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Sortie du DVD de Notre Monde

Notre Monde Notre Monde (2013, 119') un film de Thomas Lacoste
Rassemblant plus de 35 intervenants, philosophes, sociologues, économistes, magistrats, médecins, universitaires et écrivains, Notre Monde propose un espace d’expression pour travailler, comme nous y enjoint Jean–Luc Nancy à « une pensée commune ». Plus encore qu’un libre espace de parole, Notre Monde s’appuie sur un ensemble foisonnant de propositions concrètes pour agir comme un rappel essentiel, individuel et collectif : « faites de la politique » et de préférence autrement.
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© Passant n°40-41 [mai 2002 - septembre 2002]
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Journal d’une fille de gauche


Hier, j’ai décidé que je deviendrai infirmière. C’était d’ailleurs une journée très longue et riche en rebondissements. Aussi, j’en ai appris long sur les hommes – ils sont capables de rêves fantastiques, mais à chaque coup il y a quelque chose qui cloche. La chute est décevante. Je me demande parfois si la cause n’en est pas réduite à ce qu’ils portent, tantôt avec fierté tantôt avec honte, dans leurs pantalons. Oui, oui, cher carnet, en dessous de la ceinture ; Georges m’a longuement embrassée hier et je n’ai pas vu mais j’ai senti. J’en rougis encore comme une petite fille. Donc :

Hier, 18 mars, vers midi : le printemps venait de s’annoncer avec quelques nouveaux rayons de soleil, ce qui n’a pas empêché Mercedes d’apporter une laine chaude à pépé José quand nous étions dans le jardin. Elle lui disait, pendant qu’il brandissait son poing, le torse bombé, c’est fini, Joseph, viens, on rentre, tu vas attraper froid. José s’arrêtait de chanter pour se mettre à hurler, à l’encontre d’ennemis invisibles, on vous a eus, bande de pédés, couilles molles et d’autres obscénités bien pires que ça, puis il reprenait la chanson à la rengaine, montrant son poing roide tout en suivant docilement sa douce Merced qui l’emmenait à l’intérieur de la maison. Je la connais, la chanson.

Pero nada pueden bombas : Rum balabum balabum bam bam. Papa faisait une tête comme pas possible. Je soupçonne mes grands-parents qu’en choisissant de l’appeler Vladimir, ils pensaient à quelqu’un de précis. Il était dé-com-po-sé, c’est le mot juste. En plus de l’alcool, il y avait le sketch que pépé venait d’effectuer et puis Caroline qui lui faisait la gueule depuis deux jours parce qu’il avait oublié que c’était son anniversaire et parce qu’elle le soupçonnait d’avoir une petite amie. C’est jalousie, ils n’ont rien à se reprocher. Depuis que des garçons viennent me chercher à la maison, Vladimir passe sa journée sur le canapé en faisant semblant de lire et il se précipite à la porte dès que ça sonne pour être le premier et pour les effrayer en arborant son masque de Cerbère. J’ai imaginé un travail digne d’Hercule pour mon Georges. Je lui ai dit que si un jour il voulait m’épouser, il devrait aller demander ma main en bonne et due forme à mon père. Il ne semblait pas enchanté à cette idée. Vladimir aurait été sacrément embêté d’être confronté à sa bien réactionnaire paternité. Dommage.

Le voyant comme ça, je me suis dit : je ne peux pas le laisser seul, le pauv’ papa.

- Ca n’a pas l’air de tourner en rond aujourd’hui, mon petit capitaine, lui ai-je dit pour l’embêter. Et j’ai tapoté sur sa caboche dégarnie, il a feint ne pas aimer.

Il avait l’air maussade. Pour réparer les dégâts, il a essayé d’organiser une petite fête de famille en tête à tête, et ce fut un fiasco.

Le José était réapparu au seuil de la porte et il s’était remis à chanter, la bonne Merced ayant échoué de le mettre au lit, sans doute voulait-elle reprendre le souffle.

Rum balabum balabum bam bam : Pépé m’a repérée et il m’a prise par les épaules. J’ai chanté avec lui, rien que pour faire chier papa qui faisait la moue.

Prometemos resistir

Ay Carmela, ay Carmela

José, c’est le Matamore de notre famille, même après la mort de Franco, il n’a pas voulu retourner en Espagne, tellement il avait les jetons. Je crains qu’il n’ait jamais tenu de fusil de sa vie, mais les chansons, il me les a toutes apprises. Les champs de bataille, ça il savait les raconter. Et vas-y que je te les zigouille ces fils de pute de franquistes, curaillons de merde, ces lopettes endimanchées, un, deux, trois, dix ! Je l’aime bien Don José, et grand-mère qui au fil du temps s’était mise à ressembler à Rossinante, la bête fidèle et docile, épuisée par les aventures de son cavalier. Complètement excité, José a retrouvé sa jeunesse et il a même essayé de me mettre la main aux fesses.

J’aurais été franchement mieux chez moi à « chatter » sur le net. C’est très drôle. Je signe « Robert », je dis que j’ai 18 ans et dans les affaires de cœur je défends les filles. Mais papa ne m’aurait pas parlé pendant quinze jours et je ne pouvais pas lui faire ça. Alors, du coup, j’ai été avec eux essayer de sauver les meubles.

