Sortie du DVD de Notre Monde
Notre Monde Notre Monde (2013, 119') un film de Thomas LacosteRassemblant plus de 35 intervenants, philosophes, sociologues, économistes, magistrats, médecins, universitaires et écrivains, Notre Monde propose un espace dexpression pour travailler, comme nous y enjoint JeanLuc Nancy à « une pensée commune ». Plus encore quun libre espace de parole, Notre Monde sappuie sur un ensemble foisonnant de propositions concrètes pour agir comme un rappel essentiel, individuel et collectif : « faites de la politique » et de préférence autrement.
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© Passant n°40-41 [mai 2002 - septembre 2002]
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entretien de Noël Mamère par Thomas Lacoste
Imprimer l'articleSoigne ta gauche
Le Passant Ordinaire : Quel regard portez-vous sur la campagne présidentielle et, plus particulièrement, sur celle du parti
socialiste ? En conséquence, quelle analyse faites-vous des résultats des élections
présidentielles, de la déroute du PS et du PC, et des progressions de votre organisation et de lextrême gauche ?
Noël Mamère : Le premier constat quon doit faire est que nous sommes face à une crise de la représentation politique. La droite parlementaire a perdu près de quatre millions et demi de voix, la gauche en a perdu près de deux millions ; donc, le vrai vainqueur de ce premier tour et peut-être même finalement du deuxième, cest Le Pen. Cest une victoire par défaut qui montre combien le fossé sest creusé entre les professionnels de la politique et les citoyens, qui ont à la fois le sentiment de limpuissance du politique face à la mondialisation libérale et aux exigences de léconomie libérale, et un certain dégoût des pratiques politiques. Le second constat est que les gens se sont soit jetés dans les bras de Le Pen, qui nest quun imposteur, soit réfugiés dans labstention, et ce sont ceux-là qui ont abandonné la gauche parce que celle-ci, en particulier les socialistes qui étaient majoritaires dans lalliance plurielle, sest acharnée à faire une politique en direction des classes moyennes en oubliant tous ceux qui nont pas bénéficié de la prospérité du pays et des victoires sur le chômage. Je pense en particulier aux travailleurs pauvres, qui sont toujours quatre millions dans ce pays, travaillant mais gagnant 535 (3 509 F) par mois (le seuil de pauvreté monétaire tel quil est fixé par lOCDE), et qui sont condamnés à survivre. Et parmi ces quatre millions de travailleurs pauvres, il y a une grande majorité de femmes qui sont obligées de subir le travail flexible imposé. Parmi ces gens qui se sont réfugiés dans les bras de Le Pen ou dans labstention, il y a aussi tous ceux qui relèvent aujourdhui des minima sociaux. Il faut savoir que la France est le pays de lEurope dans lequel les minima sociaux sont les plus bas. Il y a également tous ceux qui ont entre 20 et 25 ans, qui nont jamais travaillé. Ils ne bénéficient pas du RMI et se trouvent dans des situations de survie, offrant un terrain privilégié pour la délinquance et le système D.
20% des jeunes qui sont allés aux urnes ont voté pour Le Pen. Chez les jeunes, leffrayant tiercé du premier tour, cétait : Le Pen, Jospin, Mamère. Jinsiste, ce sont quand même 20% des jeunes votants qui ont dabord voté Le Pen !
Ensuite, il y a tous ceux qui sont aujourdhui dans une situation de survie : les un million cinq cent mille Français qui ne bénéficient pas de la CMU (la couverture médicale universelle), qui a pourtant été une bonne loi. Aujourdhui, ceux qui sont au minimum vieillesse ou les handicapés qui bénéficient de lallocation adulte handicapé nont pas le droit à la CMU, parce que leurs allocations dépassent de 9 (57 F) le plafond de la CMU ! Et puis, il y a ces six millions et demi douvriers ! On fait comme sil ny avait plus douvriers dans le pays, mais la classe ouvrière reste majoritaire. Ce nest plus la classe ouvrière comme on la définissait au début du siècle, ce sont des gens quon qualifie aujourdhui comme tertiarisés : des spécialistes de lentretien, des conducteurs dengins, des chauffeurs routiers, des livreurs, des manutentionnaires du commerce, des gens qui travaillent dans les petites entreprises ou dans les services des grandes et qui sont souvent dans un environnement de type artisanal. Ceux-là sont soumis à la pression, à la fois de la clientèle et de leur patron. Ce sont des gens qui travaillent dans des postures pénibles et fatigantes. Leur sentiment de classe est peut-être dilué, mais ils constituent une majorité de ce qui est aujourdhui lessentiel du corps social. Et ils ont été non pas des bénéficiaires, mais des victimes des 35 heures. Autant les 35 heures représentent un plus pour les cadres et les classes moyennes, autant elles ont été une pénalisation pour ces travailleurs, pour ces salariés auxquels on a imposé le travail flexible et une plus grande productivité. Ajoutons à cet ensemble ceux qui pourraient être considérés dailleurs comme les ouvriers daujourdhui : les infirmières, le personnel hospitalier et cest là quon voit le grand échec du PS. Celui-ci saccompagne dun dégât collatéral avec le PCF qui, en essayant de survivre à lhistoire, en voulant jouer à la fois le dehors et le dedans, na fait que senfoncer un peu plus dans la spirale de lhistoire, comme la montré le résultat catastrophique de Robert Hue. Il ne faut donc pas sétonner que toutes les figures émergentes, en particulier dans la gauche radicale, je pense à Besancenot (mais Arlette Laguillier a fait quand même 5%) aient aujourdhui un tel poids.
