Sortie du DVD de Notre Monde
Notre Monde Notre Monde (2013, 119') un film de Thomas LacosteRassemblant plus de 35 intervenants, philosophes, sociologues, économistes, magistrats, médecins, universitaires et écrivains, Notre Monde propose un espace dexpression pour travailler, comme nous y enjoint JeanLuc Nancy à « une pensée commune ». Plus encore quun libre espace de parole, Notre Monde sappuie sur un ensemble foisonnant de propositions concrètes pour agir comme un rappel essentiel, individuel et collectif : « faites de la politique » et de préférence autrement.
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© Passant n°40-41 [mai 2002 - septembre 2002]
© Passant n°40-41 [mai 2002 - septembre 2002]
par Jean-Pierre Lebrun
Imprimer l'articleUn peu dair vrai !
Notre monde étouffe ! En guide de remède, la rédaction du Passant Ordinaire prescrit un peu dair frais ! Rappelons-nous dabord que le premier sens détouffer est transitif, au sens dasphyxier quelquun, et que, comme lindique le Robert historique de la langue française, il faut attendre le XVIe siècle pour voir apparaître lusage intransitif, au sens de manquer dair. Ce que la langue ainsi nous livre, cest que quand on étouffe, cest que dabord quelque chose a été étouffé.
Quavons-nous donc étouffé pour que nous manquions dair ? Osons le dire demblée : linterstice, la faille, la fente, la fêlure, lhiatus, la lézarde Tous ces mots désignent ce qui ne colle pas, ce qui ne fait pas rapport, ce qui résiste, ce qui échappe, ce que dans le miroir je ne vois pas de moi, ce qui dans limage la déborde, ce qui est en deçà ou au-delà du symétrique, de la parité, de légalité. Lacan appelait cela le réel. Tout cela, comme par leffet dun retournement opéré par la modernité, nous apparaît aujourdhui comme incongru, offense à nos compétences, traumatisme à éponger, blessure dont il faut guérir à tout prix, maladie honteuse, déficit à combler
Nos pères lHistoire en témoigne en avaient pourtant pris leur parti, ils sétaient faits au malentendu, ils étaient abonnés à limpossible, ils étaient embarqués doffice, et ils qualifiaient même de démesure dUbris ceux qui ne consentaient pas à cet état des choses ! En fait, ils navaient pas le choix, et paradoxalement, cétait leur absence de choix qui les aidait à supporter ce qui est devenu aujourdhui insupportable. Car depuis que presque tout nous est devenu possible, depuis que « Cest mon choix » pour reprendre lintitulé dune émission de télévision que nous ne qualifierons pas , nos montures se sont emballées et nous ne nous apercevons plus que choisir suppose de consentir à perdre la voie qui na pas été choisie, nous ne prenons plus la mesure de ce que réussir à atteindre lobjet élu ne fait pas pour autant disparaître linatteignable.
Cest notre réussite qui savère désormais signer notre échec.
Vite donc, de lair frais, de loxygène, de la verdure, du manque, du trou, du vide, de lutopie, de lidéal, du mythe, du rêve, de lillusion, de labsolu à désigner, de linaccessible, du sublime Vite, restituons ce que nous avons passé à la trappe, faisons comme si nous ne lavions pas fait, revenons au statu quo ad ante !
Désolé, au-delà de cette limite notre ticket nest plus valable ! Nous avons franchi le seuil et il nest plus possible de revenir en arrière, il nous faut désormais réintégrer cette faille dans le dispositif sans faille que nous nous sommes construits. Ce qui suppose non seulement de la reconnaître toujours à luvre, mais de linventer dans sa version nouvelle pour la faire rejoindre son lieu dorigine. Appelons cela lutopie utopique. Une utopie qui, dans son mouvement même, dira le vrai de lutopie, autrement dit, supportera de se dénoncer comme utopie sans pour autant se discréditer.
Donc, pas seulement un peu dair frais, mais surtout un peu dair vrai ! Dans son dernier film, « Parle avec elle », Almodovar met en scène précipitez-vous y si vous ne laviez pas encore fait deux hommes au chevet de deux femmes aimées qui ont tragiquement sombré dans le coma. Lun deux, Bénigno, parle avec elle, lui raconte ce quil vit, continue à linclure dans son monde, à dire « nous » quand il sadresse aux autres ; par la parole, il la fait vivre dans la mort. Lautre, Marco, confronté au corps inerte de celle quil a aimée, ne lui adresse néanmoins pas la parole et la laissera mourir et plus tard aussi de la même façon son ami Bénigno faute de lui parler. La vérité de la parole du dire bien plus que de ce qui est dit est instituée dans ce film comme ce qui continue à tenir le fil de la vie dans une vie dépassée.
Manière de réinventer la parole celle adressée à ce mort vivant quest le comateux et de la faire se tenir au lieu de sa vérité, en ce lieu où, comme lécrivait Mallarmé, « rien naura eu lieu que le lieu ».
