Sortie du DVD de Notre Monde
Notre Monde Notre Monde (2013, 119') un film de Thomas LacosteRassemblant plus de 35 intervenants, philosophes, sociologues, économistes, magistrats, médecins, universitaires et écrivains, Notre Monde propose un espace dexpression pour travailler, comme nous y enjoint JeanLuc Nancy à « une pensée commune ». Plus encore quun libre espace de parole, Notre Monde sappuie sur un ensemble foisonnant de propositions concrètes pour agir comme un rappel essentiel, individuel et collectif : « faites de la politique » et de préférence autrement.
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© Passant n°40-41 [mai 2002 - septembre 2002]
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Lombre du soir
Ce texte, donné au Passant Ordinaire au début du XXIe siècle, est le dernier exemple connu dune narration conduite au futur antérieur, temps perdu de lunivers mental des hommes et femmes dexpression française de cette époque de triomphe de lEmpire1. Quand on laisse un temps en jachère, cest sans doute une des meilleures parts de nous-mêmes que nous laissons senfuir, une précision qui senvole, une politesse de lexpression qui sefface, et la porte ouverte sur une vision simplificatrice du monde, réduite à lobscénité du déjà là. Lutopie se conjugue à tous les temps, même les plus sales, comme les nôtres en cette dernière semaine davril 2002. Cet hommage ému, rédigé sur une longue période comme un « journal à venir déjà écrit » est, à lheure où nous nemployons plus que le présent impérieux, le passé recomposé ou au mieux, pour quelques-uns, le futur, une archive, un incunable, une « curiosité ». Lauteur le savait, il na donc aucune excuse à présenter et remercie vivement le directeur de rédaction du Passant pour la publication dun texte dune telle incongruité pour ses contemporains.
11/08/98 18h48
Jallais le dire : il sera seul. Dans un bar de nuit, Place Royale.
Plus tôt, il aura été au milieu deux comme un retrait de Cézanne. Il aura été seul parmi tous ces visages, comme un Christ de Giotto dans son cercle de gloire : fatigué dêtre séparé du monde. Des projecteurs têtus lui auront dessiné un halo dor autour de la nuque. Personne ne laura remarqué. Il nétait pas là, il navait pas voulu être là. Il aurait voulu que la vie le laisse tranquille. Pour une fois.
Il sera seul dans ce bar de nuit comme on voudrait disparaître : sans faire le moindre bruit.
Sans doute se sera-t-il trompé dendroit. Comme toujours.
27/08/98 00h58
Il aura pris un verre. Un seul.
Cocktail : trois couleurs superposées, bleu profond, vert émeraude, jaune pâle.
29/08/98 18h31
Un verre de fête pour un homme infiniment triste. Il aura certainement fait un mauvais rêve.
30/08/98 00h20
Une de ces mauvaises surprises du fond de lui. Il suffisait den prendre lhabitude.
30/08/98 13h28
Le soleil du lendemain ny pourrait rien. Lombre gagnait quand même.
02/09/98 23h32
Seuls ceux qui ne bougeaient plus avaient lordre des choses pour eux : être patient, ne rien vouloir, attendre. Ne rien vouloir, bouddhas confits dignorances. Attendre que ceux qui avancent tombent. Beckett lavait écrit : à la fin de la partie, tous tombent, toujours. Que de funambules à terre !
Il aura quitté ces êtres immobiles, lémuriens dociles, ces yeux qui ne comprenaient pas. Il aura marché, vers son futur antérieur, vers ce Marine Bar où venaient tous les soirs échouer quelques piteux navigateurs deux-mêmes, les délaissés pour solde de tout compte, ceux qui portaient leur solitude au fond de leurs poches trouées. Il aurait beau chercher, il ne restait plus rien de son passé.
03/09/98 22h32
Il aura voulu ne rien perdre et aura tout laissé filer. Entre ses doigts, le temps du monde ne sétait jamais ralenti, le temps quil prenne sa respiration après avoir tant couru. Personne, jamais, ne lavait attendu. Dans ce bar, il aura même perdu son nom. Devant ce comptoir où sattablaient en riant ces femmes grasses et leurs hommes muets, il aura pensé à sa fille, pieds nus sur le plancher. Elle se sera sans doute demandée où il était parti.
07/09/98 22h10
Elle aura joué avec lui jusquau bout, dansant la nuque droite sous son bras.
09/09/98 00h03
Il aurait dansé avec elle, pendant des heures. Maintenant, il dirait que les temps étaient finis où il pouvait aimer quelquun.
