Sortie du DVD de Notre Monde
Notre Monde Notre Monde (2013, 119') un film de Thomas LacosteRassemblant plus de 35 intervenants, philosophes, sociologues, économistes, magistrats, médecins, universitaires et écrivains, Notre Monde propose un espace dexpression pour travailler, comme nous y enjoint JeanLuc Nancy à « une pensée commune ». Plus encore quun libre espace de parole, Notre Monde sappuie sur un ensemble foisonnant de propositions concrètes pour agir comme un rappel essentiel, individuel et collectif : « faites de la politique » et de préférence autrement.
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© Passant n°39 [mars 2002 - avril 2002]
© Passant n°39 [mars 2002 - avril 2002]
par Michaël Faure
Imprimer l'articleLa double peine : un racisme dEtat
Nous en avons assez des tergiversations et des atermoiements de tous ces « responsables » élus par nous qui nous déclarent « irresponsables » lorsque nous leur rappelons les promesses quils ont faites. Nous en avons assez du racisme dEtat quils autorisent.
Pierre Bourdieu1
La campagne nationale contre la double peine, lancée le 20 novembre dernier par un ensemble dassociations, permet de signaler une des sombres réalités de notre république. Le film troublant de Bertrand Tavernier, Histoires de vies brisées, est éloquent à ce propos. Sa diffusion dans les salles de cinéma de nombreuses villes permet de faire connaître plus largement le sort de personnes broyées par les institutions judiciaires et administratives2. Là où ces dernières prononcent des peines de bannissement en toute cécité et surdité, le cinéaste écoute les témoignages et donne à voir un autre regard sur ce quest la double peine.
Le cas récent de Monsieur Moussa Brihmat est emblématique de ce quest la double peine. Né en France (à Lyon en 1952, mais de nationalité algérienne), il est père de deux enfants français dont il a la garde depuis trois ans et demi. Ses cinq frères et surs sont de nationalité française et résident en France. Son père vit également en France. Sa mère et son grand père sont tous deux décédés et enterrés en France. Après une condamnation à huit mois de prison par le tribunal correctionnel de Lyon pour une infraction à la loi sur les stupéfiants, il sest vu condamné par la cour dappel de Lyon à cinq années de prison assorties dune interdiction définitive du territoire national. Monsieur Brihmat a effectué cette peine. Depuis sa sortie de prison, il y a plus de trois ans, il a trouvé du travail et na commis aucun délit. En dépit de tous ces éléments, le préfet du Rhône avait décidé en décembre dernier de mettre à exécution linterdiction définitive du territoire national et dexpulser lintéressé en Algérie, où il na aucun lien. Face à une mobilisation importante dassociations et à un large écho médiatique, le ministère de lIntérieur a accordé à Moussa Brihmat, le mercredi 27 décembre, une assignation à résidence « en vue dun réexamen de sa situation ». Autre cas dalerte récent, celui de Monsieur Jamel Abidi qui est né en France le 15 décembre 1960 à Lyon. Il est le second dune famille de neuf enfants dont six ont la nationalité française. Toute sa famille réside en France. Son épouse est de nationalité française et ils ont deux enfants de nationalité française nés en 1982 et 1983. Après une condamnation à trois ans de prison par le tribunal correctionnel de Lyon, M. Jamel Abidi sest vu notifier le 16 février 1999, par la cour dappel, une peine complémentaire dinterdiction définitive du territoire. Les mêmes juges ont refusé de faire droit à la requête en relèvement de linterdiction du territoire à laudience du 18 décembre 2001. Lun des frères de Jamel a été assassiné en Algérie le 7 mars 2001, après avoir été expulsé de France en novembre 1993. Le 28 février 2002, le tribunal administratif de Lyon rejette la requête des avocats de Monsieur Jamel Abidi. Ces derniers introduisent, en ultime recours (non suspensif), une requête en urgence contre la France devant la cour européenne de Strasbourg. Une demande dasile politique est examinée le 1er Mars par lOfpra. De son côté, la Cimade a entamé une procédure durgence auprès du tribunal administratif de Grenoble afin de contester la destination de lAlgérie fixée par le préfet de Savoie dans son arrêté.