Dautre part, cest vrai que les Verts sont pratiquement les seuls à avoir augmenté leur score et à avoir évité la débâcle de la gauche. Cela tient, je pense, à plusieurs choses dont une qui est à mon avis très importante. Dabord, les Verts ont fait une campagne de gauche. Je nai pas sombré dans le délire sécuritaire à la manière du PS, qui a quand même été capable de nous dire pendant la campagne que lon pouvait réformer lordonnance de 45 ce nétait plus « tabou » ! alors qu a pour objectif de protéger les mineurs. Et je pense que droite et gauche, en surdéterminant le débat par le tout-sécuritaire, ont fini par donner raison à Le Pen. Elles ont débattu dans lombre portée de ce dernier. A limmigration, qui était le thème dominant en 95, sest substitué le thème sécuritaire, mais les ressorts sont les mêmes. Ce qui fait que, comme je le disais souvent, Le Pen navait pas besoin de parler, puisque Chirac, Jospin et Chevènement parlaient pour lui. Il ne faut pas sétonner de ses résultats. En ce qui me concerne, jai toujours défendu lidée dune société ouverte contre une société fermée. Je suis aussi le seul, avec Besancenot et Taubira, à avoir beaucoup parlé de la mondialisation. Non pas pour la diaboliser, mais pour dénoncer les effets destructeurs de sa forme libérale et pour dire « Un autre monde est possible ». Et cet autre monde possible, moi jy apporte des réponses, celles des écologistes (qui sont des mondialistes farouches, comme le prouve leur slogan « penser globalement et agir localement »). Jy ai apporté aussi la réponse de lEurope, qui devrait être un rempart contre la globalisation libérale, si elle-même nétait pas infectée par le virus libéral.
Le résultat du premier tour des présidentielles a amené une grande partie des citoyens à se mobiliser et à prendre part dans le débat politique. Comment interprétez-vous cette repolitisation et selon vous quelles perspectives entrouvre-t-elle ?
La seule bonne nouvelle de cette catastrophe politique est effectivement le sursaut démocratique du pays et en particulier des jeunes qui, dès le 21 avril au soir, sont descendus dans la rue et nous ont donné une formidable leçon de civisme. Il faut dailleurs noter quune fois encore la droite est restée à lécart de cette mobilisation, alors quelle en est la première bénéficiaire. La dernière fois que la droite est descendue dans la rue massivement, cétait en 1984, pour défendre lécole privée. On aurait pu espérer quelle se joigne à nous pour défendre les valeurs de la République. Dailleurs, on saperçoit que le maire de Bordeaux et inspirateur de ce gouvernement na décidément rien compris au pays, puisquil na pas hésité à dire, il y a encore quelques jours, en pleine effervescence des jeunes, en plein soulèvement de la vie, que ces manifestations étaient « à côté de la plaque ». Franchement, jai le sentiment que cest lui qui est à côté de la France.
Je ne regrette pas davoir appelé, dès le 21 avril au soir, à faire du 1er mai une grande manifestation de défense des valeurs de la démocratie. Je pense que cest lun des plus beaux 1er mai que nous ayons connu dans notre histoire.
