Sortie du DVD de Notre Monde
Notre Monde Notre Monde (2013, 119') un film de Thomas LacosteRassemblant plus de 35 intervenants, philosophes, sociologues, économistes, magistrats, médecins, universitaires et écrivains, Notre Monde propose un espace dexpression pour travailler, comme nous y enjoint JeanLuc Nancy à « une pensée commune ». Plus encore quun libre espace de parole, Notre Monde sappuie sur un ensemble foisonnant de propositions concrètes pour agir comme un rappel essentiel, individuel et collectif : « faites de la politique » et de préférence autrement.
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© Passant n°40-41 [mai 2002 - septembre 2002]
© Passant n°40-41 [mai 2002 - septembre 2002]
par Emmanuel Renault
Imprimer l'articleJme souviens
Tu tsouviens au début du siècle, dans quel merdier y strouvaient ! Dans toute lEurope, cétait léquipée sauvage du néolibéralisme, et les partis sociaux-démocrates sy ralliaient tour à tour. Il y avait plus qula France qui faisait dla résistance, et tout le monde progressiste bavait devant nos mouvements sociaux, notcritique du marché et du gouvernement américain de lempire, et pis tout à coup, en France, cest toute la gauche qui sest effondrée comme une ruine, coiffée sur poteau par la pire des droites populiste et raciste
Et au même moment, cest tout lespoir dans la régulation de lEmpire qui sont partis en fumée, au début du règne de Bush le second : droit international, tribunaux internationaux, interventions humanitaires, tout ça, à la poubelle de lhistoire, du jour au lendemain.
Ah ça, jaurais pas aimé être à leur place. Ya quà voir les poèmes quils écrivaient en ctemps là, jen ai chopé un chez lcopain libraire : « ce ne sont pas les gestes qui sauvent ni quon sauve / je lisais du mendiant / car tel parle le pays démembré / aux arbres déchirés / réunis fermé sur leur il / entendre la bête se taire et se pendre, dabord se taire / et puis se pendre avec les aboiements qui ont fondu / la bave la barre au front »1. En ctemps là, ça sappelait broyer du noir, jcrois. Pour des gens dgauche ça devait sacrément être raide, et dans lnoir, y devait pas yen avoir beaucoup pour piger quoi que ce soit. Mais quand on y pense, cest quand même marrant dvoir comment tout ça sest renversé à partir de là.
Dabord, ya eu les dégâts des politiques néo-libérales dans l1/3 monde, puis après en Europe. Après quon a privatisé tous les services publics, après toute cette vague des réductions budgétaires, les gens y zont commencé à sdire quy zavaient plus rien à attendre dleur Etat, et alors, y zont bien été obligés de tout rprendre à la base, dêtre radical quoi, sans jamais plus croire qules solutions, ou même qula démocratie, ça leur viendrait de lEtat et que dlà haut ça leur tomberait tout rôti dans lbec. Tu vois, cest comme ça quelles se sont mises à pulluler, toutes ces poches dautogestion locale, toute cette démocratie des villes et des quartiers. Au début, ça a commencé avec le budget participatif à Porto Allègre2, puis ça sest répandu, une vraie épidémie tiens, en Amérique du Sud, en Europe, puis en Afrique et en même en Asie. Et comme toutes les administrations drégulation internationale, lFMI, lONU, etc., elles sétaient complètement discréditées, toute cette épidémie, elle sest fédérée avec les mouvements anti-mondialisation dans lInternationale du tiers-mondisme politique3. Et après, ah tiens, je men souviens comme si cétait hier, on est parvenu à limposer pour la première fois, en 2048, la démocratie dans lEmpire.
