Sortie du DVD de Notre Monde
Notre Monde Notre Monde (2013, 119') un film de Thomas LacosteRassemblant plus de 35 intervenants, philosophes, sociologues, économistes, magistrats, médecins, universitaires et écrivains, Notre Monde propose un espace dexpression pour travailler, comme nous y enjoint JeanLuc Nancy à « une pensée commune ». Plus encore quun libre espace de parole, Notre Monde sappuie sur un ensemble foisonnant de propositions concrètes pour agir comme un rappel essentiel, individuel et collectif : « faites de la politique » et de préférence autrement.
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© Passant n°40-41 [mai 2002 - septembre 2002]
© Passant n°40-41 [mai 2002 - septembre 2002]
par Patrick Baudry
Imprimer l'article« Vous voulez bien ouvrir la fenêtre ? »
Disons quon était serrés comme des harengs. La petite fille nous cassait les oreilles avec son gros chagrin et les jambes de la jolie maman ny arrangeaient rien. Jai plusieurs fois croisé son regard. Elle semblait fatiguée. Moi, javais mal au dos. Jétais vieux. Et il allait falloir endurer ça jusquau bout. Dans cet express de malheur tout bondé, pas moyen de se frayer un chemin et de descendre à la prochaine gare. Un type fumait des cigarettes. Une jeune femme lisait et relisait son Futures Stars. Je membêtais ferme. Roland a alors eu lidée de chanter la Carmagnole, je me souviens. La mère a dit : « Ecoutez, ma fille a besoin de dormir. » « Ta gueule Mémère, a dit la jeune femme, ta môme elle nous emmerde ». Le type qui fumait a lancé son mégot dans le sac de la maman. Jai dit à Roland : « Regarde la merde que tu fous. » Roland était désolé. Il sest mis à quatre pattes pour récupérer le mégot dans le sac de la mère. Elle a hurlé : « Mais ça va foutre le feu, salaud de fumeur ! ». De fait, une fumée nauséabonde commençait à sortir du sac. « Laissez ça », a dit la mère à Roland, « Vous narrivez à rien, vous êtes une andouille. » Jai vu que Roland lavait mauvaise. « Oh par pitié, a dit la fille en agitant son Futures Stars, jen ai marre, moi, de la misère. » « Pauvre cocotte, lui a rétorqué le gars qui fumait (il en avait allumé une autre), tu crois que tu vas passer à la télé avec ta face de greluche ? » Je me suis dit quil fallait intervenir. « Monsieur, permettez-moi de vous dire que votre conduite, dabord ce mégot, puis cette insulte à mademoiselle
» La lectrice ma coupé la parole : « Eh vieux con, la demoiselle, elle temmerde » « Ha !, ma dit le gars en me soufflant sa fumée dans les yeux, on se la joue bourgeouille au secours des petites demoiselles ? Obsédé va ! ». Roland, ça la mis dans tous ses états : « Vous aurez un peu dégard pour mon ami, sil vous plaît, sinon je vais vous casser la tête ! » Jai interrompu Roland dans son élan : « Ecoute mon vieux, cause donc pas à ce fumeur de crottillons. » Le fumeur ma regardé avec des yeux mauvais : « Moi cest ta cravate qui me porte sur les nerfs ». « Et puis moi cest tes godasses », a dit la lectrice de Futures Stars. Elle ma mis les points sur les « i » : « Les mexicaines, cest fini papi ! » Mon sang na fait quun tour. Un plouc, une imbécile, la maman belles jambes avec sa gosse qui hurle de plus en plus, et mon Roland de plus en plus déjanté, cest trop, je me suis dit. « Bon, a dit la maman de la chagrine, je vais mettre à fond ma cassette Zen. » La voilà qui branche son magnétophone. « Mettez vos doigts comme ça : les doigts pointés vers le ciel. « Ah !, le ciel de ce plafond de compartiment enfumé, misère ! » Oh ! là, là
on vire dans le mystique, a dit la lectrice de Futures Stars, moi je préfère le sexe pour la détente. » « Pas du tout, lui répond le fumeur, jaime bien le côté furieux des mysticos, ça me plaît bien cette idée. » « Ouais mais la musique est à chier, dit Roland, ça vaut pas la carmagnole » « Par pitié Frère, lui dit maman jolies jambes, nempêche pas les fluides de nous capter dans Orius. » « Jhallucine, dit la lectrice, Orius va nous envelopper ! Avec quoi ? Avec sa couette ? » « Tu es gagnée toi aussi par Orius, ma Sur, dit la maman ». La lectrice proteste de la tête, elle nen croit rien. « Mais, Madame, je lui demande, ne pourriez-vous pas suggérer à votre Orius quil soccupe positivement de votre petite fille qui, il faut bien vous le dire et sauf votre respect, nous casse les oreilles. » « Frère, me dit-elle, tu tattaches aux choses matérielles. Tu écoutes les pleurs et tu nentends pas les ondes. Tu regardes mes jambes, au lieu de voir mon âme. » Là, elle ma totalement pris de court. Roland sest levé. Il est resté immobile, frappé de stupeur. « Cest un effet dOrius, mon chéri, ma dit la maman. De même nos âmes se rejoignent à présent et les fluides nous unissent éternellement. » « Oh, dit la lectrice, une vraie histoire damour ! Cest la télé ! Cest super ! » « Roland, tu mentends ? », je lui demande. Il mavait lair de plus en plus bizarre, et dans le cortège des piqués je me disais que son cas était prioritaire. Le fumeur est intervenu « Quest-ce que tu racontes Déborah ? Tu vas pas aller vivre avec ce bonhomme, me priver de ma gosse et me laisser seul avec mes clopes ? ! » « Nos routes se décroisent, je le sens, lui a répondu maman Déborah, les mexicaines viennent à moi, je viens aux mexicaines, la cravate est un papillon bleu, cest lhomme de ma nouvelle vie, Orius en décide, il montre la Voie, il est sagesse et vérité. » Elle a fermé les yeux et, la tête dodelinante, elle sest mise à chanter une berceuse. La lectrice de Futures Stars sest levée, elle aussi. Elle a dit à Roland : « En général je fais pas les slows, mais là je crois quil faut se laisser aller. On va danser sur cette musique en imaginant quelle est très trashy. » Maman Déborah belles jambes me tendait ses mains : « Du bout des doigts, je viens vers toi, mon chéri, oui, du bout des doigts, je viens vers toi
» « Tinquiète, vieux frère !, me dit le fumeur, elle pète régulièrement les plombs, mais son Orius, je vais men occuper. » Alors jai demandé le silence et jai dit : « Vous pouvez ouvrir la fenêtre ? » Et je me suis réveillé bien sûr. Bien sûr, javais mal fermé la fenêtre avant de me coucher, et avec le vent elle sétait ouverte. Fracas de rideaux. Je me lève. Jai envie de rester au grand air. Le jour va poindre. Je regarde ma femme. Là-bas les vagues, le soleil qui vient. Tout ce sable où jai toute mon enfance. Myriam sest levée. « Tout ce vent, elle dit, tout ce vent enfin. » On se tient comme des gosses, la main dans la main. Les volets claquent. Les nuages sen vont à toute vitesse, comme une couverture se retire. Encore hébété, je lui dis «La gare est là». Nous navons aucun bagage. Le voyage commence.