Sortie du DVD de Notre Monde
Notre Monde Notre Monde (2013, 119') un film de Thomas LacosteRassemblant plus de 35 intervenants, philosophes, sociologues, économistes, magistrats, médecins, universitaires et écrivains, Notre Monde propose un espace dexpression pour travailler, comme nous y enjoint JeanLuc Nancy à « une pensée commune ». Plus encore quun libre espace de parole, Notre Monde sappuie sur un ensemble foisonnant de propositions concrètes pour agir comme un rappel essentiel, individuel et collectif : « faites de la politique » et de préférence autrement.
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© Passant n°42 [septembre 2002 - octobre 2002]
© Passant n°42 [septembre 2002 - octobre 2002]
par Alain Brossat
Imprimer l'articleLAnesthésie
Cest au milieu du XIXe siècle quapparaissent les techniques anesthésiques modernes, liées à lapparition dun savoir scientifique permettant de produire artificiellement linsensibilité, soit locale ou régionale, soit générale. La première anesthésie au chloroforme est réalisée en 1847 par Simpson. Mais cest vers 1840 que lanesthésie moderne fait son apparition, aux Etats-Unis, avec lemploi de léther et du protoxyde dazote, pour des interventions dentaires, inaugurant une succession de découvertes et de perfectionnements ininterrompus. Les premières anesthésies locales à la cocaïne sont pratiquées en 1884, auxquelles succède lintroduction de la rachianesthésie (1898), elle-même suivie par la découverte de la procaïne (1905), puis celle du cyclopane (1930). Il y aura ensuite les anesthésiques barbituriques administrés par voie intraveineuse (1932-34), puis toute la gamme des adjuvants de lanesthésie curare, hypo-tension contrôlée, hibernation artificielle
Depuis toujours, bien sûr, la médecine avait travaillé à atténuer les douleurs, à les soulager. Cependant, avec lanesthésie moderne, cest une configuration nouvelle qui souvre : il ne sagit plus seulement damoindrir des douleurs, mais de créer des états dinsensibilité programmés, et ceci non plus au moyen dexpédients ou de recettes, mais bien dun savoir assuré de type scientifique.
Linvention de lanesthésie en tant que dispositif de neutralisation ou de suppression de la douleur va avoir, dans les sociétés modernes, des conséquences en série. En bref, on va voir une technique médicale se hisser au rang de paradigme civilisationnel, sans que, généralement, on mesure tout à fait lampleur des effets de diffusion de ce modèle.
En effet, une rupture marquée se produit dans les sensibilités culturelles dès lors que sont créées les conditions dun retrait massif de la douleur liée aux maladies ou aux accidents, accompagnant
les soins et les opérations au point
quen vienne à être éprouvé en commun quelque chose comme un droit à ne pas souffrir, ou du moins à souffrir (physiquement) le moins possible, à ne pas avoir à éprouver la douleur là où les moyens techniques existent de la supprimer. Il faut noter que, selon cette nouvelle sensibilité partagée, le traitement spécifique de la douleur, délié de tout autre type de prise en charge orientée vers la guérison, est étroitement associé au motif de la dignité mourir sans souffrances inutiles et mourir dans la dignité, cest la même chose. Le traitement de la douleur se voit attribuer le statut, simultanément, de norme culturelle et de valeur morale. Depuis plusieurs décennies, un front de lutte sest établi, sur lequel sont mobilisés les milieux médicaux, les personnels hospitaliers la détermination employée à lutter contre la douleur endurée par les malades étant perçue comme un très sûr indice de civilisation. En France, des milliers de pages se sont écrites, destinées à dénoncer le retard pris par la médecine, notamment hospitalière, dans notre pays, sur ce front, en comparaison avec les pays anglo-saxons.
