Sortie du DVD de Notre Monde
Notre Monde Notre Monde (2013, 119') un film de Thomas LacosteRassemblant plus de 35 intervenants, philosophes, sociologues, économistes, magistrats, médecins, universitaires et écrivains, Notre Monde propose un espace dexpression pour travailler, comme nous y enjoint JeanLuc Nancy à « une pensée commune ». Plus encore quun libre espace de parole, Notre Monde sappuie sur un ensemble foisonnant de propositions concrètes pour agir comme un rappel essentiel, individuel et collectif : « faites de la politique » et de préférence autrement.
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© Passant n°40-41 [mai 2002 - septembre 2002]
© Passant n°40-41 [mai 2002 - septembre 2002]
par Vincent Houillon
Imprimer l'articleLespacement de lutopie : le nous à-venir ?
Quest-ce qui nous arrive ?
Ce qui nous arrive, cest peut-être nous.
Ce qui nous arrive, cest peut-être davoir trop mis en cause le nous dans une économie politique et sociale qui individualise et privatise lespace du nous, qui précisément désarticule larticulation du nous en le rendant invisible et inaudible de telle sorte quil se roidit dans le nous-mêmes ou quil ne sexprime plus que dans le ton plaintif du nous abandonné à lui-même : « vous nous avez oubliés » Cette plainte adressée au monde politique, aux politiciens (aux « autres », les « autistes » de la politique) est encore une position dassujettissement, une demande adressée au pouvoir sans voir que le pouvoir, cest nous. Il sagit darticuler à nouveau le nous et de montrer alors que nous nous sommes oubliés et que cet oubli ne peut se traduire en réaction par une simple mémoire identitaire, par une restauration dune identité supposée : la mémoire du nous, cest dabord celle de son histoire nouée de pluralité mais aussi secouée dans des crises identitaires dexclusion des autres (les étrangers, les immigrés) hors dun nous qui se réassure du Même depuis cette exclusion (selon la logique du bouc émissaire).
Quest-ce qui nous arrive ? Le nous depuis son oubli, depuis son retrait du politique ou depuis son retrait politique en tant que le nous-autres, se retire toujours sous la forme dominante du nous-mêmes. Ainsi ce qui nous arrive, cest que le nous qui sest imposé est celui de lidentité fusionnelle et exclusive du même (de la France, de lEurope, de lOccident) dans loubli ou le retrait du nous-autres. En effet, la politique, cest la position du nous et, à la fois, sa dé-position, son retrait constitutif et contigu, son échappée qui le soustrait à toute position ferme et fermée, à toute position et reconnaissance identitaire. Ce nous politique, ce nous de la politique, cest le nous souverain qui doit être pensé depuis la déposition souveraine du nous. La souveraineté est celle du retrait politique, de la politique dans son propre retrait hors des fixations identitaires exclusives, alors que le souverainisme, à linverse, cest la souveraineté dans loubli du nous, comme nous autres, sous sa métaphorisation comme Nation, comme Etat ou comme la France. Ce nous est lévénement républicain ou la république ad-venant. La res-publica est la chose publique comme cause publique, cest-à-dire quelle est ce qui cause le public ou le nous. Elle est ce qui nous partage et nous fait recevoir nous-mêmes comme nous autres : ce que lon reçoit de nous, cest nous, dun nous altéré et saltérant en nous, dans le venir de lautre du nous, dans le devenir autre du nous (ce qui pose la question de laltération comme origine de laliénation). La république, cest la réception du nous, ce qui le cause ou le jette à nous-mêmes dans laltération du nous-autres. La république, cest la création du nous, cest-à-dire encore la création dun monde du nous, dun nous-monde. « Créer le monde veut dire : immédiatement, sans délai, rouvrir chaque lutte possible pour un monde, cest-à-dire pour ce qui doit former le contraire dune globalité dinjustice sur fond déquivalence générale. Mais mener cette lutte précisément au nom de ceci que ce monde ne sort de rien, quil est sans préalable et sans modèle, sans principe et sans fin donnés, et que cest exactement cela qui forme la justice et le sens dun monde. »1