Les exemples sont nombreux, tous plus « acadabrantesques » les uns que les autres comme en témoigne la cinquantaine dactions urgentes engagées par la campagne nationale contre la double peine.
On regroupe traditionnellement deux choses derrière lappellation « double peine » qui relèvent chacune de mesures déloignement du territoire national et sajoutent à une condamnation pénale. Dune part, il y a les arrêtés dexpulsion qui peuvent être pris à titre administratif par le ministre de lIntérieur ou par un préfet. Dautre part, il y a linterdiction du territoire français qui est une mesure judiciaire prononcée par des magistrats. Un des grands principes du droit pénal stipule pourtant que « nul ne peut-être puni deux fois pour le même délit ».
Si ces mesures sont destinées aux personnes qui nont pas la nationalité française, la plupart visent des personnes qui résident depuis de très nombreuses années en France, quand elles ny sont pas nées, comme cest le cas de Moussa Brihmat et de Jamel Abidi. Il nest dailleurs pas rare quelles soient conjointes de femmes de nationalité française, que leurs enfants ou leurs frères et surs soient eux-mêmes français. Ainsi, les personnes sanctionnées par la double peine se voient séparées, par une mesure dexpulsion du territoire national, de toutes les attaches quelles ont en France. Ce bannissement brise la vie de personnes qui ont été socialisées en France et qui sociologiquement sont françaises, alors quon les assigne à « une identité de papiers ». Nombre dentre elles ne connaissent dailleurs pas ou mal la langue ou le pays vers lequel elles sont expulsées. Cet état de fait contrevient à larticle 8 de la Convention européenne des Droits de lHomme qui protège les liens familiaux et la vie privée des personnes. La Cour européenne des Droits de lHomme a condamné la France à plusieurs reprises, à ce titre, lors de ces dernières années. En outre, la double peine sinscrit en faute de larticle 3 de la Convention européenne des Droits de lHomme qui, contrairement à larticle 8, est imprescriptible , interdisant les traitements cruels, inhumains ou dégradants. La France, qui a pourtant comme préambule à sa constitution la Déclaration Universelle des Droits de lHomme, ne sembarrasse pas de « si peu », pas plus que les autres pays européens, dans une Europe qui au lieu dasseoir sa construction sur la Convention des Droits de lHomme a plutôt tendance en matière de double peine à sasseoir dessus. Par ailleurs en létat, lapplicabilité des décisions de la Cour européenne des Droits de lHomme est parfois problématique et les « sanctions » auprès des Etats sont plus symboliques que contraignantes et de ce fait peu dissuasives.
Ainsi, les tribunaux français continuent à prononcer allégrement des interdictions du territoire, et ce de façon croissante. Depuis les lois Pasqua de 1993 et lentrée en vigueur du nouveau code pénal au 1er mars 1994 la double peine a vu son champ dapplication sétendre. Le nombre des infractions pour lesquelles une interdiction du territoire français peut être prononcée sest considérablement élargi, au point dêtre applicable à plus de deux cents infractions et notamment pour des atteintes aux biens. Par ailleurs, les mesures déloignement peuvent désormais concerner des personnes qui jusque-là en étaient protégées depuis les lois Deferre-Questiaux de 81, les lois Joxe de 1989 et les lois Sapin de 1991. En outre, les possibilités de recours sont dans certains cas quasi inexistantes. Il en est ainsi à la cour dappel de Lyon où les refus de requête en relèvement sont systématiques. Qui plus est, les recours judiciaires ne sont pas suspensifs, ce qui signifie que les personnes peuvent être expulsées avant même que les décisions soient prononcées, faisant ainsi entorse à larticle 6 de la Convention européenne des Droits de lHomme consacrant le « droit à un procès équitable ». Fait rarissime, le 29 octobre dernier, le tribunal de Paris a condamné le ministère de lIntérieur et contesté la légalité de sa décision en cassant un arrêté ministériel dexpulsion.