Notre condition représente une exception remarquable à celle qui a toujours prévalu dans les mondes traditionnels et continue largement à prévaloir parmi les populations moins bien loties. Ce qui a toujours eu cours, jusquà cette interruption due à lélaboration des techniques anesthésiques, cest lidée que la douleur suit lhomme comme son ombre de sa naissance à sa mort, que vivre, cest connaître périodiquement lépreuve de douleurs petites ou grandes, passagères ou durables. La douleur, apparaissant ainsi au même titre que la mort comme lhorizon indépassable de toute condition humaine, fut donc appelée à devenir le creuset dintenses élaborations métaphysiques et morales. On pourra, par exemple, faire de cette passibilité ou imperfection du corps humain (constamment exposé à la douleur) la marque la plus intime de sa condition (de mortel, de créature, de pécheur ) et donc inventer des modes dinvestissement de cette fragilité humaine permettant den renverser, voire den transfigurer le négatif : des jeux de vérité vont se mettre en place, là où un sujet humain est appelé à faire face à sa douleur et à lenvisager comme une épreuve de vie (perspective stoïcienne), voire comme le moyen dune réalisation de soi ou dune transfiguration (une élaboration de la condition pécheresse du sujet, dans une perspective chrétienne). Dans tous les cas, il sagira de lier la douleur à un sens possible, lequel acquerra une dimension morale ou fera ouverture sur un horizon métaphysique, en devenant le moyen par lequel quelque chose se découvre du secret de la condition humaine. Des circulations infinies vont ici sétablir entre domaine physique et domaine moral (douleur physique, souffrance morale, constitution morale de lindividu), entre douleur, condition de mortalité, endurance, résignation, salut, etc.
La constance de linscription de la douleur perçue comme destin de lhomme dans cet horizon métaphysique et moral le montre avec éclat : on change littéralement de monde lorsque prend corps le programme anesthésique, lorsque tendent à simposer les « idéaux » et le système normatif qui sy rattachent. On passe dun monde dans lequel lhomme est appelé à apprendre à faire face à la douleur en lendurant, en lui résistant, en lapprivoisant part intégrante quelle est de son destin à un autre monde dans lequel il est appelé à faire valoir son droit à conduire une existence éloignée de ces épreuves, prémunie contre elles. Dans cette nouvelle configuration, la douleur va, dune manière toujours plus accentuée, perdre son sol métaphysique et moral, en cessant dêtre le terreau dexpériences et dépreuves salutaires, voire constitutives dune valeur de lexistence humaine. Elle va devenir irrelevable dans quelque perspective que ce soit, synonyme de pure désolation, négatif pur et simple, mal pur et simple à éviter et écarter par tous les moyens disponibles.
Une nouvelle normativité prend corps, dont lhorizon est létablissement dun état durable garanti contre le risque dune captation des existences individuelles par lirruption de la douleur. On retrouve ici le motif de la sanctuarisation, de la conquête despaces garantis (le corps propre, en premier lieu) contre toute forme dintrusion inopinée. Nous allons donc adopter toute une série de routines anesthésiques (et pas seulement nous en remettre à la compétence des médecins) avaler une aspirine lorsque nous avons mal à la tête, un anti-inflammatoire lorsque nous souffrons dun lumbago ou dun mal de dents , habitués que nous sommes désormais à considérer les dou-leurs qui surviennent comme des empêchements indus de vivre selon les régularités établies et requises. Vivre avec la douleur, comme on était habitué à le faire dans les mondes traditionnels, nous apparaît aujourdhui comme la pire des perspectives.
Au fond, nous repoussons désormais la douleur et la considérons comme une anomalie, une perturbation illégitime, au même titre que nous rejetons la violence en considérant les manifestations vives comme des écarts dangereux, hors norme. Cette double aversion à la violence vive et à la douleur se manifeste distinctement en tant que partie intégrante du procès de pacification, lorsque nous nous abstenons de participer à des rixes, des émeutes, des guerres, de nous engager dans des guerres proches ou lointaines, de participer à des orgies ou toute autre forme de conduites excessives collectives Cest que, dune part, ce type de manifestation est, dune manière toujours plus catégorique, rejeté dans son principe même par le code civilisé (qui fait du monde en paix, régularisé, un horizon indépassable) et que, de lautre, toute participation à lune dentre-elles nous expose à de douloureux accidents : coups reçus, blessures, mutilations De la même façon que la préservation de notre condition immunitaire suppose que nous jouions pleinement le jeu du monde en paix et que nous adhérions pleinement aux idéaux de « dé-violentisation » des relations sociales et politiques, de la même façon, le renforcement de notre condition anesthésique a pour prémisse nécessaire ladoption dun mode de vie et des stratégies dexistence qui nous accordent le maximum de chance de nous tenir éloignés des grandes douleurs.
En ce sens, notre devenir anesthésique peut se décrire comme équivalent à un processus de pacification et dapaisement de nos relations avec notre propre environnement autant quavec notre propre organisme, une mise sous contrôle (toujours inachevée, mais en bonne voie) de nous-mêmes en tant quêtres vivants exposés à la douleur. Lidéal qui se dégage ici est celui dune reconversion de cette guerre sans fin qui, traditionnellement, nous oppose à notre environnement et à notre chair en une paix perpétuelle, encore fragile, relative, mais dont leffet, en tant que condition nouvelle, est manifeste : dune manière toujours plus « naturelle » (une seconde nature acquise sur fond déloignement de la première qui nous faisait si constamment dolorifères), nous tendons à habiter « confortablement » notre propre corps, à le percevoir comme un îlot de sécurité protégé, un peu à la manière dont cette bourgeoisie du Second Empire quévoque Benjamin dans Paris, capitale du XIXe siècle habitait ses appartements cossus aux murs tapissés détoffes de velours et garnis de molle peluche.