Car le lieu de la parole, sa vérité, cest quelle sorigine dans cette faille, dans lanfractuosité, dans la dissymétrie. Il ne sagit donc pas comme on nous lassène aujourdhui de communiquer, de veiller à ce que celui qui écoute, entende exactement ce qui lui est dit, et réciproquement. Il sagit de consentir à ce que parler néquivaut nullement à servir un quelconque contrat qui mettrait les protagonistes sur pied dégalité, mais bien plutôt à se référer à un pacte, à ce pacte symbolique qui, comme le disait Charles Melman, « nest pas un terme mystérieux, mais veut dire que toute relation que ce soit avec un partenaire ou avec un objet se trouve nouée par la participation commune de lun et de lautre à la perte fondamentale qui va désormais unir et désunir, à la fois rapprocher et en même temps séparer les deux protagonistes, quil sagisse des deux partenaires ou quil sagisse dun partenaire et dun objet. »
Cest cette perte inaugurale et instauratrice tant de ce qui nous unit que de ce qui nous sépare qui a été masquée dabord, étouffée ensuite par le monde de la modernité. Et cest cet étouffer transitif qui fait quaujourdhui, cest intransitivement quon étouffe.
Notre humanité tient au langage qui est notre abri à tous, notre habitat commun, et se fonde de cette perte irréductible qui inscrit à jamais limpossible au cur de notre condition. Mais les progrès récents et à venir ont déplacé et continuent de déplacer sans cesse cette limite et laissent ainsi croire à un possible sans limite. Et à force de réduire chaque jour davantage le temps qui sépare la succession des images, vient le moment où la perception du discontinu disparaît. Ainsi, la tâche humaine par excellence qui consiste à déplacer les limites du possible se trouve confondue avec la démesure inhumaine de se débarrasser de limpossible.Le mythe à cet égard nous avait pourtant prévenu : la chute dIcare nest pas à attribuer au fait davoir voulu voler mais de sêtre trop rapproché du soleil. La langue à son tour nous enseigne encore : désirer vient de de-siderare, le désir est désidération. « Etre sidéré, rappelle Pascal Quignard dans Vie secrète, cest avoir trouvé, cest être cloué, cest avoir trouvé de quoi fusionner, cest avoir trouvé son incorporant, cest avoir trouvé sa mort. Désirer, cest ne pas trouver, cest chercher, cest voir ce qui nest pas dans le vu, cest se désolidariser de soi, de la société, du langage, du Jadis, de la mère, de ce dont est issu lautre qui incorpore. »
Lair frais ne suffit plus pour refaire poumon ; il faut inventer lair vrai. Lair frais émanait spontanément de la prééminence reconnue au réel dans le monde davant la modernité. Aujourdhui, en ces temps daccomplissements de la modernité quon appelle postmodernes, ce réel est caviardé, oblitéré, effacé, gommé, obstrué bref ce quon a réussi, cest à le dénier, et lair vrai quil faut dès lors susciter est celui qui résulte de lélaboration qui laisse sa place au réel. Nous ne pouvons nous contenter de ne pas étouffer la vérité qui nous habite mais nous devons travailler à linventer au-delà du coma dans lequel la réussite de nos progrès nous a plongés. Encore faut-il que cet air vrai ne renvoie pas seulement à telle ou telle vérité particulière, mais à la vérité toujours latente de ce qui nous structure comme animaux malades de la parole.
Quavons-nous donc étouffé pour que nous manquions dair ? Osons le dire demblée : linterstice, la faille, la fente, la fêlure, lhiatus, la lézarde Tous ces mots désignent ce qui ne colle pas, ce qui ne fait pas rapport, ce qui résiste, ce qui échappe, ce que dans le miroir je ne vois pas de moi, ce qui dans limage la déborde, ce qui est en deçà ou au-delà du symétrique, de la parité, de légalité. Lacan appelait cela le réel. Tout cela, comme par leffet dun retournement opéré par la modernité, nous apparaît aujourdhui comme incongru, offense à nos compétences, traumatisme à éponger, blessure dont il faut guérir à tout prix, maladie honteuse, déficit à combler
Nos pères lHistoire en témoigne en avaient pourtant pris leur parti, ils sétaient faits au malentendu, ils étaient abonnés à limpossible, ils étaient embarqués doffice, et ils qualifiaient même de démesure dUbris ceux qui ne consentaient pas à cet état des choses ! En fait, ils navaient pas le choix, et paradoxalement, cétait leur absence de choix qui les aidait à supporter ce qui est devenu aujourdhui insupportable. Car depuis que presque tout nous est devenu possible, depuis que « Cest mon choix » pour reprendre lintitulé dune émission de télévision que nous ne qualifierons pas , nos montures se sont emballées et nous ne nous apercevons plus que choisir suppose de consentir à perdre la voie qui na pas été choisie, nous ne prenons plus la mesure de ce que réussir à atteindre lobjet élu ne fait pas pour autant disparaître linatteignable.
Cest notre réussite qui savère désormais signer notre échec.
Vite donc, de lair frais, de loxygène, de la verdure, du manque, du trou, du vide, de lutopie, de lidéal, du mythe, du rêve, de lillusion, de labsolu à désigner, de linaccessible, du sublime Vite, restituons ce que nous avons passé à la trappe, faisons comme si nous ne lavions pas fait, revenons au statu quo ad ante !