A huit heures, j’ai vu Georges. Son groupe donnait un concert à N., ils avaient répété toute l’après-midi et je crois qu’ils avaient pas mal fumé. Georges dit qu’il doit fumer sinon le trac le paralyse. On était au bar et je devais l’assommer un peu, j’ai l’habitude de trop parler, je me suis aperçue assez vite qu’il n’arrivait pas à suivre ce que je lui disais. Alors je lui ai demandé une cigarette pour marquer une pause. C’est à ce moment-là qu’il m’a raconté son rêve qu’il comptait mettre en musique. Des flics, à la sortie d’un supermarché, s’acharnaient sur les gens encombrés de marchandises, coups de matraques à la volée, les caddies roulaient, la marchandise se répandait sur la chaussée. Un haut-parleur donnait le mot d’ordre : Répression ! Et les flics criaient comme un seul homme, d’une voix terrifiante et en roulant les r : Rrréprression ! Rrréprression ! Le tout était accompagné de coups de matraques rythmés. J’ai demandé à Georges si dans son rêve il était flic ou s’il faisait ses courses. Il a été gêné par la question.

Un peu plus tard, qui voilà, Ponti, un vieux copain à papa, complètement alcoolisé. Il s’était assis à notre table et ne voulait pas en décoller. Ponti est très bavard et il m’aime bien. Alors il nous a bassinés avec ses aventures de jeunesse et croyait me révéler un grand secret en ressortant l’histoire de Vladimir qui avait purgé sept mois de prison pour avoir fait partie d’un groupe clandestin qui avait pour but de changer le monde. Rien que ça ! ! ! Vladimir donne toujours l’impression de n’avoir été en rien touché par la ferveur de pépé, mais je ne le crois pas. Je savais qu’il avait été en tôle pour avoir participé à une entreprise foireuse, genre révolution dans les sous-sols, mais il n’avait jamais voulu en parler avec moi, l’épisode n’avait pas dû être très héroïque. Vladimir a au moins un côté très bien : je ne connais pas de lecteur aussi boulimique que lui et il m’a passé le virus, en me faisant diverses lectures depuis le plus jeune âge. Mais contrairement à lui, moi j’ai la mémoire de ce que je lis. Ainsi, sans le vouloir, il m’a vaccinée contre toute envie de perpétuer la tradition familiale qui veut qu’on ait adhéré au moins une fois dans sa vie au parti communiste, qu’on soit un passionné des pétitions à signer et qu’on déteste viscéralement les uniformes. Moi, je m’en contrefiche. On ne m’y prendra pas.

En tout cas, ça lui avait fait un drôle d’effet à Georges. J’en voulais à Ponti d’avoir raconté ça, parce qu’il a fait de papa une bête sacrée aux yeux de Georges. Il n’osera plus l’approcher.

Ponti m’a raconté une vieille histoire grecque, l’Ile du Soleil. Une sorte de Paradis où vivent des êtres au langage « bifide », leur parole est accompagnée de chants d’oiseau, j’ai pensé à l’effet que ça ferait si Georges avait ce don. Mais l’histoire se terminait mal une fois de plus, ils y sélectionnaient les bébés en les attachant à un grand oiseau et s’ils supportaient mal l’envol, ils les zigouillaient. C’est toujours pareil : les spartiates qui jettent les faibles d’un rocher, ou toutes ces utopies qui ne peuvent se passer d’esclaves et de femmes pondeuses. Je lui ai raconté l’Ile de Pâques où les habitants ont coupé tous les arbres et se sont trouvés emprisonnés sur l’île pendant des siècles, ne pouvant construire de bateaux. Ponti m’a répondu quelque chose sur les erreurs de jeunesse, alors je lui ai dit qu’on pouvait être aussi un vieux con, sur quoi il est parti, touché au plus profond de son amour propre.

C’est cruel, mais c’est comme ça : si je veux garder Georges, je dois incarner sa petite utopie. Il faut maintenir son désir en état d’alerte, mais il ne faut surtout pas tenter de le réaliser. C’est pour ça que je veux encore rester vierge. Quand on s’est embrassé devant ma maison, à l’ombre de l’abribus, Georges s’enflammait et voulait me caresser partout, ce qui m’embêtait, je ne peux pas rentrer chez moi toute ébouriffée, non ? Puis il s’est arrêté tout brusquement, il est devenu tout triste et n’avait plus envie de me toucher. Voilà pourquoi on dit la petite mort. Je faisais mine de ne pas m’en être aperçu et je lui ai raconté notre matinée en famille. Je lui ai promis de lui apprendre « rumbalabum ».

Ca devient chaud grave, ce que j’écris dans ce petit cahier. Je vais devoir trouver une nouvelle planque. Pauvre Vladimir, si seulement il savait.



Hier soir tard



Je suis arrivée très tard pour Vladimir. Une gamine de seize ans n’a pas à rentrer à onze heures et demie, m’a-t-il dit, en me rajoutant gentiment un an d’âge. Pas de bol pour lui, j’étais un peu énervée moi aussi (à cause de Georges !) et je lui ai répondu au tac au tac, lui ressortant ses « erreurs de jeunesse » (merci Ponti) et je lui ai dit qu’étant sa fille, il était normal que je me révolte contre l’autorité parentale. Je ne sais pas ce qui lui a pris à vouloir éplucher une pomme au couteau, mais il a dérapé et il s’est salement coupé, il y avait du sang partout. Il était complètement paniqué, mon héros de papa, il regardait bêtement sa blessure et n’osait pas bouger. Alors je l’ai soigné, pansé, et réconforté et c’est là que j’ai eu l’idée de l’infirmière. Voilà !


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