Sortie du DVD de Notre Monde
Notre Monde Notre Monde (2013, 119') un film de Thomas LacosteRassemblant plus de 35 intervenants, philosophes, sociologues, économistes, magistrats, médecins, universitaires et écrivains, Notre Monde propose un espace dexpression pour travailler, comme nous y enjoint JeanLuc Nancy à « une pensée commune ». Plus encore quun libre espace de parole, Notre Monde sappuie sur un ensemble foisonnant de propositions concrètes pour agir comme un rappel essentiel, individuel et collectif : « faites de la politique » et de préférence autrement.
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© Passant n°42 [septembre 2002 - octobre 2002]
© Passant n°42 [septembre 2002 - octobre 2002]
par Stéphane Haber
Imprimer l'articleVive le mariage !
Presque personne à gauche ne peut nier que la création du Pacs a constitué un moment fort de la législature précédente, mais le sens de cette réforme est aujourdhui de plus en plus vivement discuté. Dun côté1, on y voit le terme quasi final dun processus de déstigmatisation juridique de lhomosexualité initié au début du premier septennat de Mitterrand2, ainsi que le symbole majeur dun accès à la normalité par lintégration républicaine. Mettant fin à une discrimination capitale, le Pacs incarnerait donc le succès dune lutte pour la reconnaissance qui ne senferme pas dans les apories dun repli sur soi communautaire ou dans les stratégies maximalistes de type gauchiste dont les effets souvent savèrent politiquement nuls ou désastreux. Ce qui va dans le sens de cette interprétation optimiste, cest que les discussions qui ont mené au vote de la loi de 99 ont accompagné et provoqué une accélération, en fin de compte assez vertigineuse à léchelle historique, de la banalisation sociale et culturelle de lhomosexualité, dont le moindre avantage na pas été de sortir les gays du piège que représentaient lintégration par la pitié et la victimisation, caractéristique des années sida. De ce point de vue, la mise en scène politico-médiatique des réflexes homophobes à lépoque aurait contribué à ringardiser plus quà légitimer ces réflexes. Et, de fait, la réélection le 5 mai dernier dun candidat qui, à ce moment, avait très clairement pris position contre le Pacs au nom de la défense de la famille (ce que ne font pas oublier les propos de campagne lénifiants quil a pu tenir depuis, contraint et forcé par le magazine Têtu), puis lavènement dun gouvernement dont certains membres sétaient illustrés par des propos à la fois grotesques et, au mieux, mal-veillants, à lencontre des populations concernées (ce que ne fait pas oublier la présence dune Bachelot ou, dans un autre registre, dun Aillagon) ne peuvent pas y faire grand chose : le Pacs apparaît bien comme un fait accompli. On a visiblement affaire à ce genre de réformes de gauche (on pense à labolition de la peine de mort) que la droite revenue au pouvoir ne peut guère que reprendre à son compte même si certains individus doivent en avaler leur chapeau , simplement parce que, à gauche, on avait su anticiper un peu lévolution dune opinion publique que la droite confondait ridiculement avec ses composantes les plus bornées et les plus réactionnaires.
Cependant, la version optimiste, celle qui tend à voir dans le Pacs un terme historique plus quune étape et à juger ses effets de façon très favorable, suscite aujourdhui des interrogations, pour ne pas dire quelle est en passe dêtre abandonnée par la plupart des observateurs. Linertie, régulièrement dénoncée par Act up, du gouvernement Jospin en matière de lutte contre le sida, la résistance frénétique, voire névrotique, des socialistes à tout ce qui pourrait aller dans le sens de louverture aux couples homos de droits nouveaux tels que ladoption, montrent, entre autres éléments, les limites des réalisations de la législature passée. Pour beaucoup dauteurs, le Pacs apparaît plutôt désormais comme une sorte de formation de compromis faite de bric et de broc qui, née à la faveur dune conjoncture politique particulière, nest pas destinée à lui survivre, sauf à accepter, sur ces questions, le coût symbolique et social dun conservatisme crispé3. Cette attitude distanciée semble dailleurs rencontrer des échos dans les partis de gauche (sans parler des associations de militants grâce auxquelles elle sest dabord imposée à eux), comme en témoigne le fait que, pendant la dernière campagne pour lélection présidentielle, le candidat des Verts et celui de la LCR ont eu le courage (et lintelligence politique) de mettre clairement sur le tapis la question de laprès-Pacs.
