Sortie du DVD de Notre Monde
Notre Monde Notre Monde (2013, 119') un film de Thomas LacosteRassemblant plus de 35 intervenants, philosophes, sociologues, économistes, magistrats, médecins, universitaires et écrivains, Notre Monde propose un espace dexpression pour travailler, comme nous y enjoint JeanLuc Nancy à « une pensée commune ». Plus encore quun libre espace de parole, Notre Monde sappuie sur un ensemble foisonnant de propositions concrètes pour agir comme un rappel essentiel, individuel et collectif : « faites de la politique » et de préférence autrement.
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© Passant n°40-41 [mai 2002 - septembre 2002]
© Passant n°40-41 [mai 2002 - septembre 2002]
par Hervé Le Corre
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Le Passant Ordinaire : Quelle analyse faites-vous du scrutin du 21 avril ? Qu'est-ce qui
a bougé lors de ce « séisme » ? D'aucuns
parlent de crise politique. Qu'en pensez-vous ?
Serge Guichard : Il est important de revenir sur cette question. Le second tour des présidentielles nefface pas le premier bien au contraire, il en prouve la gravité, y compris à travers les élans magnifiques de tous ces jeunes manifestants, de ce grand 1er mai rassemblant des millions de personnes, disant leur refus de lextrême droite, leurs colères.
Le terme, le qualificatif « séisme » me paraît correspondre à la situation. Ce qui vient de se passer révèle des fractures profondes, qui travaillent la société depuis longtemps, dont la crise de la représentation et du « jeu politique » est une des manifestations, une des ondes de choc. Nous pouvons effectivement parler de crise politique à condition dentendre « politique » dans son essence, la politique comme source et expression de lien social, comme matrice de société.
Que six millions délecteurs aient voté pour Le Pen, aient confirmé leur vote au second tour, témoignant dune progression et dune implantation de ce vote, malheureusement sous-estimée au nom danalyses condescendantes, est un terrible révélateur.
Crise politique certes mais aussi crise sociale, crise sociétale, crise des institutions, crise en France, crise en Europe, crise planétaire. Je crains que nos mauvaises habitudes, voire notre suffisance, ne limite encore, même en sen défendant, notre champ de réflexions à notre territoire, à notre hexagone. Serions-nous les seuls concernés par ces « séismes », quid de ce qui se passe dans les autres pays dEurope ? Nous aurions déjà oublié les séismes de la guerre en Europe centrale, du Rwanda, des nouvelles formes dintégrismes, le 11 septembre ? Nous pourrions penser quil ny a aucun lien entre tout cela, aucun apparentement possible ?
Comme Rabelais lécrit : « Si les signes vous fâchent, quand donc vous fâcheront les choses signifiées ? »
Pour comprendre lampleur de ce séisme, il faut élargir lhorizon de lanalyse, cest-à-dire létendre et la rapprocher, la globaliser et la disséquer, latomiser pour en saisir la charpente et les fondations. Il faut sy apparenter pleinement, considérer enfin le vécu quotidien de millions de personnes, leurs inquiétudes et leurs espérances.
En ce sens toutes les visions à courte vue, toute réponse trop rapide et toutes les certitudes arrogantes sont à bannir, sont insupportables. Le peuple, du moins une large partie du peuple, nous a fait savoir quil nen peut plus de ces politiques éloignées, de lautisme, de la cécité du « politique » qui, fait aggravant, se permet de culpabiliser le peuple sans se mettre en cause. Qui dira leffet de déclarations telles que celles faites par Jospin démissionnant devant Michelin (avant de démissionner de la politique !), disant limpuissance du politique tandis que lon rend les salariés, les familles, les migrants coupables de manque de civisme, de sens des responsabilités.
Nous nen pouvons plus de ces politiques qui parlent aux autres politiques, se racontent des histoires de partis politiques, piègent la politique, et dessaisissent le peuple !
Comment allons-nous vivre aujourdhui et demain le fait davoir été obligés de voter pour un président fortement malmené par des affaires afin de faire barrage au danger dextrême droite ? Dans quelle nasse risquons-nous de nous enfermer tandis que le capitalisme se constitue en empire, que la marchandisation de toutes nos activités devient une marchandisation de lêtre humain lui-même, une désymbolisation par la dictature de largent.