La création du nous, sans nous donné davance et déterminé depuis une identité mythique, est-elle utopique ? Appartient-elle encore à lutopie, si on lentend par ce terme lidéal visé par une transformation sociale ? Lutopie est toujours celle dun projet. Lutopie du nous est donc le projet de produire le nous dans un programme, de le produire à partir dun calcul davance ou dun certain savoir déterminé du nous et de son identité. Pourtant lopposition entre la connaissance scientifique et lutopie avait été élaborée dans la critique marxiste. Bien que Marx ait reconnu lutopisme comme lenfance du communisme et ait salué, dans une lettre à Kugelmann datée du 9 octobre 1866, « les utopies dun Fourier, dun Owen, etc. [qui] contiennent lanticipation et limage fantastique dun monde nouveau », il supposait que la connaissance des éléments du présent et du passé dans le socialisme scientifique, opposé au socialisme utopique, suffisait à la transformation du réel. A lencontre de la distinction marxiste, il semble malgré tout que lutopie partage avec la science la structure du savoir (savoir du présent, savoir du passé et savoir prévisionnel du futur conditionnant un horizon dattente). Lutopie, au même titre que la prospection scientifique, est lidentification de lévénement à-venir dans la forme dun destin programmable cest une réduction ou une conjuration de lévénement. Pourtant si lon veut renouer avec la force critique de lutopie, on ne peut la conserver quaprès lavoir déconstruite, cest-à-dire quà la répéter depuis sa déconstruction. La déconstruction de lutopie oblige à rappeler ce que lutopie, malgré le non-lieu de son étymologie et son absence constitutive, a en commun avec le présupposé métaphysique de la présence dont elle reste une modalité dans la figure de sa réalisation future. La déconstruction de lutopie est aussi le rappel que lutopie procède de sa propre avance et de sa propre urgence déconstructive : elle nous rappelle lavance de lautre sur le nous, lavance du nous-autres sur le nous-mêmes. Lurgence déconstructive, cest la déconstruction des concepts scientifiques ou ontologiques visant à conjurer son avance. Lutopie est déconstructive (la présence est demblée trouée dabsence) mais elle doit aussi être déconstruite depuis lindéconstructible exigence de justice, ici et maintenant, selon lindéconstructible exigence de lautre dans le nous de la justice (la justice, cest celle de la reconnaissance de lautre du nous-autres). En ce sens, déconstruire lutopie, cest disjoindre ce qui est uni dans lutopie pour laisser venir et laisser voir venir, sans pouvoir lanticiper, ce qui en est son exigence : lavance dun nous, comme nous-autres, le nous à-venir dont le régime politique serait celui de la « démocratie à-venir » dont parle Jacques Derrida. « Cest pourquoi nous proposons toujours de parler de démocratie à venir, non pas de démocratie future, au présent futur, non pas même dune idée régulatrice, au sens kantien, ou dune utopie dans la mesure du moins où leur inaccessibilité garderait encore la forme temporelle dun présent futur, dune modalité future du présent vivant. »2 Sans la paradoxale assurance dune utopique présence du nous, il nous est enjoint dagir tout de suite, là où nous sommes encore sans savoir, sans savoir de nous et de notre identité, ouvert déjà à ce qui nous dépossède dune identité préalable. Cette urgence, modèle du messianisme, est linstant qui interrompt lhorizon dattente et lhorizon du savoir qui loge cette attente dans lanticipation utopique dun possible. Elle prépare le nous messianique distinct du nous utopique selon la définition quen donne Derrida : « le messianique, ou la messianicité sans messianisme. Ce serait louverture à lavenir ou à la venue de lautre comme avènement de la justice, mais sans horizon dattente et sans préfiguration prophétique. La venue de lautre ne peut surgir comme un événement singulier que là où aucune anticipation ne voit venir, là où lautre et la mort et le mal radical peuvent surprendre à tout instant. Possibilités qui à la fois ouvrent et peuvent ouvrir lhistoire, ou du moins le cours ordinaire de lhistoire. »3 Lurgence, ici et maintenant, dans la réponse à la situation présente, nous exhorte à faire : il faut faire sans savoir que faire exactement, répondre à une avance, à lavance de la situation qui nous met en demeure de répondre et de ne pas prétexter de notre ignorance comme alibi à notre inaction. « Bien quil y ait des pouvoirs critiques de lutopie auxquels il ne faut sans doute jamais renoncer, surtout quand on peut en faire un motif de résistance à tous les alibis et à toutes démissions réalistes et pragmatistes, je me méfie de ce mot. Dans certains contextes, lutopie, le mot en tout cas, se laisse trop facilement associer au rêve, à démobilisation, à un impossible qui pousse au renoncement plutôt quà laction. Limpossible dont je parle souvent nest