Sortie du DVD de Notre Monde
Notre Monde Notre Monde (2013, 119') un film de Thomas LacosteRassemblant plus de 35 intervenants, philosophes, sociologues, économistes, magistrats, médecins, universitaires et écrivains, Notre Monde propose un espace dexpression pour travailler, comme nous y enjoint JeanLuc Nancy à « une pensée commune ». Plus encore quun libre espace de parole, Notre Monde sappuie sur un ensemble foisonnant de propositions concrètes pour agir comme un rappel essentiel, individuel et collectif : « faites de la politique » et de préférence autrement.
Retour
© Passant n°42 [septembre 2002 - octobre 2002]
© Passant n°42 [septembre 2002 - octobre 2002]
par Fabien Jobard
Imprimer l'articleQuartier disciplinaire
Parfois, la prison sort du silence. Les instants de brève lumière portée sur ce lieu dombre sont toujours mûs par le spectaculaire : une révolte de détenus, le cri dindignation dune infirmière, une bataille féroce entre CRS et surveillants à lintérieur des murs, sous les cris sauvages des détenus. Moments deffervescence qui, après la fièvre, la laissent replonger dans son ordinaire. Lordinaire de la prison, Michel Foucault en décrivit mieux que tout autre le projet. Dans lhistoire de la peine, dans lhistoire du pouvoir de punir, la prison a évincé le supplice, celui qui marquait le corps, en arrachait la douleur, et offrait cette douleur au peuple dans un cérémonial de souveraineté où, en place publique, le roi triomphait du condamné, son ennemi. La prison sest dressée comme une autre technologie de pouvoir. Elle se dérobe au regard. Les condamnés ne sont plus astreints à la souffrance, mais à la discipline. Leurs corps ne portent plus la marque du fer, mais la trace du dressage. Douceur des peines, qui veut des corps dociles. Plus de supplice, de lexercice : le lever, le coucher, la promenade, le travail carcéral faire chaque jour la preuve que lon est apte à sortir de la prison, à regagner la société. Cette action sur le corps est une action violente, car, sous la menace de suppléments de peine (le mitard, la privation de parloir, de promenades, de douches), elle agit sur le corps, devenu lieu de forces productives. Ce corps dont le condamné na su maîtriser les passions ni les aspirations, ce corps qui amena lindividu à commettre linfraction, la prison entreprend non plus de le frapper et le faire souffrir, mais, à lécart de la société, de le préparer à y revenir, en le corrigeant, le redressant, le domestiquant. La prison est un « dispositif », une « technologie politique des corps » qui se les approprient dans le silence de ses règlements pour les renvoyer dociles à la société.
Voilà le projet de la prison. Voilà aussi le résumé de son échec, « le grand échec de la justice pénale ». La prison, loin de produire docilité et sagesse, fabrique essentiellement de la récidive, un peu plus de perte, de désocialisation, de professionnalisation, aussi, à la carrière délinquante ou criminelle. Ses murs mêmes cachent le contraire de son projet. Ils noffrent pas refuge à la discipline : ils abritent le désordre, la privation, la dépendance médicamenteuse, les coups. La ruse du dispositif, disait Foucault, cest bien justement que la prison fabrique le contraire de son ambition. Elle met à la disposition des classes dominantes des individus que leurs corps mal redressés par la prison destinent encore à la prison, qui soffrent ainsi à la surveillance, au maillage plus étroit du pouvoir sur eux, au contrôle social par le contrôle enfin assuré des marges de la société. Ce cycle incessant de production et de perpétuation des « illégalismes » permet le jeu reclus de la prison, de la police et des « délinquants », qui aux marges de la société permettent le développement de cette dernière, y compris en ses illégalités non contrôlées (la corruption, labus de bien social, la concussion, le délit dinitié ). La prison a bel et bien réussi. Elle produit des individus mal dressés, affirme la discipline comme premier dispositif social, et infiltre le pouvoir de la société jusquen ses marges indociles.