Maintenant, il y a une exigence démocratique à laquelle nous devons savoir répondre. Je pense que la gauche, de ce point de vue, a une mission particulière. Cest la raison pour laquelle, dès le samedi 4 mai, nous avons organisé à la Mutualité, à Paris, le premier forum de reconstruction de la gauche, qui, évidemment, ne peut se limiter aux partis de gouvernement et aux appareils. Si lon veut faire bouger le mammouth, il faut refonder, reconstruire la gauche par le bas et non par le haut. Avec tout ce qui constitue la vitalité de la gauche daujourdhui, cest-à-dire la génération de Seattle, la gauche mouvementiste, le mouvement social1 Car le mouvement social sest beaucoup mobilisé lui aussi pour ce soulèvement de la vie et cette revendication démocratique. Donc, ce premier forum, qui a réuni dans laprès-midi entre 14h et 20h près de 1 500 personnes et auquel ont participé des personnalités comme Christophe Aguiton2, Pierre Khalfa3, Pierre Tartakowski, Jean-Baptiste Ayraud, Patrick Braouzec, Christiane Taubira , des regroupements comme Act Up, qui étaient co-organisateurs, le forum de la gauche citoyenne, avec Gilbert Wasserman et Dominique Taddei etc., nest quun point de départ pour dautres forums qui devraient avoir lieu dans les grandes villes de province, des forums régionaux que nous avons intitulés « soigne ta gauche », nous inspirant du film de Godard.
Ce numéro sort à quelques jours des
législatives, comment les Verts vont-ils se positionner vis-à-vis de la gauche plurielle et plus particulièrement du PS ? Compte tenu de la confirmation des orientations clairement social-libérales du PS, pensez-vous possible de rester dans la gauche plurielle et dans le même temps espérer de celle-ci une recomposition au-delà de ses frontières actuelles ?
La gauche plurielle est morte et enterrée, elle a signé son acte de décès le 21 avril au soir. Aujourdhui nous avons une nécessité : après avoir fait barrage à lextrême droite, il faut empêcher la droite de casser un certain nombre dacquis qui ne datent pas simplement des cinq années de gauche plurielle, mais qui sont des acquis historiques. Cette droite est en train de montrer son acharnement sécuritaire, son incompréhension des problèmes daujourdhui. Il suffit de se référer aux dernières déclarations de Mme Bachelot sur le tout-nucléaire. Il suffit de voir la nomination de Mr Francis Mer, lhomme dARCELOR qui a liquidé 50 000 salariés et qui sest battu contre la fiscalité écologique, un homme du Médef. Ou de Luc Ferry, ce philosophe de supermarché qui a écrit un brûlot sectaire contre les Verts Donc, il suffit de voir la composition de ce gouvernement pour comprendre quil faut le combattre. Et le combattre, cest se battre pour une nouvelle majorité parlementaire. Ce qui ne pourra se faire pour linstant quavec les partis du gouvernement, puisque la LCR ne veut pas y participer4. Cela veut dire que la reconstruction de la gauche ne se fera pas en un mois. Et ce serait une erreur que de le faire croire aux Français.
Le PS a montré déjà depuis quelques jours, notamment dans sa version programmatique, que ce qui nétait pas bon pour lui avant le 21 avril le devenait après. Il a intégré pas mal de propositions des Verts quil avait rejetées, notamment sur la question des minima sociaux et sur le social en général. Mais on ne peut pas sarrêter là. La reconstruction de la gauche prendra du temps. Cest ce à quoi nous nous attachons, parce que je pense que les Verts ont aujourdhui une légitimité nouvelle pour mener à bien ce chantier. Parce que nous avons fait une campagne de gauche. Nous devons jouer un rôle charnière dans cette reconstruction. Il ne faut pas faire croire aux Français quun bricolage électoral suffira à les réconcilier avec la gauche, mais que la gauche doit procéder à son aggiornamento.
Si vous pensez possible et nécessaire une refonte de la gauche, selon vous, sur quelles bases pourrait se construire celle-ci, quels en seraient les préceptes, les axes forts ?
Je vois trois axes forts que jai déjà proposés. Mais dabord, je voudrais faire un autre commentaire en disant que si la reconstruction de la gauche est nécessaire pour reconquérir cet électorat qui nous a abandonnés, elle est aussi nécessaire pour arrêter la progression du FN, car même si on la endiguée, on na pas extirpé le poison. Le virus est là, qui gagne du terrain. Le Pen a gagné des voix. Ce sont des voix dadhésion et non plus des voix de protestation. Dautre part, quand on fait la somme des voix de lextrême droite et des abstentions, on obtient 40%. Nous sommes dans une situation unique dans lUnion européenne et cest là que le problème se pose à lensemble de la représentation politique.
