Sortie du DVD de Notre Monde
Notre Monde Notre Monde (2013, 119') un film de Thomas LacosteRassemblant plus de 35 intervenants, philosophes, sociologues, économistes, magistrats, médecins, universitaires et écrivains, Notre Monde propose un espace dexpression pour travailler, comme nous y enjoint JeanLuc Nancy à « une pensée commune ». Plus encore quun libre espace de parole, Notre Monde sappuie sur un ensemble foisonnant de propositions concrètes pour agir comme un rappel essentiel, individuel et collectif : « faites de la politique » et de préférence autrement.
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© Passant n°40-41 [mai 2002 - septembre 2002]
© Passant n°40-41 [mai 2002 - septembre 2002]
par Claude Corman
Imprimer l'articleSur la porte du ciel
Le silence. Lair est frais, vif. Sept degrés tout juste. Nous marchons le long du Rhin. De longues péniches chargées de sable et de bitume sillonnent dans les deux sens le fleuve. On aperçoit au fond les hautes tours de la cathédrale de Cologne, noire de crasse comme si les bombardements avaient enduit la pierre dune couche de deuil ineffaçable. Cologne, lAllemagne, une ville presquentièrement détruite et reconstruite comme une métaphore urbaine des temps de lEcclésiaste : Temps dassembler les blocs, Temps de les disperser.
A voir ce gros bourg prospère sétirant dans la riche vallée rhénane, je peine à imaginer quil y a un demi-siècle les gens qui circulaient dans ces rues ou sur les quais humaient lair furieux et maladif du nazisme. Comment ressusciter les frêles et peureuses silhouettes des juifs maudits de lAllemagne à qui lopiniâtre imbécillité des maîtres du Reich interdisait la possession danimaux domestiques. A peine puis-je voir dans un éclair de lucidité glacée la machine de mort de la Shoah mettre en place sa chrono-mécanique de la déportation. Le cours tranquille et industrieux du grand fleuve ravine mes pensées noires comme le bitume affrété sur les larges péniches. Un court instant, je me sens citoyen dune Europe généreuse et libre, dune Europe enfin hospitalière aux étrangers, aux pauvres, aux exilés, une Europe qui aurait ôté de sa chair larrogant et sénile message des nationalités.
Le pays de Hugo, de Voltaire et de Zola ! Cest ainsi que ma grand-mère parlait de la France à ses fils, quand elle les y fit partir, au milieu des années vingt, loin de la Bessarabie russe devenue province roumaine après la première guerre mondiale. Province dune Roumanie rongée par lantisémitisme et qui allait en moins de quinze ans porter au pouvoir le général Antonescu, allié dHitler, et ses sinistres gardes de fer.
Le pays de Hugo, de Voltaire et de Zola, me répéta mon père dans ses derniers moments de vie. Je conservai ces mots comme un bréviaire, un manuel de savoir-vivre, un testament sacré en faveur de mon pays. Le 21 avril, avant que le peuple de France ne batte le pavé le 1er mai et ne claironne un « non » retentissant à lidéologie fasciste, les mots de mon père sont revenus en surface. Et tout à coup je réalise que ces grands noms des lettres françaises, ces écrivains choyés, honorés, panthéonisés par des générations de professeurs ont été, un jour ou lautre de leur vie, des parias et des exilés. Voltaire, jeté dans les cachots de la Bastille et réfugié en Angleterre, Hugo, passant vingt ans de sa vie dans les îles anglo-normandes à espérer la fin du Second Empire et Zola, le « rital » indésirable chassé de lautre côté du Channel par la France anti-dreyfusarde. Je comprends enfin les mots de mon père : La France de Hugo, de Voltaire et de Zola nest pas une image pieuse et dévote, une assurance tous risques contre lintolérance, le racisme, linhospitalité et linjustice. Cest un combat. Entre la Déclaration des Droits de lHomme et du Citoyen et les décrets anti-juifs de Vichy promulgués en octobre 40.
Mon père navait pas de doute sur lissue heureuse du combat. Tout comme son fils en ce 5 mai 2002 où la France, dans un grand élan unanime, a rejeté la préférence nationale.
Quelques années avant la destruction du mur de Berlin, javais parlé de makif capitaliste à propos de latmosphère dallégresse marchande, futile, empressée et narcissique qui englobait et nivelait toutes les humeurs et les activités humaines. Atmosphère cynique et faussement enchantée qui savourait sur la ruine des régimes communistes la fin des idéologies, autrement dit labandon du souci éthique et politique de comprendre et de guider un peu le monde. Ce concept étrange de makif emprunté à la Kabbale me vient aujourdhui en tête pour évoquer latmosphère lourde, pesante, amère, saturée de cris de haine, de rancurs, de malaises, de jalousies, de ressentiments, qui imprègne chaque chose, latmosphère chargée de la haute tension des époques hésitant entre la fureur identificatrice de la guerre et la naissance dune autre civilisation à partager plus justement.
