Sortie du DVD de Notre Monde
Notre Monde Notre Monde (2013, 119') un film de Thomas LacosteRassemblant plus de 35 intervenants, philosophes, sociologues, économistes, magistrats, médecins, universitaires et écrivains, Notre Monde propose un espace dexpression pour travailler, comme nous y enjoint JeanLuc Nancy à « une pensée commune ». Plus encore quun libre espace de parole, Notre Monde sappuie sur un ensemble foisonnant de propositions concrètes pour agir comme un rappel essentiel, individuel et collectif : « faites de la politique » et de préférence autrement.
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© Passant n°40-41 [mai 2002 - septembre 2002]
© Passant n°40-41 [mai 2002 - septembre 2002]
par Edward W. Said
Imprimer l'articleLappel de la Palestine
Nous présentons trois textes dEdward Said rédigés et publiés au cours de la dernière période dinvasion des territoires de Cisjordanie par larmée israélienne. Ces textes ont été publiés, soit dans la presse arabe en langue anglaise (notamment Al-Ahram Weekly, du Caire), soit dans la presse américaine progressiste (notamment lhebdomadaire The Nation et le bulletin diffusé sur Internet Counterpunch), soit dans les deux à la fois. Ils constituent ainsi, non seulement une chronique réflexive des événements que nous venons de vivre et qui, au moment où nous constituons ce dossier, ne cessent de prendre des proportions plus dramatiques, émanant dun des intellectuels et écrivains palestiniens les plus engagés et les plus indépendants à la fois, mais lexemple dune tentative pour y intervenir par la pensée et par le discours, à la jonction des deux mondes qui sont ici imbriqués. Le lecteur européen, et notamment, français, en retirera, nous lespérons, une information précieuse, en opérant au besoin les ajustements
nécessaires.
Etienne Balibar**
Edward Said, né à Jérusalem en 1935, élevé au Caire, en Palestine et au Liban, puis installé aux Etats-Unis après ses études à Princeton et Harvard, professeur de littérature comparée à lUniversité Columbia de New York, est considéré comme lun des grands critiques et théoriciens de la culture dans le monde anglo-saxon et au-delà. Longtemps il a été perçu en France à travers un unique ouvrage, Lorientalisme, publié en 1978 et traduit en 1980 aux éditions du Seuil, qui étudie limage de « lorient » non-européen dont la projection a accompagné la construction de lhégémonie européenne dans le monde aux XIXe et XXe siècles, en lui procurant la contrepartie fictive de sa prétention duniversalité. Il y est mieux connu aujourdhui grâce aux traductions de plusieurs livres : Des intellectuels et du pouvoir (Seuil, 1996), Retour en Palestine (Arléa, 1997), Israël, Palestine : légalité ou rien (La Fabrique, 1999), Culture et impérialisme (Fayard, 2000), ainsi que de ses mémoires : A contre-voie (en anglais : Out of Place), (Le Serpent à Plumes, 2002), auxquels il conviendrait dajouter notamment louvrage tiré de sa thèse Joseph Conrad and the Fiction of Autobiography (Harvard University Press, 1966), son principal ouvrage de théorie de la musique : Musical Elaborations (Columbia University Press, 1991), et différents recueils dessais critiques, dont The World, the Text, and the Critic (Harvard University Press 1983) et tout récemment Reflections on Exile and Other Essays (Harvard University Press, 2000).
Nous remercions vivement Edward Said de nous avoir autorisés à publier en traduction les trois essais suivants, dont il a le copyright. Ils sont réunis en français sous un titre de notre cru, inspiré par le souvenir du grand film de Joris Ivens Indonesia calling.
Etienne Balibar**
Le prix dOslo1
Les images diffusées par Al-Jazira, la chaîne de télévision qatari, sont dune aveuglante clarté. Une certaine forme dhéroïsme palestinien se voit ici, qui en fait lhistoire même de notre époque. Toute une armée de terre, dair et de mer, abondamment et inconditionnellement armée par les Etats-Unis, sème la destruction sur les 18% de Cisjordanie et les 60% de Gaza concédés aux Palestiniens après dix ans de négociations avec Israël et les Etats-Unis. Les hôpitaux, les écoles, les camps de réfugiés, les habitations civiles palestiniennes subissent lassaut sans pitié, lassaut criminel de troupes israéliennes bien à labri dans leurs hélicoptères de combat, leurs avions F-16 et leurs tanks Merkavas : et pourtant les combattants de la résistance avec leurs pauvre armement font face à cette force disproportionnée, ils nont pas peur et ils ne se rendent pas.
Dans la presse américaine, la chaîne CNN et des journaux comme le New York Times se discréditent en omettant de signaler que « la violence » est inégale et quil ny a pas ici à proprement parler deux adversaires, mais un Etat qui met en uvre toute sa puissance contre un peuple sans Etat, constamment chassé et dépossédé de sa terre, sans armement ni dirigeants dignes de ce nom. Il sagit de détruire ce peuple, de « lui porter un coup terrible », comme la proclamé sans honte le criminel de guerre qui gouverne Israël. Pour prendre la mesure de son degré de dérèglement mental, il suffit de lire les déclarations de Sharon le 5 mars au journal Haaretz : « LAutorité palestinienne est derrière la terreur, elle est totalement terroriste. Arafat commande la terreur. La pression que nous exerçons est destinée à mettre fin à la terreur. Nespérez pas quArafat agira contre elle. Il faut que nous leur infligions de lourdes pertes et alors ils comprendront quils ne peuvent à la fois utiliser le terrorisme et obtenir des résultats politiques. »
Les paroles de Sharon sont symptomatiques : elles ne révèlent pas seulement le fonctionnement dun esprit obsédé de destruction et de haine à létat pur, elles illustrent leffondrement général du raisonnement et de lesprit critique dans le monde depuis septembre dernier. Oui sans doute, il y a eu attentat terroriste. Mais le monde ne se résume pas au terrorisme : il est fait de politique, de luttes, dhistoire, dinjustice et de résistance. Et de terrorisme dEtat également. Sans quuniversitaires et intellectuels américains ne pipent mot, nous avons succombé à labus de langage et au dévoiement du sens. Tout ce qui nous déplaît est devenu terrorisme, tout ce que nous faisons pour combattre le terrorisme est simplement le bien, quoi quil en coûte dargent, de vies humaines, de destructions matérielles.
A bas donc tous les principes rationnels dans lesquels nous prétendions éduquer nos étudiants et nos concitoyens : à la place, nous nous livrons à une orgie de vengeance et de bonne conscience, nous déchaînons la colère de riches et de puissants ayant le bon droit pour eux, ou qui croient lavoir. Pourquoi sétonner alors quun assassin de quatrième ordre comme Sharon se croie autorisé par émulation et par voie de conséquence à faire ce quil fait, quand la plus grande démocratie de la terre jette à la poubelle lois, garanties constitutionnelles, droits individuels, et la raison elle-même, dans sa chasse au terrorisme et aux terroristes ?
En tant quéducateurs et citoyens, nous avons failli à notre mission en nous laissant mystifier de cette façon et en laissant passer sans tenter dy opposer le moindre débat public un budget militaire qui sélève désormais à 400 milliards de dollars, alors que 40 millions de personnes aux Etats-Unis nont même pas dassurance maladie. On dit aux Israéliens, aux Arabes et aux Américains que le patriotisme exige de telles dépenses et de telles destructions parce quil sagit de défendre une juste cause. Mais ça ne tient pas debout. Il sagit de purs intérêts matériels : conserver leur pouvoir aux gouvernants, leurs profits aux firmes capitalistes, et conditionner les peuples à lobéissance, aussi longtemps quils ne se décideront pas à se demander où nous mène cette folle course technologique aux bombardements et au meurtre.
La guerre que mène Israël est désormais une guerre aux populations civiles, purement et simplement, mais vous ne lentendrez jamais présentée ainsi aux Etats-Unis. Cest une guerre raciste, avec une stratégie et une tactique coloniales. Les gens meurent et endurent des souffrances incommensurables sinistre ironie parce quils ne sont pas juifs. Mais CNN ne parle jamais de « territoires occupés », toujours de la « violence en Israël », comme si les champs de bataille principaux étaient les salles de concert et les cafés de Tel Aviv et non pas dabord les ghettos et les camps de réfugiés assiégés de Palestine quencerclent désormais plus de 150 colonies israéliennes illégales. Depuis dix ans les Etats-Unis refilaient au monde la duperie dOslo, et personne ne prenait conscience du fait quIsraël navait pas lâché plus de 18% de la Cisjordanie et 60% de Gaza. Personne ne connaît sa géographie. Mieux vaut ne pas la connaître, tant est stupéfiant lécart entre la réalité sur le terrain et la grandiloquence des discours dautosatisfaction des diplomates !
