Sortie du DVD de Notre Monde
Notre Monde Notre Monde (2013, 119') un film de Thomas LacosteRassemblant plus de 35 intervenants, philosophes, sociologues, économistes, magistrats, médecins, universitaires et écrivains, Notre Monde propose un espace dexpression pour travailler, comme nous y enjoint JeanLuc Nancy à « une pensée commune ». Plus encore quun libre espace de parole, Notre Monde sappuie sur un ensemble foisonnant de propositions concrètes pour agir comme un rappel essentiel, individuel et collectif : « faites de la politique » et de préférence autrement.
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© Passant n°40-41 [mai 2002 - septembre 2002]
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Le développement : ça dure énormément
A la fin du mois daoût 2002 se tiendra à Johannesburg une conférence de lONU consacrée au(x) problème(s) du développement. Déjà, un surnom a été donné à cette conférence : « Rio + 10 », car elle se tiendra dix ans après celle de 1992 à Rio de Janeiro au cours de laquelle on bavarda sur le développement soutenable ou durable censé résoudre la pauvreté et épargner la nature. Maintes résolutions y furent adoptées, notamment pour éviter le réchauffement climatique, protéger la biodiversité et arrêter la déforestation. Lheure dun
premier bilan des actions entreprises est venue. Il est tellement mince quon peut se demander si le monde nest pas retourné trente ans en arrière quand lONU organisait en 1972 une première rencontre
internationale à Stockholm sur les mêmes questions.
Johannesburg = Rio + 10 ou Rio - 20 ?
Depuis un demi-siècle, les déclarations généreuses contre la pauvreté, la malnutrition et lanalphabétisme, annonçant une action résolue pour mettre fin au sous-développement, nont pas manqué. Si la conférence de Stockholm, bien quexposant déjà la nécessité dun éco-développement, était passée inaperçue, celle de Rio avait marqué les esprits parce que, avec une belle unanimité, tous les pays du monde avaient affirmé leur adhésion à « un développement qui répond aux besoins du présent sans compromettre la capacité des générations futures de répondre aux leurs »1.
Mais lorsquil sest agi de mettre en musique la belle partition écrite à Rio, il ny avait plus personne pour lexécution. Les économistes libéraux fondaient une nouvelle discipline, léconomie de lenvironnement, en théorisant la possibilité de substituer éternellement du capital technique au capital naturel épuisé grâce à un progrès technique infini et en définissant lamélioration du bien-être par laugmentation perpétuelle de la consommation, marchande bien entendu. Les experts américains justifiaient lexportation des déchets industriels vers les pays pauvres « trop peu pollués » à leurs yeux et les multinationales organisaient les délocalisations des entreprises polluantes vers les mêmes contrées. Les gouvernements des pays riches rechignaient à prendre des mesures écologiques car ils savaient quelles auraient heurté les intérêts des lobbies de groupes industriels et financiers comme ceux du nucléaire ou du transport, et quelles auraient entraîné une remise en cause des habitudes de consommation gaspilleuses de leurs populations. La difficulté dintroduire une fiscalité sur le transport routier et sur les carburants illustre bien ce dernier point.
Le protocole élaboré à Kyoto en 1997 pour réduire lémission des gaz à effet de serre responsables du réchauffement climatique et qui a abouti à laccord de Marrakech en 2001 comporte des failles béantes. Les Etats-Unis ont refusé de sengager alors quils sont les premiers pollueurs de la planète. Tous les pays riches ont obtenu des aménagements concernant leurs obligations en échange dune hypothétique aide apportée aux pays pauvres pour que ceux-ci investissent dans des procédés de fabrication non polluants. La répartition des permis démission se fera par le biais dun marché fonctionnant comme une bourse spéculative. Bref, la recherche du profit conduit à la dévastation de la planète et le marché est chargé dy remédier. Cest comme si lon confiait les clés de la maison au cambrioleur ou la boîte dallumettes au pyromane.