A lépoque dla déferlante dla privatisation des services publics et dla guerre aux politiques sociales, yavait aussi eu en France et ailleurs lnaufrage définitif dla social-démocratie. Ça faisait longtemps qudans crafiot y avait de sérieuses voies deau, nempêche que pendant près dun siècle, les partis communistes et les sociaux-démocrates, y sétaient bien gentiment partagés le gâteau dla gauche. Dans les années 1990, avec la fin de ce quy zappelaient lsocialisme réel, les partis coco avaient commencé leur agonie, pis au début du siècle, les partis soc-dém les avaient suivis tout naturellement dans la tombe. Au commencement, leur objectif à ceux-ci, cétait drendre humaine la mondialisation, et pour ça, y scramponnaient à des droits fondamentaux, mais y zavaient eu beau scramponner, y sétaient retrouvés avec rien entre les pognes, et ça, tu vois, ya pas mieux pour tourner au ridicule. Parce quà force de plus regarder vers lavenir, ils avaient fini pas plus rien voir du tout, et comme dirait laut, quand tes dans lnoir, cest pas étonnant si tu perds le sens dla latéralisation : « droite, gauche, droite, gauche bordel ! Mais cest où exactement ? ». Putain, cest même quon avait été à deux doigts qula démocratie aussi, elle les accompagne tous dans lnéant, parce quà force dêtre pris pour des couillons, les chômeurs, les précaires et les pauvres, y zavaient fini par plus voter, et même tiens, par voter facho. Et heureusement encore, tu mdiras ! Parce que pour réveiller dun coup, et même pour remettre les idées bien en place, ya pas mieux qula bonne vieille douche froide. Du coup, ça aussi on a bien été obligé dle piger : si la démocratie ça sréduit à un vote tous les cinq ans, alors ça sréduit plus à rien, et pis ça stransforme en rien. Cest pour ça qudans les entreprises aussi on a mis en place des comités dautogestion sociale, tout comme dans les quartiers, et cest pour ça aussi quon sest mis à lutter pour la « socialisation du capital » avec la fédération dces différents comités dautogestion dentreprise, et ça jusque dans chacune dces putains dmultinationales. Et puisque les Etats avaient presque tous crevé dans la déferlante libérale, on a pigé que cétait plus la peine dopposer les « nationalisations » et les « privatisations », et qula solution, cest pas la nationalisation, cest la socialisation de la production, la lutte contre le cancer financier par la socialisation du capital, par la démocratie quoi ! Et cest même devenu lobjectif principal, parce quavec leffondrement de la gauche, ça aussi cétait devenu une évidence : plus la peine dessayer dla rendre humaine, la mondialisation, vaut mieux directo sattaquer à cte saloperie dlogique qui nous la rend invivable4.
Il avait fallu du temps pour lcomprendre, mais enfin ils lavaient compris : avec la social-démocratie, cétait pas lillusion des révolutions comme on lserinait dans les années 90, cétait lillusion réformiste quavait disparu. Enfin débarrassé dla grande illusion de la deuxième moitié du XXe siècle, lillusion réformiste : tu crois que lcapitalisme, tu peux lmaîtriser, alors que tes peinard dans ton pays développé, et qula misère sdéveloppe partout ailleurs, mais tôt ou tard, tu finis par te la reprendre en pleine poire. Et ça aussi, ils lont bien pigé, à lépoque des immenses manifestations, ou quy avait des millions de personnes, en Italie et en France, pis dans toute lEurope. Quand même, y zétaient marrants les slogans quy zavaient à lépoque : « Cen est assez des réformes / Des rébellions dans la norme / Faut régler radicalement / Le problème social en suspens »5. Cest dlà quy nous sont venus, tous nos mots dordre actuels : « droit inconditionnel à lexistence », « la valeur cest nos besoins », « les droits sociaux avant les propriétés », « démocratie pour tous démocratie partout » etc. ; et cest dlà aussi quelles sont sorties, les deux théories principales de la gauche : la « théorie de la double limitation du marché par les besoins et la démocratie » et la « théorie de la triple socialisation démocratique du capital par lautogestion, la fédération et la citoyenneté ». Et voilà doù quy sort not programme, lprogramme du Mouvement de la démocratie radicale quallait enfin, ah ça aussi bon dieu je men souviens, prendre le pouvoir en 2071 et imposer la plus grande réforme sociale quon ait jamais osé.
Alors, tu vois, à tous ces gens qui, au début des années 2000, ont eu assez dcourage pour pas sombrer dans ldésespoir, pour plus scontenter de militer dans des associations humanitaires et pour rentrer en masse dans les partis, pour les faire exploser de lintérieur et les forcer à srecomposer, à tous ceux qui ont eu cette putain dénergie pour abandonner la simple résistance au néolibéralisme et pour sattaquer à cte pensée unique et toute cette culture qui nlaissait plus dplace quà des mots dordre négatifs, style « le monde nest pas une marchandise », à tous ceux quont eu assez daudace et dimagination pour pivoter les yeux vers lavenir et pour reconstruire toute la culture dla gauche, à tout ceux-là, tu vois, jdis simplement merci.