Limage quon nous donne est celle dIsraéliens se battant pour leur survie, mais sûrement pas pour leurs colonies et leurs bases militaires dans les territoires occupés. Il y a des mois que les médias américains nont pas publié la moindre carte des lieux. Le 8 mars, journée la plus sanglante pour les Palestiniens du 16e mois de lIntifada, le journal télévisé de CNN donnait le chiffre de « 40 morts » et ne faisait pas la moindre allusion à la mort dinfirmiers du Croissant Rouge dont les tanks israéliens interdisaient impitoyablement aux ambulances daccéder aux blessés. Des « morts », un point cest tout, et pas la moindre image de lenfer où ils sont plongés en cette 35e année de loccupation.
Tulkarem, assiégée sans répit avec couvre-feu 24 heures sur 24, coupure de leau et de lélectricité, rafles et enlèvement de 800 jeunes hommes, démolition gratuite des maisons des réfugiés, destruction massive des biens personnels (je ne parle pas ici de night-clubs ou détablissements sportifs mais de baraques et dappentis misérables qui permettent de survivre à des populations de réfugiés deux fois déjà chassées de chez elles), innombrables cas de cruauté sadique exercée contre des civils désarmés et sans défense, battus et saignés à mort, femmes enceintes bloquées aux barrages routiers israéliens où elles donnent naissance à des enfants mort-nés, vieillards forcés de se déshabiller et de partir pieds-nus sous la menace du M-16 que jai payé avec mes impôts pour quun jeune soldat de 18 ans mâchant son chewing-gum puisse le brandir contre eux.
Bethléem, son centre-ville et son université détruits, rasés par de valeureux aviateurs israéliens volant à 2 000 mètres de haut dans leurs merveilleux F-16, que mes impôts ont aussi payés. Les camps de Balata, dAida, de Deheisheh et dAzza, les petits villages de Khadr et de Husam, tous pulvérisés sans même une mention dans la presse américaine, sans quapparemment, à de rares exceptions près, cela pose un problème à ses éditorialistes new-yorkais. Les morts et les blessés non décomptés, les mourants sans assistance et sans sépulture, sans parler des centaines de milliers de vies estropiées, brisées, marquées pour toujours par la violence gratuite et la souffrance ordonnée à bonne distance, dans le calme et les ombrages de Jérusalem-Ouest par des hommes pour qui la Cisjordanie et Gaza sont des trous à rats lointains, pleins dinsectes et de rongeurs quil faut « mater » et chasser, à qui il faut « donner une bonne leçon » comme disent les beaux militaires israéliens. Aujourdhui, dans la plus massive des attaques, Ramallah est envahie et ruinée par 140 tanks israéliens, achevant la reconquête des territoires palestiniens qui navaient jamais cessé en vérité dêtre occupés.
Cest le lourd prix, le prix inconcevable des accords dOslo que le peuple palestinien paye aujourdhui : des accords qui, au terme de dix ans de négociations, ne lui ont laissé que des bouts de territoire sans cohésion ni continuité, des forces de « sécurité » pour mieux garantir sa sujétion à Israël, une vie toujours plus misérable au service du développement et de la prospérité de lEtat juif. Il na servi à rien que pendant ces dix ans quelques-uns dentre nous aient lancé des cris dalarme, en montrant que le fossé entre le langage de paix dIsraël et des Etats-Unis et les effroyables réalités du terrain ne se comblait pas, quon navait pas la moindre intention de le combler. Des mots, des phrases comme « processus de paix » ou « terrorisme » se sont imposés, hors de tout référent réel. Les terres confisquées ont été passées sous silence ou renvoyées à de soi-disant « négociations bilatérales » entre un Etat assurant son emprise sur le territoire quil voulait sapproprier à tout prix, et un groupe de négociateurs médiocres et ignorants, à qui il aura bien fallu quatre ans pour se procurer la carte des terres dont ils discutaient le sort, je ne dis pas pour savoir sen servir.
Et la pire des désinformations, cest que 54 ans après la catastrophe de 1948, aucun récit de lhéroïsme et des souffrances des Palestiniens nait réussi à frayer son chemin. Ce qui permet de nous présenter tous comme des extrémistes violents et fanatiques, pas fondamentalement différents des terroristes dont George Bush et sa clique ont désormais implanté limage dans les esprits dune population abasourdie et systématiquement désinformée, avec la complicité dune armée de commentateurs et de stars des media : les Blitzer, les Zahn, les Lehrer, les Rather, les Brokaw, les Russert et consorts. A quoi bon encore un lobby pro-israélien, quand daussi fidèles disciples font ainsi la queue pour rejoindre ses rangs !
Maintenant que le plan de paix saoudien est devenu lenjeu des discussions et des espoirs, je pense quil faut le replacer dans son contexte réel, et non imaginaire. Et dabord dire que ce nest rien dautre que le recyclage du plan Reagan de 1982, du plan Fahd de 1983, du plan de Madrid de 1991, etc. : en dautres termes quil vient après toute une série de plans quà la fin Israël et les Etats-Unis ont refusé de mettre en uvre, et même activement torpillés. Telles que je vois les choses, les seules négociations qui vaillent devraient concerner les étapes de lévacuation des territoires occupés par Israël, et non pas comme à Oslo des marchandages à propos de bouts de terre que de toute façon Israël ne cèdera quau compte-goutte. Il y a eu trop de sang palestinien versé, trop de mépris de la part dIsraël, trop de violence raciste déchaînée pour quon puisse penser sérieusement revenir à des négociations de type Oslo sous légide partisane de cet « honnête courtier » que prétendent incarner les Etats-Unis.
Pourtant, chacun sait que les vieux négociateurs palestiniens nont pas abandonné leurs rêves et leurs illusions, et que les rencontres se poursuivaient encore sous les raids de bombardement. Ce que je demande, par conséquent, cest quon fasse droit aux décennies de souffrance palestinienne et aux coûts humains véritables de la politique israélienne avant de légitimer par des négociations des gouvernements qui ont foulé aux pieds les droits des Palestiniens de la même façon quils ont démoli nos maisons et assassiné notre peuple. Nous navons que faire de négociations arabo-israéliennes qui ne tiennent pas compte de lhistoire : ce pourquoi nous aurions bien besoin aussi dhistoriens, déconomistes et de géographes ayant un peu de conscience, comme il faut que les Palestiniens se choisissent maintenant des négociateurs et des représentants qui sachent sauver quelque chose de la calamité actuelle. En clair, toute rencontre à venir entre des représentants dIsraël et de la Palestine devra partir des dommages causés par Israël à notre peuple et de leur gravité, au lieu de mettre ce fait de côté comme la si souvent été lhistoire antérieure. Le fait est que les accords dOslo ont amnistié loccupation, effacé la destruction des immeubles et des vies au cours des trente-cinq premières années de loccupation. Ayant rajouté tant de nouvelles souffrances, Israël ne peut se voir excusé et sortir des négociations sans quon lui présente, au moins pour la forme, une facture de réparations pour le mal quil a fait.
On me dira que la politique concerne le possible, non le souhaitable, et que nous devrions déjà être bien contents si Israël reculait un peu. Je ne suis pas daccord. Ce quil faut négocier, cest la question de savoir quand Israël va entamer son retrait complet des territoires, non pas quelle proportion il voudra bien en concéder. Un conquérant barbare ne doit pas être autorisé à faire des concessions : il faut quil rende ce quil a pris et quil paye pour les déprédations dont il est responsable, tout comme Saddam Hussein devait payer et a payé pour son occupation du Koweït. Nous sommes encore loin de ce but, même si dans lintervalle le courage extraordinaire et linflexibilité des Palestiniens de Cisjordanie et de Gaza ont remporté sur Sharon une victoire morale et politique, et si les jours de son pouvoir sont comptés. Mais quen lespace de deux décennies ses armées aient pu envahir à volonté les villes arabes, semant la mort et la destruction sans que pipe mot la collectivité du « monde arabe », en dit long sur nos grands dirigeants !
Pour finir, je ne sais pas ce quimaginent faire les gouvernants arabes qui observent un si délicat silence pendant que la Palestine est violentée à même les écrans de télévision. Mais je peux imaginer quau fond de leur âme, ils éprouvent pas mal de honte et de déshonneur. Impuissants militairement, politiquement, économiquement et par-dessus tout moralement, ils ont perdu toute crédibilité et toute stature, sauf comme pions sur léchiquier américano-israélien. Peut-être pensent-ils mettre en uvre une tactique dattente. Peut-être. Mais pas plus quArafat et les siens ils nont été capables de comprendre la nécessité dune campagne dinformation systématique pour protéger leurs peuples des agressions de ceux qui voient en tout Arabe un fanatique militant, un extrémiste, un terroriste. Le bon côté de la chose, cest que le temps de ce comportement irresponsable et méprisable est compté. La nouvelle génération saura-t-elle faire mieux ? Nous verrons bien. Ce qui sera décisif en tout cas, cest que nous changions complètement dattitude en matière déducation et de laïcité. De là dépendra au bout du compte que nous retombions dans la désorganisation, la corruption et la médiocrité collectives, ou que nous devenions enfin une nation.