Ce qui lui resterait, toujours, cétait la haine de ces hommes et de ces femmes qui criaient dans ce bar pour essayer de tromper la peur quils avaient de la minute après, où ils seraient avec eux-mêmes, seuls comme des chauves-souris autour dun lampadaire dans lair doucereux dun soir de la Saint-Jean.
Dailleurs, il naimerait pas les fêtes.
29/09/98 22h28
Une femme rentrerait. Grande, les épaules droites, regardant devant elle, à travers lui. Parce quil nexistait plus, penserait-il, parce quil flottait sans doute dans la fumée du Marine Bar comme un corps mort sur le fleuve, et quelle navait aucune raison de se pencher sur lombre quil était enfin devenu. Son ventre lui ferait tellement mal ! Où pourrait-il aller chercher le souffle qui lui manquait ?
Ses reins répondraient pour lui en devenant de pierre, quand il la regarderait. Elle ne le verrait pas, bien sûr, et il userait ses yeux sur la nuque de la femme qui passait, les jambes de nylon dans le tissu comme un frémissement chuchoté à sa mémoire. Le Marine Bar avalerait dans sa gueule bleutée lombre de la créature. Il ne resterait plus rien. Il aurait rêvé. Il pleurerait.
Lalcool sculpterait les parois de son ventre, ondulerait le long de sa colonne. Alone.
31/10/98 22h48
Ses enfants loublieraient. Certainement. Ils se rappelleraient linquiétude de son regard, derrière les verres embués par la fumée. Ils ne regretteraient rien du temps où ils avaient cherché un sourire au coin de ses lèvres. Il ne leur avait presque jamais dit quil les aimait. Un enfant se lasse vite, penserait-il en senfonçant un peu plus dans le grand col de sa gabardine beige. Lhomme essaierait alors de rêver : un long hiver tranquille, la neige sur ses pas, sans bruit, marcher sans rien abîmer
Il se reprendrait vite. Tout sévanouirait.
Cet homme navait jamais su se perdre de vue.
01/11/98 10h02
Cétait le jour des morts. Le sien, donc, dirait-il en devinant derrière le ciel sale un de ces instants rapides pendant lesquels il se sentait ailleurs quen lui-même.
01/11/98 19h57
Il aura vécu une journée de plomb. Il sera resté silencieux, comme à son habitude. Mal au ventre aussi, comme toujours quand il attendait un signe. Il aura vécu une journée vide dheures, une journée de merde daube grise. Un temps sans épaisseur.
16/11/98 23h27
Il penserait à laccident.
Parce quil fallait bien que lhistoire avance.
20/04/02 11h59
Il aura essayé. Lui au moins aura essayé. Un temps pour rien, au futur antérieur de lui-même, seul avec « lombre du soir », cette statue étrusque davant Giacometti le grand Passant, lhomme dans ce bar la tiendrait serrée contre lui, en pensant à voir le soleil de profil, pour une fois.
11/08/98 18h48
Jallais le dire : il sera seul. Dans un bar de nuit, Place Royale.
Plus tôt, il aura été au milieu deux comme un retrait de Cézanne. Il aura été seul parmi tous ces visages, comme un Christ de Giotto dans son cercle de gloire : fatigué dêtre séparé du monde. Des projecteurs têtus lui auront dessiné un halo dor autour de la nuque. Personne ne laura remarqué. Il nétait pas là, il navait pas voulu être là. Il aurait voulu que la vie le laisse tranquille. Pour une fois.
Il sera seul dans ce bar de nuit comme on voudrait disparaître : sans faire le moindre bruit.
Sans doute se sera-t-il trompé dendroit. Comme toujours.
27/08/98 00h58
Il aura pris un verre. Un seul.
Cocktail : trois couleurs superposées, bleu profond, vert émeraude, jaune pâle.
29/08/98 18h31
Un verre de fête pour un homme infiniment triste. Il aura certainement fait un mauvais rêve.
30/08/98 00h20
Une de ces mauvaises surprises du fond de lui. Il suffisait den prendre lhabitude.
30/08/98 13h28
Le soleil du lendemain ny pourrait rien. Lombre gagnait quand même.
02/09/98 23h32
Seuls ceux qui ne bougeaient plus avaient lordre des choses pour eux : être patient, ne rien vouloir, attendre. Ne rien vouloir, bouddhas confits dignorances. Attendre que ceux qui avancent tombent. Beckett lavait écrit : à la fin de la partie, tous tombent, toujours. Que de funambules à terre !