Les problèmes du développement
La phase de préparation de la conférence de Johannesburg sest achevée par la rencontre de Monterrey au Mexique du 18 au 22 mars 2002. Un « consensus de Monterrey » a été négocié dans les coulisses et présenté comme marquant le début dun nouveau partenariat entre pays riches et pays pauvres afin de résoudre le problème du financement du développement.
Le document adopté est un monument dhypocrisie. Il réaffirme tous les dogmes libéraux qui ont conduit au désastre de nombre de pays au cours des vingt dernières années : il faut une bonne « gouvernance », sous-entendu laustérité budgétaire et salariale ; et il faut sinscrire dans le libre-échange généralisé, sous-entendu la concurrence entre le pot de fer et le pot de terre. Le silence est fait sur près de trois décennies de plans dajustement structurel mettant à genoux les pays soumis aux diktats du Fonds monétaire international et de la Banque mondiale, sur lamoncellement de la dette à cause de taux dintérêt exorbitants et sur les crises sociales majeures dues à cet assujettissement dont lArgentine est le dernier exemple en date.
Oubliant et voulant faire oublier quils en ont été les fossoyeurs, les dirigeants des grandes institutions financières saffichent maintenant comme les nouveaux chevaliers blancs de la défense des opprimés. Michel Camdessus, qui dirigea le FMI de 1987 à 2000 (période la plus noire des plans dajustement structurel), porte maintenant la bonne parole, promettant une mondialisation à visage humain2 tout en refusant lannulation de la dette du tiers-monde3. Il appelle les pays pauvres à sintégrer dans léconomie mondiale car « un pays qui décolle est un marché qui souvre à nos produits »4. Le cynisme tient lieu de politique. Ayant approuvé en son temps tous les reniements des engagements en faveur dune augmentation de laide aux pays pauvres, il sermonne aujourdhui les gouvernements pour respecter la « parole donnée ». Son successeur à la tête du FMI, Horst Köhler a déclaré : « Les Argentins ne sen sortiront pas sans douleur »5. La politique du pire mâtinée dun peu de compassion hypocrite et méprisante tient lieu de morale. Ecoutons encore M. Camdessus, bon apôtre : « Le succès social des politiques de développement, cest-à-dire la participation de tous au projet collectif, la transparence, la réduction des inégalités, est aussi une condition pour faire réussir les politiques de rigueur. »6 La saignée plus la purge, seuls remèdes connus des thérapeutes libéraux. La saignée pour les victimes dhémorragies. La purge pour les malades de dysenterie. Car « on narrivera pas sans douleur à humaniser la mondialisation »7. Cest le refrain des intégristes de la religion libérale qui pensent que les pays pauvres ont des problèmes de développement. Et si le développement nétait pas la solution mais le problème justement ?
Le développement est un problème
Deux raisons peuvent justifier ce renversement de problématique. Premièrement, le type de développement qui prévaut dans le monde est celui qui est né en occident, impulsé par la recherche du profit en vue daccumuler du capital, et qui se solde aujourdhui par une dégradation majeure des écosystèmes, par une aggravation considérable des inégalités, par lexclusion dune majorité dêtres humains de la possibilité de satisfaire leurs besoins les plus élémentaires comme lalimentation, léducation et la santé, et par lanéantissement des modes de vie traditionnels. Deuxièmement, en imposant ce développement à la planète entière, le capitalisme produit une déculturation de masse : la concentration des richesses à un pôle fait miroiter labondance inaccessible à des milliards dêtres situés à lautre pôle et dont les racines culturelles dans lesquelles ils puisaient le sens de leur existence et leur dignité sont peu à peu détruites.
Faut-il en déduire qu« il faut en finir, une fois pour toutes, avec le développement »8, comme lexprime Serge Latouche, parce quil ne peut être autre que ce quil a été ? La question ne peut être tranchée aussi facilement pour plusieurs raisons. La première tient au fait que, vu létendue des besoins primordiaux insatisfaits pour une bonne moitié de lhumanité, les pays pauvres doivent pouvoir connaître un temps de croissance de leur production. A ce niveau-là, il est faux dopposer quantité produite et qualité car, pour faire disparaître lanalphabétisme, il faut bâtir des écoles, pour améliorer la santé, il faut construire des hôpitaux et acheminer leau potable, et pour retrouver une large autonomie alimentaire, les productions agricoles vivrières répondant aux besoins locaux doivent être promues.