Ce qua fait Israël2
Israël a beau empêcher la presse daccéder aux villes et aux camps de réfugiés de Cisjordanie, linformation et les images de linvasion et des destructions gigantesques quelle entraîne sont arrivées à percer. Des centaines de témoignages et de photos sont passés sur Internet ainsi que sur les chaînes de télévision arabes et européennes, pour la plupart censurés ou déniés par les grands media américains. Nous avons ainsi la preuve irréfutable du but que la campagne militaire israélienne a toujours visé : subjuguer, sans retour possible, le territoire et la société palestinienne. Selon linterprétation officielle (entérinée par la quasi-totalité des commentateurs américains), Israël défend son existence, en exerçant des représailles contre les attentats suicides qui menacent sa sécurité et sa survie. Cette version des choses est passée au rang de vérité incontestable, et ni les actions dIsraël ni les actions exercées sur lui ny ont changé grand chose.
« Eradiquer les réseaux terroristes », « détruire linfrastructure du terrorisme », « réduire les nids de terroristes », tels sont les mots dordre quon nous martèle (on notera la totale déshumanisation de la terminologie), et qui confèrent à Israël le droit de mener à bien ce qui a toujours été son objectif : anéantir la vie civile palestinienne, au prix du maximum de dégâts, de destructions gratuites, de meurtres, dhumiliations, de vandalisme, de violence sans utilité mais traduisant son écrasante supériorité technologique. Il est difficile, à vrai dire, dimaginer dans le monde actuel quun Etat ait pu faire ce que vient de faire Israël avec autant de soutien et daide matérielle quil en a reçu des Etats-Unis. Il est difficile dimaginer autant dobstination, de furie destructrice, de perte du sens des réalités que vient den démontrer Israël.
Et pourtant on peut voir à quelques signes que la crédibilité de ces justifications invraisemblables, linepte idée dune « défense de lexistence dIsraël », commence à séroder, au vu de lampleur et de la brutalité inimaginables des dévastations perpétrées par lEtat juif et son premier ministre, le criminel Ariel Sharon. Voyez par exemple ce reportage publié en première page du New York Times du 11 avril, sous le titre « Les attaques israéliennes réduisent les usines palestiniennes à létat de métal tordu et de gravats » : « Il est difficile écrit Serge Schmemann, qui na pourtant rien dun propagandiste des thèses palestiniennes de mesurer lampleur des destructions dans les villes et bourgades de Ramallah, Bethléem, Tulkarem, Qualquilya, Naplouse et Jénine tant quelles sont toujours assiégées, leurs rues sous le feu des patrouilles militaires et des snipers. Mais on peut affirmer dores et déjà que cest linfrastructure même de la vie et de tout Etat Palestinien à venir qui a été dévastée. » Donner lassaut au camp de réfugiés de Jénine, un quartier dhabitations de fortune dun kilomètre carré abritant 15 000 réfugiés et quelques douzaines dhommes armés de fusils automatiques, sans fortifications, sans commandement, sans missiles ni blindés, au moyen de 50 tanks, 250 frappes de missiles air-sol par jour, et des douzaines de sorties de F-16, et appeler cela « réponse » à la violence terroriste et à la menace de mort contre Israël, relève dune inhumanité calculée tout à fait invraisemblable. Les témoignages oculaires indiquent que dans les décombres du camp sont enfouis des centaines de cadavres que les bulldozers israéliens tentent maintenant de recouvrir de gravats.
Il ne sera pas aisé de précipiter dans loubli des actes de ce genre. Et cest aux amis dIsraël de lui poser la question : comment une politique aussi suicidaire peut-elle lui apporter la paix, la reconnaissance, la sécurité ?
Quel objectif de lutte anti-terroriste poursuit-on lorsquon détruit le bâtiment et quon fait main basse sur les dossiers du ministère de lEducation, de la municipalité de Ramallah, du Bureau Central des Statistiques, des différents instituts de défense des droits civils, de santé publique et de développement économique, des hôpitaux, des stations de radio et de télévision ? Nest-il pas évident que ce que cherche Sharon, ce nest pas seulement de « briser » la résistance, mais danéantir lexistence nationale et les institutions politiques des Palestiniens ?
Ce que je pense, cest quil ny aura pas de paix imaginable tant quon fermera les yeux sur le vrai problème : le refus absolu par Israël daccepter lexistence dun peuple de Palestine, sa souveraineté et ses droits sur ce que Sharon et la majorité de ceux qui le soutiennent considèrent comme le territoire exclusif du Grand Israël, à savoir la Cisjordanie et Gaza. Un portrait de Sharon publié dans le Financial Times des 6 et 7 avril derniers se concluait par lextrait suivant de son autobiographie, que le journal présentait en précisant : « Il la écrite avec fierté en pensant à ses parents dont la conviction était que les Juifs et les Arabes pourraient vivre côte à côte ». Mais, nous dit Sharon, « ils ne doutaient pas dêtre les seuls à avoir des droits sur la terre de Palestine. Et personne ne les en chasserait, que ce soit par la terreur ou autrement. La terre ne vous appartient physiquement [ ] que si vous avez le pouvoir : matériel et spirituel. »
En 1988 lOLP a accepté la partition de la Palestine historique en deux Etats. Cette concession considérable a été réaffirmée à plusieurs reprises, en particulier dans les accords dOslo. Mais attention : seuls les Palestiniens ont explicitement admis la notion de partition. Israël, quant à lui, ne la jamais fait. Voilà pourquoi nous avons aujourdhui plus de 170 colonies implantées dans les territoires palestiniens, et 500 kilomètres de « routes de contournement » qui les relient entre elles et interdisent les déplacements des Palestiniens sur leur propre sol (ayant coûté la bagatelle de 3 milliards de dollars, fournis par les Etats-Unis, si lon en croit les chiffres de Jeff Halper, du Comité israélien contre les démolitions dhabitations). Voilà pourquoi aucun Premier ministre depuis Rabin na jamais concédé la souveraineté en Palestine aux Palestiniens, et pourquoi dannée en année les implantations nont cessé daugmenter. Il suffit dun coup dil aux cartes récentes des territoires pour comprendre à quoi sest employé Israël tout au long du « processus de paix », et ce qui en est résulté comme démantèlement et morcellement de la vie des Palestiniens. Le fait est quIsraël se considère lui-même, et considère le peuple juif comme seul légitime propriétaire de la « terre dIsraël ». Il y a des lois foncières en Israël même pour le garantir, mais le réseau des implantations et des routes, et le refus de concéder toute souveraineté territoriale aux Palestiniens en Cisjordanie et à Gaza remplissent exactement la même fonction.
Ce qui laisse rêveur cest quaucun diplomate ou homme politique, quil soit américain, palestinien, arabe, européen ou fonctionnaire des Nations Unies, nait jamais contesté la position israélienne sur ce point, qui constitue le fil rouge des accords et documents officiels dOslo. Et cest bien pourquoi, après 10 ans de « négociations de paix », Israël na toujours pas abandonné le contrôle de la Cisjordanie et de Gaza. Aujourdhui Israël ne fait que contrôler les territoires (ou se les approprier ?) encore plus directement au moyen dun millier de tanks et de plusieurs milliers de soldats, mais le principe est toujours le même. Aucun dirigeant israélien, et en tout cas pas Sharon et ses soutiens du parti du « Grand Israël » majoritaires au gouvernement, na jamais reconnu officiellement que les territoires sont « occupés », ni a fortiori na admis que les Palestiniens ont ou pourraient un jour avoir des droits souverains : cest-à-dire sans quIsraël garde le contrôle de leurs frontières, de leurs ressources aquatiques, de leur sécurité à lintérieur de ce qui, pour le monde entier, est pourtant le territoire palestinien. Aussi les discours devenus à la mode sur la « vision » dun Etat Palestinien ne sont-ils, hélas, quune vision, et ils le resteront tant que le gouvernement israélien ne fera pas de concessions publiques et officielles sur la question de la propriété de la terre et de la souveraineté. Aucun gouvernement israélien na jamais rien cédé sur ce point et je pense quaucun ne cèdera rien dans lavenir immédiat. Souvenons-nous quIsraël est le seul Etat au monde à navoir toujours pas de frontières fixées en droit international, le seul qui nest pas lEtat de ses citoyens mais de la totalité du peuple juif, le seul dont 90% des terres appartient à une agence qui en réserve lusage exclusif au peuple juif. Souvenons-nous que cest le seul Etat au monde à navoir jamais reconnu les principes fondamentaux du droit international (comme le rappelait récemment Richard Falk dans les colonnes dAl Ahram). Cela en dit long sur la profondeur, la rigueur absolue du rejet auquel sont confrontés les Palestiniens.