Le renforcement incessant de notre condition anesthésique a pour corollaire la croissance de notre sentiment de confiance dans le monde. Infinie est notre foi en ces dispositifs anesthésiques qui nous autorisent à aller dun cur léger nous faire arracher une dent, opérer dune hernie, voire subir de bien plus sérieuses interventions chirurgicales, comme sil ne sagissait que dinterrompre brièvement le cours de ses activités ordinaires ; infinies sont les capacités des hommes de lart à nous garantir le confort de ce retrait temporaire du monde des vivants et ces complexes interventions dans notre chair qui, en labsence des techniques anesthésiques, seraient impraticables.
Mais cet acquis a une lourde contrepartie là où le procès dinsensibilisation va tendre à coloniser de nouveaux espaces, où notre condition anesthésique va imprégner lensemble de notre rapport au monde. On va voir se développer, avec le passage du plan de la technique à celui de la « morale », un devenir impassible de lindividu contemporain, face à la somme des actions, des faits, des événements susceptibles de laffecter, de lui faire éprouver ces « douleurs de lâme » que sont la crainte, la pitié, la colère, la haine, leffroi, la terreur Un lien indissoluble va sétablir entre le développement de la position de spectateur du monde qui est celle de lindividu contemporain, une position caractérisée par laccès à une capacité de vision démultipliée, illimitée, par son enveloppement par une profusion dimages susceptibles de produire des chocs plus ou moins intenses et le développement de facultés anesthésiques face à ce qui sétablit ainsi comme actualité. Plus nous sommes, en tant que témoins-spectateurs de cette actualité saturée dimages, littéralement enveloppés par le désastre du monde, et plus sintensifie
le processus dinsensibilisation anesthésique ; plus notre condition anesthésique apparaît requise, pour que nous ne soyons pas emportés par le flux des images du désastre, que nous ne succombions pas à une mélancolie (historique) sans fin que nous ne devenions pas, littéralement, fous de la douleur du monde.
Rousseau appelait pitié cette faculté qui nous est donnée de souffrir avec les autres et qui découle de notre « sentiment de lhumanité ». Aujourdhui, notre présence au monde sétablit comme co-présence à une multitude de scènes où séternisent des situations qui heurtent violemment notre sensibilité humanitaire et notre idée du droit, où sont commises des injustices et perpétrés des crimes, où saccroissent sans fin les disparités entre immunisés et démunis. La collision est permanente et dune violence inouïe entre notre « âme sensible » (notre sensibilité juridico-humanitaire) et ce à quoi nous avons à faire face, et dont nous devons nous porter témoins : linsupportable dune telle actualité est reconduit de jour en jour, et que pourtant nous devons bien supporter, tant nos facultés à agir sur le cours des choses pour linfléchir apparaissent réduites, en voie de réduction constante, peut-être.
Notre « sentiment de lhumanité » est, à ce titre, mis à lépreuve sans relâche, avec une intensité que nont jamais connue les sujets dautres théâtres dactualité. Les contemporains du Kant qui les exhortait à se porter activement témoins de leur propre actualité historique pouvaient y trouver, eux, du moins, avec quelques motifs deffroi (la Terreur, les débuts de la « guerre civile européenne »), quelques raisons despérer car il y avait ce « signe dhistoire », irrécusable indice de la permanence du progrès historique et moral, quétait la Révolution française. Orphelins dune telle perspective et dun tel événement-boussole, nous subissons, accablés, le flux dimages qui se succèdent sans senchaîner, chacune venant effacer la précédente, ne constituant la trame daucun récit cohérent, mais produisant, dans ce tohu-bohu des pseudo-événenements éphémères et hétéroclites, cette fatigue du présent qui vient se substituer à la perception dun sens manifeste et tangible de lhistoire.
Là où notre « sentiment de lhumanité » ne peut se tenir à la hauteur de ce quexigerait de nous, en tant que témoins, une telle actualité (du désastre), le processus anesthésique qui nous affecte va permettre dopérer de salutaires déconnexions. Il va nous donner accès au rôle du spectateur perpétuel sans que nous soyons voués à succomber à la mélancolie, à la fureur, à leffroi ou à laccablement. Il va nous autoriser à voir sans avoir, en permanence, les yeux embués de larmes, en conservant notre masque dimpassibilité. Nous parvenons ainsi au terme de ce processus dont Victor Hugo repérait déjà la marque au beau milieu des tourmentes du XIXe siècle, notant laconiquement dans Choses vues : « On pleure moins ».
