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Notre Monde Notre Monde (2013, 119') un film de Thomas Lacoste
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© Passant n°42 [septembre 2002 - octobre 2002]
par Geneviève Azam
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Le corps hors de prix


La vie comme marchandise, c’était jusqu’à une date récente de l’ordre de l’impensable : la vie n’est-elle pas le symbole de la gratuité, celui d’un don, du hors de prix ? La barrière éthique et politique semblait infranchissable. C’était sans compter avec l’anthropophagie du Mar-ché, avec la puissance de l’idéologie économique qui depuis plus d’un siècle s’attache à vider de tout contenu moral et politique les concepts qui la fondent.

L’intérêt nouveau de la pensée économique pour la gratuité participe de ce mouvement de dé-moralisation. La privatisation du vivant et la marchandisation des corps peuvent alors apparaître comme moments neutres du calcul économique et de la recherche d’efficience.

Alors, tenter de penser la gratuité dans l’ordre politique, n’est-ce pas résister à

la toute-puissance de l’univers de la marchandise dans lequel tout est produit et échangé selon le principe de l’équivalence calculée ?



La gratuité concept neutre

de l’idéologie économique



Au sens économique, est gratuit ce qui est « sans » prix, privé de valeur économique et par conséquent de valeur sociale. La gratuité ainsi comprise suggère l’idée d’un manque, d’une privation, d’un non-aboutissement. Sa conquête est un défi pour l’extension du règne de la marchandise.

Pour cela, il s’agit d’abord d’en faire un concept neutre et sans valeur morale a priori. À cette condition, peut naître, comble de l’oxymore, une « économie de la gratuité » : le don et l’altruisme, longtemps étrangers à l’orthodoxie économique fondée sur la règle de l’égoïsme et de l’intérêt individuel, entrent dans la « boîte » des économistes. Ils sont alors considérés comme comportements « éco-nomiques » particuliers, comme moments du calcul économique rationnel en vue de la plus grande satisfaction individuelle : « L’altruisme sociologique est entaché de valeurs morales (bien / mal, bon / mauvais, libre / totalitaire, juste / injuste) qui le ren-dent peu compatible avec le raisonnement économique »1.

Le don délivré de toute idée d’obligation et de dette dans l’analyse économique est réduit à un échange donnant-donnant conforme à la tradition utilitariste qui consiste à dire qu’il peut être « intéressant d’être désintéressé ». L’altruisme et la gratuité n’ont alors plus rien à voir avec le souci du bien d’autrui ou du bien commun : ils se trouvent dé-moralisés et dé-politisés. Le don peut alors devenir un véritable investissement dont on attend un rendement, un « retour social sur investissement », comme le montre par exemple la nouvelle philanthropie américaine2.



La gratuité soupçonnée



Ces noces de l’efficience et de la gratuité renforcent le soupçon moderne vis-à-vis de la gratuité, souvent associée à l’idée de ruse, de domination, de soumission.

Attirer le consommateur avec un produit gratuit pour créer une habitude et l’inciter à consommer plus largement est une pratique ancienne et très courante. Elle peut se pratiquer désormais à grande échelle : « Au lieu d’être évincée par la commercialisation de l’Internet, l’économie de la gratuité est consolidée dans un nouveau contexte. La gratuité permet de rassembler une grande masse d’utilisateurs […]. Pendant que l’utilisateur va rechercher une information sur le web, il laisse des empreintes électroniques, ce qui permet de comprendre son comportement en temps réel, pour ajuster l’offre au plus juste. Ces informations vont révolutionner l’approche marketing classique et ainsi accélérer le développement du commerce électronique »3.

Le soupçon a ses raisons d’être ! En effet, dès lors que le don est soumis et intégré au paradigme de l’intérêt, il est instrumentalisé et le soupçon moderne à l’égard de sa pureté ou de sa possibilité, maintes fois exprimé4, devient alors légitime.

Cette ambiguïté du don et sa possible transmutation en poison, Marcel Mauss l’avait déjà notée dans son Essai sur le don5. Que le mot Gift signifie en allemand à la fois cadeau et poison, laisse poindre une ambivalence. L’expression courante de « cadeau empoisonné » exprime une défiance à l’égard de la dépendance induite par un don unilatéral sans possibilité de retour : il y a le don qui honore et le don qui humilie.

La légitimité du soupçon vis-à-vis de la gratuité puise également à d’autres sources, qui au-delà de leurs différences, ont en commun de poser la gratuité dans les termes de l’économie : est gratuit ce qui est « sans prix », qui n’est pas compté, calculé et acquitté. Dans le monde de l’économie capitaliste, gratuité rime avec soumission, domination.

N’est-ce pas en effet la représentation dominante de la Nature comme objet inerte, stock de ressources potentielles, sans valeur et « gratuite » tant qu’elle n’est pas propriété privée, qui se trouve au fondement de sa soumission et de son exploitation ?

De même, l’analyse marxiste de l’exploitation repose sur l’existence d’un sur-travail, invisible et gratuit, prélevé par les propriétaires du capital lors de la production. La gratuité est bien alors l’expression de la domination capitaliste.

Enfin, les activités d’entretien et de reproduction de la vie, que les femmes exercent en grande partie, sont non marchandes et non monétaires. Cette « gratuité » est souvent dénoncée comme une expression de la domination masculine. Toutefois, la dénonciation de la gratuité, qui s’exprime souvent par la revendication d’une comptabilisation des activités domestiques dans le calcul de la production, contient une réduction de la richesse sociale à la valeur monétaire et exprime une vision économiciste de la vie sociale et de l’oppression des femmes.