Il nen va pas seulement des insuffisances et des ambivalences du bricolage juridique assez curieux que constitue le Pacs. Que lon ait pu convoquer Freud et Lévi-Strauss pour défendre le dispositif hétéronormatif dans ses effets les plus manifestement iniques, que la profession juridique dans sa majorité, semble-t-il, ait poussé les hauts cris, que même une partie du féminisme français se soit montrée plus que réservée (au nom de la sacro-sainte différence sexuelle que le Pacs devait, croyait-on, remettre en cause4) doit alerter. Lhomophobie, et plus généralement, cette espèce dignorance prétentieuse à légard de la question homo quon na pas besoin de beaucoup pousser pour la voir tourner en franche hostilité, nont pas comme seul visage Boutin brandissant la Bible dans lHémicycle. Dune façon qui en dit long sur la persistance à léchelle de toute la société de clichés dépréciateurs tirés de limaginaire hétérosexiste, elle sarticule à des usages presque indéracinables et à des habitudes mentales profondes, y compris ou surtout chez ceux qui se font une profession de penser et de propager lesprit critique. Même les plus libéraux, par exemple, semblent parfois garder une tendresse secrète pour lidée bizarre, qui ne survit apparemment quà force dêtre démentie par la réalité, que si lon nest pas élevé (comme tout le monde ?) par une maman et un papa, on risque de devenir dingue. Certes, cest surtout labsence en France dun équivalent des gay and lesbian studies à laméricaine qui se fait sentir ici. En effet, même si la situation est en train de changer rapidement grâce à des travaux originaux5 et à leffort de jeunes chercheurs6, il nest pas sain que limage de lhomosexualité qui prédomine dans certains milieux « cultivés » et dominants soit influencée par des modèles littéraires (ne parlons même pas du cinéma), de Proust à Genet (ou, pire, à Guibert ou Dustan), plutôt que par des études sociologiques et historiques sérieuses, sensibles à la diversité extrême et à lévolution des phénomènes en question. Mais, plus généralement, la conclusion quil faut en tirer est que le Pacs na que très partiellement joué son rôle intégrateur et quasi pédagogique et surtout quil ne le pouvait pas, faute de radicalité. Selon son tempérament, on en conclura quil y a encore, culturellement parlant, du pain sur la planche, ou bien quon a besoin dun choc thérapeutique bien plus retentissant que celui quont provoqué les débats autour du Pacs.
Lévolution rapide des discussions journalistiques et essayistes suggère que la seconde solution, la révolutionnaire, est la bonne. Chacun peut constater en effet que la question de lhomoparentalité est en train de succéder à celle du couple légitime, et il est probable que cest autour delle que sont en train de se reconstruire les positions. Comme aux plus beaux jours des polémiques de 98-99, les supposés experts de tout poil, psychanalystes à cheval sur ldipe, anthropologues et juristes sérigeant en défenseurs de lOrdre symbolique, défilent dans les médias pour sallier ou, le plus souvent, sopposer aux représentants des associations de parents et de prétendants à la parentalité qui, tranquillement, tentent de faire valoir leurs expériences et de défendre ce quils estiment être leurs droits. Mais de toute façon, cest la question homoparentale qui est en train de faire voler en éclats le compromis pacsien et de forcer à poser à nouveaux frais la question, que la gauche plurielle officielle avait cru réglée, de la place des homosexuels dans la société.