pas lutopique, il donne au contraire son mouvement même au désir, à laction et à la décision, il est la figure même du réel. Il en a la dureté, la proximité, lurgence. »4 Le nous messianique nest pas le nous utopique, programmable, qui souscrit encore à lunité fusionnelle ou qui subsume le nous sous lUn. Cest le nous qui se soustrait à tout horizon dattente et de prescription possible : le nous de lim-possible nous, hors programme et surtout hors de la programmation dun nous qui se fait toujours sans nous. « Si tout projet politique était lobjet rassurant, la conséquence logique ou théorique dun savoir assuré (euphorique, sans paradoxe, sans aporie, sans contradiction, sans indécidabilité à trancher), ce serait une machine qui fonctionne sans nous, sans responsabilité, sans décision, sans éthique, ni droit, ni politique. »5 La politique est toujours la politique du nous, notre décision. La décision du collectif qui se décide au nous : dun nous non déjà déterminé, mais qui sinvente dans une telle décision (ce nest pas le nous de lidentité fermée française), décision au plus juste du nous, décision de lautre en nous, dun nous qui se décide à une autre figure du nous depuis lurgence ou lappel de sa propre altérité. Ce qui nous arrive, cest laltérité du nous depuis sa crise et sa réactivité depuis le nous-mêmes : le nous-autres. Cest lautre qui nous arrive, cest lautre qui arrive au nous qui doit le reconnaître dans sa double dépossession active et passive.
Ce qui nous arrive ? Cest aussi lévénement de la pensée du nous qui savance sur nous. Cette avance de la pensée nest plus celle de lutopie ou de la pensée utopique. Ou lutopie nest-elle quune forme de cette avance messianique qui parfois se recouvre dans un certain savoir ? Cette pensée est-elle celle de la déconstruction de lutopie ? Le nous, cest lavance de la pensée : la pensée savance à penser ce nous. Le nous est ce qui nous devance, nous appelle aujourdhui à penser et à réinstaller un nous dans lespace de la pensée, un sens commun (et non un programme commun du nous). Cette pensée du sens commun, cest peut-être aussi la gauche (« nous sommes la gauche ») ? Nous, cest la gauche à-venir, cest là-venir de la gauche toujours en défaut delle-même, cest-à-dire en défaut de la politique du nous qui est celle de légalité et de la justice. Cest ce défaut du nous, ce retrait du nous quil faut penser pour comprendre ce qui nous manque aujourdhui Pas tant des programmes, que nous. En deçà ou au-delà de tout programme et de tout programme utopique, ou de toute utopie programmatique, il y a nous, ladvenue du nous qui nous fait défaut dans le retrait constitutif et métaphorique du nous. Cest le nous qui est la condition préalable et antérieure à toute question stratégique dapplication dun programme dune politique et dun programme politique. Dans lutopie, cest le nous qui est lobjet du programme. De même le marxisme sest présenté comme la forme programmatique du nous dans la perspective de sa production depuis lidentification du nous à la classe ouvrière. Ce qui nous manque aujourdhui, ce ne sont pas des programmes réalistes ou irréalistes, « modernes » ou utopiques cest la reconnaissance dun nous, la reconnaissance de nous-mêmes comme nous-autres, comme nous à-venir : le nous messianique. Le nous à-venir, ne serait-ce pas lautre nom du prolétariat ? Du prolétariat entendu non plus dans son identification à la classe ouvrière du XIXe ou XXe siècle, mais dans son identité inidentifiable, dans son identification comme dés-identification dune classe sans classe et sans positivité particulière, « dune classe de la société bourgeoise qui ne soit pas une classe de la société bourgeoise, dun ordre [Stand] qui soit la dissolution de tous les ordres » comme le définit Marx dans lIntroduction à la critique de la philosophie du droit de Hegel. Cette entente nest audible quà la condition de penser que le prolétariat nest rien dautre que le nous qui ne reçoit rien dautre que lui-même et, dans cette réception, se reçoit comme autre, et ne se reçoit que comme son propre héritage : lhéritage du nous, cest le nous-autres à venir. Nous sommes notre propre héritage : cest cela que signifie le prolès du prolétariat, le toujours à-venir du nous. Notre héritage : le don de nous. La crise qui nous arrive nous a fait don du nous : sommes-nous prêts à nous recevoir, à nous retrouver et nous reconnaître ici et maintenant, non pas selon un nous utopique ou selon lutopie dun nous mais dun nous messianique, toujours et encore à-venir ?
