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Notre Monde Notre Monde (2013, 119') un film de Thomas Lacoste
Rassemblant plus de 35 intervenants, philosophes, sociologues, économistes, magistrats, médecins, universitaires et écrivains, Notre Monde propose un espace d’expression pour travailler, comme nous y enjoint Jean–Luc Nancy à « une pensée commune ». Plus encore qu’un libre espace de parole, Notre Monde s’appuie sur un ensemble foisonnant de propositions concrètes pour agir comme un rappel essentiel, individuel et collectif : « faites de la politique » et de préférence autrement.
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© Passant n°40-41 [mai 2002 - septembre 2002]
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Le 2e Forum Social Mondial


Porto Alegre est la capitale de l’Etat de Rio Grande do Sul, au sud du Brésil, proche de l’Argentine. C’est l’Etat le plus développé du Brésil au regard des indicateurs du PNUD. Porto Alegre, ville de

1,3 million d’habitants, a un taux d’alphabétisation de 90%, un accès à l’eau de 98%, une espérance de vie moyenne de

73 ans. C’est une ville assez moderne (grands immeubles assez laids étouffant quelques rares restes d’architecture de type colonial) et de style européen. Comme l’Argentine, elle a connu des vagues d’immigration portugaise, espagnole, allemande, italienne, française et d’Europe centrale. Ce n’est pas la misère des favelas des mégapoles comme Rio ou Sao Paolo, et, pourtant, même dans le centre-ville où habitent les gens aisés (pas les plus riches qui ont leurs quartiers pavillonnaires ultra protégés et sécurisés), on ressent presque physiquement les hiérarchies sociales.

Dans les odeurs de mangues, papayes et autres fruits tropicaux, on est frappé par le grand nombre de petits étals, où l’on vend de tout, notamment beaucoup de gadgets de l’Asie comme dans toutes les grandes villes du tiers-monde. Les marchands ambulants se mettent sur le trottoir en face des magasins plus ou moins luxueux de l’hyper-centre. En fin de journée, rituel immuable, les étals plient bagages, les magasins sortent des grandes poubelles, et des groupes viennent les ouvrir, les trier, prennent ce qui les intéresse pour eux ou pour les recycler. Ensuite, à heure fixe, passent les services municipaux de ramassage, puis des brigades de nettoyage et enfin les plus pauvres viennent s’installer pour dormir sur le trottoir devant les magasins.

Dans le centre de Porto Alegre et dans les environs, il n’y a pas un seul immeuble, un seul collectif, même de type HLM, une seule maison, qui ne soient entourés (en totalité ou au moins l’entrée) d’une grille de 2 m à 2 m 50 avec des serrures. Pour entrer ou sortir, il faut ouvrir plusieurs serrures successivement. A vrai dire, les seules habitations sans grille sont celles des bidonvilles en périphérie et les maisons des paysans sans terre.



Le Forum



Après le 11 septembre, on ne donnait pas cher des mouvements sociaux anti-mondialisation, mais la force des mouvements, la crise argentine et le scandale Enron ont bien montré le caractère de plus en plus insupportable du système capitaliste.

Alors que le 1er Forum Social Mondial de Porto Alegre avait été surtout défensif contre les maîtres du monde qui étaient retranchés dans leur bunker de Davos, le 2e FSM voulait présenter et discuter, de façon concrète et positive, les alternatives au monde actuel. Le FSM a rassemblé plus de 50 000 participants venus de 131 pays (210 ethnies et 186 langues), dont 15 230 délégués mandatés par 4 900 organisations. Environ 700 conférences, séminaires et ateliers se sont tenus et ont porté sur quatre thèmes principaux : production des richesses et reproduction sociale, accès aux richesses et développement soutenable, société civile et secteur public, pouvoir politique et éthique dans la société nouvelle.

Autour, ou en même temps que le FSM, d’autres forums eurent lieu : forum mondial de l’éducation, forum mondial des parlementaires (1 150 parlementaires de 50 pays), forum mondial syndical, tribunal international de la dette, etc. Tous ces forums ont donné lieu à des déclarations finales1 et à des agendas de rencontres régionales et internationales.



Les Sans Terre



Le Forum de Porto Alegre fut aussi l’occasion de marquer la solidarité des citoyens du monde entier avec la lutte

des Sans Terre brésiliens. Le MST (Mouvement des Travailleurs Ruraux Sans Terre) fut créé au début des années 80 en lien avec la Commission Pastorale de la Terre pour obtenir une véritable réforme agraire au Brésil. Le MST est présent dans 23 Etats et a installé aujourd’hui 250 000 familles sur 1 600 terres ; il a créé des associations de producteurs, des coopératives et services ; 100 000 enfants fréquentent ses 1 100 écoles à l’intérieur des terres occupées.