Au vu de ces constats, la suggestion simple qui simpose majoritairement chez ceux qui écrivent sur la question est la suivante : dans les faits, la question du couple homosexuel est loin davoir été réglée par cette mesure ad hoc qua été le Pacs ; seule louverture du droit au mariage pour les couples homo, par sa force symbolique, serait de nature à entraîner, de proche en proche, des prises de conscience et des transformations décisives dans les habitudes mentales et les pratiques, transformations dont on peut attendre des effets bénéfiques pour tous. Il y a en tout cas des raisons de penser que cette revendication mérite dêtre intégrée au programme dune gauche qui a au moins pour elle le loisir de la réflexion.
La perspective du mariage homo suscite deux genres dobjections.
La première fait ressurgir lépouvantail du communautarisme homo, et met en cause la prétention quil y aurait à plier une institution traditionnelle, voire sacralisée, aux exigences dune minorité relayée, suppose-t-on, par des lobbies puissants. Or, contrairement à ce que suggère le chevènementisme rampant qui a plombé lambiance politique de ces dernières années en France, le droit de constituer et de perpétuer des formes de vie, des institutions ainsi que les éléments dune culture qui reflètent les intérêts spécifiques dune minorité ne signifie pas forcément que les membres de cette minorité désirent faire sécession par rapport à la communauté des citoyens pour construire un empire dans un empire. Comme individu et membre dun groupe, on peut exiger dêtre non seulement toléré, mais encore positivement reconnu dans ses appartenances sans quil y ait à voir là-dedans un risque de renversement de lEtat de droit. On peut préférer vivre entre soi et agir ensemble sans menacer pour autant luniversel. Bref, il ny a rien dans le principe dune politique de lidentité qui puisse a priori affoler le républicain le plus austère. Si lon sort des mythes, le communautarisme bien compris nest pas lantithèse de la démocratie, mais lalimente au contraire, surtout lorsque ce que réclame la communauté en question, ce nest rien dautre que le respect dun universalisme juridique qui, jusquà présent, na été que verbal, et lorsque le moyen utilisé à cette fin est la participation militante à la délibération collective sur le sens quune société entend donner à des institutions centrales telles que le couple et la famille. Sur le fond comme sur la forme, la revendication du mariage ne fait que prendre le républicanisme au sérieux, quel que soit lart que lon peut mettre par ailleurs à triturer dans tous les sens les concepts issus de la philosophie politique pour donner raison à ses ignorances et à ses préjugés les plus banalement conservateurs et/ou répressifs.
La perspective du mariage pourrait susciter des réserves dune autre nature, qui sappuieraient cette fois sur les inquiétudes que ne peut manquer de provoquer le passage de la discrimination au conformisme le plus morne7. Car dans le Pacs et plus encore dans léventuel mariage à venir, on pourrait être tenté de voir le triomphe paradoxal dun familialisme
qui, plutôt que de continuer à exclure, comprend quil vaut mieux intégrer en absorbant la singularité apparente que représente le couple de personnes de même sexe. Le mariage serait la ruse suprême dun bio-pouvoir qui a intérêt à voir dûment casé et sexuellement stabilisé, cest-à-dire juridiquement et sanitai-rement contrôlable, ce contaminateur potentiel quest encore le gay8. Contre-partie du fantasme hétéro qui voit le monde homo dominé par un hédonisme sans freins, il offre limage rassurante, très en vogue en ce moment à la télévision (loi de lexcès contraire oblige), de lhomo bien gentil et parfaitement épanoui dans le cadre classique du couple bientôt capa-ble de devenir un père (ou une mère) de famille respectable ?