Cette capacité de voir sans souffrir est lanalogue de celle dont la possibilité est offerte par les techniques de lanesthésie locale ou régionale au sujet qui subit une opération et en observe avec intérêt toutes les étapes, perçoit les sons, voit le chirurgien inciser les chairs, sans que lattention quil porte à la scène qui se déroule dans le théâtre de son propre corps ne soit perturbée par la moindre douleur. Lartiste international Arlan a dailleurs établi tout un protocole de performance filmée à partir de cette opportunité que lui fournit lanesthésie locale : elle se met en scène subissant des opérations de chirurgie esthétique, parlant, déclamant, commentant sous leffet de la morphine. Une figure nouvelle de la souveraineté de lartiste sétablit, liée au risque, au jeu avec la limite, à lexpérimentation sur soi, là où lanesthésie lui permet dassister sans douleur à des transformations affectant son propre corps.
Cest dans un sens tout proche que nos facultés auto-anesthésiques vont tendre à nous permettre, aujourdhui, dassister aux terrifiantes « opérations » dont est le théâtre le corps du monde et dont sont les auteurs ces figures renouvelées du médecin fou Ben Laden dans la « salle dop » ouverte de Manhattan, Poutine en Tchétchénie, Milosevic et sa kyrielle d« assistants » en Bosnie et au Kosovo, Bush en Afghanistan, etc.
Ici, ce qui nous émancipe (des affects qui nous rendent otages du malheur du monde) est aussi ce qui nous enchaîne : cette victoire que nous remportons sur nous-mêmes en renforçant sans cesse nos capacités immunitaires et notre condition anesthésique est aussi notre malédiction. Elle nous éloigne toujours davantage de lhorizon de la communauté. Nous pouvons, à la rigueur, identifier des victimes, soulager ou relever les corps, mais nous sommes plus incapables que jamais de conduire à bien lopération par laquelle notre mouvement vers lautre éprouvé, vaincu ou blessé, le convertirait en semblable et égal, dans un horizon qui serait celui dune recomposition de la communauté politique. Nous sommes frappés dune manière toujours plus constante par ce mal qui sappelle perte de la capacité déprouver laltérité dans des formes singulières, capacité qui est au fondement des mouvements intimes à la faveur desquels lindividu séparé ré-enchaîne sur la communauté.
Cette figure de la tétanie affective nous est au fond très familière : elle a pour emblème le bureaucrate du crime qui, bien loin dêtre un monstre sanglant, tyrannique, barbare, ne fait que pousser à son paroxysme le processus dimpassibilisation et dinsensibilisation. Non seulement son accès à la condition historique anesthésique est la condition de laccomplissement froid et planifié des crimes dont il est linstigateur, lorganisateur ou le perpétrateur, mais de surcroît, dans laprès-coup, il se singularise par son absolue incapacité à sextraire hors de sa forteresse anesthésique, à éprouver face à ses crimes quoi que ce soit qui dévie du sentiment du devoir accompli, de la tâche nécessaire, de labsolue légitimité dactions conduites à couvert de la raison dEtat, de quelque cause sublime ou autorité irrévocable. Ces personnages, dont Eichmann est larchétype, mais dont la liste est interminable (Papon, Milosevic, les organisateurs du génocide rwandais, Pinochet ), apparaissent à loccasion de leurs procès ou de leurs confrontations avec lopinion comme des monstres dinsensibilité un oxymore où se trouvent logées toutes les apories de cette espèce de souveraineté qui installe au cur de laction le chiasme entre la capacité de faire et lincapacité déprouver, le désir de savoir, la faculté de comprendre.
Que les choses soient envisagées du côté du perpétrateur ou de celui du spectateur du malheur du monde, jamais le domaine de lexpérience nest apparu aussi fragile ou menacé quau temps de limmunisation et du devenir anesthésique. Les vivants apparaissent, quils soient des exécutants ou des spectateurs, irrévocablement éloignés de lhorizon dans lequel trouvent un sens des expériences fondamentales qui structurent une condition métaphysique et morale, leur capacité à répondre de leur actualité et à entreprendre des actions dont ils puissent endosser la responsabilité apparaît pro-fondément atteinte.
