Sortie du DVD de Notre Monde
Notre Monde Notre Monde (2013, 119') un film de Thomas LacosteRassemblant plus de 35 intervenants, philosophes, sociologues, économistes, magistrats, médecins, universitaires et écrivains, Notre Monde propose un espace dexpression pour travailler, comme nous y enjoint JeanLuc Nancy à « une pensée commune ». Plus encore quun libre espace de parole, Notre Monde sappuie sur un ensemble foisonnant de propositions concrètes pour agir comme un rappel essentiel, individuel et collectif : « faites de la politique » et de préférence autrement.
Retour
© Passant n°42 [septembre 2002 - octobre 2002]
© Passant n°42 [septembre 2002 - octobre 2002]
par Bérénice Ellena
Imprimer l'articleLe corps du délit
Pourquoi veut-on enfermer les jeunes qui gênent dans des maisons de redressement ? Pour les brider, les mutiler. Pour mutiler ces parties vives et sauvages du grand corps de la société. Une société qui sampute delle-même, une automutilation programmée. Remède radical, ou remède de charlatan ? Effet placebo. Ça rassure les timorés, ceux qui ont décidé ne pas voir le corps du délit.
A quoi servent les maisons de redressement ? A enfermer les corps, à briser les esprits, les illusions de lenfance. Pour quà la sortie de la chaîne on obtienne un être assujetti. Qui peut croire que les esprits sans limites qui habitent ces corps jeunes, ces replis tendres, vont à jamais être cernés, redressés par vertu de la contrainte, de lenfermement, de la mise au secret par une société malade ? Les maisons de redressement ne servent quà camoufler les bavures de la société. En voici une illustration. Cest mon histoire. Elle pourrait sintituler « A mon corps défendant », ou « le corps du délit ».
Javais tout juste treize ans quand un beau dimanche de juin, jai été battue, violée et abandonnée dans un bois. Jai erré toute la nuit pour retrouver le chemin de la maison et la gifle magistrale de mon père en guise de réconfort. Les sanglots de ma mère ne furent guère plus quun baissé de rideau sur la tragédie familiale. Pendant des années, enfermée dans une maison de redressement, limage de notre trio misérable dans le petit matin reviendrait soffrir à mon incompréhension Comme celle de la scène des gendarmes, du médecin et de la femme en train de forcer mes cuisses afin dy constater le saccage de ma virginité par la violence encore cette fois de plein droit.
Au commissariat, les flics dirent à
ma mère quétant mineure, il fallait me présenter au juge des enfants. Elle leur demanda si, en portant plainte, laffaire se saurait. Les flics lui dirent que oui.
Ma mère décida alors de ne pas donner suite. Elle ne voulait pas que toute la ville fût au courant de mon état : javais perdu ma virginité et dans les années soixante, une jeune fille de bonne famille devait être vierge pour son mariage.
Le juge des enfants réussit à con-vaincre mes parents que javais besoin dêtre mise en pension, dêtre « encadrée » par des religieuses. Les religieuses : un argument irréprochable pour ma mère. Comme linstitution dépendait du Ministère de la Justice, il fallait que mon père signât labandon de ses droits paternels, quil renonçât à son autorité et à ses droits sur moi. A mes yeux, un abandon officiel. Mon père signa.
Je fus transférée et enfermée dans un couvent baptisé « la Miséricorde » Je venais davoir quatorze ans. Pendant un mois, on me fit faire des couronnes mortuaires avec des violettes en plastique. En échange de ce travail, les internées percevaient un pécule, mot nouveau pour moi, tout juste de quoi acheter leur paquet de cigarettes mensuel. Jarrosais de mes larmes les violettes mortuaires qui signaient le deuil de mon insouciance.
Un mois plus tard se refermait sur moi le portail de fer de ce qui allait être ma prison pendant plusieurs années. Admi-nistrée par les religieuses de lordre de Saint André, ce lieu portait le nom sibyllin de « Bon Pasteur ». Les religieuses les plus éduquées les « Mères » dirigeaient, et les surs faisaient office de gardes-chiourmes. Les unes et les autres au service du ministère de la justice pour rééduquer des filles ayant commis des délits. Pour la plupart, mes nouvelles compagnes avaient fait le trottoir, volé, etc. Certaines étaient gardées là en attendant quune place se libère pour elles à Fleury Mérogis. Je navais pas grand chose à voir avec cet univers-là et je ne comprenais toujours pas pourquoi javais atterri dans cet endroit.