Certes, les transformations récentes de la famille qui vont dans le sens dune conception moins inégalitaire des tâches et des rôles, ainsi que la remise en cause féministe du patriarcat, ont depuis longtemps marqué des points, suffisamment en tout cas pour que linstitution du mariage sen soit trouvée profondément modifiée. Et que personne ne puisse être donc suspecté dapporter, sous le masque de lhétérodoxie, de leau au moulin dun modèle rigide hérité de la domination masculine. Mieux, un des avantages de lextension aux couples gays et lesbiens serait de discréditer plus encore les éléments de domination qui subsistent dans le mariage « traditionnel ». Elle contribuerait sûrement à laïciser pour de bon le lien matrimonial, mais aussi à assumer la dissociation entre la procréation comme fait quasi naturel et la parentalité comme fait social9. Mais en même temps, une critique non-conservatrice du mariage homo garde une certaine pertinence. Elle donne un sens au malaise qui naît du constat que, en France plus quailleurs, la légitimation politique des luttes homosexuelles a été favorisée par un courant freudo-marxiste qui voyait en elles des creusets pour linvention de formes de vie expérimentales et subversives par rapport à lordre patriarcal et aux normes bourgeoises et que cela risque dêtre désormais totalement occulté. Elle permet de poser franchement la question de savoir sil convient de définitivement jeter aux oubliettes le fait que ces luttes ont étayé leurs thèmes sur une philosophie qui mettait laccent sur la valeur de la différence et de la singularité contre loppression quexerce la tendance à lunification et à la normalisation, quelles quen soient les formes.
Il est bien vrai que la talon dAchille de la revendication du mariage consiste en ce quelle semble consacrer un retournement complet et peut-être inquiétant par rapport à la configuration dominante des années 60 et 70, dans la mesure où elle accrédite et légitime pleinement désormais limage de lhomo dépolitisé(e), replié(e) sur sa vie privée et naspirant quà la terne normalité parentale. Si paternaliste et naïve en un sens quait pu apparaître la position de Bourdieu exigeant en quelque sorte de la lutte homo quelle se porte à lavant-garde du mouvement social et lui accordant pour ce faire une sorte de lucidité spéciale en raison de sa marginalité, elle touchait donc juste10. Car même si lon ne peut décemment reprocher à quiconque den avoir marre dêtre traité(e) en citoyen(ne) de seconde zone et de le dire, lidée dune activité politique qui sépuiserait dans la conquête de simples droits à adhérer aux normes existantes et à rejoindre le camp majoritaire nest pas satisfaisante. Elle trahirait par ailleurs la forte impulsion à la fois critique et éthique que les différents mouvements de lutte contre le sida ont incarné avec succès dans les années 80 et incarnent encore, dans des styles certes très différents. Selon les circonstances, la part de révolte qui sarticule à lengagement peut varier, de même que le lien qui unit les intérêts particuliers dune minorité à des intérêts plus facilement partageables peut savérer plus ou moins visible et fort, mais en aucun cas lune et lautre ne peuvent seffacer. Ainsi, ce nest pas dabord en cherchant à sapproprier les normes dominantes quand elles se font plus libérales quune culture politique homo se montre responsable ; cest en aiguisant la sensibilité aux pathologies sociales quelle se trouve mieux préparée à comprendre et en y réagissant à son échelle et selon ses moyens.
Dit autrement : aujourdhui comme hier, lavènement de formes de vie post-conventionnelles (cest-à-dire créatives, libérées de la charge de reproduire des modèles de conduite fournis par la tradition, et capables de sorienter en fonction de valeurs universelles) reste en partie conditionné par la protection et surtout linvention de formes de vie non-conventionnelles (disons minoritaires) ou, du moins, pas trop conventionnelles, même si personne, pas même les gays, ne détient le monopole de cette voie-là. Pour cette raison, il y a de bonnes et de nombreuses raisons, surtout aujourdhui, destimer logique et de préférer quune identité homo assumée sarticule en quelque manière au choix dune vie responsable, cest-à-dire politique, plutôt quà un repli communautaire à distance de tout engagement politique ou encore au choix dune vie purement privée11. Mais cela ne concerne en aucune manière la question de principe de savoir sil convient doffrir à chacun, si cela lui chante, la possibilité de bénéficier de la condition dhomme ou de femme marié et de parent, question qui se règle au moyen dune argumentation morale et juridique, autrement dit tout à fait indépendamment des évaluations que nous sommes par ailleurs en droit de porter sur les choix de vie singuliers. Or, de ce point de vue, il ne peut plus exister aujourdhui aucune sorte dambiguïté : il faut que soit proposée à tous la possibilité de choisir entre le Pacs et le mariage, et que soit pareillement assuré laccès égal à ladoption et/ou à la procréation médicalement assistée.
