Sortie du DVD de Notre Monde
Notre Monde Notre Monde (2013, 119') un film de Thomas LacosteRassemblant plus de 35 intervenants, philosophes, sociologues, économistes, magistrats, médecins, universitaires et écrivains, Notre Monde propose un espace dexpression pour travailler, comme nous y enjoint JeanLuc Nancy à « une pensée commune ». Plus encore quun libre espace de parole, Notre Monde sappuie sur un ensemble foisonnant de propositions concrètes pour agir comme un rappel essentiel, individuel et collectif : « faites de la politique » et de préférence autrement.
Retour
© Passant n°40-41 [mai 2002 - septembre 2002]
© Passant n°40-41 [mai 2002 - septembre 2002]
par Nicolas Frize
Imprimer l'articleEnfin perdus !
En ce temps-là, presque tous les peuples étaient sauvés. Alimentés de mythes sacrés, de textes divins, de morales et de missionnaires, ils charriaient des croyances incroyables, avaient un ou plusieurs dieux qui les guidaient partout dans leurs errements, qui leur promettaient dêtre sauvés. En ce temps-là, tout le monde voulait sauver lautre et se sauver soi-même (fuir pour aller mieux). Ils sétaient organisés en religions qui faisaient grand bruit, celles-ci propageant leurs idées au-delà même de leurs lieux privilégiés de méditation : de siècle en siècle, elles avaient même acquis un pouvoir leur permettant de sextraire physiquement du pouvoir et dagir dans le tissu mental et comportemental des hommes de façon infrastructurelle et sociale ; cette période dura jusquau milieu, à peu près, de lan 2002.
Il faut dire que leurs appuis étaient nombreux et que les organisations sociales et politiques des époques successives quelles traversèrent se servirent sournoisement delles pour se maintenir, consciemment ou non : les unes alimentaient donc de diverses façons les peurs des hommes (la mort ) et les inquiétudes sociales (loubli, la misère ), ce qui permettait aux autres, ensuite, de maintenir leurs théories morales la solidarité, la pitié et leurs effets concourants le passéisme, la violence . Jusquà leur effondrement du début du troisième millénaire, elles jouissaient en effet dun lit culturel confortable, dominant et permanent, assoiffé de bonté et de tolérance. Elles sancraient dans deux grandes pulsions idéologiquement forgées et maintenues au fil des vies, des guerres, des lois, des évolutions sociales des hommes :
- la peur de linconnu, du non expliqué, de létrange et de lexistence tout court contraignait celui qui ne supportait pas labsence de réponse à en inventer une, littérale et positive, simple et accessible : ce qui ne se comprend pas nest pas incompréhensible mais « surnaturel » ! Le langage et la démonstration manquants, lhomme inventait un hors champ légitime, hystériquement anthropomorphique, quil habillait de personnages et dintentions : les religions étaient nées. Comme il fallait des preuves pour transformer lirrationnel en divin, expliquer à tout prix ce qui nest pas explicable, on allait puiser dans lart, ou lui suggérer de revêtir lhabit émotionnel, afin de traduire comme il sait le faire la métaphysique par limmatériel, le mystérieux par le magique, le poétique par le pulsionnel ; il joua dailleurs un double rôle dexcitant et de calmant, dalimentation des craintes et de rassemblement des quiétudes. Ainsi, la religion et lart furent intimement liés au fil des temps autour de la question du « surnaturel », expliqué par lun, exprimé par lautre ;
- la peur de mourir était omniprésente durant toutes ces époques, elle avait pour principal moteur des montagnes dorgueil, un narcissisme obsessionnel, un ego outrancier, une mythomanie maladive et une libido guerrière. Très rapidement, une répartition des rôles attribua aux femmes le rôle de faire naître et aux hommes celui de faire mourir : cétait la même angoisse qui sexprimait là des deux côtés. Peu dentre eux avaient lu Epicure, Montaigne et la mort était pour tous un état conscient désespéré : il est insupportable davoir disparu ! Outre labsurdité dune telle pensée, la faute existentielle était grave, plaçant lindividu au cur de sa vie et non au cur du monde, ne pouvant concevoir que quelque chose soit sans soi ! !