Ce qui nous arrive nous espace nous-mêmes, nous éloigne du nous-mêmes, et dans cet espacement nous permet dadvenir comme nous. Laltération du nous, son arrivée, est ce que nous nommons lespacement du nous, non pas le non-lieu utopique mais lespacement du lieu et du non-lieu, louverture, temporelle et spatiale, de tout lieu. Ce nest surtout pas non plus le nous de la proximité dans laquelle le parti de lextrême-proximité entend nous enfermer. Lespacement du nous est celui de la condition de tout lieu du nous, de sa proximité comme de son éloignement : lespacement du nous est la dimension constitutive du « local » et de la « politique de proximité ». Cet espacement nous laisse la possibilité darriver et darriver dans un lieu serait-ce le non-lieu de lutopie. Et si, tout compte fait, lespacement du nous, cétait cela : un peu dair frais, un appel dair qui nous appelle là où nous nous exposons à lair libre, au-delà de lair irrespirable qui nous étouffe aujourdhui ?
Ce qui nous arrive, cest peut-être nous.
Ce qui nous arrive, cest peut-être davoir trop mis en cause le nous dans une économie politique et sociale qui individualise et privatise lespace du nous, qui précisément désarticule larticulation du nous en le rendant invisible et inaudible de telle sorte quil se roidit dans le nous-mêmes ou quil ne sexprime plus que dans le ton plaintif du nous abandonné à lui-même : « vous nous avez oubliés » Cette plainte adressée au monde politique, aux politiciens (aux « autres », les « autistes » de la politique) est encore une position dassujettissement, une demande adressée au pouvoir sans voir que le pouvoir, cest nous. Il sagit darticuler à nouveau le nous et de montrer alors que nous nous sommes oubliés et que cet oubli ne peut se traduire en réaction par une simple mémoire identitaire, par une restauration dune identité supposée : la mémoire du nous, cest dabord celle de son histoire nouée de pluralité mais aussi secouée dans des crises identitaires dexclusion des autres (les étrangers, les immigrés) hors dun nous qui se réassure du Même depuis cette exclusion (selon la logique du bouc émissaire).