De nombreuses mobilisations ou grèves de la faim ont eu lieu ces vingt dernières années pour dénoncer linjustice que représente la double peine. A Lyon, en mai 1998, dix personnes frappées par cette réalité sordide ont observé une grève de la faim de 51 jours. Un an après, Lila Bougessa compagne dun des dix de 98 décidait à son tour dengager une grève de la faim qui dura 37 jours, en vain. Les résultats obtenus sont dans lensemble tout à fait insatisfaisants, dautant quils sont provisoires et ne permettent pas aux familles de sortir de façon définitive de linsécurité et de la précarité dans lesquelles elles sont3.
A chaque fois que les gouvernements ont avancé dun pas sur la question, ils se sont empressés de reculer de deux, pratiquant chacun leur tour la politique de lautruche. Les gouvernements et les autorités exercent de concert à lendroit de la double peine un cynisme et un mépris sans nom tant à lencontre des personnes directement concernées que des associations qui les soutiennent.
Les lois Pasqua-Debré, en modifiant lordonnance du 2 novembre 1945 qui régit la législation sur les séjours des étrangers , ont sacrifié les catégories protégées. Les lois Chevènement de 1997 nont fait quentériner cet état de fait. La circulaire Guigou, publiée le 17 novembre 1999, ne change rien sur le fond et na pas réellement pris en considération les propositions du Rapport Chanet, qui préconisait une interdiction absolue dexpulsion pour certaines catégories de personnes. Ces propositions étaient pourtant soutenues par la Commission nationale consultative des Droits de lHomme dont Monsieur Jospin a exprimé le souhait de voir son rôle de vigilance et de conseil sélargir.
La psychose ou le zèle de certains juges, qui se comportent comme sils étaient le dernier rempart dune forteresse assiégée, fait fi des velléités de quelconque circulaire et des réalités humaines. Les préfets et les ministres de lIntérieur successifs nont, pour leur part, que trop tendance à emprunter les mêmes sentiers et à dégainer les mêmes réflexes sécuritaires en prononçant des arrêtés dexpulsion à tort et à travers en cas de « menace grave à lordre public » pour les premiers, et en cas « durgence absolue » ou par « nécessité impérieuse de lEtat ou la sécurité publique » pour les seconds. Autant dexpressions dont lemphase touche au ridicule et au pathétique lorsque ces mesures visent des personnes qui résident en France dans une clandestinité contrainte fabriquée de toutes pièces par des lois iniques et qui nont pas commis de nouveaux délits dix ans après leur sortie de prison. En agissant de la sorte, on accroît la précarité et la vulnérabilité des personnes qui coûte que coûte reviendront en France et on les expose plus encore à commettre de nouveaux délits. La plupart résistent pourtant à jouer le jeu quon voudrait leur faire jouer. En sexposant dans lespace public, à travers une grève de la faim, elles affichent enfin leur visage et dévoilent celui dune république qui se voile la face. Là où des mécanismes judiciaires et administratifs ubuesques visent à les effacer du territoire national ou à les laisser demeurer dans un statut « dinvisibles », elles revendiquent ouvertement une présence légitime auprès des leurs.
Derrière la double peine, il est manifeste que cest le fait même dêtre étranger ou issu de limmigration, cest à dire « venu dailleurs », que lon sanctionne. Tout est comme si cela était une faute originelle, un crime en soi comme lavait si bien explicité le sociologue Abdelmalek Sayad4. On ne sanctionne plus des actes, mais des personnes, et derrière ces personnes, un « délit dimmigration ». A partir de cette logique xénophobe, toute sanction devient légitime et apparaît comme allant de soi, jusquau bannissement de victimes émissaires5. Le bannissement agit en dehors de toute notion de temps et de proportionnalité. Le temps de présence sur le territoire national des personnes expulsées nest pas pris en considération, pas plus que le temps dune interdiction qui peut être définitive, cest-à-dire une peine à perpétuité qui sonne le glas dune mort civile. Cest dans cette distorsion que sinscrit le drame de la double peine, symptomatique dun racisme dEtat. « Ces responsables qui nous gouvernent » et prétendent lutter contre les discriminations ne seraient-ils pas bien avisés dabolir les discriminations institutionnelles et les lois criminogènes, plutôt que de les cautionner et de les perpétuer ?
