Sortie du DVD de Notre Monde
Notre Monde Notre Monde (2013, 119') un film de Thomas LacosteRassemblant plus de 35 intervenants, philosophes, sociologues, économistes, magistrats, médecins, universitaires et écrivains, Notre Monde propose un espace dexpression pour travailler, comme nous y enjoint JeanLuc Nancy à « une pensée commune ». Plus encore quun libre espace de parole, Notre Monde sappuie sur un ensemble foisonnant de propositions concrètes pour agir comme un rappel essentiel, individuel et collectif : « faites de la politique » et de préférence autrement.
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© Passant n°40-41 [mai 2002 - septembre 2002]
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par Xavier Daverat
Imprimer l'articleCe que porte le vent
LIndien a baptisé un cours deau Rivière du Vent et le Blanc surnommé Chicago windy city.
Limage de quelque tumbleweed, boule dherbe qui roule sous leffet du vent sert dicône, au point que les frères Coen la raillent au début dun film1.
Lallégorie se nourrit des vents. Au début dune nouvelle de Rick Bass, Mahatma Joe2, une lutte sengage entre les vents froids du nord et le chinook. Les premiers déferlent depuis la péninsule Sibérienne, lAlaska et la Prairie jusquà Grass Valley, où ils sengagent brusquement. Le chinook, venant en sens inverse, amène au contraire un air chaud, avant-garde dune percée printanière en plein mois de février.
Larrivée du chinook produit sur les habitants des effets surprenants. À ce moment, Grass Valley célèbre la fête des Naked Days, journées pendant lesquelles chacun vit entièrement nu. Célébration païenne, affichage dun état de nature, aspect édénique : on comprend que le prêcheur, Mahatma Joe Krag, veuille mettre fin à ces pratiques. Cest vrai : le vent est sans doute dorigine diabolique. Quand se déchaînent les éléments, « Hell is empty, / And all the devils are here »3 ; le vent peut faire surgir de nulle part, sabre au clair, un Cavalier de lApocalypse4 ; si le vent agite des branches, cest sous leffet dun « démon mineur »5. En faisant venir des prédicateurs pour instruire la population, en agissant sur les esprits quand revient le chinook (il faut guetter les annonces météorologiques pour officier au bon moment), lhomme déglise doit vouloir transformer un vent mauvais en Paraclet.
Intrusion de lirrationnel, le vent est aussi figure daliénation. Sjöström lavait montré en contant « lhistoire dune femme qui vint dans le domaine des vents »6. Letty (Lilian Gish), découvre la rudesse de lOuest et fait lapprentissage de la sexualité. Si le sable soulevé samoncelle sur la vitre de la fenêtre et sinfiltre par la porte, si tout le décor du film semble frêle et branlant pour décrire leffet de souffle sur la maison, et si le vent semble sinsinuer jusque sur la bande-son dun film pourtant muet, cest quil barre lespace mental du personnage, le confine dans ses frustrations. Le cheval fantôme blanc de la légende indienne, qui apparaît dans les nuages lorsque souffle le vent du nord, matérialise au contraire ses pulsions, lapproche des naseaux et les ruades de lanimal réveillant la sauvagerie qui sommeille en elle.
Ainsi vont les vents de la fiction américaine en projection de soi-même : bourrasques autour du saloon de Vienna comme crainte de lirruption du passé (Johnny Guitar7), bise gelée se levant sur le désert quand le soleil est bas pour évoquer le sort tragique de Pearl (Duel in the sun8), ondulation de lherbe haute comme annonce du malheur engendré par lhomme (Days of heaven, The thin red line9), etc. Ou, que laspect directement métaphorique dun titre prédomine et le vent, tantôt élément cosmique, tantôt courant dair lugubre, vient suggérer la plainte : râles lorsque la sexualité extravertie de Marylee (Dorothy Malone) nempêche pas son abandon (fétiche phallique du derrick en même temps quallégeance à la mémoire du père), tous les espoirs sétant écrits sur du vent10 ; soupir étouffé quand les utopies de Scarlett (Vivien Leigh), quoique emportées par le vent, pourraient renaître dune volonté affirmée11 ; tourbillons qui font de Tony un tueur (John Cassavetes) alors que le jeune révolté croyait pouvoir chevaucher le vent12
Faire face au vent. Combien de femmes ont montré le cinéma américain cheveux et vêtements dans le vent ? On tient là une figure obligée, un peu comme celle qui, dans le répertoire baroque, évoque le vent par une écriture pour cordes (ainsi lentrée des deux groupes de violons, des altos et des basses en imitation, avec des séries de doubles-croches dans Ye blustring brethen of the skies13). Élan du cur ? Bouffée de passion ? Forme épique ? Contre le vent, Against the wind14 : ce nest pas simplement lutter, mais jouir dune « exaltation perverse » comme lavait compris Buzzati. Au final, le vent sculpte les corps tels certains reliefs : limage de Letty et de son mari, devant la porte ouverte face à la Prairie et au vent, ne dit quune chose, à la manière de Valéry : « Le vent se lève !.. Il faut tenter de vivre ! »15.