Mes compagnes allaient vite me faire sentir que je nétais pas de leur monde. Aussitôt je fus en proie à leur moqueries. Je sortais de lenfance, elles, cétaient des femmes, qui plus est de fortes têtes.
Les sarcasmes durèrent un mois, jusquà ce quelles comprennent que je nétais ni une timorée, ni une donneuse, et que jétais devenue une révoltée potentielle tout comme elles.
Mes frères et mes parents me man-quaient. Chaque Noël était un supplice. Jétais privée de lecture, totalement. Javais toujours aimé lire, et ça me manquait vraiment, mon esprit ne pouvait plus séchapper, il y avait toujours cette sale réalité. La nuit nous étions enfermées à clef dans nos dortoirs, sous la surveillance dune éducatrice. Le jour, interdiction de parler, sauf aux repas. Chacune avait son casier attitré dans lequel garder ses affaires personnelles : courrier reçu, un peigne, une photo ou deux. Fouillés tous les jours, nos moindres trésors étaient exposés à la dérision. Ni épingles à nourrice, ni ciseaux, ni couteau, ni lames de rasoir, ni argent, ni bijoux. Surveillées, même aux toilettes. Dans les douches dépourvues de porte, nous devions nous laver toutes en même temps, couvertes dune chemise de nuit par-des-sus laquelle nous devions nous savonner.
Je faisais partie des rares internées qui suivaient des cours. Deux professeurs venant de lextérieur enseignaient le français, les maths. On pouvait au mieux espérer passer son B.E.P.C., la plupart ne suivaient que des cours de cuisine ou déconomie domestique. Grâce à un dispositif dinterphones placé dans toutes les classes, les religieuses pouvaient contrôler ce qui se disait, à tout moment. Il en allait de même au parloir, où mes parents étaient autorisés à me rendre une visite trimestrielle, si je nen étais pas privée. La décision pouvait tomber brutalement, au moment où je me rendais auprès de mes parents tant attendus. Je devais alors faire demi-tour et eux refaisaient deux cents kilomètres en sens inverse, sans avoir pu membrasser. Mon courrier était censuré, celui que je recevais comme celui que jécrivais. Jenvoyais à mes parents des lettres dauto-accusation. Si javais des doléances, elles leur parvenaient illisibles, des lignes entières censurées à lencre noire. Je ne comprenais toujours pas pourquoi jétais enfermée comme une criminelle. Je ne comprenais pas pourquoi javais subi toute cette violence, pourquoi je devais subir toute cette souffrance, pourquoi on voulait me faire perdre pied. Jour après jour, je me débattais dans cet océan dinjustice. Année après année de mon adolescence. Jétais « coupable ». Coupable de faire souffrir mes parents, davoir jeté leffroi autour de moi. Coupable de ne pas reconnaître que je lavais bien cherché. Cétait la leçon de morale, la tentative de lavage de cerveau du Bon Pasteur : jétais la brebis galeuse. Avec un corps qui refusait de grandir, des hanches et un ventre qui ne sarrondiraient jamais, leur sale dieu men préserve !
Certaines filles voulaient « faire la belle ». Etre reprise après une évasion, cétait la certitude de rester enfermée jusquà la majorité, vingt et un ans. Je ne voulais pas risquer de menfuir et dêtre reprise, je voulais me donner des chances de sortir avant lâge limite et de ne jamais revenir. Je devais donc supporter mon enfermement, les humiliations, le nettoyage des chiottes, les discours démoralisateurs et les brimades des « bonnes surs ». La fille communiste disait entre ses dents que si un jour Mitterrand devenait président, ce genre de galère nexisterait plus, que les portes souvriraient Elle avait raison, lorsquil fut au pouvoir, le Bon Pasteur cessa dêtre une maison de redressement En attendant, forte de mes quinze ans ravagés, forte de mon innocence, je luttais comme je pouvais. On mavait volé ma liberté Noël, messe de minuit, chapelle du Bon Pasteur. Grincement de porte, samplifiant sous la voûte. Puis des pas lourds. Deux flics, et entre les deux flics, les deux frangines qui sétaient enfuies la veille, effondrées. Gloria in excelsis Deo et paix sur la terre, alléluia, amen.