Alors que la classe politique a unanimement célébré à titre posthume luvre de Pierre Bourdieu, dont Jacques Chirac considérait quil était et « restera comme un penseur militant et un militant de la pensée » et Lionel Jospin quil était « un maître de la sociologie contemporaine et une grande figure de la vie intellectuelle de notre pays [ ] qui a personnellement vécu la dialectique entre la pensée et laction », ne conviendrait-il pas que ces deux personnages parmi dautres se souviennent des propos du sociologue encensé avec lhypocrisie que Bourdieu méprisait par dessus tout qui sied si bien aux « responsables » en question :
« Pour en finir une fois pour toutes avec ces brimades et ces humiliations, impensables il y a quelques années, il faut marquer une rupture claire avec une législation hypocrite qui nest quune immense concession à la xénophobie du Front national. Abroger les lois Pasqua et Debré évidemment, mais surtout en finir avec tous les propos hypocrites de tous les politiciens qui, à un moment où lon revient sur les compromissions de la bureaucratie française dans lextermination des juifs, donnent pratiquement licence à tous ceux qui, dans la bureaucratie, sont en mesure dexprimer leurs pulsions les plus bêtement xénophobes [ ]. Il ne sert à rien de sengager dans de grandes discussions juridiques sur les mérites comparés de telle ou telle loi. Il sagit dabolir purement et simplement une loi qui, par son existence même, légitime les pratiques discriminatoires des fonctionnaires, petits ou grands, en contribuant à jeter une suspicion globale sur les étrangers et pas nimporte lesquels évidemment »6.
Pierre Bourdieu1
La campagne nationale contre la double peine, lancée le 20 novembre dernier par un ensemble dassociations, permet de signaler une des sombres réalités de notre république. Le film troublant de Bertrand Tavernier, Histoires de vies brisées, est éloquent à ce propos. Sa diffusion dans les salles de cinéma de nombreuses villes permet de faire connaître plus largement le sort de personnes broyées par les institutions judiciaires et administratives2. Là où ces dernières prononcent des peines de bannissement en toute cécité et surdité, le cinéaste écoute les témoignages et donne à voir un autre regard sur ce quest la double peine.
Le cas récent de Monsieur Moussa Brihmat est emblématique de ce quest la double peine. Né en France (à Lyon en 1952, mais de nationalité algérienne), il est père de deux enfants français dont il a la garde depuis trois ans et demi. Ses cinq frères et surs sont de nationalité française et résident en France. Son père vit également en France. Sa mère et son grand père sont tous deux décédés et enterrés en France. Après une condamnation à huit mois de prison par le tribunal correctionnel de Lyon pour une infraction à la loi sur les stupéfiants, il sest vu condamné par la cour dappel de Lyon à cinq années de prison assorties dune interdiction définitive du territoire national. Monsieur Brihmat a effectué cette peine. Depuis sa sortie de prison, il y a plus de trois ans, il a trouvé du travail et na commis aucun délit. En dépit de tous ces éléments, le préfet du Rhône avait décidé en décembre dernier de mettre à exécution linterdiction définitive du territoire national et dexpulser lintéressé en Algérie, où il na aucun lien. Face à une mobilisation importante dassociations et à un large écho médiatique, le ministère de lIntérieur a accordé à Moussa Brihmat, le mercredi 27 décembre, une assignation à résidence « en vue dun réexamen de sa situation ». Autre cas dalerte récent, celui de Monsieur Jamel Abidi qui est né en France le 15 décembre 1960 à Lyon. Il est le second dune famille de neuf enfants dont six ont la nationalité française. Toute sa famille réside en France. Son épouse est de nationalité française et ils ont deux enfants de nationalité française nés en 1982 et 1983. Après une condamnation à trois ans de prison par le tribunal correctionnel de Lyon, M. Jamel Abidi sest vu notifier le 16 février 1999, par la cour dappel, une peine complémentaire dinterdiction définitive du territoire. Les mêmes juges ont refusé de faire droit à la requête en relèvement de linterdiction du territoire à laudience du 18 décembre 2001. Lun des frères de Jamel a été assassiné en Algérie le 7 mars 2001, après avoir été expulsé de France en novembre 1993. Le 28 février 2002, le tribunal administratif de Lyon rejette la requête des avocats de Monsieur Jamel Abidi. Ces derniers introduisent, en ultime recours (non suspensif), une requête en urgence contre la France devant la cour européenne de Strasbourg. Une demande dasile politique est examinée le 1er Mars par lOfpra. De son côté, la Cimade a entamé une procédure durgence auprès du tribunal administratif de Grenoble afin de contester la destination de lAlgérie fixée par le préfet de Savoie dans son arrêté.