De même, la naissance, la maladie, la mort cessent dêtre ces points limites de lexpérience quelles sont traditionnellement, et du même coup les balises de notre condition métaphysique : on meurt, à lhôpital, délié de sa propre agonie, on donne la vie, grâce à la péridurale, insensibilisée contre les douleurs de lenfantement, on change de cur, et cette opération technique parfaitement au point est tout, pour son bénéficiaire, sauf une expérience, tant elle « excède [ses] possibilités de représentation » (Jean-Luc Nancy, LIntrus). Plus se poursuit lexpansion du domaine de la non-sensation là où prévalaient, jadis et naguère, de terribles épreuves liées à de grandes douleurs, plus seffondre un pan de lexpérience humaine. Il ne sagit évidemment pas dentretenir la nostalgie radoteuse dun temps où les vives douleurs auraient forgé les tempéraments forts, mais damorcer une approche de ce que peuvent être, pour notre présent et un avenir proche, les conséquences multiples de ce procès damputation esthésique dont nous som-mes les sujets / objets.
Linvention de lanesthésie en tant que dispositif de neutralisation ou de suppression de la douleur va avoir, dans les sociétés modernes, des conséquences en série. En bref, on va voir une technique médicale se hisser au rang de paradigme civilisationnel, sans que, généralement, on mesure tout à fait lampleur des effets de diffusion de ce modèle.
En effet, une rupture marquée se produit dans les sensibilités culturelles dès lors que sont créées les conditions dun retrait massif de la douleur liée aux maladies ou aux accidents, accompagnant
les soins et les opérations au point
quen vienne à être éprouvé en commun quelque chose comme un droit à ne pas souffrir, ou du moins à souffrir (physiquement) le moins possible, à ne pas avoir à éprouver la douleur là où les moyens techniques existent de la supprimer. Il faut noter que, selon cette nouvelle sensibilité partagée, le traitement spécifique de la douleur, délié de tout autre type de prise en charge orientée vers la guérison, est étroitement associé au motif de la dignité mourir sans souffrances inutiles et mourir dans la dignité, cest la même chose. Le traitement de la douleur se voit attribuer le statut, simultanément, de norme culturelle et de valeur morale. Depuis plusieurs décennies, un front de lutte sest établi, sur lequel sont mobilisés les milieux médicaux, les personnels hospitaliers la détermination employée à lutter contre la douleur endurée par les malades étant perçue comme un très sûr indice de civilisation. En France, des milliers de pages se sont écrites, destinées à dénoncer le retard pris par la médecine, notamment hospitalière, dans notre pays, sur ce front, en comparaison avec les pays anglo-saxons.
Notre condition représente une exception remarquable à celle qui a toujours prévalu dans les mondes traditionnels et continue largement à prévaloir parmi les populations moins bien loties. Ce qui a toujours eu cours, jusquà cette interruption due à lélaboration des techniques anesthésiques, cest lidée que la douleur suit lhomme comme son ombre de sa naissance à sa mort, que vivre, cest connaître périodiquement lépreuve de douleurs petites ou grandes, passagères ou durables. La douleur, apparaissant ainsi au même titre que la mort comme lhorizon indépassable de toute condition humaine, fut donc appelée à devenir le creuset dintenses élaborations métaphysiques et morales. On pourra, par exemple, faire de cette passibilité ou imperfection du corps humain (constamment exposé à la douleur) la marque la plus intime de sa condition (de mortel, de créature, de pécheur ) et donc inventer des modes dinvestissement de cette fragilité humaine permettant den renverser, voire den transfigurer le négatif : des jeux de vérité vont se mettre en place, là où un sujet humain est appelé à faire face à sa douleur et à lenvisager comme une épreuve de vie (perspective stoïcienne), voire comme le moyen dune réalisation de soi ou dune transfiguration (une élaboration de la condition pécheresse du sujet, dans une perspective chrétienne). Dans tous les cas, il sagira de lier la douleur à un sens possible, lequel acquerra une dimension morale ou fera ouverture sur un horizon métaphysique, en devenant le moyen par lequel quelque chose se découvre du secret de la condition humaine. Des circulations infinies vont ici sétablir entre domaine physique et domaine moral (douleur physique, souffrance morale, constitution morale de lindividu), entre douleur, condition de mortalité, endurance, résignation, salut, etc.