Limage de quelque tumbleweed, boule dherbe qui roule sous leffet du vent sert dicône, au point que les frères Coen la raillent au début dun film1.
Lallégorie se nourrit des vents. Au début dune nouvelle de Rick Bass, Mahatma Joe2, une lutte sengage entre les vents froids du nord et le chinook. Les premiers déferlent depuis la péninsule Sibérienne, lAlaska et la Prairie jusquà Grass Valley, où ils sengagent brusquement. Le chinook, venant en sens inverse, amène au contraire un air chaud, avant-garde dune percée printanière en plein mois de février.
Larrivée du chinook produit sur les habitants des effets surprenants. À ce moment, Grass Valley célèbre la fête des Naked Days, journées pendant lesquelles chacun vit entièrement nu. Célébration païenne, affichage dun état de nature, aspect édénique : on comprend que le prêcheur, Mahatma Joe Krag, veuille mettre fin à ces pratiques. Cest vrai : le vent est sans doute dorigine diabolique. Quand se déchaînent les éléments, « Hell is empty, / And all the devils are here »3 ; le vent peut faire surgir de nulle part, sabre au clair, un Cavalier de lApocalypse4 ; si le vent agite des branches, cest sous leffet dun « démon mineur »5. En faisant venir des prédicateurs pour instruire la population, en agissant sur les esprits quand revient le chinook (il faut guetter les annonces météorologiques pour officier au bon moment), lhomme déglise doit vouloir transformer un vent mauvais en Paraclet.
Intrusion de lirrationnel, le vent est aussi figure daliénation. Sjöström lavait montré en contant « lhistoire dune femme qui vint dans le domaine des vents »6. Letty (Lilian Gish), découvre la rudesse de lOuest et fait lapprentissage de la sexualité. Si le sable soulevé samoncelle sur la vitre de la fenêtre et sinfiltre par la porte, si tout le décor du film semble frêle et branlant pour décrire leffet de souffle sur la maison, et si le vent semble sinsinuer jusque sur la bande-son dun film pourtant muet, cest quil barre lespace mental du personnage, le confine dans ses frustrations. Le cheval fantôme blanc de la légende indienne, qui apparaît dans les nuages lorsque souffle le vent du nord, matérialise au contraire ses pulsions, lapproche des naseaux et les ruades de lanimal réveillant la sauvagerie qui sommeille en elle.
