Sortie du DVD de Notre Monde
Notre Monde Notre Monde (2013, 119') un film de Thomas LacosteRassemblant plus de 35 intervenants, philosophes, sociologues, économistes, magistrats, médecins, universitaires et écrivains, Notre Monde propose un espace dexpression pour travailler, comme nous y enjoint JeanLuc Nancy à « une pensée commune ». Plus encore quun libre espace de parole, Notre Monde sappuie sur un ensemble foisonnant de propositions concrètes pour agir comme un rappel essentiel, individuel et collectif : « faites de la politique » et de préférence autrement.
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© Passant n°40-41 [mai 2002 - septembre 2002]
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entretien de Daniel Bensaïd par Emmanuel Renault
Imprimer l'articleSentiment non pratique
Utopie ou stratégie
Le Passant Ordinaire : La faiblesse des scores du PC et du PS, la consolidation des Verts et de LO ainsi que la progression de la LCR, qui appartiennent aux faits marquants des élections présidentielles, semblent bouleverser la cartographie de la gauche. La grande alternative qui opposait les partis communistes aux partis socialistes semble perdre de sa force et ouvrir l'espace de nouveaux projets et de nouvelles alliances. Au-delà des législatives qui arrivent sans doute trop tôt, croyez-vous à la possibilité d'une recomposition de la gauche, et si oui, sous quelles formes organisationnelles ?
Daniel Bensaïd : En se ralliant, au fil des années 80, à la gestion social-libérale, les partis socialistes ont renoncé à lEtat social redistributif et à la réforme. Il ne sagit pas dune simple dérive doctrinale, mais aussi dune mue sociologique. Le concubinage dun Strauss-Kahn avec les élites patronales au sein du Cercle de lindustrie est plus quun symbole. La vague des privatisations a provoqué en effet une intégration organique au sommet de la bourgeoisie patrimoniale et de ce que Bourdieu appelait la noblesse dEtat. Inversement, les liens de la social-démocratie avec les milieux populaires se sont affaiblis ou rompus (avec laffaiblissement de certaines places fortes traditionnelles). Cest cette évolution quont tenté de théoriser les idéologues de « la troisième voie » blairiste comme Anthony Giddens ou du « nouveau centre » allemand comme Bodo Hombach. En équilibre instable autour de Jospin, le Parti socialiste français nest pas allé au terme de cette mue. Mais la question va se poser à nouveau à travers la question de la succession. Déjà, les sirènes se font entendre à travers, par exemple, les éditoriaux de Jean-Marie Colombani, les tribunes dans Le Monde, de Denis Mac Shane ou de Giddens lui-même, pour dire que le PS nest pas allé assez loin dans cette (troisième) voie.
Quant au PC, javais écrit dans un livre de 1998 sur le bilan de la première année de gauche plurielle1, que Robert Hue apparaissait comme une sorte de bonzaï de Gorbatchev et quil conduisait, toute proportion gardée, son parti à une implosion comparable à celle de lUnion soviétique en 1991. Pronostic largement vérifié. En choisissant la logique dappareil le réduisant au (second) rôle dappendice critique de la gauche plurielle, le parti communiste a précipité une agonie dont les racines historiques sont évidentes. Il a perdu en effet son identité internationale avec la désintégration du camp socialiste « réellement existant » auquel il sétait longtemps totalement identifié. Il a perdu son identité de classe en se présentant de plus en plus comme un parti des classes moyennes, « des gens », et en sadonnant avec une évidente satisfaction de parvenu aux délices de la politique spectacle. Cest triste pour les militants qui souvent méritent mieux. Mais cette banqueroute était sans doute une des conditions pour quun recommencement devînt possible.
De nouveaux espaces sen trouveraient ouverts à de nouveaux projets ? Je suis un peu méfiant envers cet appétit de nouveauté, où le mot excède si souvent la chose. Sans doute, des questions effectivement nouvelles sont-elles posées à travers la crise générale de la mesure marchande, quil sagisse de notre rapport écologique aux conditions naturelles de reproduction de lespèce, ou de savoir quelle espèce nous risquons de devenir si nous restons les rejetons des noces barbares des biotechnologies et de la propriété privée. Mais, pour se remettre en marche, à partir des résistances réelles aux dégâts de la mondialisation marchande, il nest pas nécessaire de sadonner à une quête de nouveauté spéculative. Il faut tout simplement partir du mouvement réel de contestation de lordre établi. Si on commençait par lier en gerbe les grands thèmes et les grandes exigences posées par les mouvements sociaux des dix dernières années (sur les services publics, la sécurité sociale, le temps de travail, limmigration, lEurope, la guerre, la dette du Tiers Monde, légalité des sexes, etc.), on obtiendrait bien plus quun programme minimum : un socle assez solide pour satteler à un projet commun autour de trois ou quatre grandes rubriques :
1. Un véritable projet de refondation sociale égalitaire à opposer au projet de contre-réforme antisociale du MEDEF.
2. Un véritable projet de refondation démocratique qui passe par la fin de la Ve République et le démantèlement de ses institutions.