La constance de linscription de la douleur perçue comme destin de lhomme dans cet horizon métaphysique et moral le montre avec éclat : on change littéralement de monde lorsque prend corps le programme anesthésique, lorsque tendent à simposer les « idéaux » et le système normatif qui sy rattachent. On passe dun monde dans lequel lhomme est appelé à apprendre à faire face à la douleur en lendurant, en lui résistant, en lapprivoisant part intégrante quelle est de son destin à un autre monde dans lequel il est appelé à faire valoir son droit à conduire une existence éloignée de ces épreuves, prémunie contre elles. Dans cette nouvelle configuration, la douleur va, dune manière toujours plus accentuée, perdre son sol métaphysique et moral, en cessant dêtre le terreau dexpériences et dépreuves salutaires, voire constitutives dune valeur de lexistence humaine. Elle va devenir irrelevable dans quelque perspective que ce soit, synonyme de pure désolation, négatif pur et simple, mal pur et simple à éviter et écarter par tous les moyens disponibles.
Une nouvelle normativité prend corps, dont lhorizon est létablissement dun état durable garanti contre le risque dune captation des existences individuelles par lirruption de la douleur. On retrouve ici le motif de la sanctuarisation, de la conquête despaces garantis (le corps propre, en premier lieu) contre toute forme dintrusion inopinée. Nous allons donc adopter toute une série de routines anesthésiques (et pas seulement nous en remettre à la compétence des médecins) avaler une aspirine lorsque nous avons mal à la tête, un anti-inflammatoire lorsque nous souffrons dun lumbago ou dun mal de dents , habitués que nous sommes désormais à considérer les dou-leurs qui surviennent comme des empêchements indus de vivre selon les régularités établies et requises. Vivre avec la douleur, comme on était habitué à le faire dans les mondes traditionnels, nous apparaît aujourdhui comme la pire des perspectives.
Au fond, nous repoussons désormais la douleur et la considérons comme une anomalie, une perturbation illégitime, au même titre que nous rejetons la violence en considérant les manifestations vives comme des écarts dangereux, hors norme. Cette double aversion à la violence vive et à la douleur se manifeste distinctement en tant que partie intégrante du procès de pacification, lorsque nous nous abstenons de participer à des rixes, des émeutes, des guerres, de nous engager dans des guerres proches ou lointaines, de participer à des orgies ou toute autre forme de conduites excessives collectives Cest que, dune part, ce type de manifestation est, dune manière toujours plus catégorique, rejeté dans son principe même par le code civilisé (qui fait du monde en paix, régularisé, un horizon indépassable) et que, de lautre, toute participation à lune dentre-elles nous expose à de douloureux accidents : coups reçus, blessures, mutilations De la même façon que la préservation de notre condition immunitaire suppose que nous jouions pleinement le jeu du monde en paix et que nous adhérions pleinement aux idéaux de « dé-violentisation » des relations sociales et politiques, de la même façon, le renforcement de notre condition anesthésique a pour prémisse nécessaire ladoption dun mode de vie et des stratégies dexistence qui nous accordent le maximum de chance de nous tenir éloignés des grandes douleurs.
En ce sens, notre devenir anesthésique peut se décrire comme équivalent à un processus de pacification et dapaisement de nos relations avec notre propre environnement autant quavec notre propre organisme, une mise sous contrôle (toujours inachevée, mais en bonne voie) de nous-mêmes en tant quêtres vivants exposés à la douleur. Lidéal qui se dégage ici est celui dune reconversion de cette guerre sans fin qui, traditionnellement, nous oppose à notre environnement et à notre chair en une paix perpétuelle, encore fragile, relative, mais dont leffet, en tant que condition nouvelle, est manifeste : dune manière toujours plus « naturelle » (une seconde nature acquise sur fond déloignement de la première qui nous faisait si constamment dolorifères), nous tendons à habiter « confortablement » notre propre corps, à le percevoir comme un îlot de sécurité protégé, un peu à la manière dont cette bourgeoisie du Second Empire quévoque Benjamin dans Paris, capitale du XIXe siècle habitait ses appartements cossus aux murs tapissés détoffes de velours et garnis de molle peluche.
Le renforcement incessant de notre condition anesthésique a pour corollaire la croissance de notre sentiment de confiance dans le monde. Infinie est notre foi en ces dispositifs anesthésiques qui nous autorisent à aller dun cur léger nous faire arracher une dent, opérer dune hernie, voire subir de bien plus sérieuses interventions chirurgicales, comme sil ne sagissait que dinterrompre brièvement le cours de ses activités ordinaires ; infinies sont les capacités des hommes de lart à nous garantir le confort de ce retrait temporaire du monde des vivants et ces complexes interventions dans notre chair qui, en labsence des techniques anesthésiques, seraient impraticables.