Ainsi, ces religions sappuyaient sur les uvres pour sublimer la passivité du destin, faisant des statues pour ladoration, des peintures prônant la soumission ou la vengeance, créant de toutes pièces un pactole de superstitions, rassemblant les foules pour les faire chanter ensemble dans des acoustiques envahissantes et fascinatoires (les voix lentes, puissantes et solennelles des prêcheurs avaient dix secondes de réverbération !), commandant des uvres musicales fatales, intériorisées ou tempétueuses, capricieuses ou éthérées, immobiles comme le temps et fracassantes comme la volonté, doucement généreuses comme la miséricorde, évaporées et innocentes comme les voix des enfants quelles instrumentalisaient. Énorme gourmandise de pouvoir et grand tour de magie mentale planétaire. Tout ce qui trahissait la morale était fortement réprimé. Prosélytes et totalitaires, ces religions étaient au service dune mission, celle que leur avait confiée « Dieu ». Beaucoup dartistes utilisaient leur art pour sy croire et cherchaient par tous les moyens des stratagèmes de mystification, en particulier du côté du sacré : concentrés et inspirés, ils se croyaient croyants lorsquils voyaient leurs uvres les sublimer, les dépasser ce qui est pourtant ordinaire et propre à toute aventure de création artistique !
Lidée dun dieu puissant et revendicatif, dun sauveur mythomane et exigeant, a été, méprisant toute la réalité du monde en un coup baguette magique, jusquà inventer dans un fracas fascinant et confus, une vie sans la mort ! Trépignantes et vociférantes de douceur vénéneuse, ces religions résistantes entraînèrent les hommes dans la contrainte et la peur de la vie, dans des promesses dimmortalité et dorgueil, dans des morales individualistes et culpabilisantes. Ce qui était fort dans la procédure était que tout le monde et chacun pouvait se passer de lhypothétique retour du missionnaire absent : barbotant dans cette culture, il lui suffisait de sécouter lui-même Certains artistes, à lépoque, étaient de parfaits relais culturels ; peintres schizophrènes, chorégraphes solitaires, architectes allumés, compositeurs transfigurés, écrivains transis , ils prenaient tous garde à leurs positions sociales, toujours proches du pouvoir (ils ont presque toujours vécu du labeur des autres), cédaient sans dommage à leurs tentations cathartiques, se prenant eux-mêmes pour une entité immortelle, jouaient en public avec leur ego, faisant deux les maîtres de lesthétique futuriste pour les uns, les élus gardiens du temple et du passé objectif pour les autres il fallait assister à lexécution de leurs uvres ou être confrontés à leur diffusion massive pour mesurer à quel point ils avaient le sens du rituel et du sacrement deux-mêmes !