3. Une logique du service public et du bien commun opposée à la logique du profit et au despotisme de marché.
4. Une lutte pour une autre Europe, sociale et démocratique, contre lEurope sauce financière de Maastricht ; et une lutte internationaliste pour une mondialisation den bas, contre la mondialisation capitaliste et le militarisme impérial.
La recomposition nécessaire dune vraie gauche, « 100% à gauche », face à une vraie droite de droite, est dabord une question de fondations et de contenu, non une affaire de combinaisons ou de puzzle visant à assembler les pièces disjointes de la vieille gauche. Il ny a ni frontières ni exclusives a priori. Nous sommes à un tournant. Tous les militants et militantes (de la gauche rouge, du PC, des Verts, du PS, des mouvements sociaux) sont interpellés. Tous doivent prendre leur responsabilité si lon ne veut pas que lalerte du 21 avril se reproduise en pire dans cinq ou dix ans. Il y a en revanche une condition sine qua non : que soient tirées, sans concessions, les leçons des vingt années de renoncements qui ont mené là. Afin de ne pas recommencer. Après les désillusions du mitterrandisme et du jospinisme pluriel, une troisième déconvenue pourrait devenir fatale.
Quant aux formes organisationnelles dune recomposition future, il nexiste pas de modèle préétabli. Cela dépend de la solidité des convergences, du degré dhomogénéité atteint. Elles peuvent donc aller dun nouveau parti à une fédération dorganisations et de courants.
Même si, par rapport à 1995, le FN n'a pas tant progressé dans l'électorat ouvrier que dans des zones rurales, on a souvent mis en relation l'effondrement du PC avec le fait que le FN est devenu le premier parti ouvrier, et l'on a également expliqué l'échec du PS par la rupture du lien qui l'unissait
traditionnellement aux ouvriers et aux employés. De quelle manière, selon vous, un discours politique ancré à gauche doit-il se référer au monde du travail ?
Jai toujours en tête les formules de Walter Benjamin disant que lAllemagne hitlérienne était le pays où il était interdit de nommer le prolétariat par son nom, ou celles de Hannah Arendt voyant dans la dégradation des classes en masses une caractéristique du régime totalitaire. Depuis le début des années 80, le Front National a travaillé à leffacement du clivage de classe au profit du clivage de race (national ou ethnique). Malheureusement, la gauche gouvernementale (et la droite !) a accompagné ce déplacement des lignes plus quelle ne lui a résisté. Souvenons-nous du Premier ministre Mauroy qualifiant les grévistes de Citroën non de travailleurs immigrés en grève, mais de grévistes islamiques ; souvenons-nous des bulldozers de Vitry ; souvenons nous des renoncements sur le vote des immigrés et la régularisation de tous les sans-papiers ; souvenons-nous de Chirac : le bruit et lodeur La concurrence sécuritaire Jospin-Chirac de la campagne électorale na fait que prolonger cette dérive.
Pendant les années Tapie, il était devenu honteux dêtre un ouvrier. Cétait le signe dun échec social comparé à la superbe des « gagnants ». Le discours dArlette travailleurs-travailleuses a été ringardisé et tourné en dérision. La fierté du métier, dune certaine culture, dune histoire, tombait en ruine. Cela a un peu changé après les grèves de 1995. Des films comme Ressources humaines, Rosetta, ou les films de Guédiguian, témoignent dune certaine réhabilitation de la figure ouvrière. Car, comme le disent fort bien Beaud et Pialoux dans leur enquête sur Montbelliard2 : la classe ouvrière navait pas disparu, elle était devenue invisible. Et on lavait rendue invisible (dans les médias, y compris dans le discours dominant des sciences humaines).
Sous le choc du vote FN (majoritaire chez les ouvriers), mais aussi des 3 millions de voix pour lextrême gauche, on se souvient soudain que les ouvriers représentent encore plus du quart de la population active ; que, du fait du nombre de couples ouvrier(e)s-employé(e)s, 40% des enfants ont au moins un parent ouvrier ; que les rapports de classe existent donc toujours. Ce, sans même examiner de plus près la validité discutable de la classification sociologique qui sépare ouvriers et employés.
Alors, bien sûr, on ne peut regagner du terrain contre le clivage national/étranger, contre lethnicisation communautaire ou confessionnelle de la politique, quen revigorant le clivage de classe. Ce qui ne devrait nullement signifier un retour à louvriérisme étroit si longtemps cultivé par le parti communiste, mais une prise en compte des métamorphoses du salariat et de la pluralité des contradictions sociales qui traversent nos sociétés.