Il aura quitté ces êtres immobiles, lémuriens dociles, ces yeux qui ne comprenaient pas. Il aura marché, vers son futur antérieur, vers ce Marine Bar où venaient tous les soirs échouer quelques piteux navigateurs deux-mêmes, les délaissés pour solde de tout compte, ceux qui portaient leur solitude au fond de leurs poches trouées. Il aurait beau chercher, il ne restait plus rien de son passé.
03/09/98 22h32
Il aura voulu ne rien perdre et aura tout laissé filer. Entre ses doigts, le temps du monde ne sétait jamais ralenti, le temps quil prenne sa respiration après avoir tant couru. Personne, jamais, ne lavait attendu. Dans ce bar, il aura même perdu son nom. Devant ce comptoir où sattablaient en riant ces femmes grasses et leurs hommes muets, il aura pensé à sa fille, pieds nus sur le plancher. Elle se sera sans doute demandée où il était parti.
07/09/98 22h10
Elle aura joué avec lui jusquau bout, dansant la nuque droite sous son bras.
09/09/98 00h03
Il aurait dansé avec elle, pendant des heures. Maintenant, il dirait que les temps étaient finis où il pouvait aimer quelquun.
Ce qui lui resterait, toujours, cétait la haine de ces hommes et de ces femmes qui criaient dans ce bar pour essayer de tromper la peur quils avaient de la minute après, où ils seraient avec eux-mêmes, seuls comme des chauves-souris autour dun lampadaire dans lair doucereux dun soir de la Saint-Jean.
Dailleurs, il naimerait pas les fêtes.
29/09/98 22h28
Une femme rentrerait. Grande, les épaules droites, regardant devant elle, à travers lui. Parce quil nexistait plus, penserait-il, parce quil flottait sans doute dans la fumée du Marine Bar comme un corps mort sur le fleuve, et quelle navait aucune raison de se pencher sur lombre quil était enfin devenu. Son ventre lui ferait tellement mal ! Où pourrait-il aller chercher le souffle qui lui manquait ?
Ses reins répondraient pour lui en devenant de pierre, quand il la regarderait. Elle ne le verrait pas, bien sûr, et il userait ses yeux sur la nuque de la femme qui passait, les jambes de nylon dans le tissu comme un frémissement chuchoté à sa mémoire. Le Marine Bar avalerait dans sa gueule bleutée lombre de la créature. Il ne resterait plus rien. Il aurait rêvé. Il pleurerait.
Lalcool sculpterait les parois de son ventre, ondulerait le long de sa colonne. Alone.
31/10/98 22h48
Ses enfants loublieraient. Certainement. Ils se rappelleraient linquiétude de son regard, derrière les verres embués par la fumée. Ils ne regretteraient rien du temps où ils avaient cherché un sourire au coin de ses lèvres. Il ne leur avait presque jamais dit quil les aimait. Un enfant se lasse vite, penserait-il en senfonçant un peu plus dans le grand col de sa gabardine beige. Lhomme essaierait alors de rêver : un long hiver tranquille, la neige sur ses pas, sans bruit, marcher sans rien abîmer
Il se reprendrait vite. Tout sévanouirait.
Cet homme navait jamais su se perdre de vue.
01/11/98 10h02
Cétait le jour des morts. Le sien, donc, dirait-il en devinant derrière le ciel sale un de ces instants rapides pendant lesquels il se sentait ailleurs quen lui-même.
01/11/98 19h57
Il aura vécu une journée de plomb. Il sera resté silencieux, comme à son habitude. Mal au ventre aussi, comme toujours quand il attendait un signe. Il aura vécu une journée vide dheures, une journée de merde daube grise. Un temps sans épaisseur.
16/11/98 23h27
Il penserait à laccident.
Parce quil fallait bien que lhistoire avance.
20/04/02 11h59
Il aura essayé. Lui au moins aura essayé. Un temps pour rien, au futur antérieur de lui-même, seul avec « lombre du soir », cette statue étrusque davant Giacometti le grand Passant, lhomme dans ce bar la tiendrait serrée contre lui, en pensant à voir le soleil de profil, pour une fois.
(1) Cf. Toni Negri, philosophe, auteur de nombreux ouvrages dont Empire (trad. fr. éd. Exils, 2001). Vous pouvez également retrouver du même auteur Lempire, la guerre et la sécurité, article paru dans le n° 39 du Passant Ordinaire (p. 50), ainsi que Que faire aujourdhui du « Que faire ? » article paru dans le n° 36 du Passant Ordinaire (p. 34). Vous pouvez également consulter ces articles sur ce site Internet