Un jour, en cours de français, mon professeur saperçut que je dessinais et que jétais tellement absorbée que je ne lentendais même pas. Je griffonnais un portrait de Molière daprès la gravure du manuel. La prof, oubliant linterphone, ma trahie involontairement. La « Mère », qui était à lécoute, ma fait sortir de la classe, pour mannoncer que, dorénavant, jétais privée de cours. Nous étions à trois mois du B.E.P.C. que je devais pas-ser cette année-là javais seize ans. Trois mois sans études, jétais sûre déchouer. Linstitution comportait une blanchisserie qui traitait le linge des églises et celui de la maternité de la ville. Je fus assignée à la buanderie. Local immense et noirâtre envahi par les vapeurs de la machine à repasser les draps. Près dune vitre, un recoin pour repasser des surplis de curés, denfants de chur, à plisser. Des montagnes. Je navais jamais tenu un fer de ma vie. Il fallait repasser des centaines de plis. Jai appris à attraper le fer avec un chiffon, à lapprocher de ma joue pour vérifier si la température était adéquate, et puis, me battre avec ces plis, ces dentelles, ces boutons de nacre comme une petite main au temps des grisettes. Pour mhumilier davantage, me mettre à lépreuve, on ma fait faire le pire travail. A mains nues je devais remuer dans une citerne les serviettes hygiéniques de la maternité, mises à tremper pour que le sang sen échappe le plus possible avant la lessive à chaud. Javais pour rôle de plonger mes mains dans cette saleté, de la brasser, sans gants. Alors, pour quon ne puisse plus me forcer à faire ce sale boulot, jai collé mon bras sur le tuyau de vapeur. Je me suis brûlée, volontairement. On ne pouvait plus me contraindre à trimer dans cet enfer.
On ma alors isolée. La date des examens approchait. Je décidai dentamer une grève de la faim. Je refusais toute nourriture qui métait portée. Je réfléchissais au bout de quelques jours de jeûne, vos propres pensées deviennent grisantes. Je me disais, je suis libre, je pense ce que je veux, quoi quelles me fassent, elles peuvent tout essayer, ma pensée leur échappe, ma pensée est libre, non je ne serai pas cassée par elles, ma pensée est ma force, je tiendrai bon. Je suis libre, mon esprit est libre Au bout de huit jours de ce régime, je fus contrainte dabandonner. Cétait ça ou les laisser me nourrir artificiellement Vint le jour de lexamen. Contre toute attente, je fus reçue
Les semaines précédant mon isolement, nous avions senti dans latmosphère quelque chose dinhabituel, dindéfinissable. Cétait comme si la rumeur de la ville était différente. Presque imperceptible. On nous supprima la télévision. Aucune information en provenance de lextérieur. Il se passait quelque chose. Quoi, nous ne savions pas. La fille communiste dit que cétait peut-être une révolution. Nous tendions loreille, essayant de percevoir des rumeurs. Rien. Mais il se passait quelque chose, on était en Mai 68, et une révolution étudiante, ouvrière, agitait la France. Partout des portes souvraient, les gens criaient, marchaient dans la rue. Nous, nous ne le savions pas. Je crois que si nous lavions su, une évasion en masse, une révolte auraient eu lieu.