Il faut sattaquer maintenant à trois chantiers :
Le premier, faire de la lutte contre la précarité une urgence. Ce plan contre la précarité passe par une augmentation des minima sociaux, laugmentation du plafond de la CMU, des sanctions beaucoup plus importantes contre ceux qui pratiquent le travail précaire, et enfin, par la remise à lordre du jour du plan Sueur, qui est resté dans les placards de la gauche et qui proposait ce que nous appelons, nous, le plan Marshall pour les banlieues, cest-à-dire 20 milliards deuros sur dix ans pour restructurer les banlieues, pas simplement en termes dhabitat, mais aussi en termes daccompagnement.
Le deuxième chantier est celui des services publics : cest faire de la lutte contre léchec scolaire une priorité nationale, cest recruter 10 000 éducateurs de rue dans les cinq ans, en renforçant tout ce qui concerne les politiques de médiation et de prévention ; cest aussi recruter des magistrats pour pratiquer une justice de proximité, favorisant les peines de substitution, comme les travaux dintérêt général, à condition que les jeunes soient suivis Cest renforcer les services publics, faisant en sorte quils aillent là où ils ont abandonné le terrain, où ils ne sont plus.
Et puis le troisième chantier cest le chantier de la rénovation de la République, cest-à-dire comment passer de la Ve à la VIe Répu-blique. Pour répondre à la deuxième crise, celle de la démocratie participative.
Les citoyens ont le sentiment que tout se passe au-dessus de leur tête et que, au fond, entre le cumul de mandats, les obstacles qui sont posés à la création de conseils de quartier et autres, rien nest fait pour quils participent. Cest malheureusement lapplication de la phrase de Paul Valéry qui disait « lart de la politique cest de tout faire pour empêcher les citoyens de se mêler de ce qui les regarde ». Je renverse la phrase et je dis « la noblesse de la politique, cest de tout faire pour que les citoyens se mêlent enfin de ce qui les regarde ». Si lon veut quils se mêlent enfin de ce qui les regarde, il faut changer de République et créer les conditions de la démocratie participative, que la représentation politique soit le reflet de la diversité sociale de ce pays, ce qui nest pas le cas aujourdhui. Il y a une partie du PS qui est prête à cette restauration de la République, je pense à Montebourg. Au-delà de la gauche de gouvernement, il y a cette volonté. Ensuite, il y a tout ce quon peut décliner : la réforme de la PAC, qui doit être axée sur la maîtrise de la production et sur la démarche de qualité, la souveraineté alimentaire, la suppression de la dette des pays du Tiers Monde, la nécessité de mettre en uvre une loi cadre daide au développement, linterdiction des OGM et du brevetage du vivant, la nécessité de mettre en place une politique de diversification énergétique et, notamment, la sortie progressive du nucléaire, sur 25 ans, comme lont décidé les Allemands et les Belges, la loi dinitiative citoyenne qui oblige, lorsque 500 000 français sont daccord sur un sujet quils veulent voir examiné par lAssemblée, celle-ci à sy atteler (on peut prendre comme sujet la politique énergétique, qui na jamais été débattue devant le pays) Cest remettre aussi sur le métier la question de la régularisation des sans-papiers, de labolition de la double peine, du vote des étrangers et des immigrés dans les élections locales, ce que javais proposé à lAssemblée sans suite ! Cest faire que la gauche soit enfin la gauche et quelle ne renonce pas à ses valeurs, car chaque fois quelle va sur le terrain de la droite, elle perd.
Le chantier est grand, cest pourquoi, il ne faut pas laisser passer ces législatives qui sont très importantes puisque nous avons été privés de débat, car entre le premier et le deuxième tour on sest battu pour endiguer lextrême droite. Cest la victoire des Français, pas de Chirac, cela est clair. Chirac, sur son nom et sur son programme, na fait que 19%, cest-à-dire le score le plus faible pour un président de la République sortant. Et, paradoxalement, malgré son score de maréchal, la fonction de président na jamais été aussi affaiblie quaujourdhui. Et Chirac lui-même na jamais été aussi faible. Donc, cest maintenant que le vrai débat commence. Quon ait un débat entre la droite et la gauche et que lon retrouve le clivage. Je sens une envie des électeurs et des militants de gauche, je lai sentie évidemment à Paris à la Mutualité, mais je lai également sentie lorsque jai organisé un forum à Talence avec les Verts et où cétait plein à craquer. On a été obligé de pousser les paravents au bistrot Jonathan. Les gens ont envie de parler, ils ont le sentiment quil ny a pas de fluidité dans la parole entre nous et on sent une énorme frustration.
La seule chance de la gauche, aujourdhui, est que ses électeurs sont plus intelligents que ses appareils ! Mais si elle se contente de se rénover entre notables et par le haut, elle ny arrivera pas. Je ne suis pas sûr quaujourdhui la gauche ait parfaitement entendu le message des Français. Il ne faudrait pas que les réflexes dautodéfense et de survie lemportent sur la nécessité de se restructurer.