Quest-ce qui nous arrive ? Le nous depuis son oubli, depuis son retrait du politique ou depuis son retrait politique en tant que le nous-autres, se retire toujours sous la forme dominante du nous-mêmes. Ainsi ce qui nous arrive, cest que le nous qui sest imposé est celui de lidentité fusionnelle et exclusive du même (de la France, de lEurope, de lOccident) dans loubli ou le retrait du nous-autres. En effet, la politique, cest la position du nous et, à la fois, sa dé-position, son retrait constitutif et contigu, son échappée qui le soustrait à toute position ferme et fermée, à toute position et reconnaissance identitaire. Ce nous politique, ce nous de la politique, cest le nous souverain qui doit être pensé depuis la déposition souveraine du nous. La souveraineté est celle du retrait politique, de la politique dans son propre retrait hors des fixations identitaires exclusives, alors que le souverainisme, à linverse, cest la souveraineté dans loubli du nous, comme nous autres, sous sa métaphorisation comme Nation, comme Etat ou comme la France. Ce nous est lévénement républicain ou la république ad-venant. La res-publica est la chose publique comme cause publique, cest-à-dire quelle est ce qui cause le public ou le nous. Elle est ce qui nous partage et nous fait recevoir nous-mêmes comme nous autres : ce que lon reçoit de nous, cest nous, dun nous altéré et saltérant en nous, dans le venir de lautre du nous, dans le devenir autre du nous (ce qui pose la question de laltération comme origine de laliénation). La république, cest la réception du nous, ce qui le cause ou le jette à nous-mêmes dans laltération du nous-autres. La république, cest la création du nous, cest-à-dire encore la création dun monde du nous, dun nous-monde. « Créer le monde veut dire : immédiatement, sans délai, rouvrir chaque lutte possible pour un monde, cest-à-dire pour ce qui doit former le contraire dune globalité dinjustice sur fond déquivalence générale. Mais mener cette lutte précisément au nom de ceci que ce monde ne sort de rien, quil est sans préalable et sans modèle, sans principe et sans fin donnés, et que cest exactement cela qui forme la justice et le sens dun monde. »1
La création du nous, sans nous donné davance et déterminé depuis une identité mythique, est-elle utopique ? Appartient-elle encore à lutopie, si on lentend par ce terme lidéal visé par une transformation sociale ? Lutopie est toujours celle dun projet. Lutopie du nous est donc le projet de produire le nous dans un programme, de le produire à partir dun calcul davance ou dun certain savoir déterminé du nous et de son identité. Pourtant lopposition entre la connaissance scientifique et lutopie avait été élaborée dans la critique marxiste. Bien que Marx ait reconnu lutopisme comme lenfance du communisme et ait salué, dans une lettre à Kugelmann datée du 9 octobre 1866, « les utopies dun Fourier, dun Owen, etc. [qui] contiennent lanticipation et limage fantastique dun monde nouveau », il supposait que la connaissance des éléments du présent et du passé dans le socialisme scientifique, opposé au socialisme utopique, suffisait à la transformation du réel. A lencontre de la distinction marxiste, il semble malgré tout que lutopie partage avec la science la structure du savoir (savoir du présent, savoir du passé et savoir prévisionnel du futur conditionnant un horizon dattente). Lutopie, au même titre que la prospection scientifique, est lidentification de lévénement à-venir dans la forme dun destin programmable cest une réduction ou une conjuration de lévénement. Pourtant si lon veut renouer avec la force critique de lutopie, on ne peut la conserver quaprès lavoir déconstruite, cest-à-dire quà la répéter depuis sa déconstruction. La déconstruction de lutopie oblige à rappeler ce que lutopie, malgré le non-lieu de son étymologie et son absence constitutive, a en commun avec le présupposé métaphysique de la présence dont elle reste une modalité dans la figure de sa réalisation future. La déconstruction de lutopie est aussi le rappel que lutopie procède de sa propre avance et de sa propre urgence déconstructive : elle nous rappelle lavance de lautre sur le nous, lavance du nous-autres sur le nous-mêmes. Lurgence déconstructive, cest la déconstruction des concepts