Ainsi vont les vents de la fiction américaine en projection de soi-même : bourrasques autour du saloon de Vienna comme crainte de lirruption du passé (Johnny Guitar7), bise gelée se levant sur le désert quand le soleil est bas pour évoquer le sort tragique de Pearl (Duel in the sun8), ondulation de lherbe haute comme annonce du malheur engendré par lhomme (Days of heaven, The thin red line9), etc. Ou, que laspect directement métaphorique dun titre prédomine et le vent, tantôt élément cosmique, tantôt courant dair lugubre, vient suggérer la plainte : râles lorsque la sexualité extravertie de Marylee (Dorothy Malone) nempêche pas son abandon (fétiche phallique du derrick en même temps quallégeance à la mémoire du père), tous les espoirs sétant écrits sur du vent10 ; soupir étouffé quand les utopies de Scarlett (Vivien Leigh), quoique emportées par le vent, pourraient renaître dune volonté affirmée11 ; tourbillons qui font de Tony un tueur (John Cassavetes) alors que le jeune révolté croyait pouvoir chevaucher le vent12
Faire face au vent. Combien de femmes ont montré le cinéma américain cheveux et vêtements dans le vent ? On tient là une figure obligée, un peu comme celle qui, dans le répertoire baroque, évoque le vent par une écriture pour cordes (ainsi lentrée des deux groupes de violons, des altos et des basses en imitation, avec des séries de doubles-croches dans Ye blustring brethen of the skies13). Élan du cur ? Bouffée de passion ? Forme épique ? Contre le vent, Against the wind14 : ce nest pas simplement lutter, mais jouir dune « exaltation perverse » comme lavait compris Buzzati. Au final, le vent sculpte les corps tels certains reliefs : limage de Letty et de son mari, devant la porte ouverte face à la Prairie et au vent, ne dit quune chose, à la manière de Valéry : « Le vent se lève !.. Il faut tenter de vivre ! »15.
(1) J. & E. Coen, The big Lebowski, 1998.
(2) R. Bass, « Mahatma Joe » in Platte River, trad. B. Matthieussent, Christian Bourgois, 1996.
(3) « LEnfer est vide, / Et tous les démons sont ici », Shakespeare, La tempête, I, 2, v. 214-215.
(4) J. Huston, The unforgiven (Le vent de la plaine, 1959).
(5) J. Tourneur, Curse of the demon (La nuit du démon, 1957).
(6) V. Sjöström, The wind (Le vent, 1928)
(7) N. Ray, Johnny Guitar (Johnny Guitare, 1953).
(8) K. Vidor, Duel in the sun (Duel au soleil, 1946).
(9) T. Malik, Days of haven (Les moissons du ciel, 1978), The thin red line (La ligne rouge, 1998).
(10) D. Sirk, Written on the wind (Ecrit sur du vent, 1957).
(11) V. Fleming, Gone with the wind (Autant en emporte le vent, 1939).
(12) R. Parrish, Saddle the wind (Libre comme le vent, 1958).
(13) H. Purcell, King Arthur, Acte V.
(14) Le disque de B. Seger, ainsi intitulé et qui contient la composition éponyme, montre un groupe de chevaux qui courent, émergeant dune nuée, comme en lointain écho aux chevaux détalant devant le vent du nord dans The wind et quévoquaient les cartons 18 et 88 du film de Sjöström.
(15) P. Valéry, Le cimetière marin, uvres, Tome I, « Bibl. de la Pléiade », Gallimard, 1965, p. 151.
(2) R. Bass, « Mahatma Joe » in Platte River, trad. B. Matthieussent, Christian Bourgois, 1996.
(3) « LEnfer est vide, / Et tous les démons sont ici », Shakespeare, La tempête, I, 2, v. 214-215.
(4) J. Huston, The unforgiven (Le vent de la plaine, 1959).
(5) J. Tourneur, Curse of the demon (La nuit du démon, 1957).
(6) V. Sjöström, The wind (Le vent, 1928)
(7) N. Ray, Johnny Guitar (Johnny Guitare, 1953).
(8) K. Vidor, Duel in the sun (Duel au soleil, 1946).
(9) T. Malik, Days of haven (Les moissons du ciel, 1978), The thin red line (La ligne rouge, 1998).
(10) D. Sirk, Written on the wind (Ecrit sur du vent, 1957).
(11) V. Fleming, Gone with the wind (Autant en emporte le vent, 1939).
(12) R. Parrish, Saddle the wind (Libre comme le vent, 1958).
(13) H. Purcell, King Arthur, Acte V.
(14) Le disque de B. Seger, ainsi intitulé et qui contient la composition éponyme, montre un groupe de chevaux qui courent, émergeant dune nuée, comme en lointain écho aux chevaux détalant devant le vent du nord dans The wind et quévoquaient les cartons 18 et 88 du film de Sjöström.
(15) P. Valéry, Le cimetière marin, uvres, Tome I, « Bibl. de la Pléiade », Gallimard, 1965, p. 151.