Mais cet acquis a une lourde contrepartie là où le procès dinsensibilisation va tendre à coloniser de nouveaux espaces, où notre condition anesthésique va imprégner lensemble de notre rapport au monde. On va voir se développer, avec le passage du plan de la technique à celui de la « morale », un devenir impassible de lindividu contemporain, face à la somme des actions, des faits, des événements susceptibles de laffecter, de lui faire éprouver ces « douleurs de lâme » que sont la crainte, la pitié, la colère, la haine, leffroi, la terreur Un lien indissoluble va sétablir entre le développement de la position de spectateur du monde qui est celle de lindividu contemporain, une position caractérisée par laccès à une capacité de vision démultipliée, illimitée, par son enveloppement par une profusion dimages susceptibles de produire des chocs plus ou moins intenses et le développement de facultés anesthésiques face à ce qui sétablit ainsi comme actualité. Plus nous sommes, en tant que témoins-spectateurs de cette actualité saturée dimages, littéralement enveloppés par le désastre du monde, et plus sintensifie
le processus dinsensibilisation anesthésique ; plus notre condition anesthésique apparaît requise, pour que nous ne soyons pas emportés par le flux des images du désastre, que nous ne succombions pas à une mélancolie (historique) sans fin que nous ne devenions pas, littéralement, fous de la douleur du monde.
Rousseau appelait pitié cette faculté qui nous est donnée de souffrir avec les autres et qui découle de notre « sentiment de lhumanité ». Aujourdhui, notre présence au monde sétablit comme co-présence à une multitude de scènes où séternisent des situations qui heurtent violemment notre sensibilité humanitaire et notre idée du droit, où sont commises des injustices et perpétrés des crimes, où saccroissent sans fin les disparités entre immunisés et démunis. La collision est permanente et dune violence inouïe entre notre « âme sensible » (notre sensibilité juridico-humanitaire) et ce à quoi nous avons à faire face, et dont nous devons nous porter témoins : linsupportable dune telle actualité est reconduit de jour en jour, et que pourtant nous devons bien supporter, tant nos facultés à agir sur le cours des choses pour linfléchir apparaissent réduites, en voie de réduction constante, peut-être.
Notre « sentiment de lhumanité » est, à ce titre, mis à lépreuve sans relâche, avec une intensité que nont jamais connue les sujets dautres théâtres dactualité. Les contemporains du Kant qui les exhortait à se porter activement témoins de leur propre actualité historique pouvaient y trouver, eux, du moins, avec quelques motifs deffroi (la Terreur, les débuts de la « guerre civile européenne »), quelques raisons despérer car il y avait ce « signe dhistoire », irrécusable indice de la permanence du progrès historique et moral, quétait la Révolution française. Orphelins dune telle perspective et dun tel événement-boussole, nous subissons, accablés, le flux dimages qui se succèdent sans senchaîner, chacune venant effacer la précédente, ne constituant la trame daucun récit cohérent, mais produisant, dans ce tohu-bohu des pseudo-événenements éphémères et hétéroclites, cette fatigue du présent qui vient se substituer à la perception dun sens manifeste et tangible de lhistoire.
Là où notre « sentiment de lhumanité » ne peut se tenir à la hauteur de ce quexigerait de nous, en tant que témoins, une telle actualité (du désastre), le processus anesthésique qui nous affecte va permettre dopérer de salutaires déconnexions. Il va nous donner accès au rôle du spectateur perpétuel sans que nous soyons voués à succomber à la mélancolie, à la fureur, à leffroi ou à laccablement. Il va nous autoriser à voir sans avoir, en permanence, les yeux embués de larmes, en conservant notre masque dimpassibilité. Nous parvenons ainsi au terme de ce processus dont Victor Hugo repérait déjà la marque au beau milieu des tourmentes du XIXe siècle, notant laconiquement dans Choses vues : « On pleure moins ».
Cette capacité de voir sans souffrir est lanalogue de celle dont la possibilité est offerte par les techniques de lanesthésie locale ou régionale au sujet qui subit une opération et en observe avec intérêt toutes les étapes, perçoit les sons, voit le chirurgien inciser les chairs, sans que lattention quil porte à la scène qui se déroule dans le théâtre de son propre corps ne soit perturbée par la moindre douleur. Lartiste international Arlan a dailleurs établi tout un protocole de performance filmée à partir de cette opportunité que lui fournit lanesthésie locale : elle se met en scène subissant des opérations de chirurgie esthétique, parlant, déclamant, commentant sous leffet de la morphine. Une figure nouvelle de la souveraineté de lartiste sétablit, liée au risque, au jeu avec la limite, à lexpérimentation sur soi, là où lanesthésie lui permet dassister sans douleur à des transformations affectant son propre corps.