Dans notre prison, rien ne changeait. Javais mon diplôme, je ne voulais pas rester encore des années dans cette taule, je voulais continuer une scolarité normale. Je pris ma décision. Je devais sortir. Le plus tôt possible. Il fallait faire quelque chose. On mannonça que jallais avoir une carte didentité. Pour établir les documents, je devais me rendre au commissariat, escortée par une religieuse. Sans hésitation, jai rédigé une lettre au juge des enfants disant que je ne voulais pas rester au Bon Pasteur, que je nétais coupable de rien, que jappellerais dautres gens au secours pour quon me fasse sortir de là. Jai planqué lenveloppe sans timbre adressée à Monsieur le Juge des enfants, Palais de justice, B Une boîte aux lettres au coin de la rue, la « Mère » qui me précédait de quelques pas. Balancer lenveloppe par terre, le plus loin possible, en direction de la boîte. Alea jacta est. Elle na rien vu. La rue, la rue pas vue depuis si longtemps, bien grise et endormie, pas une rue pour moi, pas encore. Je ny marchais pas encore librement La semaine suivante, on me libérait. Sans explication. Pour moi, ma lettre était parvenue à son destinataire. Javais gagné Je marche. Dehors. Je marche dans la lumière Lazur La gare. Ils marchent tous, ils arrivent, ils partent, ils se déplacent, ils sont libres, je marche, je suis libre.
A dix-huit ans, jai rencontré mon agresseur, appris qu« il travaillait pour le SAC » et qu« il avait fait de la taule ». Jai voulu porter plainte contre lui. Le dossier du jugement, de mon placement en maison de redressement avait disparu des archives judiciaires. Aucune trace. Il ne ma pas été fait justice. Le juge des enfants chargé de ma tutelle sest étranglé tout seul quelques années plus tard en sempalant sur une machine infernale jusquà ce que mort sensuive. Il se serait emberlificoté dans les cordes qui lui rendaient la sodomie plus jouissive. Cétait ce vertueux notable qui avait jugé bon de me récompenser pour un viol que javais eu le mauvais goût de subir à mon corps défendant de quelques années de réclusion dont il ne reste aucune trace. La société mayant donné la preuve que sa justice est une grande délinquante, je suis devenue et je resterai dans un corps blessé à lesprit rebelle.
Jai préféré ne pas avoir denfant. A lâge dêtre grand-mère, je ne regrette pas cette décision. Je ne pouvais pas lui offrir linjustice de ce monde. La justice de notre pays peut camoufler de graves injustices, commises envers des mineurs. Les maisons de redressement sont des lieux de malheur. On en sort toujours moins innocent quon y est entré. Elles ne peuvent en aucun cas combler le vide laissé par la carence des parents et de la société dans leur rôle de protection de lenfance. Navons-nous pas à offrir aux gamins en souffrance autre chose que la réclusion, la muselière, la violence tranquille qui ne les brisera sans doute pas, mais qui les mutilera à vie. Qui mutilera, au-delà deux, ce corps malade, plein dantagonisme quest notre société.
A quoi servent les maisons de redressement ? A enfermer les corps, à briser les esprits, les illusions de lenfance. Pour quà la sortie de la chaîne on obtienne un être assujetti. Qui peut croire que les esprits sans limites qui habitent ces corps jeunes, ces replis tendres, vont à jamais être cernés, redressés par vertu de la contrainte, de lenfermement, de la mise au secret par une société malade ? Les maisons de redressement ne servent quà camoufler les bavures de la société. En voici une illustration. Cest mon histoire. Elle pourrait sintituler « A mon corps défendant », ou « le corps du délit ».
Javais tout juste treize ans quand un beau dimanche de juin, jai été battue, violée et abandonnée dans un bois. Jai erré toute la nuit pour retrouver le chemin de la maison et la gifle magistrale de mon père en guise de réconfort. Les sanglots de ma mère ne furent guère plus quun baissé de rideau sur la tragédie familiale. Pendant des années, enfermée dans une maison de redressement, limage de notre trio misérable dans le petit matin reviendrait soffrir à mon incompréhension Comme celle de la scène des gendarmes, du médecin et de la femme en train de forcer mes cuisses afin dy constater le saccage de ma virginité par la violence encore cette fois de plein droit.
Au commissariat, les flics dirent à
ma mère quétant mineure, il fallait me présenter au juge des enfants. Elle leur demanda si, en portant plainte, laffaire se saurait. Les flics lui dirent que oui.