Dans l'explication de la faillite de la gauche de gouvernement, il a beaucoup été question du mépris dans lequel le social-libéralisme expert avait tenu les souffrances de ceux d'en bas. Le Pen s'est lui-même présenté comme le candidat de la France qui souffre, alors que le soir du premier tour des Présidentielles, Marie-Georges Buffet affirmait que la gauche ne devait pas se contenter de se faire le porte-parole de la souffrance, en critiquant ainsi un discours de gauche qui se bornerait de relayer les mouvements sociaux. Ces deux positions opposées soulignent la difficulté d'une prise en compte de la souffrance sociale qui soit authentiquement progressiste ; elles mettent également en question la possibilité d'une unification politiquement cohérente des mouvements sociaux. Que répondre à ceux qui considèrent que ces difficultés sont insurmontables ?
Ce mépris de ce que Daniel Mermet (dans sa pièce sur et avec les chômeurs dAmiens) appelle « la sous-france », vient de loin. Bourdieu et son équipe lavaient bien diagnostiqué dès 1993 dans La Misère du Monde. Il suffit de se rappeler le contraste, pendant les grèves de 1995, entre la condescendance et larrogance des « politiques » et des experts invités sur les plateaux télévisés, et les piquets de grèves filmés à la lueur de leurs braseros comme des tribus exotiques. Il ny avait plus de langage commun, de parole commune, entre ces deux mondes. La gauche plurielle sest gargarisée dun bilan dautosatisfaction en évoquant les 35 heures et les emplois jeunes. Quel aveuglement ! Il a fallu les sondages sortie-des-urnes, pour que ses dirigeants politiques découvrent lhostilité dune majorité douvriers aux 35 heures. Non quils soient contre une réduction du temps de travail, mais pas au prix dune flexibilité qui les met plus que jamais à la merci du bon plaisir patronal et saccompagne souvent dune perte des heures supplémentaires si décisives pour boucler le mois dun smicard. Les ministres avaient-ils donc oublié les manifestations massives lors de la discussion parlementaire sur la deuxième loi Aubry ? On se réveille soudain, pour découvrir lévidence : le chômage na provisoirement reculé quau profit de la précarité.
Alors, bien sûr, la construction dune « gauche de gauche » passe par la prise en compte de cette souffrance sociale accumulée, non pas sur le mode encore méprisant et paternaliste dune gauche compassionnelle ou charitable, mais en revenant à des principes dégalité et de justice sociale. Ce qui voudrait dire une restauration du service public réformé, une défense intransigeante de la sécurité sociale par répartition contre les fonds de pension (rappelons nous dEnron), une véritable réduction du temps de travail avec embauche et sans perte de salaire, une ferme opposition aux licenciements boursiers, une politique de logement social et déducation publique, une défense de la santé publique. Il ne sagit certes pas de nier les inquiétudes face à la montée de la violence sociale. Mais la solution nest pas dans la réponse sécuritaire à linsécurité sociale, qui isole la question de son contexte ; elle est dans une politique globale demploi, déducation, de logement, de prévention.
Au-delà se pose un problème réel. Celui de savoir dans quelle mesure léclatement des résistances sociales et des mouvements sociaux répond à un affaissement passager des projets unificateurs de transformation sociale (consécutif aux défaites devant la contre-réforme libérale), et dans quelle mesure il traduit des tendances lourdes à la différenciation et à la complexification des sociétés modernes. Nous verrons bien. Mon hypothèse demeure que le grand agent unificateur des luttes et des résistances, cest le capital lui-même qui les imprègne et les traverses toutes sans pour autant abolir la spécificité des oppressions.
Ces dernières années, la gauche de la gauche semble avoir surtout occupé une position critique : critique de la privatisation des services publics, de la mondialisation, des simulacres de droit international, de l'hégémonie américaine... Aujourd'hui, avec les atermoiements de l'ONU en Palestine, l'effondrement de la gauche réformiste et la consolidation de lextrême droite, on peut avoir le sentiment que la réalité se critique d'elle-même. Elle n'en ouvre pas pour autant de véritables perspectives, alors que l'absence de perspective est sans doute l'un des facteurs de l'effondrement de la gauche gouvernementale. N'est-ce donc pas le moment de passer de la critique et de la résistance à la proposition, en relayant programmatiquement un des mots d'ordre de la manifestation monstre du 1er mai : « utopistes, debout » ?
« Utopistes, debout » est, à ma connaissance, une belle formule lancée, il y a quelques années déjà, par les graphistes toulousains de lAtelier des Arpètes. Comme cest souvent le cas, la demande dutopie est dabord lattestation dun manque, ou, comme le disait Henri Lefèbvre, lexpression dun « sentiment non pratique du possible ». Le sentiment du possible est-il en passe de redevenir pratique et lheure est-elle venue de passer de la résistance aux propositions ?