Le cur du dispositif, sa mesure, cest le corps discipliné, le corps sans marque, le corps dressé. Mais que se passe-t-il lorsque la prison semble échou-er trop manifestement ? Lors-quelle ne rend pas un corps indocile à la société, mais lorsque lindividu enfermé décède ? La prison, ladministration carcérale, ladministration judiciaire déploient alors un protocole médico-légal, nécessaire à la recherche des causes du décès. Le corps défunt soffre à la lecture des médecins et, éventuellement, des juges. La justice et la police se penchent alors sur ce qui résume la prison, ce qui la fige ; sur le corps. Dans le cas que lon va lire, ce retournement du rapport de la prison à son objet, qui se déroule dordinaire dans le silence des routines administratives, a rompu le silence.
Le 6 janvier 2000, Zamani Derni, âgé de 24 ans, fut incarcéré à la maison darrêt dAngers, où sa famille réside, pour y purger une peine de quatre mois demprisonnement ferme. Très vite, la commission de discipline de la prison dAngers décida son placement en quartier disciplinaire (en mitard), puis son transfert à la maison darrêt de Nantes, dès le 18 janvier. Le lendemain de son arrivée à Nantes, un nouvel incident amena la direction à le placer huit jours durant au mitard, dont il sortit le 27. Le 8 février, au matin, il se rendit coupable dune agression au couteau de cantine à lencontre dun surveillant. Sept ou huit surveillants le maîtrisèrent, pour lamener, à nouveau, au mitard. A midi, un premier médecin, de SOS Médecins, lui rendit visite, qui notait son état légèrement apathique et, aux poignets, des traces érythémateuses, au visage, un hématome violacé pouvant remonter à 48 heures. Un nouveau médecin le visita, à 14h30, qui rendit compte dun « état de dangerosité immédiat pour autrui et pour lui-même », dû notamment à des épisodes délirants dallure paranoïde et demanda de ce fait son placement hospitalier immédiat, une hospitalisation doffice qui exige laval dun autre médecin, comme le précise larticle D-398 du Code de procédure pénale. De fait, à 16 heures, un médecin généraliste se rendit dans sa cellule et approuva le diagnostic de son confrère, tout en notant que Z. Derni était porteur de nombreuses traces ecchymotiques et dun dème au visage « témoignant de sa violence contre lui-même ». Ce médecin effectua ensuite sa visite auprès de détenus qui exigeaient ses soins puis, avant de quitter létablissement, fut appelé par les surveillants à vérifier par lilleton la cellule de M. Derni. A 17 heures, Zamani Derni fut découvert pendu à un barreau de la grille daération, au moyen dun drap noué. Il fut déclaré mort à 17h45.
Sengagea alors la prise en charge bureaucratique de ce corps sans vie. La famille fut avertie, froidement, sans condoléances, par le directeur de létablissement, au téléphone, que Zamani sétait pendu. Elle ne put voir le corps tout de suite. Lune de ses surs rapporta même, au cours dune interview radiophonique, quelques jours plus tard, que le corps avait, en quelque sorte, disparu. Nul ne savait où il se trouvait : ni le directeur de la prison, ni la préfecture, ni le centre hospitalier de Nantes. La maison darrêt disait ne pas disposer de chambre mortuaire, lHôtel Dieu de Nantes disait ne pas disposer du corps. Le corps décédé devint durant de longues heures corps disparu.