Cependant, la version optimiste, celle qui tend à voir dans le Pacs un terme historique plus quune étape et à juger ses effets de façon très favorable, suscite aujourdhui des interrogations, pour ne pas dire quelle est en passe dêtre abandonnée par la plupart des observateurs. Linertie, régulièrement dénoncée par Act up, du gouvernement Jospin en matière de lutte contre le sida, la résistance frénétique, voire névrotique, des socialistes à tout ce qui pourrait aller dans le sens de louverture aux couples homos de droits nouveaux tels que ladoption, montrent, entre autres éléments, les limites des réalisations de la législature passée. Pour beaucoup dauteurs, le Pacs apparaît plutôt désormais comme une sorte de formation de compromis faite de bric et de broc qui, née à la faveur dune conjoncture politique particulière, nest pas destinée à lui survivre, sauf à accepter, sur ces questions, le coût symbolique et social dun conservatisme crispé3. Cette attitude distanciée semble dailleurs rencontrer des échos dans les partis de gauche (sans parler des associations de militants grâce auxquelles elle sest dabord imposée à eux), comme en témoigne le fait que, pendant la dernière campagne pour lélection présidentielle, le candidat des Verts et celui de la LCR ont eu le courage (et lintelligence politique) de mettre clairement sur le tapis la question de laprès-Pacs.
Il nen va pas seulement des insuffisances et des ambivalences du bricolage juridique assez curieux que constitue le Pacs. Que lon ait pu convoquer Freud et Lévi-Strauss pour défendre le dispositif hétéronormatif dans ses effets les plus manifestement iniques, que la profession juridique dans sa majorité, semble-t-il, ait poussé les hauts cris, que même une partie du féminisme français se soit montrée plus que réservée (au nom de la sacro-sainte différence sexuelle que le Pacs devait, croyait-on, remettre en cause4) doit alerter. Lhomophobie, et plus généralement, cette espèce dignorance prétentieuse à légard de la question homo quon na pas besoin de beaucoup pousser pour la voir tourner en franche hostilité, nont pas comme seul visage Boutin brandissant la Bible dans lHémicycle. Dune façon qui en dit long sur la persistance à léchelle de toute la société de clichés dépréciateurs tirés de limaginaire hétérosexiste, elle sarticule à des usages presque indéracinables et à des habitudes mentales profondes, y compris ou surtout chez ceux qui se font une profession de penser et de propager lesprit critique. Même les plus libéraux, par exemple, semblent parfois garder une tendresse secrète pour lidée bizarre, qui ne survit apparemment quà force dêtre démentie par la réalité, que si lon nest pas élevé (comme tout le monde ?) par une maman et un papa, on risque de devenir dingue. Certes, cest surtout labsence en France dun équivalent des gay and lesbian studies à laméricaine qui se fait sentir ici. En effet, même si la situation est en train de changer rapidement grâce à des travaux originaux5 et à leffort de jeunes chercheurs6, il nest pas sain que limage de lhomosexualité qui prédomine dans certains milieux « cultivés » et dominants soit influencée par des modèles littéraires (ne parlons même pas du cinéma), de Proust à Genet (ou, pire, à Guibert ou Dustan), plutôt que par des études sociologiques et historiques sérieuses, sensibles à la diversité extrême et à lévolution des phénomènes en question. Mais, plus généralement, la conclusion quil faut en tirer est que le Pacs na que très partiellement joué son rôle intégrateur et quasi pédagogique et surtout quil ne le pouvait pas, faute de radicalité. Selon son tempérament, on en conclura quil y a encore, culturellement parlant, du pain sur la planche, ou bien quon a besoin dun choc thérapeutique bien plus retentissant que celui quont provoqué les débats autour du Pacs.