Désolé, au-delà de cette limite notre ticket nest plus valable ! Nous avons franchi le seuil et il nest plus possible de revenir en arrière, il nous faut désormais réintégrer cette faille dans le dispositif sans faille que nous nous sommes construits. Ce qui suppose non seulement de la reconnaître toujours à luvre, mais de linventer dans sa version nouvelle pour la faire rejoindre son lieu dorigine. Appelons cela lutopie utopique. Une utopie qui, dans son mouvement même, dira le vrai de lutopie, autrement dit, supportera de se dénoncer comme utopie sans pour autant se discréditer.
Donc, pas seulement un peu dair frais, mais surtout un peu dair vrai ! Dans son dernier film, « Parle avec elle », Almodovar met en scène précipitez-vous y si vous ne laviez pas encore fait deux hommes au chevet de deux femmes aimées qui ont tragiquement sombré dans le coma. Lun deux, Bénigno, parle avec elle, lui raconte ce quil vit, continue à linclure dans son monde, à dire « nous » quand il sadresse aux autres ; par la parole, il la fait vivre dans la mort. Lautre, Marco, confronté au corps inerte de celle quil a aimée, ne lui adresse néanmoins pas la parole et la laissera mourir et plus tard aussi de la même façon son ami Bénigno faute de lui parler. La vérité de la parole du dire bien plus que de ce qui est dit est instituée dans ce film comme ce qui continue à tenir le fil de la vie dans une vie dépassée.
Manière de réinventer la parole celle adressée à ce mort vivant quest le comateux et de la faire se tenir au lieu de sa vérité, en ce lieu où, comme lécrivait Mallarmé, « rien naura eu lieu que le lieu ».
Car le lieu de la parole, sa vérité, cest quelle sorigine dans cette faille, dans lanfractuosité, dans la dissymétrie. Il ne sagit donc pas comme on nous lassène aujourdhui de communiquer, de veiller à ce que celui qui écoute, entende exactement ce qui lui est dit, et réciproquement. Il sagit de consentir à ce que parler néquivaut nullement à servir un quelconque contrat qui mettrait les protagonistes sur pied dégalité, mais bien plutôt à se référer à un pacte, à ce pacte symbolique qui, comme le disait Charles Melman, « nest pas un terme mystérieux, mais veut dire que toute relation que ce soit avec un partenaire ou avec un objet se trouve nouée par la participation commune de lun et de lautre à la perte fondamentale qui va désormais unir et désunir, à la fois rapprocher et en même temps séparer les deux protagonistes, quil sagisse des deux partenaires ou quil sagisse dun partenaire et dun objet. »
Cest cette perte inaugurale et instauratrice tant de ce qui nous unit que de ce qui nous sépare qui a été masquée dabord, étouffée ensuite par le monde de la modernité. Et cest cet étouffer transitif qui fait quaujourdhui, cest intransitivement quon étouffe.
Notre humanité tient au langage qui est notre abri à tous, notre habitat commun, et se fonde de cette perte irréductible qui inscrit à jamais limpossible au cur de notre condition. Mais les progrès récents et à venir ont déplacé et continuent de déplacer sans cesse cette limite et laissent ainsi croire à un possible sans limite. Et à force de réduire chaque jour davantage le temps qui sépare la succession des images, vient le moment où la perception du discontinu disparaît. Ainsi, la tâche humaine par excellence qui consiste à déplacer les limites du possible se trouve confondue avec la démesure inhumaine de se débarrasser de limpossible.Le mythe à cet égard nous avait pourtant prévenu : la chute dIcare nest pas à attribuer au fait davoir voulu voler mais de sêtre trop rapproché du soleil. La langue à son tour nous enseigne encore : désirer vient de de-siderare, le désir est désidération. « Etre sidéré, rappelle Pascal Quignard dans Vie secrète, cest avoir trouvé, cest être cloué, cest avoir trouvé de quoi fusionner, cest avoir trouvé son incorporant, cest avoir trouvé sa mort. Désirer, cest ne pas trouver, cest chercher, cest voir ce qui nest pas dans le vu, cest se désolidariser de soi, de la société, du langage, du Jadis, de la mère, de ce dont est issu lautre qui incorpore. »
Lair frais ne suffit plus pour refaire poumon ; il faut inventer lair vrai. Lair frais émanait spontanément de la prééminence reconnue au réel dans le monde davant la modernité. Aujourdhui, en ces temps daccomplissements de la modernité quon appelle postmodernes, ce réel est caviardé, oblitéré, effacé, gommé, obstrué bref ce quon a réussi, cest à le dénier, et lair vrai quil faut dès lors susciter est celui qui résulte de lélaboration qui laisse sa place au réel. Nous ne pouvons nous contenter de ne pas étouffer la vérité qui nous habite mais nous devons travailler à linventer au-delà du coma dans lequel la réussite de nos progrès nous a plongés. Encore faut-il que cet air vrai ne renvoie pas seulement à telle ou telle vérité particulière, mais à la vérité toujours latente de ce qui nous structure comme animaux malades de la parole.
Psychanalyste.
Jean-Pierre Lebrun