Ce nest semble-t-il quau troisième jour du décès que la famille put se rendre auprès du corps. La famille rapporte avoir entendu la juge dinstruction, le même jour, lui lire dans son bureau le rapport dautopsie, expertise automatiquement requise lorsque pèse une incertitude sur les causes de la mort. Patiemment, la magistrate lut le rapport qui, comme tout document de la sorte, détaille les opérations effectuées sur le cadavre et le relevé des conclusions. Le corps décédé devenait texte médical. Lecture fut donnée des étapes de lintervention médico-légale : le temps « thoracico-abdominal » (lincision part de la fourchette sternale et descend au pu-bis ), le temps « cervico-encéphalique » (lincision dune oreille à lautre, pour récliner le scalpe en deux valves ), le temps « cervical » (lincision initiale est poursuivie vers la pointe du menton ). La juge dinstruction demanda à la famille dassurer de lidentité du corps en détaillant le poids des différents organes prélevés par le médecin légiste. Cette froide lecture administrée à la famille lui apparut comme la manière pour ladministration pénale de sassurer, sur un mode spectaculairement morbide, de la réalité de la mort, de la valider, par lhébétude de lécoute du rapport dautopsie. La juge rendit compte, également, des conclusions du rapport, selon lequel aucune trace suspecte nétait notée, hormis une petite ecchymose sur la paupière gauche et une discrète éraflure sur lune des pommettes. Aucun indice nétait apporté pouvant suspecter de violences portées à la victime. La mort de M. Derni, concluait le rapport, était due à une asphyxie en rapport avec lacte de pendaison.
La mort, dont le protocole médico-légal voulait assurer la justice pénale, résistait cependant, et ce de manière tout à fait inhabituelle. Lorsque lun des frères du défunt sétait rendu à la morgue, il avait noté tout un ensemble de traces de coups suspectes, nombreuses et violentes. Aussi, à linsu du personnel hospitalier, lune des surs filma et photographia le corps. La famille dit avoir alors montré les photographies à la juge dinstruction, qui se raidit à la vision des clichés. La famille, qui sassura les conseils dun avocat, exigea une contre-autopsie. Entre-temps, un comité de soutien sétait formé, avec le concours de lassocia-
tion nantaise Bien jouer, mais aussi
du Mouvement immigration-banlieue (MIB), de la LDH, de lOIP, du SCALP : des manifestations furent organisées, lecture fut publiquement donnée dune lettre quavait reçue la mère le lendemain du décès, une lettre de Zamani : « Je técris cette letre car jai bien reçut ta lettre qui ma fait très plaisir [ ]. Jai reçu ta lettre qui va me remonter le morale toi yéma que jaime [ ]. Jespère que les parloirs von être bien et pouvoir te serrer fort dans mes bras. Allez yéma je taime, et passe le grand bonjour à la famille. Je tembrasse fort. Ton fils Zamani qui taime ». Cette lettre sopposait au rapport dautopsie, comme la chaleur du témoignage à la froideur de la lecture du rapport. La lettre opposait un démenti à la mort quenregistrait la routine de son traitement bureaucratique. Elle rappelait lespoir de lenfant, soulignait son désir de vie, sopposait au suicide. Les photographies plaidaient pour une mort administrée, intentionnellement ou non, par autrui. La famille demanda une contre-expertise médico-légale.
Le corps se voyait ainsi déchiré. Dun côté, les exigences de lautopsie, qui appelaient son maintien en chambre froide, son maintien à lécart, son appropriation par la bureaucratie médico-légale. De lautre, les exigences du deuil, qui appelaient le retour du corps en sa famille, sa mise en bière, lultime cérémonie religieuse. Musulmans, les parents vou-laient bien sûr, pour sassurer de son âme, quil fût porté en terre avant le quarantième jour du deuil. Le 28 février, lavocat de la famille linforma que le rapport était prêt, mais nétait pas disponible. La famille, le comité de soutien, voulaient justice, et le criaient : ils occupèrent le Palais de justice de Nantes, sen firent expulser par les policiers, participèrent à La Défense à une manifestation contre les Assises de la citoyenneté de Mme Aubry, organisèrent des défilés dans la ville de Nantes, firent circuler une pétition. Ladministration judiciaire, sans produire le rapport convoité, déclarait tenir le corps à la disposition de la famille, pour lenterrement. Mais la famille résista : elle tenait à la confrontation du corps décédé au rapport dautopsie et sassura du soutien des hadjis, qui disaient avoir prié pour Zamani, que son âme avait gagné le ciel. Le corps restait en chambre froide, demeurait le lieu du témoignage.