Peut-être. Espérons-le. Mieux : efforçons-nous dy contribuer. Mais je ne crois pas que la gauche de gauche soit orpheline de propositions. Elle nen reste pas au moment toujours aussi nécessaire du négatif. Si lon examinait les propositions avancées par certains syndicats et certaines associations, dans les notes de la fondation Copernic, dans les commissions scientifiques dAttac, on trouverait un foisonnement de propositions, souvent très élaborées. Le Forum Social Mondial de Porto Alegre, cest un feu dartifice de propositions. Je ne crois donc pas que nous souffrions dun déficit propositionnel. Mais plutôt dune panne stratégique sur la manière de passer de la résistance à la contre-attaque, des contre-pouvoirs à la lutte pour le pouvoir. Car une résistance éternelle sans perspective de contre-attaque est condamnée à céder à ce à quoi elle résiste. Vaste problème, qui déboucherait sur le sens actuel de la révolution. Il ne me semble pas que son contenu essentiel soit si obscurci quon le prétend. Si le monde nest pas une marchandise, que voulons nous quil soit ? Il sagit bien dopposer au logiciel des marchés, du profit, de la concurrence dévastatrice de tous contre tous, un logiciel du service public, de lappropriation sociale, de la solidarité. En revanche, nous ne savons pas quelle forme politique peut prendre le pouvoir révolutionnaire à lépoque de la mondialisation et de la métamorphose des espaces et des rythmes de la politique. Pour le découvrir, un nouveau cycle de luttes et dexpériences, qui ne fait que commencer, est nécessaire.
Ainsi, il faut espérer que les mobilisations de la jeunesse contre Le Pen auront été un déclic pour quune nouvelle génération se lève et rejoigne celle qui sest déjà levée en Europe, de Gênes à Barcelone. Car la politisation passe toujours par des expériences et des mobilisations internationales fondatrices. A ce propos, le silence des candidats, tout au long de la campagne présidentielle, sur la guerre de Sharon en Palestine, est désastreux. Comment des jeunes « issus de limmigration » (souvent maghrébine) peuvent-ils comprendre que les belles âmes qui sindignent sur la Bosnie ou la Tchétchénie deviennent soudain indifférentes à linjustice faite aux Palestiniens, et saccommodent des démissions honteuses de lONU ? Cela aussi « fait le jeu » du Front National !
Pouvez-vous préciser ? Comment rendre possible ce qui est souhaitable, pour reprendre une question forte de votre livre Le pari mélancolique3 ? La souffrance sociale étant ce qu'elle est, profonde et violente, est-il envisageable que la gauche de la gauche se déclare candidate au pouvoir, y compris dans le compromis, pour appliquer des mesures d'urgences, et sortir ainsi de l'incantation dont on lui fait souvent reproche ?
Bien sûr, la gauche de gauche doit être candidate au pouvoir, ou plutôt agir pour que les exploités, les opprimés, les possédés, opposent leur pouvoir à celui de la propriété. Depuis vingt ans, la gauche respectueuse na pas pêché par excès dutopie critique ou dincantation, mais bien par excès de réalisme gestionnaire. Les capitulations et les batailles non menées ont fait autant ou plus de ruines que les combats qui auraient dû être menés auraient pu en faire. La lâcheté aussi a un prix. Candidat au pouvoir (au singulier) ? Oui, car le pouvoir des dominants existe. Il est même plus concentré, plus armé que jamais. La rhétorique des contre-pouvoirs aurait tort de faire dimpuissance vertu, comme si la question du pouvoir nexistait pas. Toute lexpérience du monde prouve le contraire. Et si on feint dignorer ce pouvoir, lui ne nous oublie pas.
Sur cette voie, des transitions sont possibles, des compromis, de même que la prise de positions institutionnelles. La question est de savoir si ces compromis permettent daméliorer les rapports de force et délever le niveau de conscience des dominés. Ainsi, en 1997, sur la base des grèves de 95 et dune victoire électorale, loccasion dune rupture à gauche était possible. Il eut été possible de remettre en cause la construction européenne libérale, de réduire réellement de temps de travail, de légaliser les sans-papiers et de donner le droit de vote aux immigrés, darrêter les privatisations et de rénover le service public, de balayer le plan Juppé, etc. Au lieu de cela, le gouvernement de la gauche plurielle a inauguré son mandat par lagenouillement dAmsterdam, quinze jours à peine après son élection. Ce reniement inaugurait un chemin de croix dont Vilvorde, Michelin, Nice, Barcelone, sont autant de stations, avec au bout le 21 avril. Il y a compromis et compromis. Il y a des compromis dynamiques et des compromis compromettants où, comme on le disait en 1968, « céder un peu, cest capituler beaucoup ». Un jour vient où il faut bien solder les comptes.