Le Brésil est l’Etat du monde (juste derrière le Paraguay) où la propriété des terres est la plus concentrée. 1% des propriétaires possède 45% des terres. 2 000 latifundios possèdent 56 millions d’hectares dont une grande partie est improductive et réservée à la spéculation immobilière : il faut dire que sur les 353 millions d’hectares de terres agraires de tout le Brésil, à peine 52 millions sont cultivés.

Pendant la durée du Forum, le MST organisait des visites d’implantations à l’Assentamento de El Dorado de Sul à une demi-heure de Porto Alegre2. Sur le trajet, on longe des bidonvilles installés à proximité des marécages du bras de mer, dans un amoncellement hétéroclite, sans grille de protection. Après la traversée de champs et chemins sinueux, le responsable de l’assentamento explique, sous les arbres, l’histoire de cette implantation.

Déjà, en 1989, il y avait eu des tentatives d’occupation qui avaient été durement réprimées par le gouvernement d’extrême droite de la province. Il y eut l’occupation d’une ferme (San Pedro) aussitôt délogée par la police, puis l’occupation d’une autre ferme appartenant à une entreprise d’Etat.

Mais les occupations n’étaient pas populaires et se heurtaient à l’opinion de la majorité de la population. Aussi fut décidée en 1991 une grande marche de sensibilisation dans de nombreuses villes de la région. Puis, au bout d’un an, pour faire pression sur le gouvernement, une grande réunion dans le centre-ville de Porto Alegre conclut cette marche qui fut un succès politique et changea l’opinion en faveur des sans terre.

Le mouvement des MST a essayé de récupérer tous les terrains du gouvernement de la province qui n’étaient pas cultivés. L’emplacement actuel où l’assentamento a été constitué en 1992 était une terre au bord du fleuve qui avait servi à des expérimentations sur le riz mais qui avait été abandonnée.

Sur 2 400 hectares a été constitué un site provisoire où se sont installées 80 familles originaires de l’extrême ouest de la province. Pendant deux ans, les familles n’ont pas pu cultiver la terre car les anciens fermiers ont intenté des actions en justice pour la récupérer. Il y a eu sept ans de luttes (les fermiers envoyaient des vaches la nuit pour détruire les petites plantations). Le nom de l’assentamento est « Integracio Gaucho » et les 80 familles qui y vivent étaient sans terre ou sans travail, d’origines culturelles différentes (descendants de Noirs, de Polonais, d’Italiens, etc.)

Les terres qui peuvent être occupées sont souvent des mauvaises terres ou des terres en bord de rivière qui sont inondées une grande partie de l’année. Tant qu’il n’y a pas de titre de propriété de la terre, on reste dans le provisoire et il est alors très risqué d’investir en machines. Au Brésil, on peut rester vingt ou trente ans sans avoir de titre définitif. C’est seulement avec un gouvernement de gauche que s’ouvre la possibilité d’obtenir un tel titre. Cependant, il y a un désaccord avec le gouvernement fédéral du Parti des Travailleurs qui veut éviter les occupations sauvages et régler le problème pour des raisons électorales. Le gouvernement fédéral voudrait donner des titres définitifs de propriété privée (avec possibilité, entre autres, de vendre). Le MST a une position différente : la terre est un bien social, collectif et n’est pas une marchandise ; on doit pouvoir la cultiver mais pas la revendre.

Sur les 80 familles de départ, il en reste 69. 10 familles appartiennent à la coopérative, les autres cultivent individuellement. Certaines cultivent le riz avec des apports d’engrais et les autres ont développé des cultures écologiques expérimentales. La ville de Porto Alegre a un marché écologiste dans le centre-ville (pour des gens relativement aisés) et c’est assez rentable d’être associé à ce marché. On vend aussi des engrais écologiques à d’autres coopératives ou à l’extérieur. Tout ce qui est produit dans le village est écologique : légumes, œufs, poulets, boulangerie. Il y a des écoles organisées par le MST dans le village ; les maisons du village ont été construites individuellement et semblent confortables ; il y a eu entraide ou appel à des spécialistes à la demande seulement.

Le MST souhaite construire un « homme nouveau » comme le disait Che Guevara. Il enseigne et encourage la coopérative, mais certaines familles ont des habitudes de fonctionnement individuel. Il essaie de promouvoir de nouveaux comportements plus collectifs, mais ce n’est pas facile. Les familles peuvent choisir la manière de produire, mais en revanche le comportement social dans le village est très strict et le non-respect conduit à l’exclusion.

Il y a un changement très important dans le recrutement des familles pour les occupations : auparavant, s’installaient des familles rurales qui venaient d’être chassées de leur terre. Maintenant, il y a de plus en plus de personnes qui viennent des bidonvilles et qui ont pris des habitudes de survie et des comportements (drogue, alcool, trafic…) difficiles à supprimer lorsqu’elles s’installent ; et il y a de plus en plus d’exclusions pour ces causes-là.

Les élections de tous les responsables se font sur le principe de la démocratie participative.