Cest lors dune manifestation organisée par la famille et le comité « Justice pour Zamani » que le rapport dautopsie fut enfin transmis à lavocat, le 29 mars, trente-sept jours après le décès, trois jours avant la clôture du deuil. Le second rapport relevait dautres traces ecchymotiques et se montrait plus prudent : la mort était due à une asphyxie compatible avec une pendaison, les marques pou-vaient être le résultat des convulsions cathartiques du corps évanoui. Mais la preuve véritable de la pendaison nétait pas livrée. Ne sont pas approfondies les contorsions prodigieuses nécessaires à un individu de la taille et de la carrure de Zamani Derni pour, dans un état que les médecins avaient jugé très affaibli, nouer des draps, se pendre au sein dune cellule de mitard pourtant aménagée contre ce type daction, se pendre et attendre
la mort, par étouffement progressif, puisque rien ne mentionne que les cervicales aient été brisées.
La famille se réappropria enfin le corps physique. Le corps-texte, lui, restait ouvert à nombre de lectures possibles quant aux causes de la mort. Sur les conseils de son avocat, Me Boezec, elle porta plainte, avec constitution de partie civile, pour « homicide involontaire ». La jurisprudence de la Cour de cassation énonce, en effet, que le défaut de surveillance dune personne en état de fragilité évidente est considéré comme négligence fautive. Elle pose ainsi quun défaut de surveillance à légard dune personne repérée comme encline à la violence contre soi (et les médecins en avaient fait le diagnostic lors de leurs visites) nappelle pas la recherche dun lien direct et immédiat entre la faute et le dommage, entre la faute et la mort. En lespèce, que les draps furent laissés au détenu, malgré les appréciations des médecins, relevait dune faute ; et que cette faute était constitutive dun homicide involontaire, homicide par imprudence ou négligence.
Lenquête souvrit. Une dernière expertise médicale (dont lauteur nétait autre que celui du premier rapport) fut réalisée à partir des conclusions des deux premières. Le corps du défunt reposait. Ne restaient que les témoignages, enregistrés par la police ; témoignages des médecins, qui ne pouvaient trancher, des détenus, peu fiables ; des surveillants. Le 28 juin 2002, une ordonnance de non-lieu fut rendue : « les diverses investigations diligentées dans le cadre de linformation judiciaire nont pas permis dattribuer au décès de M. Zamani Derni une origine criminelle ou délictuelle ».
Il existe ainsi un au-delà de la prison, de ce dispositif de discipline, qua révélé laction civile, laction politique, de la famille Derni. Cet au-delà prolonge les menées disciplinaires visant le corps incarcéré, le corps condamné, en le maintenant objet denquête. Ladmi-nistration judiciaire, recherchant les causes de la mort, maintient le corps en son protocole. Il y a, pourtant, une différence de taille. Ladministration, en loccurrence, semblait vouloir rendre le corps du défunt à la famille, tandis que celle-ci insistait pour le maintenir à la disposition du protocole médico-légal, le maintenir disponible à la lecture qui pouvait en être faite. Aux yeux de la famille, lautorité judiciaire semblait craindre le corps défunt et voulait le restituer, pour lenterrer, aux autorités religieuses. Le détenu, décédé, semblait disposer dune force dont, vivant, il était privé : celle du témoignage, celle de la marque, quil portait, de la prison. Cest tout le livre de la prison et, au-delà, de ces existences condamnées, qui souvre à même le corps. Ce livre quil fallait enterrer portait trop évidemment la trace des supplices de la violence sociale.
Voilà le projet de la prison. Voilà aussi le résumé de son échec, « le grand échec de la justice pénale ». La prison, loin de produire docilité et sagesse, fabrique essentiellement de la récidive, un peu plus de perte, de désocialisation, de professionnalisation, aussi, à la carrière délinquante ou criminelle. Ses murs mêmes cachent le contraire de son projet. Ils noffrent pas refuge à la discipline : ils abritent le désordre, la privation, la dépendance médicamenteuse, les coups. La ruse du dispositif, disait Foucault, cest bien justement que la prison fabrique le contraire de son ambition. Elle met à la disposition des classes dominantes des individus que leurs corps mal redressés par la prison destinent encore à la prison, qui soffrent ainsi à la surveillance, au maillage plus étroit du pouvoir sur eux, au contrôle social par le contrôle enfin assuré des marges de la société. Ce cycle incessant de production et de perpétuation des « illégalismes » permet le jeu reclus de la prison, de la police et des « délinquants », qui aux marges de la société permettent le développement de cette dernière, y compris en ses illégalités non contrôlées (la corruption, labus de bien social, la concussion, le délit dinitié ). La prison a bel et bien réussi. Elle produit des individus mal dressés, affirme la discipline comme premier dispositif social, et infiltre le pouvoir de la société jusquen ses marges indociles.