Un capitalisme, nouvel empire, structuré sur la loi de la bourse, intégrant de nouveau la violence comme mode de contrôle social, sinon de régulation, globalisant en étouffant, en discriminant, en réprimant, théorisant sur laffrontement des civilisations entre le nord et le sud.
Un peuple, (des peuples), une jeunesse qui souffre, une précarité pour avenir, des minima sociaux qui sont justement à minima, inadmissibles, une société excluante, discriminante, fermée, etc. Des institutions à bout de souffle, injustes Pour avoir cédé devant cela le PS, les partis dits de gouvernement ont été sanctionnés. Le message doit être entendu.
Après le bilan, quelques perspectives :
autrement dit, comment on s'en sort ? Que proposer ? Comment répondre à la fois à l'urgence que constitue toute la souffrance sociale négligée depuis trop longtemps, et affronter les problèmes de fond posés, dans un monde en métamorphose, par ce que Jack Ralite, dans un récent article paru dans L'Humanité, appelle « un déchirement majeur que nous ne savons pas nommer » ?
Je crains effectivement que nous nayons pas encore mesuré, sinon nommé ce déchirement. Les forces de gauche doivent en prendre la mesure. Quand on voit à quel point, lors des rencontres pour préparer les législatives, les candidatures uniques pour faire barrage au Front National là où existe un danger de le voir présent au second tour, les tendances hégémoniques du PS, les manuvres politiciennes, prennent le pas sur le fond, on se dit quil y a du pain sur la planche.
Il ne peut y avoir de réponse aux problèmes posés sans repenser le fond, la forme de la politique.
Il faut répondre aux urgences sociales, il y a des choses assez simples à réaliser, telles que laugmentation réelle des minima sociaux, la hausse du SMIC, la loi interdisant les licenciements boursiers, les droits des salariés, la régularisation de tous les sans papiers, le droit de vote des étrangers à toutes les élections, la démocratisation de la vie publique, le refus du cumul des mandats, la démocratie participative, la renégociation des accords de Maastricht et de Barcelone, le refus des privatisations, la défense du service public De plus, démontrons que nous inscrivons cette politique dans un projet de société, dans lappel a la créativité, à la diversité, dans une perspective de projets de dépassement du capitalisme.
Plus concrètement, quelle analyse faites-vous de la défaite de la gauche plurielle, et singulièrement du PCF ? Quel rôle ce parti devrait-il jouer dans la société française, au sein de la gauche ? Et de quelle gauche, d'ailleurs ? Dans le débat actuel sur la
refondation d'une « gauche de gauche » pour le dire à la façon de Pierre Bourdieu sur quels points essentiels à vos yeux
aimeriez-vous insister ?
Je propose de répondre simultanément à ces deux questions. Des changements de pratique, de culture, de structure et, in fine, de génération. La « proximité », la capacité de présence et de réponse immédiate, larticulation de la proposition concrète et du projet général sont des pistes de reconstruction. En arrière-plan, se posent les problèmes de lobsolescence de la « forme parti » historique, ce qui ne signifie pas la fin de la fonction politique elle-même et donc de la nécessité dune certaine forme dorganisation politique distincte. Réfléchir sans tarder, de façon élargie, sur les finalités dune telle organisation ; repérer ce qui produit lossification dans le fonctionnement existant des partis (logiques dappareil, rapport à lÉtat, cultures dorganisation, mode de reproduction de lencadrement ) : autant de nécessités pratiques, si lon veut sortir du cycle infernal de la crise et éviter de maintenir à linfini les structures installées, fût-ce sous les mots de la « novation » et du « mouvement ».
Comme lécrit Roger Martelli, réarticuler mouvement social et construction politique demande en effet de dépasser une triple tradition européenne : celle du syndicalisme révolutionnaire (le mouvement social est une force politique qui se suffit en elle-même) ; celle du travaillisme (la fonction politique apparaît comme une simple excroissance technique de lassociation professionnelle) ; celle de la social-démocratie et du communisme (le politique est lorganisateur général de laction sociale et donc la subordonne, plus ou moins étroitement). Lexpérience de ces dernières années ne montre-t-elle pas les limites de lensemble ? Après 1995, les essais dans le « mouvement social » des « États généraux du mouvement social », lappel « Nous sommes la gauche » nont débouché sur rien de tangible, dautant moins que la gauche politique a encore défini la réponse politique à la demande sociale radicale de façon séparée, classique, sous hégémonie socialiste.