Noël Mamère*
Propos recueillis par Thomas Lacoste
socialiste ? En conséquence, quelle analyse faites-vous des résultats des élections
présidentielles, de la déroute du PS et du PC, et des progressions de votre organisation et de lextrême gauche ?
Noël Mamère : Le premier constat quon doit faire est que nous sommes face à une crise de la représentation politique. La droite parlementaire a perdu près de quatre millions et demi de voix, la gauche en a perdu près de deux millions ; donc, le vrai vainqueur de ce premier tour et peut-être même finalement du deuxième, cest Le Pen. Cest une victoire par défaut qui montre combien le fossé sest creusé entre les professionnels de la politique et les citoyens, qui ont à la fois le sentiment de limpuissance du politique face à la mondialisation libérale et aux exigences de léconomie libérale, et un certain dégoût des pratiques politiques. Le second constat est que les gens se sont soit jetés dans les bras de Le Pen, qui nest quun imposteur, soit réfugiés dans labstention, et ce sont ceux-là qui ont abandonné la gauche parce que celle-ci, en particulier les socialistes qui étaient majoritaires dans lalliance plurielle, sest acharnée à faire une politique en direction des classes moyennes en oubliant tous ceux qui nont pas bénéficié de la prospérité du pays et des victoires sur le chômage. Je pense en particulier aux travailleurs pauvres, qui sont toujours quatre millions dans ce pays, travaillant mais gagnant 535 (3 509 F) par mois (le seuil de pauvreté monétaire tel quil est fixé par lOCDE), et qui sont condamnés à survivre. Et parmi ces quatre millions de travailleurs pauvres, il y a une grande majorité de femmes qui sont obligées de subir le travail flexible imposé. Parmi ces gens qui se sont réfugiés dans les bras de Le Pen ou dans labstention, il y a aussi tous ceux qui relèvent aujourdhui des minima sociaux. Il faut savoir que la France est le pays de lEurope dans lequel les minima sociaux sont les plus bas. Il y a également tous ceux qui ont entre 20 et 25 ans, qui nont jamais travaillé. Ils ne bénéficient pas du RMI et se trouvent dans des situations de survie, offrant un terrain privilégié pour la délinquance et le système D.
20% des jeunes qui sont allés aux urnes ont voté pour Le Pen. Chez les jeunes, leffrayant tiercé du premier tour, cétait : Le Pen, Jospin, Mamère. Jinsiste, ce sont quand même 20% des jeunes votants qui ont dabord voté Le Pen !
Ensuite, il y a tous ceux qui sont aujourdhui dans une situation de survie : les un million cinq cent mille Français qui ne bénéficient pas de la CMU (la couverture médicale universelle), qui a pourtant été une bonne loi. Aujourdhui, ceux qui sont au minimum vieillesse ou les handicapés qui bénéficient de lallocation adulte handicapé nont pas le droit à la CMU, parce que leurs allocations dépassent de 9 (57 F) le plafond de la CMU ! Et puis, il y a ces six millions et demi douvriers ! On fait comme sil ny avait plus douvriers dans le pays, mais la classe ouvrière reste majoritaire. Ce nest plus la classe ouvrière comme on la définissait au début du siècle, ce sont des gens quon qualifie aujourdhui comme tertiarisés : des spécialistes de lentretien, des conducteurs dengins, des chauffeurs routiers, des livreurs, des manutentionnaires du commerce, des gens qui travaillent dans les petites entreprises ou dans les services des grandes et qui sont souvent dans un environnement de type artisanal. Ceux-là sont soumis à la pression, à la fois de la clientèle et de leur patron. Ce sont des gens qui travaillent dans des postures pénibles et fatigantes. Leur sentiment de classe est peut-être dilué, mais ils constituent une majorité de ce qui est aujourdhui lessentiel du corps social. Et ils ont été non pas des bénéficiaires, mais des victimes des 35 heures. Autant les 35 heures représentent un plus pour les cadres et les classes moyennes, autant elles ont été une pénalisation pour ces travailleurs, pour ces salariés auxquels on a imposé le travail flexible et une plus grande productivité. Ajoutons à cet ensemble ceux qui pourraient être considérés dailleurs comme les ouvriers daujourdhui : les infirmières, le personnel hospitalier et cest là quon voit le grand échec du PS. Celui-ci saccompagne dun dégât collatéral avec le PCF qui, en essayant de survivre à lhistoire, en voulant jouer à la fois le dehors et le dedans, na fait que senfoncer un peu plus dans la spirale de lhistoire, comme la montré le résultat catastrophique de Robert Hue. Il ne faut donc pas sétonner que toutes les figures émergentes, en particulier dans la gauche radicale, je pense à Besancenot (mais Arlette Laguillier a fait quand même 5%) aient aujourdhui un tel poids.