Voilà pourquoi je nai cessé dexprimer mon scepticisme envers les discussions de paix : cest un beau mot, mais qui dans le contexte actuel veut simplement dire que les Palestiniens devront cesser de sopposer au contrôle de leur terre par Israël. Parmi les multiples faiblesses de la direction politique catastrophique dArafat (pour ne rien dire de celle, encore plus lamentable, des dirigeants du monde arabe), il faut compter le fait que tout au long des dix ans qua duré le « processus dOslo », il na jamais mis la question de savoir à qui appartenait la terre au centre des négociations, et donc na jamais mis Israël en position de déclarer si oui ou non il abandonnerait ses prétentions exclusives et reconnaîtrait le droit des Palestiniens à leur terre. Pas plus quil na jamais exigé dIsraël quil assume la moindre responsabilité dans les souffrances du peuple palestinien. Et maintenant je redoute quil se soucie simplement, une fois de plus, de son propre salut, alors que nous avons besoin avant tout dobservateurs internationaux pour nous protéger et délections libres pour ouvrir un avenir politique réel au peuple palestinien.
La question de fond que ne peuvent éluder Israël et son peuple est la suivante : veulent-ils enfin assumer les droits et les devoirs dun Etat comme un autre, abjurant formellement les prétentions territoriales absurdes au nom desquelles Sharon, ses parents, ses soldats, nont cessé de combattre depuis lorigine ? En 1948 les Palestiniens ont perdu 78% de la Palestine. En 1967 ils ont perdu les 22% restants, à chaque fois au profit dIsraël. Il faut maintenant que la communauté internationale place Israël dans lobligation daccepter une partition réelle, pas une fiction de partition, de reconnaître le principe dune limitation de ses revendications insoutenables dorigine « biblique » et dabroger la législation qui lui a permis de déposséder et dexpulser un autre peuple. Pourquoi cet intégrisme est-il accepté sans discussion ? On nous explique que les Palestiniens doivent renoncer à la violence et condamner le terrorisme. Mais exige-t-on jamais dIsraël en contrepartie quoi que ce soit de significatif ? Et se peut-il quil continue dans la même voie sans jamais penser aux conséquences qui sensuivront ? Voilà la vraie question de vie ou de mort pour Israël : est-il capable de vivre en Etat comme les autres, ou faudra-t-il toujours quil se place au-dessus des règles et des obligations quadmettent les Etats de droit dans le monde daujourdhui ? Quand on voit le passé, on nest guère optimiste.
Au delà du massacre3
Quiconque a des liens avec la Palestine éprouve aujourdhui colère et consternation. La guerre coloniale totale contre le peuple palestinien dans laquelle Israël vient de se lancer avec le soutien de George Bush, dont lincompétence et les contradictions laissent pantois, semble répéter ce qui sétait passé en 1982. Mais elle est bien plus grave que les précédentes invasions de 1971 et 1982. Car, aujourdhui, le climat politique et moral est devenu plus brutal et plus simpliste. Les media ont accentué leur travail de sape en faveur de la version israélienne des choses, focalisant lattention sur les attentats suicides, soigneusement isolés du contexte des 35 ans doccupation des territoires palestiniens en violation du droit international. La « guerre contre le terrorisme » a envahi lactualité mondiale. Le monde arabe est plus inconsistant et éclaté que jamais.
Tout cela, si le mot convient, na fait quexalter et déchaîner les instincts meurtriers de Sharon. Il peut faire beaucoup plus de mal et plus impunément quavant. Mais cela signifie aussi que ses entreprises sont vouées à léchec, et toute sa carrière politique menacée de faillite, tant il est vrai que lobstination dans la destruction et dans la haine ne conduisent jamais ni au succès politique, ni même à la victoire militaire. Des conflits entre peuples comme le conflit israélo-palestinien recèlent plus déléments déterminants quon nen peut éliminer avec des tanks et des avions, et quelle que soit linsistance avec laquelle Sharon continue de claironner ses incantations dénuées de sens contre le terrorisme, une guerre contre des civils désarmés ne produira pas le résultat politique durable dont il rêve. Les Palestiniens ne partiront pas. Et Sharon a toutes les chances de finir honni et rejeté par son peuple. Son seul projet est de détruire tout ce qui touche à la Palestine et aux Palestiniens. Sa fixation incontrôlée sur Arafat et sur le terrorisme ne fait rien dautre que daccroître le prestige de son adversaire, et de mettre en lumière ce que sa position a daveugle et de dément.
Au bout du compte, Sharon est le problème des Israéliens, ce nest pas le nôtre. Ce qui nous importe avant tout, désormais, cest de faire tout ce qui est en notre pouvoir pour assurer la suite, en dépit de limmensité des souffrances et des destructions quune guerre criminelle nous fait subir. Quand un homme politique, retiré des affaires, aussi connu et respecté que Zbigniew Brzezinski, déclare à la télévision quIsraël se comporte comme le régime raciste dAfrique du Sud, on peut imaginer quil nest pas seul de cet avis, et quen Amérique et ailleurs de plus en plus de gens sont déçus et même dégoûtés de la façon dont Israël joue les avant-postes de la puissance américaine. Les Israéliens pompent beaucoup trop dargent, ils isolent les Etats-Unis diplomatiquement, ils nuisent sérieusement à la réputation morale de la nation américaine auprès de ses alliés et de ses propres citoyens. Mais dans la détresse qui est aujourdhui la nôtre, la question est aussi de savoir ce que nous, Palestiniens, avec notre raison, pouvons conclure de la crise pour en nourrir nos projets davenir.
Ce que je voudrais proposer maintenant na aucune prétention à lexhaustivité, mais cest le fruit dannées dengagement pour la cause palestinienne, venant de quelquun qui appartient justement aux deux mondes : le monde arabe et le monde occidental. Les quatre points sur lesquels je veux insister, liés entre eux, ne couvrent pas tout. Ils sont ma modeste contribution à notre réflexion commune dans cette heure difficile.
1. Pour le meilleur et pour le pire, la cause palestinienne nest pas seulement une cause arabo-musulmane, elle est devenue cruciale pour plusieurs mondes différents, mutuellement conflictuels mais entrelacés. Agir pour la Palestine impose de prendre conscience de cette complexité et den réfléchir soi-même les différents aspects. Il nous faut pour cela des dirigeants dun haut niveau dinstruction, de vigilance, dintelligence, et qui jouissent dun large soutien démocratique. Il faut, comme Nelson Mandela ne sest jamais lassé de le répéter à propos de son propre combat, avoir la conscience du fait que la Palestine est lune des grandes causes morales de notre temps, qui exige dêtre défendue comme telle. Il ne sagit pas de marchander, de trouver dhabiles compromis, ou de faire carrière. Il sagit pour les Palestiniens de se hisser à la hauteur de leur propre cause, et de sy maintenir.
2. La puissance a plusieurs formes, et la forme militaire nest que lune dentre elles. Si lEtat dIsraël a pu faire ce quil a fait aux Palestiniens depuis 54 ans, cest grâce à une campagne dopinion permanente, scientifiquement organisée, destinée à légitimer les actes des Israéliens tout en noircissant et en occultant les actes des Palestiniens. Il ne sagit pas ici de lentretien dune puissante armée, mais du conditionnement de lopinion publique, en particulier aux Etats-Unis et en Europe occidentale. Un tel pouvoir sacquiert par un travail de longue haleine, portant méthodiquement sur les points qui permettent de favoriser lidentification avec les positions israéliennes, et de présenter les Palestiniens comme des gens dangereux et répugnants, qui menacent Israël et qui par conséquent « nous » menacent. Depuis la fin de la guerre froide, limportance de lEurope en termes de formation de lopinion par limage et par les idées est devenue pratiquement insignifiante. Cest lAmérique qui est le champ de bataille (hors de la Palestine elle-même). Or nous navons tout simplement jamais compris limportance dun travail politique de masse, systématiquement organisé, dans ce pays, en sorte que par exemple lAméricain moyen cesse de penser immédiatement « terrorisme » quand le mot « Palestinien » est prononcé. Pourtant seul ce type de travail protégerait, au sens strict du terme, les victoires que nous remportons sur le terrain dans notre résistance à loccupation israélienne.