Evidemment, un petit humain ne peut regarder les spermatozoïdes ou le plancton, encore moins sentir lélectromagnétisme, la gravitation ou les réactions nucléaires, il ne peut que les penser. Cette nécessité de tout penser parce quil ne pouvait rien voir le conduisit fatalement à penser à nimporte quoi, histoire despérer y voir quand même un jour. Voir pour croire, croire pour voir, à des choses insensées, des galipettes célestes qui le faisaient rêver, des histoires de fées et de sorcières, assorties de messages de saluts et de santons colorés, une vierge effarouchée, des animaux sortis de la chaîne alimentaire, des mages à peine intéressés par le commerce, un envoyé spécial noyé en haut dune croix, le tout en couleur pourpre et doré, genre mille et une nuits dhorreur, entouré dauréoles volantes, un peu dor, dencens et beaucoup dargent en immobilier, comme un père noël dont la hotte serait pleine de miséricorde et de vengeance. Très vite, cette obligation de substituer aux questions existentielles une réponse passive et totalisante a produit beaucoup de falsifications, qui au fil des temps ont construit une organisation sectaire sur le dos de la cécité et du narcissisme des gens. Des opportunistes très excités ont pris leur plus belle plume et se sont dit « pourquoi ne pas sauto proclamer propriétaires ! ». Ils se sont alors rédigés entre eux des lettres de patente (reliées en cuir) pour revendiquer la propriété de terres quils se sont promises pour léternité (ils ont dans le même élan inventé le mot Éternité), dans une région riche en matières premières, précisément là où ils étaient (pour faire moins loin), entre lorient et loccident. Pour asseoir leur fiction, ils en ont profité pour sélire tout seuls car à cette époque on navait pas besoin délecteurs pour être élus ! Dautres, moins opportunistes mais plus angoissés, ne supportant pas lidée que le monde puisse avoir loutrecuidance de leur survivre, ont inventé limmortalité, aidés par dautres petits magiciens de léternité : ils étaient fous à lidée que leur ego devienne fou ; étranglés par leurs fiertés anxieuses, peu philosophes et guettant paranoïaquement le centre du monde, ils ne toléraient pas lidée même dexistence, faite dapparitions et de disparitions et voulaient lextraire de sa condition mécanique (de fait, ils tuaient beaucoup autour deux). Ils inventèrent les religions et se mirent à boire, se droguer et écrire des livres « Mourir nest pas mourir », « La torah », « Dîtes leur que la mort nexiste pas», « La Bible : Ancien Testament », « Mémoire des vies antérieures », « La vie après la vie », «Le coran », « Nous sommes tous immortels », « La Bible : Nouveau Testament », « Au delà » etc., la liste est sans fin
Vite de lair, de la musique, de la peinture, de la danse, de lArt, de lair, de lArt, de lair.
Il faut souffler maintenant. Non, ce nétait pas un cauchemar, mais il est loin, tout cela est bien fini, le ciel sest ouvert, linfiniment petit et linfiniment grand se sont rejoints, ailleurs que dans la perception de lhomo sapiens, lhomme a compris que décidément, il nentendait pas loin (1 km dans le meilleur des cas), quil ne voyait pas beaucoup de détails minuscules et encore moins de détails lointains, que sa mémoire consciente ne dépassait pas la durée de sa propre vie, que sa perception des odeurs, des gaz, des liquides était doucement limitée, que la lucidité de ses sentiments était éphémère Il est devenu raisonnable, à savoir plus sensible, plus éloigné de sa propre présence, plus proche dune vision fusionnelle de limmatériel et du matériel, plus respectueux dune conception phénoménologique de létat du monde, de lexistence : la vie et la mort tendues ensemble.
Aujourdhui, devant nous, sest ouvert un monde charnel et mental, enfin subjectif et honnête. Un monde dans lequel nous nous projetons au lieu de nous y regarder, dans lequel nous inventons au lieu de nous y reproduire, dans lequel nous créons au lieu de seulement procréer, dans lequel nous devenons responsables. Notre conscience nous sert à sortir, à respirer, à concevoir, à prêter loreille et à tendre louïe, à nous adresser aux uvres au lieu de croire quelles sadressent à nous. Quel bonheur nous entoure !
Tout ce qui nous subjugue nous dépasse, déstabilise notre discernement, ne nous apparaît pas comme supérieur ni mystérieux : nous en goûtons et nous y intéressons avec humilité, appétit et affection. Nous savons que lhistoire appartient à lenchevêtrement des combinaisons possibles entre les hasards, les intuitions humaines, les forces physiques, les désirs amoureux, les soifs guerrières ou stratégiques, quelles soient directes, différées ou déléguées Rien nest lié, les effets nont pas les mêmes causes, mais tout est en corrélation.
Cest un monde doté de sensibilité, aimant létranger et linsécurité philosophique, acceptant lignorance, gourmet et goulu, fondant et croquant devant tant de mouvements qui lentourent, amoureux, excité du sens que prennent les choses lorsquelles se mêlent dapparaître dans un langage abstrait, assez féru de statistique pour arrêter de confondre sans cesse les hasards et les signes paranoïaques, assez féru dastrophysique et de chimie pour garder en mémoire les échelles qui nous entourent et dépasser sa vision enfantine, assez matérialiste pour envisager lexistence comme une longue aventure dialectique, toujours en balancement, assez humaniste pour ne pas jouir de la mort des autres, confiant en lidée quun minimum de conscience de lhistoire est vital !