Ah ça, jaurais pas aimé être à leur place. Ya quà voir les poèmes quils écrivaient en ctemps là, jen ai chopé un chez lcopain libraire : « ce ne sont pas les gestes qui sauvent ni quon sauve / je lisais du mendiant / car tel parle le pays démembré / aux arbres déchirés / réunis fermé sur leur il / entendre la bête se taire et se pendre, dabord se taire / et puis se pendre avec les aboiements qui ont fondu / la bave la barre au front »1. En ctemps là, ça sappelait broyer du noir, jcrois. Pour des gens dgauche ça devait sacrément être raide, et dans lnoir, y devait pas yen avoir beaucoup pour piger quoi que ce soit. Mais quand on y pense, cest quand même marrant dvoir comment tout ça sest renversé à partir de là.
Dabord, ya eu les dégâts des politiques néo-libérales dans l1/3 monde, puis après en Europe. Après quon a privatisé tous les services publics, après toute cette vague des réductions budgétaires, les gens y zont commencé à sdire quy zavaient plus rien à attendre dleur Etat, et alors, y zont bien été obligés de tout rprendre à la base, dêtre radical quoi, sans jamais plus croire qules solutions, ou même qula démocratie, ça leur viendrait de lEtat et que dlà haut ça leur tomberait tout rôti dans lbec. Tu vois, cest comme ça quelles se sont mises à pulluler, toutes ces poches dautogestion locale, toute cette démocratie des villes et des quartiers. Au début, ça a commencé avec le budget participatif à Porto Allègre2, puis ça sest répandu, une vraie épidémie tiens, en Amérique du Sud, en Europe, puis en Afrique et en même en Asie. Et comme toutes les administrations drégulation internationale, lFMI, lONU, etc., elles sétaient complètement discréditées, toute cette épidémie, elle sest fédérée avec les mouvements anti-mondialisation dans lInternationale du tiers-mondisme politique3. Et après, ah tiens, je men souviens comme si cétait hier, on est parvenu à limposer pour la première fois, en 2048, la démocratie dans lEmpire.
A lépoque dla déferlante dla privatisation des services publics et dla guerre aux politiques sociales, yavait aussi eu en France et ailleurs lnaufrage définitif dla social-démocratie. Ça faisait longtemps qudans crafiot y avait de sérieuses voies deau, nempêche que pendant près dun siècle, les partis communistes et les sociaux-démocrates, y sétaient bien gentiment partagés le gâteau dla gauche. Dans les années 1990, avec la fin de ce quy zappelaient lsocialisme réel, les partis coco avaient commencé leur agonie, pis au début du siècle, les partis soc-dém les avaient suivis tout naturellement dans la tombe. Au commencement, leur objectif à ceux-ci, cétait drendre humaine la mondialisation, et pour ça, y scramponnaient à des droits fondamentaux, mais y zavaient eu beau scramponner, y sétaient retrouvés avec rien entre les pognes, et ça, tu vois, ya pas mieux pour tourner au ridicule. Parce quà force de plus regarder vers lavenir, ils avaient fini pas plus rien voir du tout, et comme dirait laut, quand tes dans lnoir, cest pas étonnant si tu perds le sens dla latéralisation : « droite, gauche, droite, gauche bordel ! Mais cest où exactement ? ». Putain, cest même quon avait été à deux doigts qula démocratie aussi, elle les accompagne tous dans lnéant, parce quà force dêtre pris pour des couillons, les chômeurs, les précaires et les pauvres, y zavaient fini par plus voter, et même tiens, par voter facho. Et heureusement encore, tu mdiras ! Parce que pour réveiller dun coup, et même pour remettre les idées bien en place, ya pas mieux qula bonne vieille douche froide. Du coup, ça aussi on a bien été obligé dle piger : si la démocratie ça sréduit à un vote tous les cinq ans, alors ça sréduit plus à rien, et pis ça stransforme en rien. Cest pour ça qudans les entreprises aussi on a mis en place des comités dautogestion sociale, tout comme dans les quartiers, et cest pour ça aussi quon sest mis à lutter pour la « socialisation du capital » avec la fédération dces différents comités dautogestion dentreprise, et ça jusque dans chacune dces putains dmultinationales. Et puisque les Etats avaient presque tous crevé dans la déferlante libérale, on a pigé que cétait plus la peine dopposer les « nationalisations » et les « privatisations », et qula solution, cest pas la nationalisation, cest la socialisation de la production, la lutte contre le cancer financier par la socialisation du capital, par la démocratie quoi ! Et cest même devenu lobjectif principal, parce quavec leffondrement de la gauche, ça aussi cétait devenu une évidence : plus la peine dessayer dla rendre humaine, la mondialisation, vaut mieux directo sattaquer à cte saloperie dlogique qui nous la rend invivable4.