Le mouvement social a en conséquence cherché à se préserver de la « récupération », de linstrumentalisation par les partis, sur le registre de la séparation fonctionnelle. Au syndicat la formulation de la demande sociale ; à lÉtat et aux partis, la « traduction » politique et institutionnelle. Cela ne correspond plus aux besoins contemporains : dans le contexte de la mondialisation et face à la pression libérale persistante, la demande sociale (critique sociale et revendication) a besoin de sadosser à un projet, qui pour être efficace, doit être un projet de transformation sociale (limites des démarches tournées vers « ladaptation » ou « laccommodement » aux normes du capitalisme). Mais qui doit élaborer ce « projet » politique au sens fort du terme (une visée collective qui touche à lorganisation générale de la cité) ? Les seuls partis ? Impossible. Le mouvement social en dehors des partis ? Cela na pas grand sens. Il faut donc définir de nouvelles modalités de coopération, où chaque acteur participe à égalité de responsabilité, sans renoncer à sa spécificité fonctionnelle, mais sans déléguer à qui que ce soit la mise en forme du « projet » et le contrôle de sa mise en uvre. Nouvelles modalités, et donc partenariat à inventer Difficile à réaliser ? Sans nul doute ; mais comment ne pas se poser le problème et ne pas le poser publiquement ?
Nous nous trouvons aujourdhui devant une situation qui nest plus celle du début des années 90, quand la vague néo-libérale était à son apogée. La conflictualité sociale et, avec elle, la radicalité, sont revenues sur le devant de la scène. Or le paysage politique, lui, est resté figé. Que les lenteurs à ladaptation du PCF aient été pour quelque chose dans cette situation est un fait ; quelles aient laissé le champ libre à des formes de radicalités « courtes » est un autre fait. Au total, nous nous retrouvons toutefois devant deux exigences simultanées : pour devenir force politique agissante, pour ne pas senfermer dans le statut de contre-pouvoir, aiguillon de majorités à dominante social-démocrate, voire social-libérale, la radicalité a besoin dexprimer un projet cohérent de transformation, incluant la sphère de linstitutionnel ; elle a en même temps besoin de trouver des débouchés politiques immédiats, sous la forme dune gauche politique rééquilibrée. Les deux exigences sont indissociables et doivent être traitées en même temps ; la question du rééquilibrage de la gauche ne se pose pas après lélaboration du projet.
Les « nouveaux mouvements sociaux »
des années 90 (comme aurait dit naguère Alain Touraine), celui des « sans », des « anti-mondialisation » ou des féministes,
limportance des nouveaux « tiers-mondismes » ou dun christianisme social plus radical (versant « théologie de la libération »), celle de lécologie politique dans sa variante la plus critique et la plus à gauche, tout cela trace de nouveaux territoires qui ne sont plus ceux du seul communisme, ni même ceux du « mouvement ouvrier ».
La diversité fonctionnelle (associative, syndicale, politique), structurelle (les traditions et sensibilités diverses conservent leur dynamique spécifique), lautonomie des espaces de radicalité sont des atouts à développer en sattachant à trouver des formes politiques de convergence se distinguant ainsi à la fois du ralliement et de la fusion organique.
Dès linstant où le communisme (pas plus que quiconque) ne peut prétendre représenter à lui seul la radicalité (ou « lesprit dalternative »), il faut bien quil porte lui aussi lexigence dune convergence des forces radicales, politiques et sociales, pour que la demande de transformation de la société soit massivement irriguée par lexigence dalternative vraie. Le « pôle de radicalité » ne peut-il être la médiation politique nécessaire pour que des majorités à venir soient orientées, réorientées, vers des changements structurels profonds en facilitant le raccord entre mouvement social et construction politique, afin que ce mouvement ne soit pas la simple force dappoint dune dynamique « réformiste » avec les risques dabandons connus et douverture despaces à la démagogie fascisante.