Dautre part, cest vrai que les Verts sont pratiquement les seuls à avoir augmenté leur score et à avoir évité la débâcle de la gauche. Cela tient, je pense, à plusieurs choses dont une qui est à mon avis très importante. Dabord, les Verts ont fait une campagne de gauche. Je nai pas sombré dans le délire sécuritaire à la manière du PS, qui a quand même été capable de nous dire pendant la campagne que lon pouvait réformer lordonnance de 45 ce nétait plus « tabou » ! alors qu a pour objectif de protéger les mineurs. Et je pense que droite et gauche, en surdéterminant le débat par le tout-sécuritaire, ont fini par donner raison à Le Pen. Elles ont débattu dans lombre portée de ce dernier. A limmigration, qui était le thème dominant en 95, sest substitué le thème sécuritaire, mais les ressorts sont les mêmes. Ce qui fait que, comme je le disais souvent, Le Pen navait pas besoin de parler, puisque Chirac, Jospin et Chevènement parlaient pour lui. Il ne faut pas sétonner de ses résultats. En ce qui me concerne, jai toujours défendu lidée dune société ouverte contre une société fermée. Je suis aussi le seul, avec Besancenot et Taubira, à avoir beaucoup parlé de la mondialisation. Non pas pour la diaboliser, mais pour dénoncer les effets destructeurs de sa forme libérale et pour dire « Un autre monde est possible ». Et cet autre monde possible, moi jy apporte des réponses, celles des écologistes (qui sont des mondialistes farouches, comme le prouve leur slogan « penser globalement et agir localement »). Jy ai apporté aussi la réponse de lEurope, qui devrait être un rempart contre la globalisation libérale, si elle-même nétait pas infectée par le virus libéral.
Le résultat du premier tour des présidentielles a amené une grande partie des citoyens à se mobiliser et à prendre part dans le débat politique. Comment interprétez-vous cette repolitisation et selon vous quelles perspectives entrouvre-t-elle ?
La seule bonne nouvelle de cette catastrophe politique est effectivement le sursaut démocratique du pays et en particulier des jeunes qui, dès le 21 avril au soir, sont descendus dans la rue et nous ont donné une formidable leçon de civisme. Il faut dailleurs noter quune fois encore la droite est restée à lécart de cette mobilisation, alors quelle en est la première bénéficiaire. La dernière fois que la droite est descendue dans la rue massivement, cétait en 1984, pour défendre lécole privée. On aurait pu espérer quelle se joigne à nous pour défendre les valeurs de la République. Dailleurs, on saperçoit que le maire de Bordeaux et inspirateur de ce gouvernement na décidément rien compris au pays, puisquil na pas hésité à dire, il y a encore quelques jours, en pleine effervescence des jeunes, en plein soulèvement de la vie, que ces manifestations étaient « à côté de la plaque ». Franchement, jai le sentiment que cest lui qui est à côté de la France.
Je ne regrette pas davoir appelé, dès le 21 avril au soir, à faire du 1er mai une grande manifestation de défense des valeurs de la démocratie. Je pense que cest lun des plus beaux 1er mai que nous ayons connu dans notre histoire.
Maintenant, il y a une exigence démocratique à laquelle nous devons savoir répondre. Je pense que la gauche, de ce point de vue, a une mission particulière. Cest la raison pour laquelle, dès le samedi 4 mai, nous avons organisé à la Mutualité, à Paris, le premier forum de reconstruction de la gauche, qui, évidemment, ne peut se limiter aux partis de gouvernement et aux appareils. Si lon veut faire bouger le mammouth, il faut refonder, reconstruire la gauche par le bas et non par le haut. Avec tout ce qui constitue la vitalité de la gauche daujourdhui, cest-à-dire la génération de Seattle, la gauche mouvementiste, le mouvement social1 Car le mouvement social sest beaucoup mobilisé lui aussi pour ce soulèvement de la vie et cette revendication démocratique. Donc, ce premier forum, qui a réuni dans laprès-midi entre 14h et 20h près de 1 500 personnes et auquel ont participé des personnalités comme Christophe Aguiton2, Pierre Khalfa3, Pierre Tartakowski, Jean-Baptiste Ayraud, Patrick Braouzec, Christiane Taubira , des regroupements comme Act Up, qui étaient co-organisateurs, le forum de la gauche citoyenne, avec Gilbert Wasserman et Dominique Taddei etc., nest quun point de départ pour dautres forums qui devraient avoir lieu dans les grandes villes de province, des forums régionaux que nous avons intitulés « soigne ta gauche », nous inspirant du film de Godard.