Cest dans un sens tout proche que nos facultés auto-anesthésiques vont tendre à nous permettre, aujourdhui, dassister aux terrifiantes « opérations » dont est le théâtre le corps du monde et dont sont les auteurs ces figures renouvelées du médecin fou Ben Laden dans la « salle dop » ouverte de Manhattan, Poutine en Tchétchénie, Milosevic et sa kyrielle d« assistants » en Bosnie et au Kosovo, Bush en Afghanistan, etc.
Ici, ce qui nous émancipe (des affects qui nous rendent otages du malheur du monde) est aussi ce qui nous enchaîne : cette victoire que nous remportons sur nous-mêmes en renforçant sans cesse nos capacités immunitaires et notre condition anesthésique est aussi notre malédiction. Elle nous éloigne toujours davantage de lhorizon de la communauté. Nous pouvons, à la rigueur, identifier des victimes, soulager ou relever les corps, mais nous sommes plus incapables que jamais de conduire à bien lopération par laquelle notre mouvement vers lautre éprouvé, vaincu ou blessé, le convertirait en semblable et égal, dans un horizon qui serait celui dune recomposition de la communauté politique. Nous sommes frappés dune manière toujours plus constante par ce mal qui sappelle perte de la capacité déprouver laltérité dans des formes singulières, capacité qui est au fondement des mouvements intimes à la faveur desquels lindividu séparé ré-enchaîne sur la communauté.
Cette figure de la tétanie affective nous est au fond très familière : elle a pour emblème le bureaucrate du crime qui, bien loin dêtre un monstre sanglant, tyrannique, barbare, ne fait que pousser à son paroxysme le processus dimpassibilisation et dinsensibilisation. Non seulement son accès à la condition historique anesthésique est la condition de laccomplissement froid et planifié des crimes dont il est linstigateur, lorganisateur ou le perpétrateur, mais de surcroît, dans laprès-coup, il se singularise par son absolue incapacité à sextraire hors de sa forteresse anesthésique, à éprouver face à ses crimes quoi que ce soit qui dévie du sentiment du devoir accompli, de la tâche nécessaire, de labsolue légitimité dactions conduites à couvert de la raison dEtat, de quelque cause sublime ou autorité irrévocable. Ces personnages, dont Eichmann est larchétype, mais dont la liste est interminable (Papon, Milosevic, les organisateurs du génocide rwandais, Pinochet ), apparaissent à loccasion de leurs procès ou de leurs confrontations avec lopinion comme des monstres dinsensibilité un oxymore où se trouvent logées toutes les apories de cette espèce de souveraineté qui installe au cur de laction le chiasme entre la capacité de faire et lincapacité déprouver, le désir de savoir, la faculté de comprendre.
Que les choses soient envisagées du côté du perpétrateur ou de celui du spectateur du malheur du monde, jamais le domaine de lexpérience nest apparu aussi fragile ou menacé quau temps de limmunisation et du devenir anesthésique. Les vivants apparaissent, quils soient des exécutants ou des spectateurs, irrévocablement éloignés de lhorizon dans lequel trouvent un sens des expériences fondamentales qui structurent une condition métaphysique et morale, leur capacité à répondre de leur actualité et à entreprendre des actions dont ils puissent endosser la responsabilité apparaît pro-fondément atteinte.
De même, la naissance, la maladie, la mort cessent dêtre ces points limites de lexpérience quelles sont traditionnellement, et du même coup les balises de notre condition métaphysique : on meurt, à lhôpital, délié de sa propre agonie, on donne la vie, grâce à la péridurale, insensibilisée contre les douleurs de lenfantement, on change de cur, et cette opération technique parfaitement au point est tout, pour son bénéficiaire, sauf une expérience, tant elle « excède [ses] possibilités de représentation » (Jean-Luc Nancy, LIntrus). Plus se poursuit lexpansion du domaine de la non-sensation là où prévalaient, jadis et naguère, de terribles épreuves liées à de grandes douleurs, plus seffondre un pan de lexpérience humaine. Il ne sagit évidemment pas dentretenir la nostalgie radoteuse dun temps où les vives douleurs auraient forgé les tempéraments forts, mais damorcer une approche de ce que peuvent être, pour notre présent et un avenir proche, les conséquences multiples de ce procès damputation esthésique dont nous som-mes les sujets / objets.
Philosophe, auteur de nombreux ouvrages dont Pour en finir avec les prisons aux éditions la Fabrique (2001, 12 E)