Une organisation de type communiste se maintiendra, elle est nécessaire, quand bien même se constituerait quelque part un « parti unique » de la radicalité. Il y aurait alors un risque dramatique à ce que ce besoin de « parti communiste » soit occupé à lancienne, sans esprit critique. Si lon admettait cette hypothèse, à quoi servirait la juxtaposition dune formation nouvelle « radicale » mais évacuant son rapport au communisme historique, et dune ou plusieurs organisations restées « communistes » et contournant lexigence de refondation communiste ? Des PC fossilisés dun côté et, de lautre côté, un PC-bis qui ne savouerait pas comme tel : jolie chance pour la social-démocratie. Mieux vaut, décidément, combiner la perspective dun Parti communiste fondé sur de nouvelles bases et celle dun pôle de radicalité
Laffirmation dune force politique proprement « communiste » (sans faire du terme lui-même une condition dadhésion ) mais résolument « post-bolchevique », ce qui suppose de reconstruire le projet qui la fonde, la culture commune qui la soude, et lorganisation qui la rassemble, est une exigence.
Pourquoi le maintien dun espace communiste spécifique ? Parce quil a lépaisseur dune tradition populaire, dune histoire à portée mondiale, dune méthode de pensée originale La « table rase » fait les belles chansons et les grosses catastrophes. Il ny a pas de novation sans racines ; mais pas de continuation vivante sans dépassement.
Lexpression dune visée explicitement communiste concerne lensemble des « communistes », quils soient ou non membres du PCF. Elle implique un travail de reconstruction mené par les membres actuels du PCF ; elle exige quils le déploient dans louverture en actes sur les autres composantes de la galaxie communiste. Sil faut fonder réellement un « parti communiste nouveau », cet acte de fondation ne peut être quuvre collective : un processus dÉtats généraux du communisme est en ce sens une hypothèse difficilement contournable. Pour quil ny ait aucune ambiguïté, je précise que des « États généraux » ne se confondent pas à mes yeux avec toute forme possible et tout aussi nécessaire de « Convention (ou Forum permanent) des forces dalternative ».
Les propositions des récentes réunions de direction du PCF, tels les forums ouverts, à décider ensemble sans à priori, sans attendre, me paraissent aller dans ce sens.
Serge Guichard*
Propos recueillis par Hervé Le Corre
a bougé lors de ce « séisme » ? D'aucuns
parlent de crise politique. Qu'en pensez-vous ?
Serge Guichard : Il est important de revenir sur cette question. Le second tour des présidentielles nefface pas le premier bien au contraire, il en prouve la gravité, y compris à travers les élans magnifiques de tous ces jeunes manifestants, de ce grand 1er mai rassemblant des millions de personnes, disant leur refus de lextrême droite, leurs colères.
Le terme, le qualificatif « séisme » me paraît correspondre à la situation. Ce qui vient de se passer révèle des fractures profondes, qui travaillent la société depuis longtemps, dont la crise de la représentation et du « jeu politique » est une des manifestations, une des ondes de choc. Nous pouvons effectivement parler de crise politique à condition dentendre « politique » dans son essence, la politique comme source et expression de lien social, comme matrice de société.
Que six millions délecteurs aient voté pour Le Pen, aient confirmé leur vote au second tour, témoignant dune progression et dune implantation de ce vote, malheureusement sous-estimée au nom danalyses condescendantes, est un terrible révélateur.
Crise politique certes mais aussi crise sociale, crise sociétale, crise des institutions, crise en France, crise en Europe, crise planétaire. Je crains que nos mauvaises habitudes, voire notre suffisance, ne limite encore, même en sen défendant, notre champ de réflexions à notre territoire, à notre hexagone. Serions-nous les seuls concernés par ces « séismes », quid de ce qui se passe dans les autres pays dEurope ? Nous aurions déjà oublié les séismes de la guerre en Europe centrale, du Rwanda, des nouvelles formes dintégrismes, le 11 septembre ? Nous pourrions penser quil ny a aucun lien entre tout cela, aucun apparentement possible ?