Ce numéro sort à quelques jours des
législatives, comment les Verts vont-ils se positionner vis-à-vis de la gauche plurielle et plus particulièrement du PS ? Compte tenu de la confirmation des orientations clairement social-libérales du PS, pensez-vous possible de rester dans la gauche plurielle et dans le même temps espérer de celle-ci une recomposition au-delà de ses frontières actuelles ?
La gauche plurielle est morte et enterrée, elle a signé son acte de décès le 21 avril au soir. Aujourdhui nous avons une nécessité : après avoir fait barrage à lextrême droite, il faut empêcher la droite de casser un certain nombre dacquis qui ne datent pas simplement des cinq années de gauche plurielle, mais qui sont des acquis historiques. Cette droite est en train de montrer son acharnement sécuritaire, son incompréhension des problèmes daujourdhui. Il suffit de se référer aux dernières déclarations de Mme Bachelot sur le tout-nucléaire. Il suffit de voir la nomination de Mr Francis Mer, lhomme dARCELOR qui a liquidé 50 000 salariés et qui sest battu contre la fiscalité écologique, un homme du Médef. Ou de Luc Ferry, ce philosophe de supermarché qui a écrit un brûlot sectaire contre les Verts Donc, il suffit de voir la composition de ce gouvernement pour comprendre quil faut le combattre. Et le combattre, cest se battre pour une nouvelle majorité parlementaire. Ce qui ne pourra se faire pour linstant quavec les partis du gouvernement, puisque la LCR ne veut pas y participer4. Cela veut dire que la reconstruction de la gauche ne se fera pas en un mois. Et ce serait une erreur que de le faire croire aux Français.
Le PS a montré déjà depuis quelques jours, notamment dans sa version programmatique, que ce qui nétait pas bon pour lui avant le 21 avril le devenait après. Il a intégré pas mal de propositions des Verts quil avait rejetées, notamment sur la question des minima sociaux et sur le social en général. Mais on ne peut pas sarrêter là. La reconstruction de la gauche prendra du temps. Cest ce à quoi nous nous attachons, parce que je pense que les Verts ont aujourdhui une légitimité nouvelle pour mener à bien ce chantier. Parce que nous avons fait une campagne de gauche. Nous devons jouer un rôle charnière dans cette reconstruction. Il ne faut pas faire croire aux Français quun bricolage électoral suffira à les réconcilier avec la gauche, mais que la gauche doit procéder à son aggiornamento.
Si vous pensez possible et nécessaire une refonte de la gauche, selon vous, sur quelles bases pourrait se construire celle-ci, quels en seraient les préceptes, les axes forts ?
Je vois trois axes forts que jai déjà proposés. Mais dabord, je voudrais faire un autre commentaire en disant que si la reconstruction de la gauche est nécessaire pour reconquérir cet électorat qui nous a abandonnés, elle est aussi nécessaire pour arrêter la progression du FN, car même si on la endiguée, on na pas extirpé le poison. Le virus est là, qui gagne du terrain. Le Pen a gagné des voix. Ce sont des voix dadhésion et non plus des voix de protestation. Dautre part, quand on fait la somme des voix de lextrême droite et des abstentions, on obtient 40%. Nous sommes dans une situation unique dans lUnion européenne et cest là que le problème se pose à lensemble de la représentation politique.
Il faut sattaquer maintenant à trois chantiers :
Le premier, faire de la lutte contre la précarité une urgence. Ce plan contre la précarité passe par une augmentation des minima sociaux, laugmentation du plafond de la CMU, des sanctions beaucoup plus importantes contre ceux qui pratiquent le travail précaire, et enfin, par la remise à lordre du jour du plan Sueur, qui est resté dans les placards de la gauche et qui proposait ce que nous appelons, nous, le plan Marshall pour les banlieues, cest-à-dire 20 milliards deuros sur dix ans pour restructurer les banlieues, pas simplement en termes dhabitat, mais aussi en termes daccompagnement.