La deuxième raison pour laquelle la notion de développement ne peut être prestement évacuée est que laspiration à un mieux-être matériel est devenue globale dans le monde. Et il serait mal venu pour des occidentaux éclairés den contester la légitimité au prétexte que cette aspiration ne serait que la résultante de lintériorisation par les peuples dominés des valeurs des dominants, contribuant à reproduire les mécanismes de la domination. Certes, limitation du développement occidental par tous les peuples du monde, dune part, condamne ces peuples à courir perpétuellement après leurs modèles puisque le mode de vie gaspilleur des riches nest pas généralisable, et, dautre part, voue la planète elle-même à une détérioration inexorable. Mais au nom de quoi peut-on laisser 20% des habitants de la Terre continuer de saccaparer 80% des ressources naturelles ? Il est donc urgent de poser le problème autrement.
Un peu dair frais ?
Deux pièges sémantiques doivent être déjoués comme autant décueils. Le premier serait de se satisfaire du concept, devenu un lieu commun, de développement durable ou soutenable. Sil sagit de faire durer encore le développement qui dure déjà depuis deux siècles et qui dégrade les hommes et la nature, autant dire quil sagit dun oxymore9 mystificateur car, soit il nest possible que pour une minorité de plus en plus restreinte, soit il nest possible pour personne dès quon veut létendre à tous. Dans le premier cas, il est explosif socialement ; dans le second, il lest écologiquement. Dans les deux cas, il est mortifère car le capitalisme ne peut développer sa dynamique dappropriation des richesses naturelles et des richesses produites quen raréfiant les ressources limitées et en renforçant lexploitation de la force de travail.
Le second écueil serait de se tromper sur la nature du développement. Le développement dont on voit les dégâts aujourdhui et dont on perçoit les dangers sil devait perdurer nest pas simplement le productivisme engendré par le tourbillon technique et livresse scientifique ou scientiste. Ce nest pas non plus le résultat dun économisme qui serait commun à tous les systèmes de pensée, nécessitant de renvoyer dos-à-dos le libéralisme et la critique de celui-ci. Le développement connu jusquici est historiquement lié à laccumulation capitaliste au profit dune classe minoritaire. De même, son envers, le sous-développement, nest pas sans liens avec les visées impérialistes du capital, notamment dans sa phase daccumulation financière actuelle. Dissocier la critique du développement de celle du capitalisme dont il est le support reviendrait à dédouaner celui-ci de lexploitation conjointe de lhomme et de la nature. Or, sans la première, le système naurait pu tirer parti de la seconde ; sans la seconde, la première naurait eu aucune base matérielle. Il en résulte que « sortir du développement » sans parler de sortir du capitalisme est un slogan non seulement erroné mais mystificateur à son tour. Et donc, la notion d« après-développement » na aucune portée si celui-ci nest pas simultanément un après-capitalisme.10 Séparer les deux dépassements est aussi illusoire que de vouloir « sortir de léconomie »11 dont certains disent quelle ne pourrait être différente de ce quelle est, ou que de construire une « économie plurielle »12 mariant capitalisme et solidarité.
Ce qui précède nest pas une simple querelle théorique. Cela a une importance pratique primordiale. Si lon met en question le capitalisme et le développement qui lui est consubstantiel, on procède à une analyse de classes et on fait donc une distinction radicale entre les besoins des exploités, des « naufragés », des « gueux », bref des pauvres, et ceux des exploiteurs, des dominants, des gaspilleurs, bref des riches sur cette planète. Aussi, le projet dabandon du développement sans toucher à sa matrice historique capitaliste est-il bancal13 et celui dabandon du développement sans discernement, mettant tout le monde sur le même plan, logeant à la même enseigne ceux qui doivent choisir entre mourir de soif ou boire leau du marigot et ceux dont le dilemme se résume à acheter des actions Microsoft ou Vivendi, est-il irresponsable, indécent et, de surcroît, irréaliste.