Le cur du dispositif, sa mesure, cest le corps discipliné, le corps sans marque, le corps dressé. Mais que se passe-t-il lorsque la prison semble échou-er trop manifestement ? Lors-quelle ne rend pas un corps indocile à la société, mais lorsque lindividu enfermé décède ? La prison, ladministration carcérale, ladministration judiciaire déploient alors un protocole médico-légal, nécessaire à la recherche des causes du décès. Le corps défunt soffre à la lecture des médecins et, éventuellement, des juges. La justice et la police se penchent alors sur ce qui résume la prison, ce qui la fige ; sur le corps. Dans le cas que lon va lire, ce retournement du rapport de la prison à son objet, qui se déroule dordinaire dans le silence des routines administratives, a rompu le silence.
Le 6 janvier 2000, Zamani Derni, âgé de 24 ans, fut incarcéré à la maison darrêt dAngers, où sa famille réside, pour y purger une peine de quatre mois demprisonnement ferme. Très vite, la commission de discipline de la prison dAngers décida son placement en quartier disciplinaire (en mitard), puis son transfert à la maison darrêt de Nantes, dès le 18 janvier. Le lendemain de son arrivée à Nantes, un nouvel incident amena la direction à le placer huit jours durant au mitard, dont il sortit le 27. Le 8 février, au matin, il se rendit coupable dune agression au couteau de cantine à lencontre dun surveillant. Sept ou huit surveillants le maîtrisèrent, pour lamener, à nouveau, au mitard. A midi, un premier médecin, de SOS Médecins, lui rendit visite, qui notait son état légèrement apathique et, aux poignets, des traces érythémateuses, au visage, un hématome violacé pouvant remonter à 48 heures. Un nouveau médecin le visita, à 14h30, qui rendit compte dun « état de dangerosité immédiat pour autrui et pour lui-même », dû notamment à des épisodes délirants dallure paranoïde et demanda de ce fait son placement hospitalier immédiat, une hospitalisation doffice qui exige laval dun autre médecin, comme le précise larticle D-398 du Code de procédure pénale. De fait, à 16 heures, un médecin généraliste se rendit dans sa cellule et approuva le diagnostic de son confrère, tout en notant que Z. Derni était porteur de nombreuses traces ecchymotiques et dun dème au visage « témoignant de sa violence contre lui-même ». Ce médecin effectua ensuite sa visite auprès de détenus qui exigeaient ses soins puis, avant de quitter létablissement, fut appelé par les surveillants à vérifier par lilleton la cellule de M. Derni. A 17 heures, Zamani Derni fut découvert pendu à un barreau de la grille daération, au moyen dun drap noué. Il fut déclaré mort à 17h45.
Sengagea alors la prise en charge bureaucratique de ce corps sans vie. La famille fut avertie, froidement, sans condoléances, par le directeur de létablissement, au téléphone, que Zamani sétait pendu. Elle ne put voir le corps tout de suite. Lune de ses surs rapporta même, au cours dune interview radiophonique, quelques jours plus tard, que le corps avait, en quelque sorte, disparu. Nul ne savait où il se trouvait : ni le directeur de la prison, ni la préfecture, ni le centre hospitalier de Nantes. La maison darrêt disait ne pas disposer de chambre mortuaire, lHôtel Dieu de Nantes disait ne pas disposer du corps. Le corps décédé devint durant de longues heures corps disparu.