Peut-être le makif du conflit sest-il annoncé à Jérusalem il y a deux ans, quand Sharon, en champion dune identité cocardière1, oublieux de toutes les valeurs cosmopolites de la diaspora, sest obstiné à défendre les colonies contre Israël et, en bafouant le droit du peuple palestinien à avoir enfin un Etat, sous prétexte quArafat était un chef indigne, à écorcher la dimension universelle du judaïsme.
Le makif du conflit sest-il alors nourri comme un ogre des larmes de sang que les tanks et les bombes humaines arrachent aux yeux de ceux qui vivent sur cette faille dHistoire, faille vertigineuse dans laquelle les peurs et les blessures de deux peuples menacent toujours de se cristalliser en un trop-plein identitaire aveugle à la présence de lautre ?
Ou peut-être que non, peut-être que cela vient de plus loin encore.
Peut-être quil nest plus temps de dire :
- Frère arabe, fais-toi un peu juif, en imaginant que la terre de Palestine a été le foyer des proscrits dune Europe raciste qui avait inscrit le juif en surnombre dans les économies nationales et détruit le Yiddishland dans les crématoires nazis.
Dis-toi que si la Shoah ne sest pas déroulée en Terre dIslam, elle tappartient aussi comme phénomène catastrophique universel touchant lidée même dhumanité.
- Et toi, mon frère juif, deviens aussi un peu palestinien. Mets toi dans la peau dun homme des territoires, qui voit pousser les implantations juives sur sa Terre et na pas le droit de se déplacer librement dans un pays hérissé de barbelés, de chicanes, de pièges.
- Et vous, Israéliens et Palestiniens, sachez tous que votre affrontement est aussi le nôtre, sachez que votre guerre fortifie partout lesprit apeuré et méfiant des frontières où lhomme se replie et fait provision de mort et que votre paix, avec une symétrique intensité, dans une inespérée et salutaire contagion, annoncerait dautres temps de passage, de saut, de fraternité !
Sommes-nous déjà au-delà de ces mots ? Avons-nous, comme lécrivit Simone Weill, commis déjà trop de crimes et sommes-nous si maudits que nous ne pouvons plus percevoir ensemble la simple poésie de lunivers !
Comment aurais-je la foi du grand rabbin Sitruk pour men remettre à Dieu ? « Selon notre foi, Dieu nintervient dans lHistoire que si les hommes sont persuadés que Lui seul détient la solution. Je crois que le moment est venu de se tourner vers Lui. »
Je ne peux pas parler à Dieu, ni le prier, mais jai fait un rêve. Dans ce rêve, Dieu a parlé. Sous une tente, dans le désert comme autrefois, quand il conversait avec Moïse des affaires humaines.
La mosquée Al Aqsa et la Basilique de la Nativité sont en ruines, rejoignant dans les poussières architecturales du monothéisme le second Temple détruit par Titus.
« Ipha mistabra », Il faut tout reprendre dans lautre sens, dit Dieu en lisant un passage du Talmud. Et bien Je vais tout reprendre dans lautre sens.
Je donnerai aux Hébreux une île perdue dans le Pacifique ceinte de récifs coralliens. En cet endroit perdu, il ny aura pas de Cananéens, dAmorrhéens, dHéthéens, de Phéréseens, de Gergéséens, dHévéens et de Jebuséens à chasser. Sur ce maigre atoll, ne couleront pas des ruisseaux de lait et de miel.
Des voix se firent entendre dans le désert : Mais Dieu est tombé sur la tête !
Faire de sa Parole une voix insulaire écoutée distraitement par les crabes et les poissons, cest pure folie. As-Tu pensé à nous, linnombrable postérité chrétienne et musulmane dAbraham, si le peuple sorti de lesclavage dEgypte nécrit jamais la Torah en Terre Sainte. Comment rédigerions-nous les Évangiles et le Coran ?
Dieu gronda : « Ceci nest quune hypothèse relativiste puisée dans une autre corde de lespace-temps. Je verrai bien où elle mène. » Et Dieu se retira de la surface de la terre comme Il en a depuis si longtemps pris lhabitude, laissant les hommes méditer sur les ruines de sa Gloire.