Les exemples sont nombreux, tous plus « acadabrantesques » les uns que les autres comme en témoigne la cinquantaine dactions urgentes engagées par la campagne nationale contre la double peine.
On regroupe traditionnellement deux choses derrière lappellation « double peine » qui relèvent chacune de mesures déloignement du territoire national et sajoutent à une condamnation pénale. Dune part, il y a les arrêtés dexpulsion qui peuvent être pris à titre administratif par le ministre de lIntérieur ou par un préfet. Dautre part, il y a linterdiction du territoire français qui est une mesure judiciaire prononcée par des magistrats. Un des grands principes du droit pénal stipule pourtant que « nul ne peut-être puni deux fois pour le même délit ».
Si ces mesures sont destinées aux personnes qui nont pas la nationalité française, la plupart visent des personnes qui résident depuis de très nombreuses années en France, quand elles ny sont pas nées, comme cest le cas de Moussa Brihmat et de Jamel Abidi. Il nest dailleurs pas rare quelles soient conjointes de femmes de nationalité française, que leurs enfants ou leurs frères et surs soient eux-mêmes français. Ainsi, les personnes sanctionnées par la double peine se voient séparées, par une mesure dexpulsion du territoire national, de toutes les attaches quelles ont en France. Ce bannissement brise la vie de personnes qui ont été socialisées en France et qui sociologiquement sont françaises, alors quon les assigne à « une identité de papiers ». Nombre dentre elles ne connaissent dailleurs pas ou mal la langue ou le pays vers lequel elles sont expulsées. Cet état de fait contrevient à larticle 8 de la Convention européenne des Droits de lHomme qui protège les liens familiaux et la vie privée des personnes. La Cour européenne des Droits de lHomme a condamné la France à plusieurs reprises, à ce titre, lors de ces dernières années. En outre, la double peine sinscrit en faute de larticle 3 de la Convention européenne des Droits de lHomme qui, contrairement à larticle 8, est imprescriptible , interdisant les traitements cruels, inhumains ou dégradants. La France, qui a pourtant comme préambule à sa constitution la Déclaration Universelle des Droits de lHomme, ne sembarrasse pas de « si peu », pas plus que les autres pays européens, dans une Europe qui au lieu dasseoir sa construction sur la Convention des Droits de lHomme a plutôt tendance en matière de double peine à sasseoir dessus. Par ailleurs en létat, lapplicabilité des décisions de la Cour européenne des Droits de lHomme est parfois problématique et les « sanctions » auprès des Etats sont plus symboliques que contraignantes et de ce fait peu dissuasives.
Ainsi, les tribunaux français continuent à prononcer allégrement des interdictions du territoire, et ce de façon croissante. Depuis les lois Pasqua de 1993 et lentrée en vigueur du nouveau code pénal au 1er mars 1994 la double peine a vu son champ dapplication sétendre. Le nombre des infractions pour lesquelles une interdiction du territoire français peut être prononcée sest considérablement élargi, au point dêtre applicable à plus de deux cents infractions et notamment pour des atteintes aux biens. Par ailleurs, les mesures déloignement peuvent désormais concerner des personnes qui jusque-là en étaient protégées depuis les lois Deferre-Questiaux de 81, les lois Joxe de 1989 et les lois Sapin de 1991. En outre, les possibilités de recours sont dans certains cas quasi inexistantes. Il en est ainsi à la cour dappel de Lyon où les refus de requête en relèvement sont systématiques. Qui plus est, les recours judiciaires ne sont pas suspensifs, ce qui signifie que les personnes peuvent être expulsées avant même que les décisions soient prononcées, faisant ainsi entorse à larticle 6 de la Convention européenne des Droits de lHomme consacrant le « droit à un procès équitable ». Fait rarissime, le 29 octobre dernier, le tribunal de Paris a condamné le ministère de lIntérieur et contesté la légalité de sa décision en cassant un arrêté ministériel dexpulsion.