Ce qui a assuré limpunité à lEtat dIsraël, cest donc le fait quaucun mouvement dopinion pour notre défense ne soit en mesure darrêter Sharon au moment de commettre ses crimes de guerre sous le prétexte de « combattre le terrorisme ». Quand on voit la puissance insidieuse et universelle quexercent les émissions diffusées par CNN, par exemple, dans lesquelles lexpression « attentat suicide » répétée des centaines de fois par heure glace deffroi le consommateur et contribuable américain, on se dit que cest une négligence impardonnable de ne pas avoir demandé à des gens comme Hanane Ashraoui, Leila Shahid, Ghassan Khatib ou Afif Safié, pour névoquer quun petit groupe dintellectuels palestiniens, de sinstaller à Washington, et dy être prêts à venir sur CNN ou sur dautres
nécessaires.
Etienne Balibar**
Edward Said, né à Jérusalem en 1935, élevé au Caire, en Palestine et au Liban, puis installé aux Etats-Unis après ses études à Princeton et Harvard, professeur de littérature comparée à lUniversité Columbia de New York, est considéré comme lun des grands critiques et théoriciens de la culture dans le monde anglo-saxon et au-delà. Longtemps il a été perçu en France à travers un unique ouvrage, Lorientalisme, publié en 1978 et traduit en 1980 aux éditions du Seuil, qui étudie limage de « lorient » non-européen dont la projection a accompagné la construction de lhégémonie européenne dans le monde aux XIXe et XXe siècles, en lui procurant la contrepartie fictive de sa prétention duniversalité. Il y est mieux connu aujourdhui grâce aux traductions de plusieurs livres : Des intellectuels et du pouvoir (Seuil, 1996), Retour en Palestine (Arléa, 1997), Israël, Palestine : légalité ou rien (La Fabrique, 1999), Culture et impérialisme (Fayard, 2000), ainsi que de ses mémoires : A contre-voie (en anglais : Out of Place), (Le Serpent à Plumes, 2002), auxquels il conviendrait dajouter notamment louvrage tiré de sa thèse Joseph Conrad and the Fiction of Autobiography (Harvard University Press, 1966), son principal ouvrage de théorie de la musique : Musical Elaborations (Columbia University Press, 1991), et différents recueils dessais critiques, dont The World, the Text, and the Critic (Harvard University Press 1983) et tout récemment Reflections on Exile and Other Essays (Harvard University Press, 2000).
Nous remercions vivement Edward Said de nous avoir autorisés à publier en traduction les trois essais suivants, dont il a le copyright. Ils sont réunis en français sous un titre de notre cru, inspiré par le souvenir du grand film de Joris Ivens Indonesia calling.
Etienne Balibar**
Le prix dOslo1
Les images diffusées par Al-Jazira, la chaîne de télévision qatari, sont dune aveuglante clarté. Une certaine forme dhéroïsme palestinien se voit ici, qui en fait lhistoire même de notre époque. Toute une armée de terre, dair et de mer, abondamment et inconditionnellement armée par les Etats-Unis, sème la destruction sur les 18% de Cisjordanie et les 60% de Gaza concédés aux Palestiniens après dix ans de négociations avec Israël et les Etats-Unis. Les hôpitaux, les écoles, les camps de réfugiés, les habitations civiles palestiniennes subissent lassaut sans pitié, lassaut criminel de troupes israéliennes bien à labri dans leurs hélicoptères de combat, leurs avions F-16 et leurs tanks Merkavas : et pourtant les combattants de la résistance avec leurs pauvre armement font face à cette force disproportionnée, ils nont pas peur et ils ne se rendent pas.
Dans la presse américaine, la chaîne CNN et des journaux comme le New York Times se discréditent en omettant de signaler que « la violence » est inégale et quil ny a pas ici à proprement parler deux adversaires, mais un Etat qui met en uvre toute sa puissance contre un peuple sans Etat, constamment chassé et dépossédé de sa terre, sans armement ni dirigeants dignes de ce nom. Il sagit de détruire ce peuple, de « lui porter un coup terrible », comme la proclamé sans honte le criminel de guerre qui gouverne Israël. Pour prendre la mesure de son degré de dérèglement mental, il suffit de lire les déclarations de Sharon le 5 mars au journal Haaretz : « LAutorité palestinienne est derrière la terreur, elle est totalement terroriste. Arafat commande la terreur. La pression que nous exerçons est destinée à mettre fin à la terreur. Nespérez pas quArafat agira contre elle. Il faut que nous leur infligions de lourdes pertes et alors ils comprendront quils ne peuvent à la fois utiliser le terrorisme et obtenir des résultats politiques. »
Les paroles de Sharon sont symptomatiques : elles ne révèlent pas seulement le fonctionnement dun esprit obsédé de destruction et de haine à létat pur, elles illustrent leffondrement général du raisonnement et de lesprit critique dans le monde depuis septembre dernier. Oui sans doute, il y a eu attentat terroriste. Mais le monde ne se résume pas au terrorisme : il est fait de politique, de luttes, dhistoire, dinjustice et de résistance. Et de terrorisme dEtat également. Sans quuniversitaires et intellectuels américains ne pipent mot, nous avons succombé à labus de langage et au dévoiement du sens. Tout ce qui nous déplaît est devenu terrorisme, tout ce que nous faisons pour combattre le terrorisme est simplement le bien, quoi quil en coûte dargent, de vies humaines, de destructions matérielles.
A bas donc tous les principes rationnels dans lesquels nous prétendions éduquer nos étudiants et nos concitoyens : à la place, nous nous livrons à une orgie de vengeance et de bonne conscience, nous déchaînons la colère de riches et de puissants ayant le bon droit pour eux, ou qui croient lavoir. Pourquoi sétonner alors quun assassin de quatrième ordre comme Sharon se croie autorisé par émulation et par voie de conséquence à faire ce quil fait, quand la plus grande démocratie de la terre jette à la poubelle lois, garanties constitutionnelles, droits individuels, et la raison elle-même, dans sa chasse au terrorisme et aux terroristes ?
En tant quéducateurs et citoyens, nous avons failli à notre mission en nous laissant mystifier de cette façon et en laissant passer sans tenter dy opposer le moindre débat public un budget militaire qui sélève désormais à 400 milliards de dollars, alors que 40 millions de personnes aux Etats-Unis nont même pas dassurance maladie. On dit aux Israéliens, aux Arabes et aux Américains que le patriotisme exige de telles dépenses et de telles destructions parce quil sagit de défendre une juste cause. Mais ça ne tient pas debout. Il sagit de purs intérêts matériels : conserver leur pouvoir aux gouvernants, leurs profits aux firmes capitalistes, et conditionner les peuples à lobéissance, aussi longtemps quils ne se décideront pas à se demander où nous mène cette folle course technologique aux bombardements et au meurtre.
La guerre que mène Israël est désormais une guerre aux populations civiles, purement et simplement, mais vous ne lentendrez jamais présentée ainsi aux Etats-Unis. Cest une guerre raciste, avec une stratégie et une tactique coloniales. Les gens meurent et endurent des souffrances incommensurables sinistre ironie parce quils ne sont pas juifs. Mais CNN ne parle jamais de « territoires occupés », toujours de la « violence en Israël », comme si les champs de bataille principaux étaient les salles de concert et les cafés de Tel Aviv et non pas dabord les ghettos et les camps de réfugiés assiégés de Palestine quencerclent désormais plus de 150 colonies israéliennes illégales. Depuis dix ans les Etats-Unis refilaient au monde la duperie dOslo, et personne ne prenait conscience du fait quIsraël navait pas lâché plus de 18% de la Cisjordanie et 60% de Gaza. Personne ne connaît sa géographie. Mieux vaut ne pas la connaître, tant est stupéfiant lécart entre la réalité sur le terrain et la grandiloquence des discours dautosatisfaction des diplomates !
Limage quon nous donne est celle dIsraéliens se battant pour leur survie, mais sûrement pas pour leurs colonies et leurs bases militaires dans les territoires occupés. Il y a des mois que les médias américains nont pas publié la moindre carte des lieux. Le 8 mars, journée la plus sanglante pour les Palestiniens du 16e mois de lIntifada, le journal télévisé de CNN donnait le chiffre de « 40 morts » et ne faisait pas la moindre allusion à la mort dinfirmiers du Croissant Rouge dont les tanks israéliens interdisaient impitoyablement aux ambulances daccéder aux blessés. Des « morts », un point cest tout, et pas la moindre image de lenfer où ils sont plongés en cette 35e année de loccupation.