Ma mère décida alors de ne pas donner suite. Elle ne voulait pas que toute la ville fût au courant de mon état : javais perdu ma virginité et dans les années soixante, une jeune fille de bonne famille devait être vierge pour son mariage.
Le juge des enfants réussit à con-vaincre mes parents que javais besoin dêtre mise en pension, dêtre « encadrée » par des religieuses. Les religieuses : un argument irréprochable pour ma mère. Comme linstitution dépendait du Ministère de la Justice, il fallait que mon père signât labandon de ses droits paternels, quil renonçât à son autorité et à ses droits sur moi. A mes yeux, un abandon officiel. Mon père signa.
Je fus transférée et enfermée dans un couvent baptisé « la Miséricorde » Je venais davoir quatorze ans. Pendant un mois, on me fit faire des couronnes mortuaires avec des violettes en plastique. En échange de ce travail, les internées percevaient un pécule, mot nouveau pour moi, tout juste de quoi acheter leur paquet de cigarettes mensuel. Jarrosais de mes larmes les violettes mortuaires qui signaient le deuil de mon insouciance.
Un mois plus tard se refermait sur moi le portail de fer de ce qui allait être ma prison pendant plusieurs années. Admi-nistrée par les religieuses de lordre de Saint André, ce lieu portait le nom sibyllin de « Bon Pasteur ». Les religieuses les plus éduquées les « Mères » dirigeaient, et les surs faisaient office de gardes-chiourmes. Les unes et les autres au service du ministère de la justice pour rééduquer des filles ayant commis des délits. Pour la plupart, mes nouvelles compagnes avaient fait le trottoir, volé, etc. Certaines étaient gardées là en attendant quune place se libère pour elles à Fleury Mérogis. Je navais pas grand chose à voir avec cet univers-là et je ne comprenais toujours pas pourquoi javais atterri dans cet endroit.
Mes compagnes allaient vite me faire sentir que je nétais pas de leur monde. Aussitôt je fus en proie à leur moqueries. Je sortais de lenfance, elles, cétaient des femmes, qui plus est de fortes têtes.
Les sarcasmes durèrent un mois, jusquà ce quelles comprennent que je nétais ni une timorée, ni une donneuse, et que jétais devenue une révoltée potentielle tout comme elles.
Mes frères et mes parents me man-quaient. Chaque Noël était un supplice. Jétais privée de lecture, totalement. Javais toujours aimé lire, et ça me manquait vraiment, mon esprit ne pouvait plus séchapper, il y avait toujours cette sale réalité. La nuit nous étions enfermées à clef dans nos dortoirs, sous la surveillance dune éducatrice. Le jour, interdiction de parler, sauf aux repas. Chacune avait son casier attitré dans lequel garder ses affaires personnelles : courrier reçu, un peigne, une photo ou deux. Fouillés tous les jours, nos moindres trésors étaient exposés à la dérision. Ni épingles à nourrice, ni ciseaux, ni couteau, ni lames de rasoir, ni argent, ni bijoux. Surveillées, même aux toilettes. Dans les douches dépourvues de porte, nous devions nous laver toutes en même temps, couvertes dune chemise de nuit par-des-sus laquelle nous devions nous savonner.
Je faisais partie des rares internées qui suivaient des cours. Deux professeurs venant de lextérieur enseignaient le français, les maths. On pouvait au mieux espérer passer son B.E.P.C., la plupart ne suivaient que des cours de cuisine ou déconomie domestique. Grâce à un dispositif dinterphones placé dans toutes les classes, les religieuses pouvaient contrôler ce qui se disait, à tout moment. Il en allait de même au parloir, où mes parents étaient autorisés à me rendre une visite trimestrielle, si je nen étais pas privée. La décision pouvait tomber brutalement, au moment où je me rendais auprès de mes parents tant attendus. Je devais alors faire demi-tour et eux refaisaient deux cents kilomètres en sens inverse, sans avoir pu membrasser. Mon courrier était censuré, celui que je recevais comme celui que jécrivais. Jenvoyais à mes parents des lettres dauto-accusation. Si javais des doléances, elles leur parvenaient illisibles, des lignes entières censurées à lencre noire. Je ne comprenais toujours pas pourquoi jétais enfermée comme une criminelle. Je ne comprenais pas pourquoi javais subi toute cette violence, pourquoi je devais subir toute cette souffrance, pourquoi on voulait me faire perdre pied. Jour après jour, je me débattais dans cet océan dinjustice. Année après année de mon adolescence. Jétais « coupable ». Coupable de faire souffrir mes parents, davoir jeté leffroi autour de moi. Coupable de ne pas reconnaître que je lavais bien cherché. Cétait la leçon de morale, la tentative de lavage de cerveau du Bon Pasteur : jétais la brebis galeuse. Avec un corps qui refusait de grandir, des hanches et un ventre qui ne sarrondiraient jamais, leur sale dieu men préserve !