Je défends lidée dun développement différencié dans son objet, dans lespace et dans le temps :
- dans son objet : il y a des productions qui méritent dêtre développées dans le monde, principalement celles qui visent à satisfaire des besoins vitaux, notamment en matière déducation, dhygiène et de santé, dénergies renouvelables et de transports économes ; dautres productions doivent en revanche être limitées et ensuite réduites, lagriculture intensive délirante, lautomobile et lensemble du « système automobile » en étant les meilleurs exemples ; la réorientation de la production concerne les pays pauvres et les pays riches ;
- dans lespace : les pays pauvres doivent pouvoir bénéficier dune croissance dynamique pour répondre aux besoins dune population qui connaîtra encore pendant quelques décennies une expansion importante ; les pays riches doivent, eux, enclencher une décélération de leur croissance économique globale en recherchant des modes de répartition des richesses beaucoup plus équitables et une utilisation de tous les gains de productivité pour réduire le temps de travail dès lors que les besoins à ne pas confondre avec les désirs sont satisfaits ;
- dans le temps : la décélération immédiate de la croissance pour les pays riches, simultanément réorientée, doit être conçue comme une phase de transition donnant aux populations le temps et lenvie de reconstruire leur imaginaire, façonné par deux siècles de mythe de labondance et intériorisé au point den faire un maillon essentiel de la chaîne de leur « servitude involontaire »14 ; ce nest quaprès cette phase de transition que lon pourra envisager dorganiser la « décroissance »15, seule à même de garantir une soutenabilité à long terme.
Ce projet de décélération immédiate de la croissance pour les pays hyper développés pour, à terme, envisager la « décroissance » nest réalisable que si les inégalités ont très fortement décru en leur sein, permettant alors la diminution des inégalités entre les classes pauvres des pays pauvres et le reste du monde16. Cest dire combien les moyens de financement pour les pays pauvres et surtout lannulation de leur dette sont indispensables, mais quils sont loin de résoudre la question principale et, pire, pourraient la dissimuler. Car un autre « progrès » humain, quon hésite bien sûr à appeler « développement » tellement ce concept est connoté, est inséparable de lémergence et de lépanouissement dun autre rapport social fondamental. Vous avez dit « autre rapport social » ? Autre que le capital, donc. Pour respirer un peu dair frais.
premier bilan des actions entreprises est venue. Il est tellement mince quon peut se demander si le monde nest pas retourné trente ans en arrière quand lONU organisait en 1972 une première rencontre
internationale à Stockholm sur les mêmes questions.
Johannesburg = Rio + 10 ou Rio - 20 ?
Depuis un demi-siècle, les déclarations généreuses contre la pauvreté, la malnutrition et lanalphabétisme, annonçant une action résolue pour mettre fin au sous-développement, nont pas manqué. Si la conférence de Stockholm, bien quexposant déjà la nécessité dun éco-développement, était passée inaperçue, celle de Rio avait marqué les esprits parce que, avec une belle unanimité, tous les pays du monde avaient affirmé leur adhésion à « un développement qui répond aux besoins du présent sans compromettre la capacité des générations futures de répondre aux leurs »1.
Mais lorsquil sest agi de mettre en musique la belle partition écrite à Rio, il ny avait plus personne pour lexécution. Les économistes libéraux fondaient une nouvelle discipline, léconomie de lenvironnement, en théorisant la possibilité de substituer éternellement du capital technique au capital naturel épuisé grâce à un progrès technique infini et en définissant lamélioration du bien-être par laugmentation perpétuelle de la consommation, marchande bien entendu. Les experts américains justifiaient lexportation des déchets industriels vers les pays pauvres « trop peu pollués » à leurs yeux et les multinationales organisaient les délocalisations des entreprises polluantes vers les mêmes contrées. Les gouvernements des pays riches rechignaient à prendre des mesures écologiques car ils savaient quelles auraient heurté les intérêts des lobbies de groupes industriels et financiers comme ceux du nucléaire ou du transport, et quelles auraient entraîné une remise en cause des habitudes de consommation gaspilleuses de leurs populations. La difficulté dintroduire une fiscalité sur le transport routier et sur les carburants illustre bien ce dernier point.