Comme Rabelais lécrit : « Si les signes vous fâchent, quand donc vous fâcheront les choses signifiées ? »
Pour comprendre lampleur de ce séisme, il faut élargir lhorizon de lanalyse, cest-à-dire létendre et la rapprocher, la globaliser et la disséquer, latomiser pour en saisir la charpente et les fondations. Il faut sy apparenter pleinement, considérer enfin le vécu quotidien de millions de personnes, leurs inquiétudes et leurs espérances.
En ce sens toutes les visions à courte vue, toute réponse trop rapide et toutes les certitudes arrogantes sont à bannir, sont insupportables. Le peuple, du moins une large partie du peuple, nous a fait savoir quil nen peut plus de ces politiques éloignées, de lautisme, de la cécité du « politique » qui, fait aggravant, se permet de culpabiliser le peuple sans se mettre en cause. Qui dira leffet de déclarations telles que celles faites par Jospin démissionnant devant Michelin (avant de démissionner de la politique !), disant limpuissance du politique tandis que lon rend les salariés, les familles, les migrants coupables de manque de civisme, de sens des responsabilités.
Nous nen pouvons plus de ces politiques qui parlent aux autres politiques, se racontent des histoires de partis politiques, piègent la politique, et dessaisissent le peuple !
Comment allons-nous vivre aujourdhui et demain le fait davoir été obligés de voter pour un président fortement malmené par des affaires afin de faire barrage au danger dextrême droite ? Dans quelle nasse risquons-nous de nous enfermer tandis que le capitalisme se constitue en empire, que la marchandisation de toutes nos activités devient une marchandisation de lêtre humain lui-même, une désymbolisation par la dictature de largent.
Un capitalisme, nouvel empire, structuré sur la loi de la bourse, intégrant de nouveau la violence comme mode de contrôle social, sinon de régulation, globalisant en étouffant, en discriminant, en réprimant, théorisant sur laffrontement des civilisations entre le nord et le sud.
Un peuple, (des peuples), une jeunesse qui souffre, une précarité pour avenir, des minima sociaux qui sont justement à minima, inadmissibles, une société excluante, discriminante, fermée, etc. Des institutions à bout de souffle, injustes Pour avoir cédé devant cela le PS, les partis dits de gouvernement ont été sanctionnés. Le message doit être entendu.
Après le bilan, quelques perspectives :
autrement dit, comment on s'en sort ? Que proposer ? Comment répondre à la fois à l'urgence que constitue toute la souffrance sociale négligée depuis trop longtemps, et affronter les problèmes de fond posés, dans un monde en métamorphose, par ce que Jack Ralite, dans un récent article paru dans L'Humanité, appelle « un déchirement majeur que nous ne savons pas nommer » ?
Je crains effectivement que nous nayons pas encore mesuré, sinon nommé ce déchirement. Les forces de gauche doivent en prendre la mesure. Quand on voit à quel point, lors des rencontres pour préparer les législatives, les candidatures uniques pour faire barrage au Front National là où existe un danger de le voir présent au second tour, les tendances hégémoniques du PS, les manuvres politiciennes, prennent le pas sur le fond, on se dit quil y a du pain sur la planche.
Il ne peut y avoir de réponse aux problèmes posés sans repenser le fond, la forme de la politique.
Il faut répondre aux urgences sociales, il y a des choses assez simples à réaliser, telles que laugmentation réelle des minima sociaux, la hausse du SMIC, la loi interdisant les licenciements boursiers, les droits des salariés, la régularisation de tous les sans papiers, le droit de vote des étrangers à toutes les élections, la démocratisation de la vie publique, le refus du cumul des mandats, la démocratie participative, la renégociation des accords de Maastricht et de Barcelone, le refus des privatisations, la défense du service public De plus, démontrons que nous inscrivons cette politique dans un projet de société, dans lappel a la créativité, à la diversité, dans une perspective de projets de dépassement du capitalisme.