LArt ayant fini par prendre sa juste place « politique », les religions ont reculé puis, obsolètes, ont disparu totalement (et avec elles les artistes qui avaient le goût du divin !) Dans son abstraction, sa contemporanéité, par la révolution esthétique quil produit, bousculant les références et les repères, lArt sadresse aux formes, ses suggestions sont immatérielles, profondes, interpellant la métaphysique, prenant de la distance avec ses outils de fascination : le noir et la lumière, lamplification, les disparitions et apparitions Il parle à la perception sans le langage, spontanément et dans la durée, il est lavocat de linattendu, de linouï. La peinture non figurative et la musique contemporaine cherchent un langage déréférencé, bouleversent lusage des mots, des attitudes ou des regards, des représentations et des icônes. Chaque homme ne se vit plus comme un centre dont les autres seraient la périphérie, il ny a plus délus ni de héros, sa vie est intimement liée à sa mort, cest le « b, a : ba » du développement de la matière, de la formation des étoiles, de la vie des cellules, de la climatologie, de la physique, de la philosophie ! Ce qui nous importe nest pas la parcelle de monde dans laquelle nous serons uniques et qui nous apportera confort immédiat et pérennité, nous ne faisons pas des enfants pour nous prolonger, nous transmettre ou résister à notre usure. Ce qui nous importe est la qualité possible que notre existence (mort incluse) dépose dans lexistence générale, dans les transformations incessantes et ce que cela produit, hors de tout contexte de durée liée à notre conscience, cest-à-dire à notre vie. Les uvres artistiques sont une partie importante, symbolique, physique, mentale, charnelle, de cette qualité existentielle que nous projetons dans lunivers humain. Ce sont elles qui nous relient à lhumilité de notre perception, ce sont elles qui prolongent notre connaissance rationnelle, ce sont elles qui ébranlent nos certitudes et les resituent dans nos cultures, ce sont elles qui nous insécurisent en nous apprenant le plaisir, ce sont elles qui nous rappellent à la tendresse de linconnu, de labstrait, de lextérieur, de laltérité. Les uvres ne sont pas matérielles, même si certaines dentre elles sont physiques (oh ! privilège de la musique de nêtre que du vent, des variations de pressions atmosphériques !). Elles sont mentales, épidermiques, pulsionnelles, intellectuelles, sexuelles, véhicules historiques, idéologiques, philosophiques En voulez-vous en voilà ! Nous nous y perdons, nous sommes enfin perdus, cest notre jouissante et combative errance daujourdhui.
Il faut dire que leurs appuis étaient nombreux et que les organisations sociales et politiques des époques successives quelles traversèrent se servirent sournoisement delles pour se maintenir, consciemment ou non : les unes alimentaient donc de diverses façons les peurs des hommes (la mort ) et les inquiétudes sociales (loubli, la misère ), ce qui permettait aux autres, ensuite, de maintenir leurs théories morales la solidarité, la pitié et leurs effets concourants le passéisme, la violence . Jusquà leur effondrement du début du troisième millénaire, elles jouissaient en effet dun lit culturel confortable, dominant et permanent, assoiffé de bonté et de tolérance. Elles sancraient dans deux grandes pulsions idéologiquement forgées et maintenues au fil des vies, des guerres, des lois, des évolutions sociales des hommes :
- la peur de linconnu, du non expliqué, de létrange et de lexistence tout court contraignait celui qui ne supportait pas labsence de réponse à en inventer une, littérale et positive, simple et accessible : ce qui ne se comprend pas nest pas incompréhensible mais « surnaturel » ! Le langage et la démonstration manquants, lhomme inventait un hors champ légitime, hystériquement anthropomorphique, quil habillait de personnages et dintentions : les religions étaient nées. Comme il fallait des preuves pour transformer lirrationnel en divin, expliquer à tout prix ce qui nest pas explicable, on allait puiser dans lart, ou lui suggérer de revêtir lhabit émotionnel, afin de traduire comme il sait le faire la métaphysique par limmatériel, le mystérieux par le magique, le poétique par le pulsionnel ; il joua dailleurs un double rôle dexcitant et de calmant, dalimentation des craintes et de rassemblement des quiétudes. Ainsi, la religion et lart furent intimement liés au fil des temps autour de la question du « surnaturel », expliqué par lun, exprimé par lautre ;