Le protocole élaboré à Kyoto en 1997 pour réduire lémission des gaz à effet de serre responsables du réchauffement climatique et qui a abouti à laccord de Marrakech en 2001 comporte des failles béantes. Les Etats-Unis ont refusé de sengager alors quils sont les premiers pollueurs de la planète. Tous les pays riches ont obtenu des aménagements concernant leurs obligations en échange dune hypothétique aide apportée aux pays pauvres pour que ceux-ci investissent dans des procédés de fabrication non polluants. La répartition des permis démission se fera par le biais dun marché fonctionnant comme une bourse spéculative. Bref, la recherche du profit conduit à la dévastation de la planète et le marché est chargé dy remédier. Cest comme si lon confiait les clés de la maison au cambrioleur ou la boîte dallumettes au pyromane.
Les problèmes du développement
La phase de préparation de la conférence de Johannesburg sest achevée par la rencontre de Monterrey au Mexique du 18 au 22 mars 2002. Un « consensus de Monterrey » a été négocié dans les coulisses et présenté comme marquant le début dun nouveau partenariat entre pays riches et pays pauvres afin de résoudre le problème du financement du développement.
Le document adopté est un monument dhypocrisie. Il réaffirme tous les dogmes libéraux qui ont conduit au désastre de nombre de pays au cours des vingt dernières années : il faut une bonne « gouvernance », sous-entendu laustérité budgétaire et salariale ; et il faut sinscrire dans le libre-échange généralisé, sous-entendu la concurrence entre le pot de fer et le pot de terre. Le silence est fait sur près de trois décennies de plans dajustement structurel mettant à genoux les pays soumis aux diktats du Fonds monétaire international et de la Banque mondiale, sur lamoncellement de la dette à cause de taux dintérêt exorbitants et sur les crises sociales majeures dues à cet assujettissement dont lArgentine est le dernier exemple en date.
Oubliant et voulant faire oublier quils en ont été les fossoyeurs, les dirigeants des grandes institutions financières saffichent maintenant comme les nouveaux chevaliers blancs de la défense des opprimés. Michel Camdessus, qui dirigea le FMI de 1987 à 2000 (période la plus noire des plans dajustement structurel), porte maintenant la bonne parole, promettant une mondialisation à visage humain2 tout en refusant lannulation de la dette du tiers-monde3. Il appelle les pays pauvres à sintégrer dans léconomie mondiale car « un pays qui décolle est un marché qui souvre à nos produits »4. Le cynisme tient lieu de politique. Ayant approuvé en son temps tous les reniements des engagements en faveur dune augmentation de laide aux pays pauvres, il sermonne aujourdhui les gouvernements pour respecter la « parole donnée ». Son successeur à la tête du FMI, Horst Köhler a déclaré : « Les Argentins ne sen sortiront pas sans douleur »5. La politique du pire mâtinée dun peu de compassion hypocrite et méprisante tient lieu de morale. Ecoutons encore M. Camdessus, bon apôtre : « Le succès social des politiques de développement, cest-à-dire la participation de tous au projet collectif, la transparence, la réduction des inégalités, est aussi une condition pour faire réussir les politiques de rigueur. »6 La saignée plus la purge, seuls remèdes connus des thérapeutes libéraux. La saignée pour les victimes dhémorragies. La purge pour les malades de dysenterie. Car « on narrivera pas sans douleur à humaniser la mondialisation »7. Cest le refrain des intégristes de la religion libérale qui pensent que les pays pauvres ont des problèmes de développement. Et si le développement nétait pas la solution mais le problème justement ?