scientifiques ou ontologiques visant à conjurer son avance. Lutopie est déconstructive (la présence est demblée trouée dabsence) mais elle doit aussi être déconstruite depuis lindéconstructible exigence de justice, ici et maintenant, selon lindéconstructible exigence de lautre dans le nous de la justice (la justice, cest celle de la reconnaissance de lautre du nous-autres). En ce sens, déconstruire lutopie, cest disjoindre ce qui est uni dans lutopie pour laisser venir et laisser voir venir, sans pouvoir lanticiper, ce qui en est son exigence : lavance dun nous, comme nous-autres, le nous à-venir dont le régime politique serait celui de la « démocratie à-venir » dont parle Jacques Derrida. « Cest pourquoi nous proposons toujours de parler de démocratie à venir, non pas de démocratie future, au présent futur, non pas même dune idée régulatrice, au sens kantien, ou dune utopie dans la mesure du moins où leur inaccessibilité garderait encore la forme temporelle dun présent futur, dune modalité future du présent vivant. »2 Sans la paradoxale assurance dune utopique présence du nous, il nous est enjoint dagir tout de suite, là où nous sommes encore sans savoir, sans savoir de nous et de notre identité, ouvert déjà à ce qui nous dépossède dune identité préalable. Cette urgence, modèle du messianisme, est linstant qui interrompt lhorizon dattente et lhorizon du savoir qui loge cette attente dans lanticipation utopique dun possible. Elle prépare le nous messianique distinct du nous utopique selon la définition quen donne Derrida : « le messianique, ou la messianicité sans messianisme. Ce serait louverture à lavenir ou à la venue de lautre comme avènement de la justice, mais sans horizon dattente et sans préfiguration prophétique. La venue de lautre ne peut surgir comme un événement singulier que là où aucune anticipation ne voit venir, là où lautre et la mort et le mal radical peuvent surprendre à tout instant. Possibilités qui à la fois ouvrent et peuvent ouvrir lhistoire, ou du moins le cours ordinaire de lhistoire. »3 Lurgence, ici et maintenant, dans la réponse à la situation présente, nous exhorte à faire : il faut faire sans savoir que faire exactement, répondre à une avance, à lavance de la situation qui nous met en demeure de répondre et de ne pas prétexter de notre ignorance comme alibi à notre inaction. « Bien quil y ait des pouvoirs critiques de lutopie auxquels il ne faut sans doute jamais renoncer, surtout quand on peut en faire un motif de résistance à tous les alibis et à toutes démissions réalistes et pragmatistes, je me méfie de ce mot. Dans certains contextes, lutopie, le mot en tout cas, se laisse trop facilement associer au rêve, à démobilisation, à un impossible qui pousse au renoncement plutôt quà laction. Limpossible dont je parle souvent nest pas lutopique, il donne au contraire son mouvement même au désir, à laction et à la décision, il est la figure même du réel. Il en a la dureté, la proximité, lurgence. »4 Le nous messianique nest pas le nous utopique, programmable, qui souscrit encore à lunité fusionnelle ou qui subsume le nous sous lUn. Cest le nous qui se soustrait à tout horizon dattente et de prescription possible : le nous de lim-possible nous, hors programme et surtout hors de la programmation dun nous qui se fait toujours sans nous. « Si tout projet politique était lobjet rassurant, la conséquence logique ou théorique dun savoir assuré (euphorique, sans paradoxe, sans aporie, sans contradiction, sans indécidabilité à trancher), ce serait une machine qui fonctionne sans nous, sans responsabilité, sans décision, sans éthique, ni droit, ni politique. »5 La politique est toujours la politique du nous, notre décision. La décision du collectif qui se décide au nous : dun nous non déjà déterminé, mais qui sinvente dans une telle décision (ce nest pas le nous de lidentité fermée française), décision au plus juste du nous, décision de lautre en nous, dun nous qui se décide à une autre figure du nous depuis lurgence ou lappel de sa propre altérité. Ce qui nous arrive, cest laltérité du nous depuis sa crise et sa réactivité depuis le nous-mêmes : le nous-autres. Cest lautre qui nous arrive, cest lautre qui arrive au nous qui doit le reconnaître dans sa double dépossession active et passive.