Lévolution rapide des discussions journalistiques et essayistes suggère que la seconde solution, la révolutionnaire, est la bonne. Chacun peut constater en effet que la question de lhomoparentalité est en train de succéder à celle du couple légitime, et il est probable que cest autour delle que sont en train de se reconstruire les positions. Comme aux plus beaux jours des polémiques de 98-99, les supposés experts de tout poil, psychanalystes à cheval sur ldipe, anthropologues et juristes sérigeant en défenseurs de lOrdre symbolique, défilent dans les médias pour sallier ou, le plus souvent, sopposer aux représentants des associations de parents et de prétendants à la parentalité qui, tranquillement, tentent de faire valoir leurs expériences et de défendre ce quils estiment être leurs droits. Mais de toute façon, cest la question homoparentale qui est en train de faire voler en éclats le compromis pacsien et de forcer à poser à nouveaux frais la question, que la gauche plurielle officielle avait cru réglée, de la place des homosexuels dans la société.
Au vu de ces constats, la suggestion simple qui simpose majoritairement chez ceux qui écrivent sur la question est la suivante : dans les faits, la question du couple homosexuel est loin davoir été réglée par cette mesure ad hoc qua été le Pacs ; seule louverture du droit au mariage pour les couples homo, par sa force symbolique, serait de nature à entraîner, de proche en proche, des prises de conscience et des transformations décisives dans les habitudes mentales et les pratiques, transformations dont on peut attendre des effets bénéfiques pour tous. Il y a en tout cas des raisons de penser que cette revendication mérite dêtre intégrée au programme dune gauche qui a au moins pour elle le loisir de la réflexion.
La perspective du mariage homo suscite deux genres dobjections.
La première fait ressurgir lépouvantail du communautarisme homo, et met en cause la prétention quil y aurait à plier une institution traditionnelle, voire sacralisée, aux exigences dune minorité relayée, suppose-t-on, par des lobbies puissants. Or, contrairement à ce que suggère le chevènementisme rampant qui a plombé lambiance politique de ces dernières années en France, le droit de constituer et de perpétuer des formes de vie, des institutions ainsi que les éléments dune culture qui reflètent les intérêts spécifiques dune minorité ne signifie pas forcément que les membres de cette minorité désirent faire sécession par rapport à la communauté des citoyens pour construire un empire dans un empire. Comme individu et membre dun groupe, on peut exiger dêtre non seulement toléré, mais encore positivement reconnu dans ses appartenances sans quil y ait à voir là-dedans un risque de renversement de lEtat de droit. On peut préférer vivre entre soi et agir ensemble sans menacer pour autant luniversel. Bref, il ny a rien dans le principe dune politique de lidentité qui puisse a priori affoler le républicain le plus austère. Si lon sort des mythes, le communautarisme bien compris nest pas lantithèse de la démocratie, mais lalimente au contraire, surtout lorsque ce que réclame la communauté en question, ce nest rien dautre que le respect dun universalisme juridique qui, jusquà présent, na été que verbal, et lorsque le moyen utilisé à cette fin est la participation militante à la délibération collective sur le sens quune société entend donner à des institutions centrales telles que le couple et la famille. Sur le fond comme sur la forme, la revendication du mariage ne fait que prendre le républicanisme au sérieux, quel que soit lart que lon peut mettre par ailleurs à triturer dans tous les sens les concepts issus de la philosophie politique pour donner raison à ses ignorances et à ses préjugés les plus banalement conservateurs et/ou répressifs.