Le développement est un problème
Deux raisons peuvent justifier ce renversement de problématique. Premièrement, le type de développement qui prévaut dans le monde est celui qui est né en occident, impulsé par la recherche du profit en vue daccumuler du capital, et qui se solde aujourdhui par une dégradation majeure des écosystèmes, par une aggravation considérable des inégalités, par lexclusion dune majorité dêtres humains de la possibilité de satisfaire leurs besoins les plus élémentaires comme lalimentation, léducation et la santé, et par lanéantissement des modes de vie traditionnels. Deuxièmement, en imposant ce développement à la planète entière, le capitalisme produit une déculturation de masse : la concentration des richesses à un pôle fait miroiter labondance inaccessible à des milliards dêtres situés à lautre pôle et dont les racines culturelles dans lesquelles ils puisaient le sens de leur existence et leur dignité sont peu à peu détruites.
Faut-il en déduire qu« il faut en finir, une fois pour toutes, avec le développement »8, comme lexprime Serge Latouche, parce quil ne peut être autre que ce quil a été ? La question ne peut être tranchée aussi facilement pour plusieurs raisons. La première tient au fait que, vu létendue des besoins primordiaux insatisfaits pour une bonne moitié de lhumanité, les pays pauvres doivent pouvoir connaître un temps de croissance de leur production. A ce niveau-là, il est faux dopposer quantité produite et qualité car, pour faire disparaître lanalphabétisme, il faut bâtir des écoles, pour améliorer la santé, il faut construire des hôpitaux et acheminer leau potable, et pour retrouver une large autonomie alimentaire, les productions agricoles vivrières répondant aux besoins locaux doivent être promues.
La deuxième raison pour laquelle la notion de développement ne peut être prestement évacuée est que laspiration à un mieux-être matériel est devenue globale dans le monde. Et il serait mal venu pour des occidentaux éclairés den contester la légitimité au prétexte que cette aspiration ne serait que la résultante de lintériorisation par les peuples dominés des valeurs des dominants, contribuant à reproduire les mécanismes de la domination. Certes, limitation du développement occidental par tous les peuples du monde, dune part, condamne ces peuples à courir perpétuellement après leurs modèles puisque le mode de vie gaspilleur des riches nest pas généralisable, et, dautre part, voue la planète elle-même à une détérioration inexorable. Mais au nom de quoi peut-on laisser 20% des habitants de la Terre continuer de saccaparer 80% des ressources naturelles ? Il est donc urgent de poser le problème autrement.
Un peu dair frais ?
Deux pièges sémantiques doivent être déjoués comme autant décueils. Le premier serait de se satisfaire du concept, devenu un lieu commun, de développement durable ou soutenable. Sil sagit de faire durer encore le développement qui dure déjà depuis deux siècles et qui dégrade les hommes et la nature, autant dire quil sagit dun oxymore9 mystificateur car, soit il nest possible que pour une minorité de plus en plus restreinte, soit il nest possible pour personne dès quon veut létendre à tous. Dans le premier cas, il est explosif socialement ; dans le second, il lest écologiquement. Dans les deux cas, il est mortifère car le capitalisme ne peut développer sa dynamique dappropriation des richesses naturelles et des richesses produites quen raréfiant les ressources limitées et en renforçant lexploitation de la force de travail.
Le second écueil serait de se tromper sur la nature du développement. Le développement dont on voit les dégâts aujourdhui et dont on perçoit les dangers sil devait perdurer nest pas simplement le productivisme engendré par le tourbillon technique et livresse scientifique ou scientiste. Ce nest pas non plus le résultat dun économisme qui serait commun à tous les systèmes de pensée, nécessitant de renvoyer dos-à-dos le libéralisme et la critique de celui-ci. Le développement connu jusquici est historiquement lié à laccumulation capitaliste au profit dune classe minoritaire. De même, son envers, le sous-développement, nest pas sans liens avec les visées impérialistes du capital, notamment dans sa phase daccumulation financière actuelle. Dissocier la critique du développement de celle du capitalisme dont il est le support reviendrait à dédouaner celui-ci de lexploitation conjointe de lhomme et de la nature. Or, sans la première, le système naurait pu tirer parti de la seconde ; sans la seconde, la première naurait eu aucune base matérielle. Il en résulte que « sortir du développement » sans parler de sortir du capitalisme est un slogan non seulement erroné mais mystificateur à son tour. Et donc, la notion d« après-développement » na aucune portée si celui-ci nest pas simultanément un après-capitalisme.10 Séparer les deux dépassements est aussi illusoire que de vouloir « sortir de léconomie »11 dont certains disent quelle ne pourrait être différente de ce quelle est, ou que de construire une « économie plurielle »12 mariant capitalisme et solidarité.