A mon réveil, je me suis dit quau point où en sont arrivées les choses, Dieu, Lui aussi gagné par la lassitude dêtre, na pas envie de se regarder indéfiniment dans une glace en bois.
Ha-Qadosh, baroukh Hou, Le Saint, béni Soit-Il, Le Dieu dAbraham, dIsaac et de Jacob, le Père de Jésus-Christ, Allah dans la langue de lautre rive, a décidé dallonger son propre Chabbat et de prendre une cure dair frais dans une ville de bains céleste.
Il a affiché un écriteau sur la Porte du Ciel : Fermé pour cause de travaux.
A voir ce gros bourg prospère sétirant dans la riche vallée rhénane, je peine à imaginer quil y a un demi-siècle les gens qui circulaient dans ces rues ou sur les quais humaient lair furieux et maladif du nazisme. Comment ressusciter les frêles et peureuses silhouettes des juifs maudits de lAllemagne à qui lopiniâtre imbécillité des maîtres du Reich interdisait la possession danimaux domestiques. A peine puis-je voir dans un éclair de lucidité glacée la machine de mort de la Shoah mettre en place sa chrono-mécanique de la déportation. Le cours tranquille et industrieux du grand fleuve ravine mes pensées noires comme le bitume affrété sur les larges péniches. Un court instant, je me sens citoyen dune Europe généreuse et libre, dune Europe enfin hospitalière aux étrangers, aux pauvres, aux exilés, une Europe qui aurait ôté de sa chair larrogant et sénile message des nationalités.
Le pays de Hugo, de Voltaire et de Zola ! Cest ainsi que ma grand-mère parlait de la France à ses fils, quand elle les y fit partir, au milieu des années vingt, loin de la Bessarabie russe devenue province roumaine après la première guerre mondiale. Province dune Roumanie rongée par lantisémitisme et qui allait en moins de quinze ans porter au pouvoir le général Antonescu, allié dHitler, et ses sinistres gardes de fer.
Le pays de Hugo, de Voltaire et de Zola, me répéta mon père dans ses derniers moments de vie. Je conservai ces mots comme un bréviaire, un manuel de savoir-vivre, un testament sacré en faveur de mon pays. Le 21 avril, avant que le peuple de France ne batte le pavé le 1er mai et ne claironne un « non » retentissant à lidéologie fasciste, les mots de mon père sont revenus en surface. Et tout à coup je réalise que ces grands noms des lettres françaises, ces écrivains choyés, honorés, panthéonisés par des générations de professeurs ont été, un jour ou lautre de leur vie, des parias et des exilés. Voltaire, jeté dans les cachots de la Bastille et réfugié en Angleterre, Hugo, passant vingt ans de sa vie dans les îles anglo-normandes à espérer la fin du Second Empire et Zola, le « rital » indésirable chassé de lautre côté du Channel par la France anti-dreyfusarde. Je comprends enfin les mots de mon père : La France de Hugo, de Voltaire et de Zola nest pas une image pieuse et dévote, une assurance tous risques contre lintolérance, le racisme, linhospitalité et linjustice. Cest un combat. Entre la Déclaration des Droits de lHomme et du Citoyen et les décrets anti-juifs de Vichy promulgués en octobre 40.
Mon père navait pas de doute sur lissue heureuse du combat. Tout comme son fils en ce 5 mai 2002 où la France, dans un grand élan unanime, a rejeté la préférence nationale.
Quelques années avant la destruction du mur de Berlin, javais parlé de makif capitaliste à propos de latmosphère dallégresse marchande, futile, empressée et narcissique qui englobait et nivelait toutes les humeurs et les activités humaines. Atmosphère cynique et faussement enchantée qui savourait sur la ruine des régimes communistes la fin des idéologies, autrement dit labandon du souci éthique et politique de comprendre et de guider un peu le monde. Ce concept étrange de makif emprunté à la Kabbale me vient aujourdhui en tête pour évoquer latmosphère lourde, pesante, amère, saturée de cris de haine, de rancurs, de malaises, de jalousies, de ressentiments, qui imprègne chaque chose, latmosphère chargée de la haute tension des époques hésitant entre la fureur identificatrice de la guerre et la naissance dune autre civilisation à partager plus justement.
Peut-être le makif du conflit sest-il annoncé à Jérusalem il y a deux ans, quand Sharon, en champion dune identité cocardière1, oublieux de toutes les valeurs cosmopolites de la diaspora, sest obstiné à défendre les colonies contre Israël et, en bafouant le droit du peuple palestinien à avoir enfin un Etat, sous prétexte quArafat était un chef indigne, à écorcher la dimension universelle du judaïsme.