Plus concrètement, quelle analyse faites-vous de la défaite de la gauche plurielle, et singulièrement du PCF ? Quel rôle ce parti devrait-il jouer dans la société française, au sein de la gauche ? Et de quelle gauche, d'ailleurs ? Dans le débat actuel sur la
refondation d'une « gauche de gauche » pour le dire à la façon de Pierre Bourdieu sur quels points essentiels à vos yeux
aimeriez-vous insister ?
Je propose de répondre simultanément à ces deux questions. Des changements de pratique, de culture, de structure et, in fine, de génération. La « proximité », la capacité de présence et de réponse immédiate, larticulation de la proposition concrète et du projet général sont des pistes de reconstruction. En arrière-plan, se posent les problèmes de lobsolescence de la « forme parti » historique, ce qui ne signifie pas la fin de la fonction politique elle-même et donc de la nécessité dune certaine forme dorganisation politique distincte. Réfléchir sans tarder, de façon élargie, sur les finalités dune telle organisation ; repérer ce qui produit lossification dans le fonctionnement existant des partis (logiques dappareil, rapport à lÉtat, cultures dorganisation, mode de reproduction de lencadrement ) : autant de nécessités pratiques, si lon veut sortir du cycle infernal de la crise et éviter de maintenir à linfini les structures installées, fût-ce sous les mots de la « novation » et du « mouvement ».
Comme lécrit Roger Martelli, réarticuler mouvement social et construction politique demande en effet de dépasser une triple tradition européenne : celle du syndicalisme révolutionnaire (le mouvement social est une force politique qui se suffit en elle-même) ; celle du travaillisme (la fonction politique apparaît comme une simple excroissance technique de lassociation professionnelle) ; celle de la social-démocratie et du communisme (le politique est lorganisateur général de laction sociale et donc la subordonne, plus ou moins étroitement). Lexpérience de ces dernières années ne montre-t-elle pas les limites de lensemble ? Après 1995, les essais dans le « mouvement social » des « États généraux du mouvement social », lappel « Nous sommes la gauche » nont débouché sur rien de tangible, dautant moins que la gauche politique a encore défini la réponse politique à la demande sociale radicale de façon séparée, classique, sous hégémonie socialiste.
Le mouvement social a en conséquence cherché à se préserver de la « récupération », de linstrumentalisation par les partis, sur le registre de la séparation fonctionnelle. Au syndicat la formulation de la demande sociale ; à lÉtat et aux partis, la « traduction » politique et institutionnelle. Cela ne correspond plus aux besoins contemporains : dans le contexte de la mondialisation et face à la pression libérale persistante, la demande sociale (critique sociale et revendication) a besoin de sadosser à un projet, qui pour être efficace, doit être un projet de transformation sociale (limites des démarches tournées vers « ladaptation » ou « laccommodement » aux normes du capitalisme). Mais qui doit élaborer ce « projet » politique au sens fort du terme (une visée collective qui touche à lorganisation générale de la cité) ? Les seuls partis ? Impossible. Le mouvement social en dehors des partis ? Cela na pas grand sens. Il faut donc définir de nouvelles modalités de coopération, où chaque acteur participe à égalité de responsabilité, sans renoncer à sa spécificité fonctionnelle, mais sans déléguer à qui que ce soit la mise en forme du « projet » et le contrôle de sa mise en uvre. Nouvelles modalités, et donc partenariat à inventer Difficile à réaliser ? Sans nul doute ; mais comment ne pas se poser le problème et ne pas le poser publiquement ?
Nous nous trouvons aujourdhui devant une situation qui nest plus celle du début des années 90, quand la vague néo-libérale était à son apogée. La conflictualité sociale et, avec elle, la radicalité, sont revenues sur le devant de la scène. Or le paysage politique, lui, est resté figé. Que les lenteurs à ladaptation du PCF aient été pour quelque chose dans cette situation est un fait ; quelles aient laissé le champ libre à des formes de radicalités « courtes » est un autre fait. Au total, nous nous retrouvons toutefois devant deux exigences simultanées : pour devenir force politique agissante, pour ne pas senfermer dans le statut de contre-pouvoir, aiguillon de majorités à dominante social-démocrate, voire social-libérale, la radicalité a besoin dexprimer un projet cohérent de transformation, incluant la sphère de linstitutionnel ; elle a en même temps besoin de trouver des débouchés politiques immédiats, sous la forme dune gauche politique rééquilibrée. Les deux exigences sont indissociables et doivent être traitées en même temps ; la question du rééquilibrage de la gauche ne se pose pas après lélaboration du projet.