Ce qui précède nest pas une simple querelle théorique. Cela a une importance pratique primordiale. Si lon met en question le capitalisme et le développement qui lui est consubstantiel, on procède à une analyse de classes et on fait donc une distinction radicale entre les besoins des exploités, des « naufragés », des « gueux », bref des pauvres, et ceux des exploiteurs, des dominants, des gaspilleurs, bref des riches sur cette planète. Aussi, le projet dabandon du développement sans toucher à sa matrice historique capitaliste est-il bancal13 et celui dabandon du développement sans discernement, mettant tout le monde sur le même plan, logeant à la même enseigne ceux qui doivent choisir entre mourir de soif ou boire leau du marigot et ceux dont le dilemme se résume à acheter des actions Microsoft ou Vivendi, est-il irresponsable, indécent et, de surcroît, irréaliste.
Je défends lidée dun développement différencié dans son objet, dans lespace et dans le temps :
- dans son objet : il y a des productions qui méritent dêtre développées dans le monde, principalement celles qui visent à satisfaire des besoins vitaux, notamment en matière déducation, dhygiène et de santé, dénergies renouvelables et de transports économes ; dautres productions doivent en revanche être limitées et ensuite réduites, lagriculture intensive délirante, lautomobile et lensemble du « système automobile » en étant les meilleurs exemples ; la réorientation de la production concerne les pays pauvres et les pays riches ;
- dans lespace : les pays pauvres doivent pouvoir bénéficier dune croissance dynamique pour répondre aux besoins dune population qui connaîtra encore pendant quelques décennies une expansion importante ; les pays riches doivent, eux, enclencher une décélération de leur croissance économique globale en recherchant des modes de répartition des richesses beaucoup plus équitables et une utilisation de tous les gains de productivité pour réduire le temps de travail dès lors que les besoins à ne pas confondre avec les désirs sont satisfaits ;
- dans le temps : la décélération immédiate de la croissance pour les pays riches, simultanément réorientée, doit être conçue comme une phase de transition donnant aux populations le temps et lenvie de reconstruire leur imaginaire, façonné par deux siècles de mythe de labondance et intériorisé au point den faire un maillon essentiel de la chaîne de leur « servitude involontaire »14 ; ce nest quaprès cette phase de transition que lon pourra envisager dorganiser la « décroissance »15, seule à même de garantir une soutenabilité à long terme.
Ce projet de décélération immédiate de la croissance pour les pays hyper développés pour, à terme, envisager la « décroissance » nest réalisable que si les inégalités ont très fortement décru en leur sein, permettant alors la diminution des inégalités entre les classes pauvres des pays pauvres et le reste du monde16. Cest dire combien les moyens de financement pour les pays pauvres et surtout lannulation de leur dette sont indispensables, mais quils sont loin de résoudre la question principale et, pire, pourraient la dissimuler. Car un autre « progrès » humain, quon hésite bien sûr à appeler « développement » tellement ce concept est connoté, est inséparable de lémergence et de lépanouissement dun autre rapport social fondamental. Vous avez dit « autre rapport social » ? Autre que le capital, donc. Pour respirer un peu dair frais.
(1) Rapport Brundtland, Notre avenir à tous, Fleuve, 1987, p. 51.
(2) M. Camdessus, « Humaniser la mondialisation », Sud Ouest, 17 octobre 2000.
(3) M. Camdessus, Conférence à lAthénée de Bordeaux, 27 mai 2000.