La démocratie participative



L’autre intérêt à Porto Alegre était de découvrir la tentative de démocratie participative, et notamment les réalisations marquantes du budget participatif (Orçamento Participativo). La démarche de Porto Alegre est partagée par de nombreuses communes de la province et aussi au niveau du gouvernement de l’Etat de Rio Grande do Sul (10 millions d’habitants) depuis que le PT en a pris la direction. Aujourd’hui près de 650 assemblées municipales avec 282 000 participants (14 000 délégués) délibèrent selon ces principes.

Pour un œil occidental venu d’un pays riche, ce n’est pas bien sûr très spectaculaire de voir les réalisations concrètes : morceau de rocade, voiries, réseaux d’assainissement, petit centre administratif, hangar transformé en petit centre culturel, bassins d’épuration, lotissement de petites cases cubiques blanches posées les unes à côté des autres, sans grand souci d’architecture ou d’urbanisme. Mais cela prend un autre sens quand on sait qu’à la place du lotissement il y avait un bidonville sordide, et qu’en moins de deux ans tous les habitants ont obtenu un toit, l’eau, l’électricité, les sanitaires et une desserte en transport en commun ; que cette réalisation a été votée comme prioritaire par les habitants du quartier et contrôlée par eux ; que les moyens étant limités et la situation d’urgence encore dominante, on essaie de faire le plus de choses possibles, les soucis d’architecture étant provisoirement secondaires.

La démarche du budget participatif peut être résumée par ce qu’on pourrait appeler les piliers de la Démocratie Participative.

La démocratie participative n’est pas la pagaille, ce n’est pas une AG informelle où rien n’est organisé, où tout peut être manipulé. Il y a des règles, très précises, explicitées et discutées, à tous les niveaux. Une grande discipline où tout le monde peut se situer, saisir les enjeux et participer en toute connaissance de cause. Ce n’est pas figé, mais évolutif et adaptatif : il n’y a pas un « modèle » qui tombe du ciel et qui est appliqué ne varietur. On tire en permanence les enseignements et on modifie, adapte ce qui ne va pas. Les règles de fonctionnement à Porto Alegre par exemple ont beaucoup évolué en dix ans de fonctionnement.

Tous les citoyens peuvent participer aux assemblées de quartier, ainsi que tous les représentants de syndicats, associations, par leur intermédiaire. La démocratie participative n’est possible que grâce à un effort important de formation et d’information permanentes. On entend souvent ici comme argument contre la démocratie directe de tous : « comment faire discuter des gens sur ce qu’ils ne connaissent pas, c’est compliqué, réservé à des spécialistes… » Si l’on met dans la mer quelqu’un à qui l’on n’a pas appris à nager, il coule. La démocratie demande du travail et prend du temps. Au moment le plus actif du calendrier de discussion du budget, il y a beaucoup de réunions, de travail de préparation. On est bien loin de la pseudo-démocratie Internet où chacun dans son coin appuierait sur son clavier.

Les citoyens décident et contrôlent. Ce ne sont pas des réunions d’information avec des souhaits indicatifs, ou des choix sur des sujets mineurs. Toutes les orientations majeures, les affectations budgétaires de la vie de la cité sont décidées et votées par les assemblées de citoyens. Et ensuite ils contrôlent directement l’application de leurs décisions et la réalisation des projets votés. Ce n’est pas bien sûr le maire qui désigne les représentants. Et il vient rendre compte de l’application des décisions des assemblées de citoyens.

Tout le budget est concerné et pas seulement les investissements qui peuvent ne représenter que 20% du total. Ont été mises en place à Porto Alegre des commissions tripartites : municipalité-employés municipaux-citoyens pour décider du niveau des rémunérations, des embauches prioritaires, etc. Les citoyens interviennent aussi sur la base fiscale du budget communal, pour déterminer le type d’impôt et son montant. Ils contrôlent les marchés de travaux et leur exécution, ce qui à Porto Alegre a supprimé les corruptions et diminué très sensiblement le coût des travaux.

Par échelons successifs, la démocratie participative s’élargit à tous les niveaux du pays (régions, Etats). On peut à ces différents niveaux régler les problèmes de cohérence entre municipalités, régions, etc., y définir des politiques globales par thèmes : urbanisme, santé, éducation, services publics. Cette démocratie ne peut être entièrement directe : certaines délégations sont nécessaires. Mais, dans ce cas, les délégués élus le sont pour une durée limitée (un an, renouvelable) et sont révocables à tout moment s’ils ne respectent pas les mandats qui leur ont été confiés.

Cette démocratie donne la priorité aux exclus et aux plus démunis : de nombreux critères privilégient les catégories défavorisées et les équipements des quartiers les plus démunis. Les premières mesures budgétaires sont orientées dans ce sens.

La démocratie participative a ceci d’original qu’elle est une construction sociale en devenir.

Président d’Attac Gironde

(1) Voir sur le site : http://attac.org/fra/toil/doc/fsm2002.htm.
(2) L’accapamento désigne les premières occupations et l’assentamento une installation plus définitive.

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