Tulkarem, assiégée sans répit avec couvre-feu 24 heures sur 24, coupure de leau et de lélectricité, rafles et enlèvement de 800 jeunes hommes, démolition gratuite des maisons des réfugiés, destruction massive des biens personnels (je ne parle pas ici de night-clubs ou détablissements sportifs mais de baraques et dappentis misérables qui permettent de survivre à des populations de réfugiés deux fois déjà chassées de chez elles), innombrables cas de cruauté sadique exercée contre des civils désarmés et sans défense, battus et saignés à mort, femmes enceintes bloquées aux barrages routiers israéliens où elles donnent naissance à des enfants mort-nés, vieillards forcés de se déshabiller et de partir pieds-nus sous la menace du M-16 que jai payé avec mes impôts pour quun jeune soldat de 18 ans mâchant son chewing-gum puisse le brandir contre eux.
Bethléem, son centre-ville et son université détruits, rasés par de valeureux aviateurs israéliens volant à 2 000 mètres de haut dans leurs merveilleux F-16, que mes impôts ont aussi payés. Les camps de Balata, dAida, de Deheisheh et dAzza, les petits villages de Khadr et de Husam, tous pulvérisés sans même une mention dans la presse américaine, sans quapparemment, à de rares exceptions près, cela pose un problème à ses éditorialistes new-yorkais. Les morts et les blessés non décomptés, les mourants sans assistance et sans sépulture, sans parler des centaines de milliers de vies estropiées, brisées, marquées pour toujours par la violence gratuite et la souffrance ordonnée à bonne distance, dans le calme et les ombrages de Jérusalem-Ouest par des hommes pour qui la Cisjordanie et Gaza sont des trous à rats lointains, pleins dinsectes et de rongeurs quil faut « mater » et chasser, à qui il faut « donner une bonne leçon » comme disent les beaux militaires israéliens. Aujourdhui, dans la plus massive des attaques, Ramallah est envahie et ruinée par 140 tanks israéliens, achevant la reconquête des territoires palestiniens qui navaient jamais cessé en vérité dêtre occupés.
Cest le lourd prix, le prix inconcevable des accords dOslo que le peuple palestinien paye aujourdhui : des accords qui, au terme de dix ans de négociations, ne lui ont laissé que des bouts de territoire sans cohésion ni continuité, des forces de « sécurité » pour mieux garantir sa sujétion à Israël, une vie toujours plus misérable au service du développement et de la prospérité de lEtat juif. Il na servi à rien que pendant ces dix ans quelques-uns dentre nous aient lancé des cris dalarme, en montrant que le fossé entre le langage de paix dIsraël et des Etats-Unis et les effroyables réalités du terrain ne se comblait pas, quon navait pas la moindre intention de le combler. Des mots, des phrases comme « processus de paix » ou « terrorisme » se sont imposés, hors de tout référent réel. Les terres confisquées ont été passées sous silence ou renvoyées à de soi-disant « négociations bilatérales » entre un Etat assurant son emprise sur le territoire quil voulait sapproprier à tout prix, et un groupe de négociateurs médiocres et ignorants, à qui il aura bien fallu quatre ans pour se procurer la carte des terres dont ils discutaient le sort, je ne dis pas pour savoir sen servir.
Et la pire des désinformations, cest que 54 ans après la catastrophe de 1948, aucun récit de lhéroïsme et des souffrances des Palestiniens nait réussi à frayer son chemin. Ce qui permet de nous présenter tous comme des extrémistes violents et fanatiques, pas fondamentalement différents des terroristes dont George Bush et sa clique ont désormais implanté limage dans les esprits dune population abasourdie et systématiquement désinformée, avec la complicité dune armée de commentateurs et de stars des media : les Blitzer, les Zahn, les Lehrer, les Rather, les Brokaw, les Russert et consorts. A quoi bon encore un lobby pro-israélien, quand daussi fidèles disciples font ainsi la queue pour rejoindre ses rangs !
Maintenant que le plan de paix saoudien est devenu lenjeu des discussions et des espoirs, je pense quil faut le replacer dans son contexte réel, et non imaginaire. Et dabord dire que ce nest rien dautre que le recyclage du plan Reagan de 1982, du plan Fahd de 1983, du plan de Madrid de 1991, etc. : en dautres termes quil vient après toute une série de plans quà la fin Israël et les Etats-Unis ont refusé de mettre en uvre, et même activement torpillés. Telles que je vois les choses, les seules négociations qui vaillent devraient concerner les étapes de lévacuation des territoires occupés par Israël, et non pas comme à Oslo des marchandages à propos de bouts de terre que de toute façon Israël ne cèdera quau compte-goutte. Il y a eu trop de sang palestinien versé, trop de mépris de la part dIsraël, trop de violence raciste déchaînée pour quon puisse penser sérieusement revenir à des négociations de type Oslo sous légide partisane de cet « honnête courtier » que prétendent incarner les Etats-Unis.
Pourtant, chacun sait que les vieux négociateurs palestiniens nont pas abandonné leurs rêves et leurs illusions, et que les rencontres se poursuivaient encore sous les raids de bombardement. Ce que je demande, par conséquent, cest quon fasse droit aux décennies de souffrance palestinienne et aux coûts humains véritables de la politique israélienne avant de légitimer par des négociations des gouvernements qui ont foulé aux pieds les droits des Palestiniens de la même façon quils ont démoli nos maisons et assassiné notre peuple. Nous navons que faire de négociations arabo-israéliennes qui ne tiennent pas compte de lhistoire : ce pourquoi nous aurions bien besoin aussi dhistoriens, déconomistes et de géographes ayant un peu de conscience, comme il faut que les Palestiniens se choisissent maintenant des négociateurs et des représentants qui sachent sauver quelque chose de la calamité actuelle. En clair, toute rencontre à venir entre des représentants dIsraël et de la Palestine devra partir des dommages causés par Israël à notre peuple et de leur gravité, au lieu de mettre ce fait de côté comme la si souvent été lhistoire antérieure. Le fait est que les accords dOslo ont amnistié loccupation, effacé la destruction des immeubles et des vies au cours des trente-cinq premières années de loccupation. Ayant rajouté tant de nouvelles souffrances, Israël ne peut se voir excusé et sortir des négociations sans quon lui présente, au moins pour la forme, une facture de réparations pour le mal quil a fait.
On me dira que la politique concerne le possible, non le souhaitable, et que nous devrions déjà être bien contents si Israël reculait un peu. Je ne suis pas daccord. Ce quil faut négocier, cest la question de savoir quand Israël va entamer son retrait complet des territoires, non pas quelle proportion il voudra bien en concéder. Un conquérant barbare ne doit pas être autorisé à faire des concessions : il faut quil rende ce quil a pris et quil paye pour les déprédations dont il est responsable, tout comme Saddam Hussein devait payer et a payé pour son occupation du Koweït. Nous sommes encore loin de ce but, même si dans lintervalle le courage extraordinaire et linflexibilité des Palestiniens de Cisjordanie et de Gaza ont remporté sur Sharon une victoire morale et politique, et si les jours de son pouvoir sont comptés. Mais quen lespace de deux décennies ses armées aient pu envahir à volonté les villes arabes, semant la mort et la destruction sans que pipe mot la collectivité du « monde arabe », en dit long sur nos grands dirigeants !
Pour finir, je ne sais pas ce quimaginent faire les gouvernants arabes qui observent un si délicat silence pendant que la Palestine est violentée à même les écrans de télévision. Mais je peux imaginer quau fond de leur âme, ils éprouvent pas mal de honte et de déshonneur. Impuissants militairement, politiquement, économiquement et par-dessus tout moralement, ils ont perdu toute crédibilité et toute stature, sauf comme pions sur léchiquier américano-israélien. Peut-être pensent-ils mettre en uvre une tactique dattente. Peut-être. Mais pas plus quArafat et les siens ils nont été capables de comprendre la nécessité dune campagne dinformation systématique pour protéger leurs peuples des agressions de ceux qui voient en tout Arabe un fanatique militant, un extrémiste, un terroriste. Le bon côté de la chose, cest que le temps de ce comportement irresponsable et méprisable est compté. La nouvelle génération saura-t-elle faire mieux ? Nous verrons bien. Ce qui sera décisif en tout cas, cest que nous changions complètement dattitude en matière déducation et de laïcité. De là dépendra au bout du compte que nous retombions dans la désorganisation, la corruption et la médiocrité collectives, ou que nous devenions enfin une nation.