(4) M. Camdessus, « Tenir la parole donnée », Sud Ouest Dimanche, 7 avril 2002.
(5) H. Kôhler, Le Monde, 23 janvier 2002.
(6) M. Camdessus, « Coupons la dette en deux », Sud Ouest, 27 mai 2000, souligné par moi.
(7) M. Camdessus, « Humaniser la mondialisation », op. cit.
(8) S. Latouche, « Les mirages de loccidentalisation du monde : En finir, une fois pour toutes, avec le développement », Le Monde diplomatique, mai 2001.
(9) Cette idée est défendue avec raison depuis longtemps par S. Latouche « A bas le développement durable ! Vive la
décroissance conviviale ! », Silence, n° 280, février 2002.
(10) Jai développé ce point dans J.M. Harribey, Léconomie
économe, Le développement soutenable par la réduction du temps
de travail, LHarmattan, 1997 ; « Marxisme écologique ou
écologie politique marxienne », in J. Bidet, E. Kouvelakis (dir.), Dictionnaire Marx contemporain, PUF, 2001, p. 183-200 ;
La démence sénile du capital, Fragments déconomie critique, Ed. du Passant, 2002.
(11) A. Caillé, « Sortir de léconomie », in S. Latouche (dir.), Léconomie dévoilée, Du budget familial aux contraintes planétaires, Ed. Autrement, n° 159, 1995.
(12) Voir ma critique dans La démence sénile du capital, op. cit.
(13) Lhypothèse sous-jacente à mon argumentation est que si le capitalisme a nécessairement besoin du développement, linverse nest pas vrai.
(14) A. Accardo, De notre servitude involontaire, Lettre à mes
camarades de gauche, Agone, Comeau & Nadeau, 2001.
(15) N. Georgescu-Roegen, La décroissance : Entropie-Ecologie-Economie, Sang de la terre, 1995.
(16) Jai développé ce point dans Léconomie économe, op. cit.
(2) M. Camdessus, « Humaniser la mondialisation », Sud Ouest, 17 octobre 2000.
(3) M. Camdessus, Conférence à lAthénée de Bordeaux, 27 mai 2000.
(4) M. Camdessus, « Tenir la parole donnée », Sud Ouest Dimanche, 7 avril 2002.
(5) H. Kôhler, Le Monde, 23 janvier 2002.
(6) M. Camdessus, « Coupons la dette en deux », Sud Ouest, 27 mai 2000, souligné par moi.
(7) M. Camdessus, « Humaniser la mondialisation », op. cit.
(8) S. Latouche, « Les mirages de loccidentalisation du monde : En finir, une fois pour toutes, avec le développement », Le Monde diplomatique, mai 2001.
(9) Cette idée est défendue avec raison depuis longtemps par S. Latouche « A bas le développement durable ! Vive la
décroissance conviviale ! », Silence, n° 280, février 2002.
(10) Jai développé ce point dans J.M. Harribey, Léconomie
économe, Le développement soutenable par la réduction du temps
de travail, LHarmattan, 1997 ; « Marxisme écologique ou
écologie politique marxienne », in J. Bidet, E. Kouvelakis (dir.), Dictionnaire Marx contemporain, PUF, 2001, p. 183-200 ;
La démence sénile du capital, Fragments déconomie critique, Ed. du Passant, 2002.
(11) A. Caillé, « Sortir de léconomie », in S. Latouche (dir.), Léconomie dévoilée, Du budget familial aux contraintes planétaires, Ed. Autrement, n° 159, 1995.
(12) Voir ma critique dans La démence sénile du capital, op. cit.
(13) Lhypothèse sous-jacente à mon argumentation est que si le capitalisme a nécessairement besoin du développement, linverse nest pas vrai.
(14) A. Accardo, De notre servitude involontaire, Lettre à mes
camarades de gauche, Agone, Comeau & Nadeau, 2001.
(15) N. Georgescu-Roegen, La décroissance : Entropie-Ecologie-Economie, Sang de la terre, 1995.
(16) Jai développé ce point dans Léconomie économe, op. cit.