Les « nouveaux mouvements sociaux »
des années 90 (comme aurait dit naguère Alain Touraine), celui des « sans », des « anti-mondialisation » ou des féministes,
limportance des nouveaux « tiers-mondismes » ou dun christianisme social plus radical (versant « théologie de la libération »), celle de lécologie politique dans sa variante la plus critique et la plus à gauche, tout cela trace de nouveaux territoires qui ne sont plus ceux du seul communisme, ni même ceux du « mouvement ouvrier ».
La diversité fonctionnelle (associative, syndicale, politique), structurelle (les traditions et sensibilités diverses conservent leur dynamique spécifique), lautonomie des espaces de radicalité sont des atouts à développer en sattachant à trouver des formes politiques de convergence se distinguant ainsi à la fois du ralliement et de la fusion organique.
Dès linstant où le communisme (pas plus que quiconque) ne peut prétendre représenter à lui seul la radicalité (ou « lesprit dalternative »), il faut bien quil porte lui aussi lexigence dune convergence des forces radicales, politiques et sociales, pour que la demande de transformation de la société soit massivement irriguée par lexigence dalternative vraie. Le « pôle de radicalité » ne peut-il être la médiation politique nécessaire pour que des majorités à venir soient orientées, réorientées, vers des changements structurels profonds en facilitant le raccord entre mouvement social et construction politique, afin que ce mouvement ne soit pas la simple force dappoint dune dynamique « réformiste » avec les risques dabandons connus et douverture despaces à la démagogie fascisante.
Une organisation de type communiste se maintiendra, elle est nécessaire, quand bien même se constituerait quelque part un « parti unique » de la radicalité. Il y aurait alors un risque dramatique à ce que ce besoin de « parti communiste » soit occupé à lancienne, sans esprit critique. Si lon admettait cette hypothèse, à quoi servirait la juxtaposition dune formation nouvelle « radicale » mais évacuant son rapport au communisme historique, et dune ou plusieurs organisations restées « communistes » et contournant lexigence de refondation communiste ? Des PC fossilisés dun côté et, de lautre côté, un PC-bis qui ne savouerait pas comme tel : jolie chance pour la social-démocratie. Mieux vaut, décidément, combiner la perspective dun Parti communiste fondé sur de nouvelles bases et celle dun pôle de radicalité
Laffirmation dune force politique proprement « communiste » (sans faire du terme lui-même une condition dadhésion ) mais résolument « post-bolchevique », ce qui suppose de reconstruire le projet qui la fonde, la culture commune qui la soude, et lorganisation qui la rassemble, est une exigence.
Pourquoi le maintien dun espace communiste spécifique ? Parce quil a lépaisseur dune tradition populaire, dune histoire à portée mondiale, dune méthode de pensée originale La « table rase » fait les belles chansons et les grosses catastrophes. Il ny a pas de novation sans racines ; mais pas de continuation vivante sans dépassement.
Lexpression dune visée explicitement communiste concerne lensemble des « communistes », quils soient ou non membres du PCF. Elle implique un travail de reconstruction mené par les membres actuels du PCF ; elle exige quils le déploient dans louverture en actes sur les autres composantes de la galaxie communiste. Sil faut fonder réellement un « parti communiste nouveau », cet acte de fondation ne peut être quuvre collective : un processus dÉtats généraux du communisme est en ce sens une hypothèse difficilement contournable. Pour quil ny ait aucune ambiguïté, je précise que des « États généraux » ne se confondent pas à mes yeux avec toute forme possible et tout aussi nécessaire de « Convention (ou Forum permanent) des forces dalternative ».
Les propositions des récentes réunions de direction du PCF, tels les forums ouverts, à décider ensemble sans à priori, sans attendre, me paraissent aller dans ce sens.
Serge Guichard*
Propos recueillis par Hervé Le Corre
* Membre de la direction nationale du PCF, responsable des réseaux Migrations / Citoyenneté et du réseau Urbanité.