Daniel Bensaïd*
Propos recueillis par Emmanuel Renault
Daniel Bensaïd : En se ralliant, au fil des années 80, à la gestion social-libérale, les partis socialistes ont renoncé à lEtat social redistributif et à la réforme. Il ne sagit pas dune simple dérive doctrinale, mais aussi dune mue sociologique. Le concubinage dun Strauss-Kahn avec les élites patronales au sein du Cercle de lindustrie est plus quun symbole. La vague des privatisations a provoqué en effet une intégration organique au sommet de la bourgeoisie patrimoniale et de ce que Bourdieu appelait la noblesse dEtat. Inversement, les liens de la social-démocratie avec les milieux populaires se sont affaiblis ou rompus (avec laffaiblissement de certaines places fortes traditionnelles). Cest cette évolution quont tenté de théoriser les idéologues de « la troisième voie » blairiste comme Anthony Giddens ou du « nouveau centre » allemand comme Bodo Hombach. En équilibre instable autour de Jospin, le Parti socialiste français nest pas allé au terme de cette mue. Mais la question va se poser à nouveau à travers la question de la succession. Déjà, les sirènes se font entendre à travers, par exemple, les éditoriaux de Jean-Marie Colombani, les tribunes dans Le Monde, de Denis Mac Shane ou de Giddens lui-même, pour dire que le PS nest pas allé assez loin dans cette (troisième) voie.
Quant au PC, javais écrit dans un livre de 1998 sur le bilan de la première année de gauche plurielle1, que Robert Hue apparaissait comme une sorte de bonzaï de Gorbatchev et quil conduisait, toute proportion gardée, son parti à une implosion comparable à celle de lUnion soviétique en 1991. Pronostic largement vérifié. En choisissant la logique dappareil le réduisant au (second) rôle dappendice critique de la gauche plurielle, le parti communiste a précipité une agonie dont les racines historiques sont évidentes. Il a perdu en effet son identité internationale avec la désintégration du camp socialiste « réellement existant » auquel il sétait longtemps totalement identifié. Il a perdu son identité de classe en se présentant de plus en plus comme un parti des classes moyennes, « des gens », et en sadonnant avec une évidente satisfaction de parvenu aux délices de la politique spectacle. Cest triste pour les militants qui souvent méritent mieux. Mais cette banqueroute était sans doute une des conditions pour quun recommencement devînt possible.
De nouveaux espaces sen trouveraient ouverts à de nouveaux projets ? Je suis un peu méfiant envers cet appétit de nouveauté, où le mot excède si souvent la chose. Sans doute, des questions effectivement nouvelles sont-elles posées à travers la crise générale de la mesure marchande, quil sagisse de notre rapport écologique aux conditions naturelles de reproduction de lespèce, ou de savoir quelle espèce nous risquons de devenir si nous restons les rejetons des noces barbares des biotechnologies et de la propriété privée. Mais, pour se remettre en marche, à partir des résistances réelles aux dégâts de la mondialisation marchande, il nest pas nécessaire de sadonner à une quête de nouveauté spéculative. Il faut tout simplement partir du mouvement réel de contestation de lordre établi. Si on commençait par lier en gerbe les grands thèmes et les grandes exigences posées par les mouvements sociaux des dix dernières années (sur les services publics, la sécurité sociale, le temps de travail, limmigration, lEurope, la guerre, la dette du Tiers Monde, légalité des sexes, etc.), on obtiendrait bien plus quun programme minimum : un socle assez solide pour satteler à un projet commun autour de trois ou quatre grandes rubriques :
1. Un véritable projet de refondation sociale égalitaire à opposer au projet de contre-réforme antisociale du MEDEF.
2. Un véritable projet de refondation démocratique qui passe par la fin de la Ve République et le démantèlement de ses institutions.
3. Une logique du service public et du bien commun opposée à la logique du profit et au despotisme de marché.
4. Une lutte pour une autre Europe, sociale et démocratique, contre lEurope sauce financière de Maastricht ; et une lutte internationaliste pour une mondialisation den bas, contre la mondialisation capitaliste et le militarisme impérial.
La recomposition nécessaire dune vraie gauche, « 100% à gauche », face à une vraie droite de droite, est dabord une question de fondations et de contenu, non une affaire de combinaisons ou de puzzle visant à assembler les pièces disjointes de la vieille gauche. Il ny a ni frontières ni exclusives a priori. Nous sommes à un tournant. Tous les militants et militantes (de la gauche rouge, du PC, des Verts, du PS, des mouvements sociaux) sont interpellés. Tous doivent prendre leur responsabilité si lon ne veut pas que lalerte du 21 avril se reproduise en pire dans cinq ou dix ans. Il y a en revanche une condition sine qua non : que soient tirées, sans concessions, les leçons des vingt années de renoncements qui ont mené là. Afin de ne pas recommencer. Après les désillusions du mitterrandisme et du jospinisme pluriel, une troisième déconvenue pourrait devenir fatale.