Ce qui nous arrive ? Cest aussi lévénement de la pensée du nous qui savance sur nous. Cette avance de la pensée nest plus celle de lutopie ou de la pensée utopique. Ou lutopie nest-elle quune forme de cette avance messianique qui parfois se recouvre dans un certain savoir ? Cette pensée est-elle celle de la déconstruction de lutopie ? Le nous, cest lavance de la pensée : la pensée savance à penser ce nous. Le nous est ce qui nous devance, nous appelle aujourdhui à penser et à réinstaller un nous dans lespace de la pensée, un sens commun (et non un programme commun du nous). Cette pensée du sens commun, cest peut-être aussi la gauche (« nous sommes la gauche ») ? Nous, cest la gauche à-venir, cest là-venir de la gauche toujours en défaut delle-même, cest-à-dire en défaut de la politique du nous qui est celle de légalité et de la justice. Cest ce défaut du nous, ce retrait du nous quil faut penser pour comprendre ce qui nous manque aujourdhui Pas tant des programmes, que nous. En deçà ou au-delà de tout programme et de tout programme utopique, ou de toute utopie programmatique, il y a nous, ladvenue du nous qui nous fait défaut dans le retrait constitutif et métaphorique du nous. Cest le nous qui est la condition préalable et antérieure à toute question stratégique dapplication dun programme dune politique et dun programme politique. Dans lutopie, cest le nous qui est lobjet du programme. De même le marxisme sest présenté comme la forme programmatique du nous dans la perspective de sa production depuis lidentification du nous à la classe ouvrière. Ce qui nous manque aujourdhui, ce ne sont pas des programmes réalistes ou irréalistes, « modernes » ou utopiques cest la reconnaissance dun nous, la reconnaissance de nous-mêmes comme nous-autres, comme nous à-venir : le nous messianique. Le nous à-venir, ne serait-ce pas lautre nom du prolétariat ? Du prolétariat entendu non plus dans son identification à la classe ouvrière du XIXe ou XXe siècle, mais dans son identité inidentifiable, dans son identification comme dés-identification dune classe sans classe et sans positivité particulière, « dune classe de la société bourgeoise qui ne soit pas une classe de la société bourgeoise, dun ordre [Stand] qui soit la dissolution de tous les ordres » comme le définit Marx dans lIntroduction à la critique de la philosophie du droit de Hegel. Cette entente nest audible quà la condition de penser que le prolétariat nest rien dautre que le nous qui ne reçoit rien dautre que lui-même et, dans cette réception, se reçoit comme autre, et ne se reçoit que comme son propre héritage : lhéritage du nous, cest le nous-autres à venir. Nous sommes notre propre héritage : cest cela que signifie le prolès du prolétariat, le toujours à-venir du nous. Notre héritage : le don de nous. La crise qui nous arrive nous a fait don du nous : sommes-nous prêts à nous recevoir, à nous retrouver et nous reconnaître ici et maintenant, non pas selon un nous utopique ou selon lutopie dun nous mais dun nous messianique, toujours et encore à-venir ?
Ce qui nous arrive nous espace nous-mêmes, nous éloigne du nous-mêmes, et dans cet espacement nous permet dadvenir comme nous. Laltération du nous, son arrivée, est ce que nous nommons lespacement du nous, non pas le non-lieu utopique mais lespacement du lieu et du non-lieu, louverture, temporelle et spatiale, de tout lieu. Ce nest surtout pas non plus le nous de la proximité dans laquelle le parti de lextrême-proximité entend nous enfermer. Lespacement du nous est celui de la condition de tout lieu du nous, de sa proximité comme de son éloignement : lespacement du nous est la dimension constitutive du « local » et de la « politique de proximité ». Cet espacement nous laisse la possibilité darriver et darriver dans un lieu serait-ce le non-lieu de lutopie. Et si, tout compte fait, lespacement du nous, cétait cela : un peu dair frais, un appel dair qui nous appelle là où nous nous exposons à lair libre, au-delà de lair irrespirable qui nous étouffe aujourdhui ?
Philosophe.
(1) Jean-Luc Nancy, La création du monde, Galilée, 2002, p. 63.
(2) Jacques Derrida, Spectres de Marx, Galilée, p. 111.
(3) Jacques Derrida, « Foi et savoir », in La Religion, sous la direction de Jacques Derrida et Gianni Vattimo, Seuil,1996, p. 27.
(4) Jacques Derrida, « Non pas lutopie, lim-possible », in Papier Machine, Galilée, 2001, p. 360 et 361.
(5) Jacques Derrida, ibid., p. 357 et 358 (je souligne).
(1) Jean-Luc Nancy, La création du monde, Galilée, 2002, p. 63.
(2) Jacques Derrida, Spectres de Marx, Galilée, p. 111.
(3) Jacques Derrida, « Foi et savoir », in La Religion, sous la direction de Jacques Derrida et Gianni Vattimo, Seuil,1996, p. 27.
(4) Jacques Derrida, « Non pas lutopie, lim-possible », in Papier Machine, Galilée, 2001, p. 360 et 361.
(5) Jacques Derrida, ibid., p. 357 et 358 (je souligne).