Il avait fallu du temps pour lcomprendre, mais enfin ils lavaient compris : avec la social-démocratie, cétait pas lillusion des révolutions comme on lserinait dans les années 90, cétait lillusion réformiste quavait disparu. Enfin débarrassé dla grande illusion de la deuxième moitié du XXe siècle, lillusion réformiste : tu crois que lcapitalisme, tu peux lmaîtriser, alors que tes peinard dans ton pays développé, et qula misère sdéveloppe partout ailleurs, mais tôt ou tard, tu finis par te la reprendre en pleine poire. Et ça aussi, ils lont bien pigé, à lépoque des immenses manifestations, ou quy avait des millions de personnes, en Italie et en France, pis dans toute lEurope. Quand même, y zétaient marrants les slogans quy zavaient à lépoque : « Cen est assez des réformes / Des rébellions dans la norme / Faut régler radicalement / Le problème social en suspens »5. Cest dlà quy nous sont venus, tous nos mots dordre actuels : « droit inconditionnel à lexistence », « la valeur cest nos besoins », « les droits sociaux avant les propriétés », « démocratie pour tous démocratie partout » etc. ; et cest dlà aussi quelles sont sorties, les deux théories principales de la gauche : la « théorie de la double limitation du marché par les besoins et la démocratie » et la « théorie de la triple socialisation démocratique du capital par lautogestion, la fédération et la citoyenneté ». Et voilà doù quy sort not programme, lprogramme du Mouvement de la démocratie radicale quallait enfin, ah ça aussi bon dieu je men souviens, prendre le pouvoir en 2071 et imposer la plus grande réforme sociale quon ait jamais osé.
Alors, tu vois, à tous ces gens qui, au début des années 2000, ont eu assez dcourage pour pas sombrer dans ldésespoir, pour plus scontenter de militer dans des associations humanitaires et pour rentrer en masse dans les partis, pour les faire exploser de lintérieur et les forcer à srecomposer, à tous ceux qui ont eu cette putain dénergie pour abandonner la simple résistance au néolibéralisme et pour sattaquer à cte pensée unique et toute cette culture qui nlaissait plus dplace quà des mots dordre négatifs, style « le monde nest pas une marchandise », à tous ceux quont eu assez daudace et dimagination pour pivoter les yeux vers lavenir et pour reconstruire toute la culture dla gauche, à tout ceux-là, tu vois, jdis simplement merci.
(1) Guy Viarre, Tautologies, Flammarion, 2001.
(2) Y. Sintomer, M. Gret, Porto Alegre, Lespoir dune autre démocratie, La découverte, 2002.
(3) E. Renault, « Un nouveau tiers-mondisme en politique », in Le Passant Ordinaire, n° 35, 2001, p. 8-9.
(4) J.-M. Harribey, La démence sénile du capital, Fragments déconomie critique, Editions du Passant, 2002.
(5) Callemin, « La rue des bons enfants », (chanson anarchiste de la fin du XIXe siècle).
(2) Y. Sintomer, M. Gret, Porto Alegre, Lespoir dune autre démocratie, La découverte, 2002.
(3) E. Renault, « Un nouveau tiers-mondisme en politique », in Le Passant Ordinaire, n° 35, 2001, p. 8-9.
(4) J.-M. Harribey, La démence sénile du capital, Fragments déconomie critique, Editions du Passant, 2002.
(5) Callemin, « La rue des bons enfants », (chanson anarchiste de la fin du XIXe siècle).