Ce nest semble-t-il quau troisième jour du décès que la famille put se rendre auprès du corps. La famille rapporte avoir entendu la juge dinstruction, le même jour, lui lire dans son bureau le rapport dautopsie, expertise automatiquement requise lorsque pèse une incertitude sur les causes de la mort. Patiemment, la magistrate lut le rapport qui, comme tout document de la sorte, détaille les opérations effectuées sur le cadavre et le relevé des conclusions. Le corps décédé devenait texte médical. Lecture fut donnée des étapes de lintervention médico-légale : le temps « thoracico-abdominal » (lincision part de la fourchette sternale et descend au pu-bis ), le temps « cervico-encéphalique » (lincision dune oreille à lautre, pour récliner le scalpe en deux valves ), le temps « cervical » (lincision initiale est poursuivie vers la pointe du menton ). La juge dinstruction demanda à la famille dassurer de lidentité du corps en détaillant le poids des différents organes prélevés par le médecin légiste. Cette froide lecture administrée à la famille lui apparut comme la manière pour ladministration pénale de sassurer, sur un mode spectaculairement morbide, de la réalité de la mort, de la valider, par lhébétude de lécoute du rapport dautopsie. La juge rendit compte, également, des conclusions du rapport, selon lequel aucune trace suspecte nétait notée, hormis une petite ecchymose sur la paupière gauche et une discrète éraflure sur lune des pommettes. Aucun indice nétait apporté pouvant suspecter de violences portées à la victime. La mort de M. Derni, concluait le rapport, était due à une asphyxie en rapport avec lacte de pendaison.
La mort, dont le protocole médico-légal voulait assurer la justice pénale, résistait cependant, et ce de manière tout à fait inhabituelle. Lorsque lun des frères du défunt sétait rendu à la morgue, il avait noté tout un ensemble de traces de coups suspectes, nombreuses et violentes. Aussi, à linsu du personnel hospitalier, lune des surs filma et photographia le corps. La famille dit avoir alors montré les photographies à la juge dinstruction, qui se raidit à la vision des clichés. La famille, qui sassura les conseils dun avocat, exigea une contre-autopsie. Entre-temps, un comité de soutien sétait formé, avec le concours de lassocia-
tion nantaise Bien jouer, mais aussi
du Mouvement immigration-banlieue (MIB), de la LDH, de lOIP, du SCALP : des manifestations furent organisées, lecture fut publiquement donnée dune lettre quavait reçue la mère le lendemain du décès, une lettre de Zamani : « Je técris cette letre car jai bien reçut ta lettre qui ma fait très plaisir [ ]. Jai reçu ta lettre qui va me remonter le morale toi yéma que jaime [ ]. Jespère que les parloirs von être bien et pouvoir te serrer fort dans mes bras. Allez yéma je taime, et passe le grand bonjour à la famille. Je tembrasse fort. Ton fils Zamani qui taime ». Cette lettre sopposait au rapport dautopsie, comme la chaleur du témoignage à la froideur de la lecture du rapport. La lettre opposait un démenti à la mort quenregistrait la routine de son traitement bureaucratique. Elle rappelait lespoir de lenfant, soulignait son désir de vie, sopposait au suicide. Les photographies plaidaient pour une mort administrée, intentionnellement ou non, par autrui. La famille demanda une contre-expertise médico-légale.
Le corps se voyait ainsi déchiré. Dun côté, les exigences de lautopsie, qui appelaient son maintien en chambre froide, son maintien à lécart, son appropriation par la bureaucratie médico-légale. De lautre, les exigences du deuil, qui appelaient le retour du corps en sa famille, sa mise en bière, lultime cérémonie religieuse. Musulmans, les parents vou-laient bien sûr, pour sassurer de son âme, quil fût porté en terre avant le quarantième jour du deuil. Le 28 février, lavocat de la famille linforma que le rapport était prêt, mais nétait pas disponible. La famille, le comité de soutien, voulaient justice, et le criaient : ils occupèrent le Palais de justice de Nantes, sen firent expulser par les policiers, participèrent à La Défense à une manifestation contre les Assises de la citoyenneté de Mme Aubry, organisèrent des défilés dans la ville de Nantes, firent circuler une pétition. Ladministration judiciaire, sans produire le rapport convoité, déclarait tenir le corps à la disposition de la famille, pour lenterrement. Mais la famille résista : elle tenait à la confrontation du corps décédé au rapport dautopsie et sassura du soutien des hadjis, qui disaient avoir prié pour Zamani, que son âme avait gagné le ciel. Le corps restait en chambre froide, demeurait le lieu du témoignage.