Quant aux formes organisationnelles dune recomposition future, il nexiste pas de modèle préétabli. Cela dépend de la solidité des convergences, du degré dhomogénéité atteint. Elles peuvent donc aller dun nouveau parti à une fédération dorganisations et de courants.
Même si, par rapport à 1995, le FN n'a pas tant progressé dans l'électorat ouvrier que dans des zones rurales, on a souvent mis en relation l'effondrement du PC avec le fait que le FN est devenu le premier parti ouvrier, et l'on a également expliqué l'échec du PS par la rupture du lien qui l'unissait
traditionnellement aux ouvriers et aux employés. De quelle manière, selon vous, un discours politique ancré à gauche doit-il se référer au monde du travail ?
Jai toujours en tête les formules de Walter Benjamin disant que lAllemagne hitlérienne était le pays où il était interdit de nommer le prolétariat par son nom, ou celles de Hannah Arendt voyant dans la dégradation des classes en masses une caractéristique du régime totalitaire. Depuis le début des années 80, le Front National a travaillé à leffacement du clivage de classe au profit du clivage de race (national ou ethnique). Malheureusement, la gauche gouvernementale (et la droite !) a accompagné ce déplacement des lignes plus quelle ne lui a résisté. Souvenons-nous du Premier ministre Mauroy qualifiant les grévistes de Citroën non de travailleurs immigrés en grève, mais de grévistes islamiques ; souvenons-nous des bulldozers de Vitry ; souvenons nous des renoncements sur le vote des immigrés et la régularisation de tous les sans-papiers ; souvenons-nous de Chirac : le bruit et lodeur La concurrence sécuritaire Jospin-Chirac de la campagne électorale na fait que prolonger cette dérive.
Pendant les années Tapie, il était devenu honteux dêtre un ouvrier. Cétait le signe dun échec social comparé à la superbe des « gagnants ». Le discours dArlette travailleurs-travailleuses a été ringardisé et tourné en dérision. La fierté du métier, dune certaine culture, dune histoire, tombait en ruine. Cela a un peu changé après les grèves de 1995. Des films comme Ressources humaines, Rosetta, ou les films de Guédiguian, témoignent dune certaine réhabilitation de la figure ouvrière. Car, comme le disent fort bien Beaud et Pialoux dans leur enquête sur Montbelliard2 : la classe ouvrière navait pas disparu, elle était devenue invisible. Et on lavait rendue invisible (dans les médias, y compris dans le discours dominant des sciences humaines).
Sous le choc du vote FN (majoritaire chez les ouvriers), mais aussi des 3 millions de voix pour lextrême gauche, on se souvient soudain que les ouvriers représentent encore plus du quart de la population active ; que, du fait du nombre de couples ouvrier(e)s-employé(e)s, 40% des enfants ont au moins un parent ouvrier ; que les rapports de classe existent donc toujours. Ce, sans même examiner de plus près la validité discutable de la classification sociologique qui sépare ouvriers et employés.
Alors, bien sûr, on ne peut regagner du terrain contre le clivage national/étranger, contre lethnicisation communautaire ou confessionnelle de la politique, quen revigorant le clivage de classe. Ce qui ne devrait nullement signifier un retour à louvriérisme étroit si longtemps cultivé par le parti communiste, mais une prise en compte des métamorphoses du salariat et de la pluralité des contradictions sociales qui traversent nos sociétés.
Dans l'explication de la faillite de la gauche de gouvernement, il a beaucoup été question du mépris dans lequel le social-libéralisme expert avait tenu les souffrances de ceux d'en bas. Le Pen s'est lui-même présenté comme le candidat de la France qui souffre, alors que le soir du premier tour des Présidentielles, Marie-Georges Buffet affirmait que la gauche ne devait pas se contenter de se faire le porte-parole de la souffrance, en critiquant ainsi un discours de gauche qui se bornerait de relayer les mouvements sociaux. Ces deux positions opposées soulignent la difficulté d'une prise en compte de la souffrance sociale qui soit authentiquement progressiste ; elles mettent également en question la possibilité d'une unification politiquement cohérente des mouvements sociaux. Que répondre à ceux qui considèrent que ces difficultés sont insurmontables ?