De nombreuses mobilisations ou grèves de la faim ont eu lieu ces vingt dernières années pour dénoncer linjustice que représente la double peine. A Lyon, en mai 1998, dix personnes frappées par cette réalité sordide ont observé une grève de la faim de 51 jours. Un an après, Lila Bougessa compagne dun des dix de 98 décidait à son tour dengager une grève de la faim qui dura 37 jours, en vain. Les résultats obtenus sont dans lensemble tout à fait insatisfaisants, dautant quils sont provisoires et ne permettent pas aux familles de sortir de façon définitive de linsécurité et de la précarité dans lesquelles elles sont3.
A chaque fois que les gouvernements ont avancé dun pas sur la question, ils se sont empressés de reculer de deux, pratiquant chacun leur tour la politique de lautruche. Les gouvernements et les autorités exercent de concert à lendroit de la double peine un cynisme et un mépris sans nom tant à lencontre des personnes directement concernées que des associations qui les soutiennent.
Les lois Pasqua-Debré, en modifiant lordonnance du 2 novembre 1945 qui régit la législation sur les séjours des étrangers , ont sacrifié les catégories protégées. Les lois Chevènement de 1997 nont fait quentériner cet état de fait. La circulaire Guigou, publiée le 17 novembre 1999, ne change rien sur le fond et na pas réellement pris en considération les propositions du Rapport Chanet, qui préconisait une interdiction absolue dexpulsion pour certaines catégories de personnes. Ces propositions étaient pourtant soutenues par la Commission nationale consultative des Droits de lHomme dont Monsieur Jospin a exprimé le souhait de voir son rôle de vigilance et de conseil sélargir.
La psychose ou le zèle de certains juges, qui se comportent comme sils étaient le dernier rempart dune forteresse assiégée, fait fi des velléités de quelconque circulaire et des réalités humaines. Les préfets et les ministres de lIntérieur successifs nont, pour leur part, que trop tendance à emprunter les mêmes sentiers et à dégainer les mêmes réflexes sécuritaires en prononçant des arrêtés dexpulsion à tort et à travers en cas de « menace grave à lordre public » pour les premiers, et en cas « durgence absolue » ou par « nécessité impérieuse de lEtat ou la sécurité publique » pour les seconds. Autant dexpressions dont lemphase touche au ridicule et au pathétique lorsque ces mesures visent des personnes qui résident en France dans une clandestinité contrainte fabriquée de toutes pièces par des lois iniques et qui nont pas commis de nouveaux délits dix ans après leur sortie de prison. En agissant de la sorte, on accroît la précarité et la vulnérabilité des personnes qui coûte que coûte reviendront en France et on les expose plus encore à commettre de nouveaux délits. La plupart résistent pourtant à jouer le jeu quon voudrait leur faire jouer. En sexposant dans lespace public, à travers une grève de la faim, elles affichent enfin leur visage et dévoilent celui dune république qui se voile la face. Là où des mécanismes judiciaires et administratifs ubuesques visent à les effacer du territoire national ou à les laisser demeurer dans un statut « dinvisibles », elles revendiquent ouvertement une présence légitime auprès des leurs.
Derrière la double peine, il est manifeste que cest le fait même dêtre étranger ou issu de limmigration, cest à dire « venu dailleurs », que lon sanctionne. Tout est comme si cela était une faute originelle, un crime en soi comme lavait si bien explicité le sociologue Abdelmalek Sayad4. On ne sanctionne plus des actes, mais des personnes, et derrière ces personnes, un « délit dimmigration ». A partir de cette logique xénophobe, toute sanction devient légitime et apparaît comme allant de soi, jusquau bannissement de victimes émissaires5. Le bannissement agit en dehors de toute notion de temps et de proportionnalité. Le temps de présence sur le territoire national des personnes expulsées nest pas pris en considération, pas plus que le temps dune interdiction qui peut être définitive, cest-à-dire une peine à perpétuité qui sonne le glas dune mort civile. Cest dans cette distorsion que sinscrit le drame de la double peine, symptomatique dun racisme dEtat. « Ces responsables qui nous gouvernent » et prétendent lutter contre les discriminations ne seraient-ils pas bien avisés dabolir les discriminations institutionnelles et les lois criminogènes, plutôt que de les cautionner et de les perpétuer ?