Certaines filles voulaient « faire la belle ». Etre reprise après une évasion, cétait la certitude de rester enfermée jusquà la majorité, vingt et un ans. Je ne voulais pas risquer de menfuir et dêtre reprise, je voulais me donner des chances de sortir avant lâge limite et de ne jamais revenir. Je devais donc supporter mon enfermement, les humiliations, le nettoyage des chiottes, les discours démoralisateurs et les brimades des « bonnes surs ». La fille communiste disait entre ses dents que si un jour Mitterrand devenait président, ce genre de galère nexisterait plus, que les portes souvriraient Elle avait raison, lorsquil fut au pouvoir, le Bon Pasteur cessa dêtre une maison de redressement En attendant, forte de mes quinze ans ravagés, forte de mon innocence, je luttais comme je pouvais. On mavait volé ma liberté Noël, messe de minuit, chapelle du Bon Pasteur. Grincement de porte, samplifiant sous la voûte. Puis des pas lourds. Deux flics, et entre les deux flics, les deux frangines qui sétaient enfuies la veille, effondrées. Gloria in excelsis Deo et paix sur la terre, alléluia, amen.
Un jour, en cours de français, mon professeur saperçut que je dessinais et que jétais tellement absorbée que je ne lentendais même pas. Je griffonnais un portrait de Molière daprès la gravure du manuel. La prof, oubliant linterphone, ma trahie involontairement. La « Mère », qui était à lécoute, ma fait sortir de la classe, pour mannoncer que, dorénavant, jétais privée de cours. Nous étions à trois mois du B.E.P.C. que je devais pas-ser cette année-là javais seize ans. Trois mois sans études, jétais sûre déchouer. Linstitution comportait une blanchisserie qui traitait le linge des églises et celui de la maternité de la ville. Je fus assignée à la buanderie. Local immense et noirâtre envahi par les vapeurs de la machine à repasser les draps. Près dune vitre, un recoin pour repasser des surplis de curés, denfants de chur, à plisser. Des montagnes. Je navais jamais tenu un fer de ma vie. Il fallait repasser des centaines de plis. Jai appris à attraper le fer avec un chiffon, à lapprocher de ma joue pour vérifier si la température était adéquate, et puis, me battre avec ces plis, ces dentelles, ces boutons de nacre comme une petite main au temps des grisettes. Pour mhumilier davantage, me mettre à lépreuve, on ma fait faire le pire travail. A mains nues je devais remuer dans une citerne les serviettes hygiéniques de la maternité, mises à tremper pour que le sang sen échappe le plus possible avant la lessive à chaud. Javais pour rôle de plonger mes mains dans cette saleté, de la brasser, sans gants. Alors, pour quon ne puisse plus me forcer à faire ce sale boulot, jai collé mon bras sur le tuyau de vapeur. Je me suis brûlée, volontairement. On ne pouvait plus me contraindre à trimer dans cet enfer.