Ce mépris de ce que Daniel Mermet (dans sa pièce sur et avec les chômeurs dAmiens) appelle « la sous-france », vient de loin. Bourdieu et son équipe lavaient bien diagnostiqué dès 1993 dans La Misère du Monde. Il suffit de se rappeler le contraste, pendant les grèves de 1995, entre la condescendance et larrogance des « politiques » et des experts invités sur les plateaux télévisés, et les piquets de grèves filmés à la lueur de leurs braseros comme des tribus exotiques. Il ny avait plus de langage commun, de parole commune, entre ces deux mondes. La gauche plurielle sest gargarisée dun bilan dautosatisfaction en évoquant les 35 heures et les emplois jeunes. Quel aveuglement ! Il a fallu les sondages sortie-des-urnes, pour que ses dirigeants politiques découvrent lhostilité dune majorité douvriers aux 35 heures. Non quils soient contre une réduction du temps de travail, mais pas au prix dune flexibilité qui les met plus que jamais à la merci du bon plaisir patronal et saccompagne souvent dune perte des heures supplémentaires si décisives pour boucler le mois dun smicard. Les ministres avaient-ils donc oublié les manifestations massives lors de la discussion parlementaire sur la deuxième loi Aubry ? On se réveille soudain, pour découvrir lévidence : le chômage na provisoirement reculé quau profit de la précarité.
Alors, bien sûr, la construction dune « gauche de gauche » passe par la prise en compte de cette souffrance sociale accumulée, non pas sur le mode encore méprisant et paternaliste dune gauche compassionnelle ou charitable, mais en revenant à des principes dégalité et de justice sociale. Ce qui voudrait dire une restauration du service public réformé, une défense intransigeante de la sécurité sociale par répartition contre les fonds de pension (rappelons nous dEnron), une véritable réduction du temps de travail avec embauche et sans perte de salaire, une ferme opposition aux licenciements boursiers, une politique de logement social et déducation publique, une défense de la santé publique. Il ne sagit certes pas de nier les inquiétudes face à la montée de la violence sociale. Mais la solution nest pas dans la réponse sécuritaire à linsécurité sociale, qui isole la question de son contexte ; elle est dans une politique globale demploi, déducation, de logement, de prévention.
Au-delà se pose un problème réel. Celui de savoir dans quelle mesure léclatement des résistances sociales et des mouvements sociaux répond à un affaissement passager des projets unificateurs de transformation sociale (consécutif aux défaites devant la contre-réforme libérale), et dans quelle mesure il traduit des tendances lourdes à la différenciation et à la complexification des sociétés modernes. Nous verrons bien. Mon hypothèse demeure que le grand agent unificateur des luttes et des résistances, cest le capital lui-même qui les imprègne et les traverses toutes sans pour autant abolir la spécificité des oppressions.
Ces dernières années, la gauche de la gauche semble avoir surtout occupé une position critique : critique de la privatisation des services publics, de la mondialisation, des simulacres de droit international, de l'hégémonie américaine... Aujourd'hui, avec les atermoiements de l'ONU en Palestine, l'effondrement de la gauche réformiste et la consolidation de lextrême droite, on peut avoir le sentiment que la réalité se critique d'elle-même. Elle n'en ouvre pas pour autant de véritables perspectives, alors que l'absence de perspective est sans doute l'un des facteurs de l'effondrement de la gauche gouvernementale. N'est-ce donc pas le moment de passer de la critique et de la résistance à la proposition, en relayant programmatiquement un des mots d'ordre de la manifestation monstre du 1er mai : « utopistes, debout » ?
« Utopistes, debout » est, à ma connaissance, une belle formule lancée, il y a quelques années déjà, par les graphistes toulousains de lAtelier des Arpètes. Comme cest souvent le cas, la demande dutopie est dabord lattestation dun manque, ou, comme le disait Henri Lefèbvre, lexpression dun « sentiment non pratique du possible ». Le sentiment du possible est-il en passe de redevenir pratique et lheure est-elle venue de passer de la résistance aux propositions ?
Peut-être. Espérons-le. Mieux : efforçons-nous dy contribuer. Mais je ne crois pas que la gauche de gauche soit orpheline de propositions. Elle nen reste pas au moment toujours aussi nécessaire du négatif. Si lon examinait les propositions avancées par certains syndicats et certaines associations, dans les notes de la fondation Copernic, dans les commissions scientifiques dAttac, on trouverait un foisonnement de propositions, souvent très élaborées. Le Forum Social Mondial de Porto Alegre, cest un feu dartifice de propositions. Je ne crois donc pas que nous souffrions dun déficit propositionnel. Mais plutôt dune panne stratégique sur la manière de passer de la résistance à la contre-attaque, des contre-pouvoirs à la lutte pour le pouvoir. Car une résistance éternelle sans perspective de contre-attaque est condamnée à céder à ce à quoi elle résiste. Vaste problème, qui déboucherait sur le sens actuel de la révolution. Il ne me semble pas que son contenu essentiel soit si obscurci quon le prétend. Si le monde nest pas une marchandise, que voulons nous quil soit ? Il sagit bien dopposer au logiciel des marchés, du profit, de la concurrence dévastatrice de tous contre tous, un logiciel du service public, de lappropriation sociale, de la solidarité. En revanche, nous ne savons pas quelle forme politique peut prendre le pouvoir révolutionnaire à lépoque de la mondialisation et de la métamorphose des espaces et des rythmes de la politique. Pour le découvrir, un nouveau cycle de luttes et dexpériences, qui ne fait que commencer, est nécessaire.