Alors que la classe politique a unanimement célébré à titre posthume luvre de Pierre Bourdieu, dont Jacques Chirac considérait quil était et « restera comme un penseur militant et un militant de la pensée » et Lionel Jospin quil était « un maître de la sociologie contemporaine et une grande figure de la vie intellectuelle de notre pays [ ] qui a personnellement vécu la dialectique entre la pensée et laction », ne conviendrait-il pas que ces deux personnages parmi dautres se souviennent des propos du sociologue encensé avec lhypocrisie que Bourdieu méprisait par dessus tout qui sied si bien aux « responsables » en question :
« Pour en finir une fois pour toutes avec ces brimades et ces humiliations, impensables il y a quelques années, il faut marquer une rupture claire avec une législation hypocrite qui nest quune immense concession à la xénophobie du Front national. Abroger les lois Pasqua et Debré évidemment, mais surtout en finir avec tous les propos hypocrites de tous les politiciens qui, à un moment où lon revient sur les compromissions de la bureaucratie française dans lextermination des juifs, donnent pratiquement licence à tous ceux qui, dans la bureaucratie, sont en mesure dexprimer leurs pulsions les plus bêtement xénophobes [ ]. Il ne sert à rien de sengager dans de grandes discussions juridiques sur les mérites comparés de telle ou telle loi. Il sagit dabolir purement et simplement une loi qui, par son existence même, légitime les pratiques discriminatoires des fonctionnaires, petits ou grands, en contribuant à jeter une suspicion globale sur les étrangers et pas nimporte lesquels évidemment »6.
Sociologue, auteur de Voyage au pays de la double peine, éd. LEsprit Frappeur, 2000.
1) Cf. Contre-feux, Ces responsables qui nous déclarent irresponsables, p. 93/94, collection Raisons dagir, Seuil, 1998.
2) Voir également lexcellent documentaire de V. Casalta Double peine, les exclus de la loi, mai 2001.
3) Cest la réalité de ces personnes que décrivent avec finesse et sensibilité Bertrand et Nils Tavernier dans leur film Histoires de vie brisées.
4) Cf. A. Sayad, La double absence, Seuil, 1999. Voir également du même auteur « Immigration et pensée dEtat. », Actes de la recherche en sciences sociales, n°129, p. 5 à 14, 1999.
5) Cf. L. Wacquant, « Des ennemis commodes. Etrangers et immigrés dans les prisons dEurope », Actes de la recherche en sciences sociales, n°129, p. 63 à 67, 1999.
6) Cf. Contre-feux, Ces responsables qui nous déclarent irresponsables, p. 93 et 94, collection Raisons dagir, Seuil, 1998.
1) Cf. Contre-feux, Ces responsables qui nous déclarent irresponsables, p. 93/94, collection Raisons dagir, Seuil, 1998.
2) Voir également lexcellent documentaire de V. Casalta Double peine, les exclus de la loi, mai 2001.
3) Cest la réalité de ces personnes que décrivent avec finesse et sensibilité Bertrand et Nils Tavernier dans leur film Histoires de vie brisées.
4) Cf. A. Sayad, La double absence, Seuil, 1999. Voir également du même auteur « Immigration et pensée dEtat. », Actes de la recherche en sciences sociales, n°129, p. 5 à 14, 1999.
5) Cf. L. Wacquant, « Des ennemis commodes. Etrangers et immigrés dans les prisons dEurope », Actes de la recherche en sciences sociales, n°129, p. 63 à 67, 1999.
6) Cf. Contre-feux, Ces responsables qui nous déclarent irresponsables, p. 93 et 94, collection Raisons dagir, Seuil, 1998.