- la peur de mourir était omniprésente durant toutes ces époques, elle avait pour principal moteur des montagnes dorgueil, un narcissisme obsessionnel, un ego outrancier, une mythomanie maladive et une libido guerrière. Très rapidement, une répartition des rôles attribua aux femmes le rôle de faire naître et aux hommes celui de faire mourir : cétait la même angoisse qui sexprimait là des deux côtés. Peu dentre eux avaient lu Epicure, Montaigne et la mort était pour tous un état conscient désespéré : il est insupportable davoir disparu ! Outre labsurdité dune telle pensée, la faute existentielle était grave, plaçant lindividu au cur de sa vie et non au cur du monde, ne pouvant concevoir que quelque chose soit sans soi ! !
Ainsi, ces religions sappuyaient sur les uvres pour sublimer la passivité du destin, faisant des statues pour ladoration, des peintures prônant la soumission ou la vengeance, créant de toutes pièces un pactole de superstitions, rassemblant les foules pour les faire chanter ensemble dans des acoustiques envahissantes et fascinatoires (les voix lentes, puissantes et solennelles des prêcheurs avaient dix secondes de réverbération !), commandant des uvres musicales fatales, intériorisées ou tempétueuses, capricieuses ou éthérées, immobiles comme le temps et fracassantes comme la volonté, doucement généreuses comme la miséricorde, évaporées et innocentes comme les voix des enfants quelles instrumentalisaient. Énorme gourmandise de pouvoir et grand tour de magie mentale planétaire. Tout ce qui trahissait la morale était fortement réprimé. Prosélytes et totalitaires, ces religions étaient au service dune mission, celle que leur avait confiée « Dieu ». Beaucoup dartistes utilisaient leur art pour sy croire et cherchaient par tous les moyens des stratagèmes de mystification, en particulier du côté du sacré : concentrés et inspirés, ils se croyaient croyants lorsquils voyaient leurs uvres les sublimer, les dépasser ce qui est pourtant ordinaire et propre à toute aventure de création artistique !
Lidée dun dieu puissant et revendicatif, dun sauveur mythomane et exigeant, a été, méprisant toute la réalité du monde en un coup baguette magique, jusquà inventer dans un fracas fascinant et confus, une vie sans la mort ! Trépignantes et vociférantes de douceur vénéneuse, ces religions résistantes entraînèrent les hommes dans la contrainte et la peur de la vie, dans des promesses dimmortalité et dorgueil, dans des morales individualistes et culpabilisantes. Ce qui était fort dans la procédure était que tout le monde et chacun pouvait se passer de lhypothétique retour du missionnaire absent : barbotant dans cette culture, il lui suffisait de sécouter lui-même Certains artistes, à lépoque, étaient de parfaits relais culturels ; peintres schizophrènes, chorégraphes solitaires, architectes allumés, compositeurs transfigurés, écrivains transis , ils prenaient tous garde à leurs positions sociales, toujours proches du pouvoir (ils ont presque toujours vécu du labeur des autres), cédaient sans dommage à leurs tentations cathartiques, se prenant eux-mêmes pour une entité immortelle, jouaient en public avec leur ego, faisant deux les maîtres de lesthétique futuriste pour les uns, les élus gardiens du temple et du passé objectif pour les autres il fallait assister à lexécution de leurs uvres ou être confrontés à leur diffusion massive pour mesurer à quel point ils avaient le sens du rituel et du sacrement deux-mêmes !