Cest lors dune manifestation organisée par la famille et le comité « Justice pour Zamani » que le rapport dautopsie fut enfin transmis à lavocat, le 29 mars, trente-sept jours après le décès, trois jours avant la clôture du deuil. Le second rapport relevait dautres traces ecchymotiques et se montrait plus prudent : la mort était due à une asphyxie compatible avec une pendaison, les marques pou-vaient être le résultat des convulsions cathartiques du corps évanoui. Mais la preuve véritable de la pendaison nétait pas livrée. Ne sont pas approfondies les contorsions prodigieuses nécessaires à un individu de la taille et de la carrure de Zamani Derni pour, dans un état que les médecins avaient jugé très affaibli, nouer des draps, se pendre au sein dune cellule de mitard pourtant aménagée contre ce type daction, se pendre et attendre
la mort, par étouffement progressif, puisque rien ne mentionne que les cervicales aient été brisées.
La famille se réappropria enfin le corps physique. Le corps-texte, lui, restait ouvert à nombre de lectures possibles quant aux causes de la mort. Sur les conseils de son avocat, Me Boezec, elle porta plainte, avec constitution de partie civile, pour « homicide involontaire ». La jurisprudence de la Cour de cassation énonce, en effet, que le défaut de surveillance dune personne en état de fragilité évidente est considéré comme négligence fautive. Elle pose ainsi quun défaut de surveillance à légard dune personne repérée comme encline à la violence contre soi (et les médecins en avaient fait le diagnostic lors de leurs visites) nappelle pas la recherche dun lien direct et immédiat entre la faute et le dommage, entre la faute et la mort. En lespèce, que les draps furent laissés au détenu, malgré les appréciations des médecins, relevait dune faute ; et que cette faute était constitutive dun homicide involontaire, homicide par imprudence ou négligence.
Lenquête souvrit. Une dernière expertise médicale (dont lauteur nétait autre que celui du premier rapport) fut réalisée à partir des conclusions des deux premières. Le corps du défunt reposait. Ne restaient que les témoignages, enregistrés par la police ; témoignages des médecins, qui ne pouvaient trancher, des détenus, peu fiables ; des surveillants. Le 28 juin 2002, une ordonnance de non-lieu fut rendue : « les diverses investigations diligentées dans le cadre de linformation judiciaire nont pas permis dattribuer au décès de M. Zamani Derni une origine criminelle ou délictuelle ».
Il existe ainsi un au-delà de la prison, de ce dispositif de discipline, qua révélé laction civile, laction politique, de la famille Derni. Cet au-delà prolonge les menées disciplinaires visant le corps incarcéré, le corps condamné, en le maintenant objet denquête. Ladmi-nistration judiciaire, recherchant les causes de la mort, maintient le corps en son protocole. Il y a, pourtant, une différence de taille. Ladministration, en loccurrence, semblait vouloir rendre le corps du défunt à la famille, tandis que celle-ci insistait pour le maintenir à la disposition du protocole médico-légal, le maintenir disponible à la lecture qui pouvait en être faite. Aux yeux de la famille, lautorité judiciaire semblait craindre le corps défunt et voulait le restituer, pour lenterrer, aux autorités religieuses. Le détenu, décédé, semblait disposer dune force dont, vivant, il était privé : celle du témoignage, celle de la marque, quil portait, de la prison. Cest tout le livre de la prison et, au-delà, de ces existences condamnées, qui souvre à même le corps. Ce livre quil fallait enterrer portait trop évidemment la trace des supplices de la violence sociale.
Politologue, auteur de Bavures policières ? La force publique et ses usages, éd. La Découverte.