La perspective du mariage pourrait susciter des réserves dune autre nature, qui sappuieraient cette fois sur les inquiétudes que ne peut manquer de provoquer le passage de la discrimination au conformisme le plus morne7. Car dans le Pacs et plus encore dans léventuel mariage à venir, on pourrait être tenté de voir le triomphe paradoxal dun familialisme
qui, plutôt que de continuer à exclure, comprend quil vaut mieux intégrer en absorbant la singularité apparente que représente le couple de personnes de même sexe. Le mariage serait la ruse suprême dun bio-pouvoir qui a intérêt à voir dûment casé et sexuellement stabilisé, cest-à-dire juridiquement et sanitai-rement contrôlable, ce contaminateur potentiel quest encore le gay8. Contre-partie du fantasme hétéro qui voit le monde homo dominé par un hédonisme sans freins, il offre limage rassurante, très en vogue en ce moment à la télévision (loi de lexcès contraire oblige), de lhomo bien gentil et parfaitement épanoui dans le cadre classique du couple bientôt capa-ble de devenir un père (ou une mère) de famille respectable ?
Certes, les transformations récentes de la famille qui vont dans le sens dune conception moins inégalitaire des tâches et des rôles, ainsi que la remise en cause féministe du patriarcat, ont depuis longtemps marqué des points, suffisamment en tout cas pour que linstitution du mariage sen soit trouvée profondément modifiée. Et que personne ne puisse être donc suspecté dapporter, sous le masque de lhétérodoxie, de leau au moulin dun modèle rigide hérité de la domination masculine. Mieux, un des avantages de lextension aux couples gays et lesbiens serait de discréditer plus encore les éléments de domination qui subsistent dans le mariage « traditionnel ». Elle contribuerait sûrement à laïciser pour de bon le lien matrimonial, mais aussi à assumer la dissociation entre la procréation comme fait quasi naturel et la parentalité comme fait social9. Mais en même temps, une critique non-conservatrice du mariage homo garde une certaine pertinence. Elle donne un sens au malaise qui naît du constat que, en France plus quailleurs, la légitimation politique des luttes homosexuelles a été favorisée par un courant freudo-marxiste qui voyait en elles des creusets pour linvention de formes de vie expérimentales et subversives par rapport à lordre patriarcal et aux normes bourgeoises et que cela risque dêtre désormais totalement occulté. Elle permet de poser franchement la question de savoir sil convient de définitivement jeter aux oubliettes le fait que ces luttes ont étayé leurs thèmes sur une philosophie qui mettait laccent sur la valeur de la différence et de la singularité contre loppression quexerce la tendance à lunification et à la normalisation, quelles quen soient les formes.
Il est bien vrai que la talon dAchille de la revendication du mariage consiste en ce quelle semble consacrer un retournement complet et peut-être inquiétant par rapport à la configuration dominante des années 60 et 70, dans la mesure où elle accrédite et légitime pleinement désormais limage de lhomo dépolitisé(e), replié(e) sur sa vie privée et naspirant quà la terne normalité parentale. Si paternaliste et naïve en un sens quait pu apparaître la position de Bourdieu exigeant en quelque sorte de la lutte homo quelle se porte à lavant-garde du mouvement social et lui accordant pour ce faire une sorte de lucidité spéciale en raison de sa marginalité, elle touchait donc juste10. Car même si lon ne peut décemment reprocher à quiconque den avoir marre dêtre traité(e) en citoyen(ne) de seconde zone et de le dire, lidée dune activité politique qui sépuiserait dans la conquête de simples droits à adhérer aux normes existantes et à rejoindre le camp majoritaire nest pas satisfaisante. Elle trahirait par ailleurs la forte impulsion à la fois critique et éthique que les différents mouvements de lutte contre le sida ont incarné avec succès dans les années 80 et incarnent encore, dans des styles certes très différents. Selon les circonstances, la part de révolte qui sarticule à lengagement peut varier, de même que le lien qui unit les intérêts particuliers dune minorité à des intérêts plus facilement partageables peut savérer plus ou moins visible et fort, mais en aucun cas lune et lautre ne peuvent seffacer. Ainsi, ce nest pas dabord en cherchant à sapproprier les normes dominantes quand elles se font plus libérales quune culture politique homo se montre responsable ; cest en aiguisant la sensibilité aux pathologies sociales quelle se trouve mieux préparée à comprendre et en y réagissant à son échelle et selon ses moyens.