Evidemment, un petit humain ne peut regarder les spermatozoïdes ou le plancton, encore moins sentir lélectromagnétisme, la gravitation ou les réactions nucléaires, il ne peut que les penser. Cette nécessité de tout penser parce quil ne pouvait rien voir le conduisit fatalement à penser à nimporte quoi, histoire despérer y voir quand même un jour. Voir pour croire, croire pour voir, à des choses insensées, des galipettes célestes qui le faisaient rêver, des histoires de fées et de sorcières, assorties de messages de saluts et de santons colorés, une vierge effarouchée, des animaux sortis de la chaîne alimentaire, des mages à peine intéressés par le commerce, un envoyé spécial noyé en haut dune croix, le tout en couleur pourpre et doré, genre mille et une nuits dhorreur, entouré dauréoles volantes, un peu dor, dencens et beaucoup dargent en immobilier, comme un père noël dont la hotte serait pleine de miséricorde et de vengeance. Très vite, cette obligation de substituer aux questions existentielles une réponse passive et totalisante a produit beaucoup de falsifications, qui au fil des temps ont construit une organisation sectaire sur le dos de la cécité et du narcissisme des gens. Des opportunistes très excités ont pris leur plus belle plume et se sont dit « pourquoi ne pas sauto proclamer propriétaires ! ». Ils se sont alors rédigés entre eux des lettres de patente (reliées en cuir) pour revendiquer la propriété de terres quils se sont promises pour léternité (ils ont dans le même élan inventé le mot Éternité), dans une région riche en matières premières, précisément là où ils étaient (pour faire moins loin), entre lorient et loccident. Pour asseoir leur fiction, ils en ont profité pour sélire tout seuls car à cette époque on navait pas besoin délecteurs pour être élus ! Dautres, moins opportunistes mais plus angoissés, ne supportant pas lidée que le monde puisse avoir loutrecuidance de leur survivre, ont inventé limmortalité, aidés par dautres petits magiciens de léternité : ils étaient fous à lidée que leur ego devienne fou ; étranglés par leurs fiertés anxieuses, peu philosophes et guettant paranoïaquement le centre du monde, ils ne toléraient pas lidée même dexistence, faite dapparitions et de disparitions et voulaient lextraire de sa condition mécanique (de fait, ils tuaient beaucoup autour deux). Ils inventèrent les religions et se mirent à boire, se droguer et écrire des livres « Mourir nest pas mourir », « La torah », « Dîtes leur que la mort nexiste pas», « La Bible : Ancien Testament », « Mémoire des vies antérieures », « La vie après la vie », «Le coran », « Nous sommes tous immortels », « La Bible : Nouveau Testament », « Au delà » etc., la liste est sans fin
Vite de lair, de la musique, de la peinture, de la danse, de lArt, de lair, de lArt, de lair.
Il faut souffler maintenant. Non, ce nétait pas un cauchemar, mais il est loin, tout cela est bien fini, le ciel sest ouvert, linfiniment petit et linfiniment grand se sont rejoints, ailleurs que dans la perception de lhomo sapiens, lhomme a compris que décidément, il nentendait pas loin (1 km dans le meilleur des cas), quil ne voyait pas beaucoup de détails minuscules et encore moins de détails lointains, que sa mémoire consciente ne dépassait pas la durée de sa propre vie, que sa perception des odeurs, des gaz, des liquides était doucement limitée, que la lucidité de ses sentiments était éphémère Il est devenu raisonnable, à savoir plus sensible, plus éloigné de sa propre présence, plus proche dune vision fusionnelle de limmatériel et du matériel, plus respectueux dune conception phénoménologique de létat du monde, de lexistence : la vie et la mort tendues ensemble.
Aujourdhui, devant nous, sest ouvert un monde charnel et mental, enfin subjectif et honnête. Un monde dans lequel nous nous projetons au lieu de nous y regarder, dans lequel nous inventons au lieu de nous y reproduire, dans lequel nous créons au lieu de seulement procréer, dans lequel nous devenons responsables. Notre conscience nous sert à sortir, à respirer, à concevoir, à prêter loreille et à tendre louïe, à nous adresser aux uvres au lieu de croire quelles sadressent à nous. Quel bonheur nous entoure !