Le deuxième chantier est celui des services publics : cest faire de la lutte contre léchec scolaire une priorité nationale, cest recruter 10 000 éducateurs de rue dans les cinq ans, en renforçant tout ce qui concerne les politiques de médiation et de prévention ; cest aussi recruter des magistrats pour pratiquer une justice de proximité, favorisant les peines de substitution, comme les travaux dintérêt général, à condition que les jeunes soient suivis Cest renforcer les services publics, faisant en sorte quils aillent là où ils ont abandonné le terrain, où ils ne sont plus.
Et puis le troisième chantier cest le chantier de la rénovation de la République, cest-à-dire comment passer de la Ve à la VIe Répu-blique. Pour répondre à la deuxième crise, celle de la démocratie participative.
Les citoyens ont le sentiment que tout se passe au-dessus de leur tête et que, au fond, entre le cumul de mandats, les obstacles qui sont posés à la création de conseils de quartier et autres, rien nest fait pour quils participent. Cest malheureusement lapplication de la phrase de Paul Valéry qui disait « lart de la politique cest de tout faire pour empêcher les citoyens de se mêler de ce qui les regarde ». Je renverse la phrase et je dis « la noblesse de la politique, cest de tout faire pour que les citoyens se mêlent enfin de ce qui les regarde ». Si lon veut quils se mêlent enfin de ce qui les regarde, il faut changer de République et créer les conditions de la démocratie participative, que la représentation politique soit le reflet de la diversité sociale de ce pays, ce qui nest pas le cas aujourdhui. Il y a une partie du PS qui est prête à cette restauration de la République, je pense à Montebourg. Au-delà de la gauche de gouvernement, il y a cette volonté. Ensuite, il y a tout ce quon peut décliner : la réforme de la PAC, qui doit être axée sur la maîtrise de la production et sur la démarche de qualité, la souveraineté alimentaire, la suppression de la dette des pays du Tiers Monde, la nécessité de mettre en uvre une loi cadre daide au développement, linterdiction des OGM et du brevetage du vivant, la nécessité de mettre en place une politique de diversification énergétique et, notamment, la sortie progressive du nucléaire, sur 25 ans, comme lont décidé les Allemands et les Belges, la loi dinitiative citoyenne qui oblige, lorsque 500 000 français sont daccord sur un sujet quils veulent voir examiné par lAssemblée, celle-ci à sy atteler (on peut prendre comme sujet la politique énergétique, qui na jamais été débattue devant le pays) Cest remettre aussi sur le métier la question de la régularisation des sans-papiers, de labolition de la double peine, du vote des étrangers et des immigrés dans les élections locales, ce que javais proposé à lAssemblée sans suite ! Cest faire que la gauche soit enfin la gauche et quelle ne renonce pas à ses valeurs, car chaque fois quelle va sur le terrain de la droite, elle perd.
Le chantier est grand, cest pourquoi, il ne faut pas laisser passer ces législatives qui sont très importantes puisque nous avons été privés de débat, car entre le premier et le deuxième tour on sest battu pour endiguer lextrême droite. Cest la victoire des Français, pas de Chirac, cela est clair. Chirac, sur son nom et sur son programme, na fait que 19%, cest-à-dire le score le plus faible pour un président de la République sortant. Et, paradoxalement, malgré son score de maréchal, la fonction de président na jamais été aussi affaiblie quaujourdhui. Et Chirac lui-même na jamais été aussi faible. Donc, cest maintenant que le vrai débat commence. Quon ait un débat entre la droite et la gauche et que lon retrouve le clivage. Je sens une envie des électeurs et des militants de gauche, je lai sentie évidemment à Paris à la Mutualité, mais je lai également sentie lorsque jai organisé un forum à Talence avec les Verts et où cétait plein à craquer. On a été obligé de pousser les paravents au bistrot Jonathan. Les gens ont envie de parler, ils ont le sentiment quil ny a pas de fluidité dans la parole entre nous et on sent une énorme frustration.
La seule chance de la gauche, aujourdhui, est que ses électeurs sont plus intelligents que ses appareils ! Mais si elle se contente de se rénover entre notables et par le haut, elle ny arrivera pas. Je ne suis pas sûr quaujourdhui la gauche ait parfaitement entendu le message des Français. Il ne faudrait pas que les réflexes dautodéfense et de survie lemportent sur la nécessité de se restructurer.
Noël Mamère*
Propos recueillis par Thomas Lacoste
* Candidat aux présidentielles, député-maire de Bègles.
(1) Lire linterview de José Bové dans ce numéro.
(2) Lire linterview de Christophe Aguiton dans ce numéro.
(3) Lire larticle de Pierre Khalfa dans ce numéro.
(4) Lire linterview de Daniel Bensaïd dans ce numéro.
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Thomas Lacoste