Ce qua fait Israël2
Israël a beau empêcher la presse daccéder aux villes et aux camps de réfugiés de Cisjordanie, linformation et les images de linvasion et des destructions gigantesques quelle entraîne sont arrivées à percer. Des centaines de témoignages et de photos sont passés sur Internet ainsi que sur les chaînes de télévision arabes et européennes, pour la plupart censurés ou déniés par les grands media américains. Nous avons ainsi la preuve irréfutable du but que la campagne militaire israélienne a toujours visé : subjuguer, sans retour possible, le territoire et la société palestinienne. Selon linterprétation officielle (entérinée par la quasi-totalité des commentateurs américains), Israël défend son existence, en exerçant des représailles contre les attentats suicides qui menacent sa sécurité et sa survie. Cette version des choses est passée au rang de vérité incontestable, et ni les actions dIsraël ni les actions exercées sur lui ny ont changé grand chose.
« Eradiquer les réseaux terroristes », « détruire linfrastructure du terrorisme », « réduire les nids de terroristes », tels sont les mots dordre quon nous martèle (on notera la totale déshumanisation de la terminologie), et qui confèrent à Israël le droit de mener à bien ce qui a toujours été son objectif : anéantir la vie civile palestinienne, au prix du maximum de dégâts, de destructions gratuites, de meurtres, dhumiliations, de vandalisme, de violence sans utilité mais traduisant son écrasante supériorité technologique. Il est difficile, à vrai dire, dimaginer dans le monde actuel quun Etat ait pu faire ce que vient de faire Israël avec autant de soutien et daide matérielle quil en a reçu des Etats-Unis. Il est difficile dimaginer autant dobstination, de furie destructrice, de perte du sens des réalités que vient den démontrer Israël.
Et pourtant on peut voir à quelques signes que la crédibilité de ces justifications invraisemblables, linepte idée dune « défense de lexistence dIsraël », commence à séroder, au vu de lampleur et de la brutalité inimaginables des dévastations perpétrées par lEtat juif et son premier ministre, le criminel Ariel Sharon. Voyez par exemple ce reportage publié en première page du New York Times du 11 avril, sous le titre « Les attaques israéliennes réduisent les usines palestiniennes à létat de métal tordu et de gravats » : « Il est difficile écrit Serge Schmemann, qui na pourtant rien dun propagandiste des thèses palestiniennes de mesurer lampleur des destructions dans les villes et bourgades de Ramallah, Bethléem, Tulkarem, Qualquilya, Naplouse et Jénine tant quelles sont toujours assiégées, leurs rues sous le feu des patrouilles militaires et des snipers. Mais on peut affirmer dores et déjà que cest linfrastructure même de la vie et de tout Etat Palestinien à venir qui a été dévastée. » Donner lassaut au camp de réfugiés de Jénine, un quartier dhabitations de fortune dun kilomètre carré abritant 15 000 réfugiés et quelques douzaines dhommes armés de fusils automatiques, sans fortifications, sans commandement, sans missiles ni blindés, au moyen de 50 tanks, 250 frappes de missiles air-sol par jour, et des douzaines de sorties de F-16, et appeler cela « réponse » à la violence terroriste et à la menace de mort contre Israël, relève dune inhumanité calculée tout à fait invraisemblable. Les témoignages oculaires indiquent que dans les décombres du camp sont enfouis des centaines de cadavres que les bulldozers israéliens tentent maintenant de recouvrir de gravats.
Il ne sera pas aisé de précipiter dans loubli des actes de ce genre. Et cest aux amis dIsraël de lui poser la question : comment une politique aussi suicidaire peut-elle lui apporter la paix, la reconnaissance, la sécurité ?
Quel objectif de lutte anti-terroriste poursuit-on lorsquon détruit le bâtiment et quon fait main basse sur les dossiers du ministère de lEducation, de la municipalité de Ramallah, du Bureau Central des Statistiques, des différents instituts de défense des droits civils, de santé publique et de développement économique, des hôpitaux, des stations de radio et de télévision ? Nest-il pas évident que ce que cherche Sharon, ce nest pas seulement de « briser » la résistance, mais danéantir lexistence nationale et les institutions politiques des Palestiniens ?
Ce que je pense, cest quil ny aura pas de paix imaginable tant quon fermera les yeux sur le vrai problème : le refus absolu par Israël daccepter lexistence dun peuple de Palestine, sa souveraineté et ses droits sur ce que Sharon et la majorité de ceux qui le soutiennent considèrent comme le territoire exclusif du Grand Israël, à savoir la Cisjordanie et Gaza. Un portrait de Sharon publié dans le Financial Times des 6 et 7 avril derniers se concluait par lextrait suivant de son autobiographie, que le journal présentait en précisant : « Il la écrite avec fierté en pensant à ses parents dont la conviction était que les Juifs et les Arabes pourraient vivre côte à côte ». Mais, nous dit Sharon, « ils ne doutaient pas dêtre les seuls à avoir des droits sur la terre de Palestine. Et personne ne les en chasserait, que ce soit par la terreur ou autrement. La terre ne vous appartient physiquement [ ] que si vous avez le pouvoir : matériel et spirituel. »
En 1988 lOLP a accepté la partition de la Palestine historique en deux Etats. Cette concession considérable a été réaffirmée à plusieurs reprises, en particulier dans les accords dOslo. Mais attention : seuls les Palestiniens ont explicitement admis la notion de partition. Israël, quant à lui, ne la jamais fait. Voilà pourquoi nous avons aujourdhui plus de 170 colonies implantées dans les territoires palestiniens, et 500 kilomètres de « routes de contournement » qui les relient entre elles et interdisent les déplacements des Palestiniens sur leur propre sol (ayant coûté la bagatelle de 3 milliards de dollars, fournis par les Etats-Unis, si lon en croit les chiffres de Jeff Halper, du Comité israélien contre les démolitions dhabitations). Voilà pourquoi aucun Premier ministre depuis Rabin na jamais concédé la souveraineté en Palestine aux Palestiniens, et pourquoi dannée en année les implantations nont cessé daugmenter. Il suffit dun coup dil aux cartes récentes des territoires pour comprendre à quoi sest employé Israël tout au long du « processus de paix », et ce qui en est résulté comme démantèlement et morcellement de la vie des Palestiniens. Le fait est quIsraël se considère lui-même, et considère le peuple juif comme seul légitime propriétaire de la « terre dIsraël ». Il y a des lois foncières en Israël même pour le garantir, mais le réseau des implantations et des routes, et le refus de concéder toute souveraineté territoriale aux Palestiniens en Cisjordanie et à Gaza remplissent exactement la même fonction.
Ce qui laisse rêveur cest quaucun diplomate ou homme politique, quil soit américain, palestinien, arabe, européen ou fonctionnaire des Nations Unies, nait jamais contesté la position israélienne sur ce point, qui constitue le fil rouge des accords et documents officiels dOslo. Et cest bien pourquoi, après 10 ans de « négociations de paix », Israël na toujours pas abandonné le contrôle de la Cisjordanie et de Gaza. Aujourdhui Israël ne fait que contrôler les territoires (ou se les approprier ?) encore plus directement au moyen dun millier de tanks et de plusieurs milliers de soldats, mais le principe est toujours le même. Aucun dirigeant israélien, et en tout cas pas Sharon et ses soutiens du parti du « Grand Israël » majoritaires au gouvernement, na jamais reconnu officiellement que les territoires sont « occupés », ni a fortiori na admis que les Palestiniens ont ou pourraient un jour avoir des droits souverains : cest-à-dire sans quIsraël garde le contrôle de leurs frontières, de leurs ressources aquatiques, de leur sécurité à lintérieur de ce qui, pour le monde entier, est pourtant le territoire palestinien. Aussi les discours devenus à la mode sur la « vision » dun Etat Palestinien ne sont-ils, hélas, quune vision, et ils le resteront tant que le gouvernement israélien ne fera pas de concessions publiques et officielles sur la question de la propriété de la terre et de la souveraineté. Aucun gouvernement israélien na jamais rien cédé sur ce point et je pense quaucun ne cèdera rien dans lavenir immédiat. Souvenons-nous quIsraël est le seul Etat au monde à navoir toujours pas de frontières fixées en droit international, le seul qui nest pas lEtat de ses citoyens mais de la totalité du peuple juif, le seul dont 90% des terres appartient à une agence qui en réserve lusage exclusif au peuple juif. Souvenons-nous que cest le seul Etat au monde à navoir jamais reconnu les principes fondamentaux du droit international (comme le rappelait récemment Richard Falk dans les colonnes dAl Ahram). Cela en dit long sur la profondeur, la rigueur absolue du rejet auquel sont confrontés les Palestiniens.