Tout ce qui nous subjugue nous dépasse, déstabilise notre discernement, ne nous apparaît pas comme supérieur ni mystérieux : nous en goûtons et nous y intéressons avec humilité, appétit et affection. Nous savons que lhistoire appartient à lenchevêtrement des combinaisons possibles entre les hasards, les intuitions humaines, les forces physiques, les désirs amoureux, les soifs guerrières ou stratégiques, quelles soient directes, différées ou déléguées Rien nest lié, les effets nont pas les mêmes causes, mais tout est en corrélation.
Cest un monde doté de sensibilité, aimant létranger et linsécurité philosophique, acceptant lignorance, gourmet et goulu, fondant et croquant devant tant de mouvements qui lentourent, amoureux, excité du sens que prennent les choses lorsquelles se mêlent dapparaître dans un langage abstrait, assez féru de statistique pour arrêter de confondre sans cesse les hasards et les signes paranoïaques, assez féru dastrophysique et de chimie pour garder en mémoire les échelles qui nous entourent et dépasser sa vision enfantine, assez matérialiste pour envisager lexistence comme une longue aventure dialectique, toujours en balancement, assez humaniste pour ne pas jouir de la mort des autres, confiant en lidée quun minimum de conscience de lhistoire est vital !
LArt ayant fini par prendre sa juste place « politique », les religions ont reculé puis, obsolètes, ont disparu totalement (et avec elles les artistes qui avaient le goût du divin !) Dans son abstraction, sa contemporanéité, par la révolution esthétique quil produit, bousculant les références et les repères, lArt sadresse aux formes, ses suggestions sont immatérielles, profondes, interpellant la métaphysique, prenant de la distance avec ses outils de fascination : le noir et la lumière, lamplification, les disparitions et apparitions Il parle à la perception sans le langage, spontanément et dans la durée, il est lavocat de linattendu, de linouï. La peinture non figurative et la musique contemporaine cherchent un langage déréférencé, bouleversent lusage des mots, des attitudes ou des regards, des représentations et des icônes. Chaque homme ne se vit plus comme un centre dont les autres seraient la périphérie, il ny a plus délus ni de héros, sa vie est intimement liée à sa mort, cest le « b, a : ba » du développement de la matière, de la formation des étoiles, de la vie des cellules, de la climatologie, de la physique, de la philosophie ! Ce qui nous importe nest pas la parcelle de monde dans laquelle nous serons uniques et qui nous apportera confort immédiat et pérennité, nous ne faisons pas des enfants pour nous prolonger, nous transmettre ou résister à notre usure. Ce qui nous importe est la qualité possible que notre existence (mort incluse) dépose dans lexistence générale, dans les transformations incessantes et ce que cela produit, hors de tout contexte de durée liée à notre conscience, cest-à-dire à notre vie. Les uvres artistiques sont une partie importante, symbolique, physique, mentale, charnelle, de cette qualité existentielle que nous projetons dans lunivers humain. Ce sont elles qui nous relient à lhumilité de notre perception, ce sont elles qui prolongent notre connaissance rationnelle, ce sont elles qui ébranlent nos certitudes et les resituent dans nos cultures, ce sont elles qui nous insécurisent en nous apprenant le plaisir, ce sont elles qui nous rappellent à la tendresse de linconnu, de labstrait, de lextérieur, de laltérité. Les uvres ne sont pas matérielles, même si certaines dentre elles sont physiques (oh ! privilège de la musique de nêtre que du vent, des variations de pressions atmosphériques !). Elles sont mentales, épidermiques, pulsionnelles, intellectuelles, sexuelles, véhicules historiques, idéologiques, philosophiques En voulez-vous en voilà ! Nous nous y perdons, nous sommes enfin perdus, cest notre jouissante et combative errance daujourdhui.
Compositeur de musique contemporaine.
Nicolas Frize