vision apaisée, réconciliée. Ils peuvent être un point de départ intéressant pour aider à la verbalisation et à léchange. Il ne sagit pas de croire trouver par la médiatisation théâtrale une solution-miracle aux questions déducation sexuelle et de comportements déviants. Bien évidemment, les problèmes sociaux dépassent les seules forces des artistes, mais il sagit là douverture et dexpressions différentes à ce que la société de communication offre habituellement. Cest une façon de faire voir autre chose et dinsuffler ainsi de nouveaux rapports humains pour con-struire, peut-être, de futures utopies.
Sociologue, auteur de La déliaison amoureuse. De la fusion romantique au désir dindépendance, Armand Colin, 1999.
À lire :
Patrick Baudry, La Pornographie et ses images, Armand Colin, 1997.
Blandine Grosjean, « Ados, porno, bobos », Libération, 23 mai 2002.
Maryse Jaspard, La Sexualité en France, La Découverte, 1997.
Hugues Lagrange, Brigitte Lhomond, LEntrée dans la sexualité, La Découverte, 1997.
René Schérer, Georges Lapassade, Le Corps interdit, Essais sur léducation négative, ESF, 1980.
Sites et contacts :
Compagnie Théâtre de lUnité : http://www.theatredelunite.com
Compagnie Ilotopie : www.ilotopie.com
Compagnie du Voyage Intérieur :
Fondation 93 :
À lire :
Patrick Baudry, La Pornographie et ses images, Armand Colin, 1997.
Blandine Grosjean, « Ados, porno, bobos », Libération, 23 mai 2002.
Maryse Jaspard, La Sexualité en France, La Découverte, 1997.
Hugues Lagrange, Brigitte Lhomond, LEntrée dans la sexualité, La Découverte, 1997.
René Schérer, Georges Lapassade, Le Corps interdit, Essais sur léducation négative, ESF, 1980.
Sites et contacts :
Compagnie Théâtre de lUnité : http://www.theatredelunite.com
Compagnie Ilotopie : www.ilotopie.com
Compagnie du Voyage Intérieur :
Fondation 93 :
Serge Chaumier