Voilà pourquoi je nai cessé dexprimer mon scepticisme envers les discussions de paix : cest un beau mot, mais qui dans le contexte actuel veut simplement dire que les Palestiniens devront cesser de sopposer au contrôle de leur terre par Israël. Parmi les multiples faiblesses de la direction politique catastrophique dArafat (pour ne rien dire de celle, encore plus lamentable, des dirigeants du monde arabe), il faut compter le fait que tout au long des dix ans qua duré le « processus dOslo », il na jamais mis la question de savoir à qui appartenait la terre au centre des négociations, et donc na jamais mis Israël en position de déclarer si oui ou non il abandonnerait ses prétentions exclusives et reconnaîtrait le droit des Palestiniens à leur terre. Pas plus quil na jamais exigé dIsraël quil assume la moindre responsabilité dans les souffrances du peuple palestinien. Et maintenant je redoute quil se soucie simplement, une fois de plus, de son propre salut, alors que nous avons besoin avant tout dobservateurs internationaux pour nous protéger et délections libres pour ouvrir un avenir politique réel au peuple palestinien.
La question de fond que ne peuvent éluder Israël et son peuple est la suivante : veulent-ils enfin assumer les droits et les devoirs dun Etat comme un autre, abjurant formellement les prétentions territoriales absurdes au nom desquelles Sharon, ses parents, ses soldats, nont cessé de combattre depuis lorigine ? En 1948 les Palestiniens ont perdu 78% de la Palestine. En 1967 ils ont perdu les 22% restants, à chaque fois au profit dIsraël. Il faut maintenant que la communauté internationale place Israël dans lobligation daccepter une partition réelle, pas une fiction de partition, de reconnaître le principe dune limitation de ses revendications insoutenables dorigine « biblique » et dabroger la législation qui lui a permis de déposséder et dexpulser un autre peuple. Pourquoi cet intégrisme est-il accepté sans discussion ? On nous explique que les Palestiniens doivent renoncer à la violence et condamner le terrorisme. Mais exige-t-on jamais dIsraël en contrepartie quoi que ce soit de significatif ? Et se peut-il quil continue dans la même voie sans jamais penser aux conséquences qui sensuivront ? Voilà la vraie question de vie ou de mort pour Israël : est-il capable de vivre en Etat comme les autres, ou faudra-t-il toujours quil se place au-dessus des règles et des obligations quadmettent les Etats de droit dans le monde daujourdhui ? Quand on voit le passé, on nest guère optimiste.
Au delà du massacre3
Quiconque a des liens avec la Palestine éprouve aujourdhui colère et consternation. La guerre coloniale totale contre le peuple palestinien dans laquelle Israël vient de se lancer avec le soutien de George Bush, dont lincompétence et les contradictions laissent pantois, semble répéter ce qui sétait passé en 1982. Mais elle est bien plus grave que les précédentes invasions de 1971 et 1982. Car, aujourdhui, le climat politique et moral est devenu plus brutal et plus simpliste. Les media ont accentué leur travail de sape en faveur de la version israélienne des choses, focalisant lattention sur les attentats suicides, soigneusement isolés du contexte des 35 ans doccupation des territoires palestiniens en violation du droit international. La « guerre contre le terrorisme » a envahi lactualité mondiale. Le monde arabe est plus inconsistant et éclaté que jamais.
Tout cela, si le mot convient, na fait quexalter et déchaîner les instincts meurtriers de Sharon. Il peut faire beaucoup plus de mal et plus impunément quavant. Mais cela signifie aussi que ses entreprises sont vouées à léchec, et toute sa carrière politique menacée de faillite, tant il est vrai que lobstination dans la destruction et dans la haine ne conduisent jamais ni au succès politique, ni même à la victoire militaire. Des conflits entre peuples comme le conflit israélo-palestinien recèlent plus déléments déterminants quon nen peut éliminer avec des tanks et des avions, et quelle que soit linsistance avec laquelle Sharon continue de claironner ses incantations dénuées de sens contre le terrorisme, une guerre contre des civils désarmés ne produira pas le résultat politique durable dont il rêve. Les Palestiniens ne partiront pas. Et Sharon a toutes les chances de finir honni et rejeté par son peuple. Son seul projet est de détruire tout ce qui touche à la Palestine et aux Palestiniens. Sa fixation incontrôlée sur Arafat et sur le terrorisme ne fait rien dautre que daccroître le prestige de son adversaire, et de mettre en lumière ce que sa position a daveugle et de dément.
Au bout du compte, Sharon est le problème des Israéliens, ce nest pas le nôtre. Ce qui nous importe avant tout, désormais, cest de faire tout ce qui est en notre pouvoir pour assurer la suite, en dépit de limmensité des souffrances et des destructions quune guerre criminelle nous fait subir. Quand un homme politique, retiré des affaires, aussi connu et respecté que Zbigniew Brzezinski, déclare à la télévision quIsraël se comporte comme le régime raciste dAfrique du Sud, on peut imaginer quil nest pas seul de cet avis, et quen Amérique et ailleurs de plus en plus de gens sont déçus et même dégoûtés de la façon dont Israël joue les avant-postes de la puissance américaine. Les Israéliens pompent beaucoup trop dargent, ils isolent les Etats-Unis diplomatiquement, ils nuisent sérieusement à la réputation morale de la nation américaine auprès de ses alliés et de ses propres citoyens. Mais dans la détresse qui est aujourdhui la nôtre, la question est aussi de savoir ce que nous, Palestiniens, avec notre raison, pouvons conclure de la crise pour en nourrir nos projets davenir.
Ce que je voudrais proposer maintenant na aucune prétention à lexhaustivité, mais cest le fruit dannées dengagement pour la cause palestinienne, venant de quelquun qui appartient justement aux deux mondes : le monde arabe et le monde occidental. Les quatre points sur lesquels je veux insister, liés entre eux, ne couvrent pas tout. Ils sont ma modeste contribution à notre réflexion commune dans cette heure difficile.
1. Pour le meilleur et pour le pire, la cause palestinienne nest pas seulement une cause arabo-musulmane, elle est devenue cruciale pour plusieurs mondes différents, mutuellement conflictuels mais entrelacés. Agir pour la Palestine impose de prendre conscience de cette complexité et den réfléchir soi-même les différents aspects. Il nous faut pour cela des dirigeants dun haut niveau dinstruction, de vigilance, dintelligence, et qui jouissent dun large soutien démocratique. Il faut, comme Nelson Mandela ne sest jamais lassé de le répéter à propos de son propre combat, avoir la conscience du fait que la Palestine est lune des grandes causes morales de notre temps, qui exige dêtre défendue comme telle. Il ne sagit pas de marchander, de trouver dhabiles compromis, ou de faire carrière. Il sagit pour les Palestiniens de se hisser à la hauteur de leur propre cause, et de sy maintenir.
2. La puissance a plusieurs formes, et la forme militaire nest que lune dentre elles. Si lEtat dIsraël a pu faire ce quil a fait aux Palestiniens depuis 54 ans, cest grâce à une campagne dopinion permanente, scientifiquement organisée, destinée à légitimer les actes des Israéliens tout en noircissant et en occultant les actes des Palestiniens. Il ne sagit pas ici de lentretien dune puissante armée, mais du conditionnement de lopinion publique, en particulier aux Etats-Unis et en Europe occidentale. Un tel pouvoir sacquiert par un travail de longue haleine, portant méthodiquement sur les points qui permettent de favoriser lidentification avec les positions israéliennes, et de présenter les Palestiniens comme des gens dangereux et répugnants, qui menacent Israël et qui par conséquent « nous » menacent. Depuis la fin de la guerre froide, limportance de lEurope en termes de formation de lopinion par limage et par les idées est devenue pratiquement insignifiante. Cest lAmérique qui est le champ de bataille (hors de la Palestine elle-même). Or nous navons tout simplement jamais compris limportance dun travail politique de masse, systématiquement organisé, dans ce pays, en sorte que par exemple lAméricain moyen cesse de penser immédiatement « terrorisme » quand le mot « Palestinien » est prononcé. Pourtant seul ce type de travail protégerait, au sens strict du terme, les victoires que nous remportons sur le terrain dans notre résistance à loccupation israélienne.
Ce qui a assuré limpunité à lEtat dIsraël, cest donc le fait quaucun mouvement dopinion pour notre défense ne soit en mesure darrêter Sharon au moment de commettre ses crimes de guerre sous le prétexte de « combattre le terrorisme ». Quand on voit la puissance insidieuse et universelle quexercent les émissions diffusées par CNN, par exemple, dans lesquelles lexpression « attentat suicide » répétée des centaines de fois par heure glace deffroi le consommateur et contribuable américain, on se dit que cest une négligence impardonnable de ne pas avoir demandé à des gens comme Hanane Ashraoui, Leila Shahid, Ghassan Khatib ou Afif Safié, pour névoquer quun petit groupe dintellectuels palestiniens, de sinstaller à Washington, et dy être prêts à venir sur CNN ou sur dautres