Le makif du conflit sest-il alors nourri comme un ogre des larmes de sang que les tanks et les bombes humaines arrachent aux yeux de ceux qui vivent sur cette faille dHistoire, faille vertigineuse dans laquelle les peurs et les blessures de deux peuples menacent toujours de se cristalliser en un trop-plein identitaire aveugle à la présence de lautre ?
Ou peut-être que non, peut-être que cela vient de plus loin encore.
Peut-être quil nest plus temps de dire :
- Frère arabe, fais-toi un peu juif, en imaginant que la terre de Palestine a été le foyer des proscrits dune Europe raciste qui avait inscrit le juif en surnombre dans les économies nationales et détruit le Yiddishland dans les crématoires nazis.
Dis-toi que si la Shoah ne sest pas déroulée en Terre dIslam, elle tappartient aussi comme phénomène catastrophique universel touchant lidée même dhumanité.
- Et toi, mon frère juif, deviens aussi un peu palestinien. Mets toi dans la peau dun homme des territoires, qui voit pousser les implantations juives sur sa Terre et na pas le droit de se déplacer librement dans un pays hérissé de barbelés, de chicanes, de pièges.
- Et vous, Israéliens et Palestiniens, sachez tous que votre affrontement est aussi le nôtre, sachez que votre guerre fortifie partout lesprit apeuré et méfiant des frontières où lhomme se replie et fait provision de mort et que votre paix, avec une symétrique intensité, dans une inespérée et salutaire contagion, annoncerait dautres temps de passage, de saut, de fraternité !
Sommes-nous déjà au-delà de ces mots ? Avons-nous, comme lécrivit Simone Weill, commis déjà trop de crimes et sommes-nous si maudits que nous ne pouvons plus percevoir ensemble la simple poésie de lunivers !
Comment aurais-je la foi du grand rabbin Sitruk pour men remettre à Dieu ? « Selon notre foi, Dieu nintervient dans lHistoire que si les hommes sont persuadés que Lui seul détient la solution. Je crois que le moment est venu de se tourner vers Lui. »
Je ne peux pas parler à Dieu, ni le prier, mais jai fait un rêve. Dans ce rêve, Dieu a parlé. Sous une tente, dans le désert comme autrefois, quand il conversait avec Moïse des affaires humaines.
La mosquée Al Aqsa et la Basilique de la Nativité sont en ruines, rejoignant dans les poussières architecturales du monothéisme le second Temple détruit par Titus.
« Ipha mistabra », Il faut tout reprendre dans lautre sens, dit Dieu en lisant un passage du Talmud. Et bien Je vais tout reprendre dans lautre sens.
Je donnerai aux Hébreux une île perdue dans le Pacifique ceinte de récifs coralliens. En cet endroit perdu, il ny aura pas de Cananéens, dAmorrhéens, dHéthéens, de Phéréseens, de Gergéséens, dHévéens et de Jebuséens à chasser. Sur ce maigre atoll, ne couleront pas des ruisseaux de lait et de miel.
Des voix se firent entendre dans le désert : Mais Dieu est tombé sur la tête !
Faire de sa Parole une voix insulaire écoutée distraitement par les crabes et les poissons, cest pure folie. As-Tu pensé à nous, linnombrable postérité chrétienne et musulmane dAbraham, si le peuple sorti de lesclavage dEgypte nécrit jamais la Torah en Terre Sainte. Comment rédigerions-nous les Évangiles et le Coran ?
Dieu gronda : « Ceci nest quune hypothèse relativiste puisée dans une autre corde de lespace-temps. Je verrai bien où elle mène. » Et Dieu se retira de la surface de la terre comme Il en a depuis si longtemps pris lhabitude, laissant les hommes méditer sur les ruines de sa Gloire.
A mon réveil, je me suis dit quau point où en sont arrivées les choses, Dieu, Lui aussi gagné par la lassitude dêtre, na pas envie de se regarder indéfiniment dans une glace en bois.
Ha-Qadosh, baroukh Hou, Le Saint, béni Soit-Il, Le Dieu dAbraham, dIsaac et de Jacob, le Père de Jésus-Christ, Allah dans la langue de lautre rive, a décidé dallonger son propre Chabbat et de prendre une cure dair frais dans une ville de bains céleste.
Il a affiché un écriteau sur la Porte du Ciel : Fermé pour cause de travaux.
(1) Sharon est labsolu contraire de la description que faisait Georges Steiner de Trotski : « Il se révélait juif par son dévouement instinctif à linternationalisme, par son mépris, à la fois personnel et idéologique des frontières ».