On ma alors isolée. La date des examens approchait. Je décidai dentamer une grève de la faim. Je refusais toute nourriture qui métait portée. Je réfléchissais au bout de quelques jours de jeûne, vos propres pensées deviennent grisantes. Je me disais, je suis libre, je pense ce que je veux, quoi quelles me fassent, elles peuvent tout essayer, ma pensée leur échappe, ma pensée est libre, non je ne serai pas cassée par elles, ma pensée est ma force, je tiendrai bon. Je suis libre, mon esprit est libre Au bout de huit jours de ce régime, je fus contrainte dabandonner. Cétait ça ou les laisser me nourrir artificiellement Vint le jour de lexamen. Contre toute attente, je fus reçue
Les semaines précédant mon isolement, nous avions senti dans latmosphère quelque chose dinhabituel, dindéfinissable. Cétait comme si la rumeur de la ville était différente. Presque imperceptible. On nous supprima la télévision. Aucune information en provenance de lextérieur. Il se passait quelque chose. Quoi, nous ne savions pas. La fille communiste dit que cétait peut-être une révolution. Nous tendions loreille, essayant de percevoir des rumeurs. Rien. Mais il se passait quelque chose, on était en Mai 68, et une révolution étudiante, ouvrière, agitait la France. Partout des portes souvraient, les gens criaient, marchaient dans la rue. Nous, nous ne le savions pas. Je crois que si nous lavions su, une évasion en masse, une révolte auraient eu lieu.
Dans notre prison, rien ne changeait. Javais mon diplôme, je ne voulais pas rester encore des années dans cette taule, je voulais continuer une scolarité normale. Je pris ma décision. Je devais sortir. Le plus tôt possible. Il fallait faire quelque chose. On mannonça que jallais avoir une carte didentité. Pour établir les documents, je devais me rendre au commissariat, escortée par une religieuse. Sans hésitation, jai rédigé une lettre au juge des enfants disant que je ne voulais pas rester au Bon Pasteur, que je nétais coupable de rien, que jappellerais dautres gens au secours pour quon me fasse sortir de là. Jai planqué lenveloppe sans timbre adressée à Monsieur le Juge des enfants, Palais de justice, B Une boîte aux lettres au coin de la rue, la « Mère » qui me précédait de quelques pas. Balancer lenveloppe par terre, le plus loin possible, en direction de la boîte. Alea jacta est. Elle na rien vu. La rue, la rue pas vue depuis si longtemps, bien grise et endormie, pas une rue pour moi, pas encore. Je ny marchais pas encore librement La semaine suivante, on me libérait. Sans explication. Pour moi, ma lettre était parvenue à son destinataire. Javais gagné Je marche. Dehors. Je marche dans la lumière Lazur La gare. Ils marchent tous, ils arrivent, ils partent, ils se déplacent, ils sont libres, je marche, je suis libre.
A dix-huit ans, jai rencontré mon agresseur, appris qu« il travaillait pour le SAC » et qu« il avait fait de la taule ». Jai voulu porter plainte contre lui. Le dossier du jugement, de mon placement en maison de redressement avait disparu des archives judiciaires. Aucune trace. Il ne ma pas été fait justice. Le juge des enfants chargé de ma tutelle sest étranglé tout seul quelques années plus tard en sempalant sur une machine infernale jusquà ce que mort sensuive. Il se serait emberlificoté dans les cordes qui lui rendaient la sodomie plus jouissive. Cétait ce vertueux notable qui avait jugé bon de me récompenser pour un viol que javais eu le mauvais goût de subir à mon corps défendant de quelques années de réclusion dont il ne reste aucune trace. La société mayant donné la preuve que sa justice est une grande délinquante, je suis devenue et je resterai dans un corps blessé à lesprit rebelle.
Jai préféré ne pas avoir denfant. A lâge dêtre grand-mère, je ne regrette pas cette décision. Je ne pouvais pas lui offrir linjustice de ce monde. La justice de notre pays peut camoufler de graves injustices, commises envers des mineurs. Les maisons de redressement sont des lieux de malheur. On en sort toujours moins innocent quon y est entré. Elles ne peuvent en aucun cas combler le vide laissé par la carence des parents et de la société dans leur rôle de protection de lenfance. Navons-nous pas à offrir aux gamins en souffrance autre chose que la réclusion, la muselière, la violence tranquille qui ne les brisera sans doute pas, mais qui les mutilera à vie. Qui mutilera, au-delà deux, ce corps malade, plein dantagonisme quest notre société.