Ainsi, il faut espérer que les mobilisations de la jeunesse contre Le Pen auront été un déclic pour quune nouvelle génération se lève et rejoigne celle qui sest déjà levée en Europe, de Gênes à Barcelone. Car la politisation passe toujours par des expériences et des mobilisations internationales fondatrices. A ce propos, le silence des candidats, tout au long de la campagne présidentielle, sur la guerre de Sharon en Palestine, est désastreux. Comment des jeunes « issus de limmigration » (souvent maghrébine) peuvent-ils comprendre que les belles âmes qui sindignent sur la Bosnie ou la Tchétchénie deviennent soudain indifférentes à linjustice faite aux Palestiniens, et saccommodent des démissions honteuses de lONU ? Cela aussi « fait le jeu » du Front National !
Pouvez-vous préciser ? Comment rendre possible ce qui est souhaitable, pour reprendre une question forte de votre livre Le pari mélancolique3 ? La souffrance sociale étant ce qu'elle est, profonde et violente, est-il envisageable que la gauche de la gauche se déclare candidate au pouvoir, y compris dans le compromis, pour appliquer des mesures d'urgences, et sortir ainsi de l'incantation dont on lui fait souvent reproche ?
Bien sûr, la gauche de gauche doit être candidate au pouvoir, ou plutôt agir pour que les exploités, les opprimés, les possédés, opposent leur pouvoir à celui de la propriété. Depuis vingt ans, la gauche respectueuse na pas pêché par excès dutopie critique ou dincantation, mais bien par excès de réalisme gestionnaire. Les capitulations et les batailles non menées ont fait autant ou plus de ruines que les combats qui auraient dû être menés auraient pu en faire. La lâcheté aussi a un prix. Candidat au pouvoir (au singulier) ? Oui, car le pouvoir des dominants existe. Il est même plus concentré, plus armé que jamais. La rhétorique des contre-pouvoirs aurait tort de faire dimpuissance vertu, comme si la question du pouvoir nexistait pas. Toute lexpérience du monde prouve le contraire. Et si on feint dignorer ce pouvoir, lui ne nous oublie pas.
Sur cette voie, des transitions sont possibles, des compromis, de même que la prise de positions institutionnelles. La question est de savoir si ces compromis permettent daméliorer les rapports de force et délever le niveau de conscience des dominés. Ainsi, en 1997, sur la base des grèves de 95 et dune victoire électorale, loccasion dune rupture à gauche était possible. Il eut été possible de remettre en cause la construction européenne libérale, de réduire réellement de temps de travail, de légaliser les sans-papiers et de donner le droit de vote aux immigrés, darrêter les privatisations et de rénover le service public, de balayer le plan Juppé, etc. Au lieu de cela, le gouvernement de la gauche plurielle a inauguré son mandat par lagenouillement dAmsterdam, quinze jours à peine après son élection. Ce reniement inaugurait un chemin de croix dont Vilvorde, Michelin, Nice, Barcelone, sont autant de stations, avec au bout le 21 avril. Il y a compromis et compromis. Il y a des compromis dynamiques et des compromis compromettants où, comme on le disait en 1968, « céder un peu, cest capituler beaucoup ». Un jour vient où il faut bien solder les comptes.
Daniel Bensaïd*
Propos recueillis par Emmanuel Renault
* Philosophe, membre de la LCR.
(1) D. Bensaïd, Lionel, quas-tu fait de notre victoire ?
Un an après , Albin Michel, 1998.
(2) S. Beaud, M. Pialoux, Retour sur la condition ouvrière. Enquête aux usines Peugeot de Sochaux-Montbéliard, Fayard, 1999.
(3) D. Bensaïd, Le pari mélancolique, Fayard, 1997.
(1) D. Bensaïd, Lionel, quas-tu fait de notre victoire ?
Un an après , Albin Michel, 1998.
(2) S. Beaud, M. Pialoux, Retour sur la condition ouvrière. Enquête aux usines Peugeot de Sochaux-Montbéliard, Fayard, 1999.
(3) D. Bensaïd, Le pari mélancolique, Fayard, 1997.