Dit autrement : aujourdhui comme hier, lavènement de formes de vie post-conventionnelles (cest-à-dire créatives, libérées de la charge de reproduire des modèles de conduite fournis par la tradition, et capables de sorienter en fonction de valeurs universelles) reste en partie conditionné par la protection et surtout linvention de formes de vie non-conventionnelles (disons minoritaires) ou, du moins, pas trop conventionnelles, même si personne, pas même les gays, ne détient le monopole de cette voie-là. Pour cette raison, il y a de bonnes et de nombreuses raisons, surtout aujourdhui, destimer logique et de préférer quune identité homo assumée sarticule en quelque manière au choix dune vie responsable, cest-à-dire politique, plutôt quà un repli communautaire à distance de tout engagement politique ou encore au choix dune vie purement privée11. Mais cela ne concerne en aucune manière la question de principe de savoir sil convient doffrir à chacun, si cela lui chante, la possibilité de bénéficier de la condition dhomme ou de femme marié et de parent, question qui se règle au moyen dune argumentation morale et juridique, autrement dit tout à fait indépendamment des évaluations que nous sommes par ailleurs en droit de porter sur les choix de vie singuliers. Or, de ce point de vue, il ne peut plus exister aujourdhui aucune sorte dambiguïté : il faut que soit proposée à tous la possibilité de choisir entre le Pacs et le mariage, et que soit pareillement assuré laccès égal à ladoption et/ou à la procréation médicalement assistée.
Philosophe, auteur de Jurgen Habermas, une introduction, éd. Pocket/La découverte, 2001.
(1) F. Martel, Le rose et le noir, Points-Seuil, 2000.
(2) F. Leroy-Forgeot, Histoire juridique de lhomosexualité, PUF, 1997.
(3) D. Borillo et P. Lascoumes, Amours égales ?, La découverte, 2002.
(4) D. Borillo et E. Fassin (dir.), Au-delà du Pacs, PUF, 2001.
(5) D. Eribon, Réflexions sur la question gay, Fayard, 1999.
(6) F. Tamagne, Histoire de lhomosexualité en Europe. Berlin, Londres, Paris, 1919-1939, Seuil, 1999.
(7) B. Ogilvie, « Anthropologie du propre à rien », Le Passant Ordinaire, n° 38, p. 45-48
(8) P. Pinell (dir.), Une épidémie politique. La lutte contre le sida en France, 1981-1996, PUF, 2002. Iacub, Le crime était presque sexuel, Epel, 2002.
(10) P. Bourdieu, La domination masculine, Seuil, 1998.
(11) D. Lestrade, Act Up, une histoire, Denoël, 2000.
(1) F. Martel, Le rose et le noir, Points-Seuil, 2000.
(2) F. Leroy-Forgeot, Histoire juridique de lhomosexualité, PUF, 1997.
(3) D. Borillo et P. Lascoumes, Amours égales ?, La découverte, 2002.
(4) D. Borillo et E. Fassin (dir.), Au-delà du Pacs, PUF, 2001.
(5) D. Eribon, Réflexions sur la question gay, Fayard, 1999.
(6) F. Tamagne, Histoire de lhomosexualité en Europe. Berlin, Londres, Paris, 1919-1939, Seuil, 1999.
(7) B. Ogilvie, « Anthropologie du propre à rien », Le Passant Ordinaire, n° 38, p. 45-48
(8) P. Pinell (dir.), Une épidémie politique. La lutte contre le sida en France, 1981-1996, PUF, 2002. Iacub, Le crime était presque sexuel, Epel, 2002.
(10) P. Bourdieu, La domination masculine, Seuil, 1998.
(11) D. Lestrade, Act Up, une histoire, Denoël, 2000.