La gratuité comme retour

à l’éthique et au politique



La remise en cause de la gratuité du vivant et la marchandisation des corps mettent à jour l’exigence de penser la gratuité dans l’ordre du politique et de l’éthique.

Jusqu’ici le vivant était considéré comme hors de prix, comme don, induisant une dette primordiale à la base du lien social. Cette idée a pris des formes différentes selon les sociétés : dettes envers les dieux, les ancêtres, le souverain, envers la Nature, vis-à-vis d’autrui.

Or le libéralisme économique transforme radicalement les liens des individus et de la société. Ne sont reconnues en effet que les dettes privées, contractuelles. La dette sociale se trouve délégitimée et les dépenses publiques, qui en constituent une des expressions présentes, apparaissent comme parasitaires. Il en est de même de la dette vis-à-vis de la Nature. La rupture d’un lien primordial de dette rend possible les manipulations génétiques les plus hasardeuses, la destruction de la diversité et la privatisation du vivant.

La génétique médicale et les techniques de reproduction artificielle font du corps une chose et du corps féminin un site passif où l’expert produit et ajoute de la valeur. Les femmes sont dépossédées de la procréation et soumises à un processus industriel de production. Comme si ne les intéressait désormais que le produit final et non l’acte créatif lui-même.

Elles ne conçoivent pourtant pas leur grossesse comme plan de fabrication d’un enfant. La naissance reste quelque chose d’inouï, d’imprévisible. C’est la nouveauté de chaque enfant qui est un événement et qui donne la plénitude : chaque être humain est inaugural dirait Hannah Arendt. C’est précisément cette nouveauté, ce caractère imprévisible qui est insupportable au regard de la rationalisation instrumentale du monde. Le déterminisme génétique ambiant, tout comme le darwinisme social et la concurrence qui font rage, poussent à la recherche de qualité de l’humain : la paideia est remplacée par l’ingenierie bio-génétique censée accoucher d’une race meilleure.

La réduction de l’incertitude ouvre la perspective d’un nouveau marché, celui de la fécondation. Ovules et sperme deviennent ressources, pièces détachées traitées par les industries de la fécondation : « La procréation est de plus en plus soumise à l’emprise technique et commerciale du corps des femmes, et le nouvel ordre mondial de la reproduction passe par un marché globalisé »6. C’est la fertilité qui doit être maîtrisée par les experts de la bio-technologie depuis les plus jeunes femmes jusqu’à la barrière de la ménopause.

« Mon corps m’appartient », ont pourtant crié les femmes en quête d’autonomie ! Ne vaut-il pas mieux, avec le recul, affirmer que le corps ne saurait se réduire à de la matière, qu’il définit l’humain, et à ce titre qu’il est hors de toute propriété ?

La gratuité de la vie est la dernière frontière avant la domination totale du Marché. Devient alors évidente l’exigence de penser la gratuité non plus seulement sur le mode privatif et oppressif de l’absence de valeur et de prix, mais comme le domaine du « hors de prix », comme valeur politique de refus de l’instrumentalisation politique ou économique des personnes.

La gratuité ne serait plus alors un échange marchand incomplet dans lequel manquerait la monnaie comme équivalent général. Elle serait la reconnaissance que dans l’échange, il y a autre chose que des biens matériels qui circulent, que donner, c’est aussi donner une part de soi et reconnaître l’autre dans son altérité, que « donner, recevoir, rendre » selon la formule de Marcel Mauss constitue le roc sur lequel sont assises les sociétés. Le travail non-payé, sans prix, prélevé dans la production capitaliste ne relève pas seulement de l’exploitation économique, mais d’une véritable aliénation, comme l’a souligné également Marx. De même, la vie domestique ne saurait se réduire à une « économie » domestique.

Ce serait admettre également que l’échange avec la Nature suppose de la reconnaître comme partenaire. Et au-delà, qu’il existe des biens communs, fruit d’une histoire collective, qui eux-mêmes se trouvent hors de prix. Vouloir donner une valeur d’échange à ce qui est hors de prix consiste seulement à inscrire dans l’ordre économique des valeurs qui relèvent du politique et de l’éthique. La polysémie du terme valeur entretient cette confusion.

Reconnaître la gratuité comme valeur et en faire le fondement de la richesse sociale, c’est admettre l’idée d’une dette sociale, dette symbolique qui ne saurait se réduire à une dette financière, ni à une faute à réparer. C’est la conscience de vivre dans des sociétés, qui pour être pleinement humaines et viables, doivent assumer collectivement une coopération bienveillante avec une Nature limitée au lieu du fantasme d’une conquête illimitée, et la mise en œuvre d’une solidarité entre les humains et entre les générations successives.

Enseignante-chercheuse en socio-économie à l’Université de Toulouse Le Mirail.

(1) Mahieu R.F., 1998, « Altruisme et ingérence. Modalités de l’altruisme dans l’analyse économique », p. 114, in Mahieu F.R., Rapport H., 1998, Altruisme, Analyses économiques, Economica, Paris.
(2) Voir à ce propos un dossier relatif au « Capital-risque philanthropique », in Les Échos, 24 septembre 2002.
(3) Dalloz X., 1999, « La gratuité, un nouveau modèle économique », in Problèmes Économiques, n° 2642, pp. 28-29.
(4) Par exemple par Derrida J., 1991, Donner le temps, Galilée, Paris.
(5) Marcel Mauss,1950, « Essai sur le don », in Sociologie et anthropologie, PUF.
(6) Christa Wichterich, 1999, La femme mondialisée, p. 146, Solin, Actes Sud.
Geneviève Azam

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