Sortie du DVD de Notre Monde
Notre Monde Notre Monde (2013, 119') un film de Thomas LacosteRassemblant plus de 35 intervenants, philosophes, sociologues, économistes, magistrats, médecins, universitaires et écrivains, Notre Monde propose un espace dexpression pour travailler, comme nous y enjoint JeanLuc Nancy à « une pensée commune ». Plus encore quun libre espace de parole, Notre Monde sappuie sur un ensemble foisonnant de propositions concrètes pour agir comme un rappel essentiel, individuel et collectif : « faites de la politique » et de préférence autrement.
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© Passant n°39 [mars 2002 - avril 2002]
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par Jambonneau
Imprimer l'articleJean-Pierre, infirmier du pavé
Jeudi, sept heures moins le quart du mat aux Capucins. Jean-Pierre commence par un petit café au Tartarin, avec les marchandes à la charrette. Il aime la rencontre et pose un beau regard humaniste sur les gens quil côtoie, quil soigne. Nicole, la grande gueule des Capus, assure le spectacle. « Enculé, je lui ai dit daller se faire enculer à cet enculé ! ». Il pouffe et part prendre le taux de glycémie de G.
Jean-Pierre sort lénorme trousseau de clés de ses patients lactivité dun infirmier libéral se mesure à la taille de son trousseau et monte. Le chien jappe. G est en train de peigner ses longs cheveux blancs. Pour Jean-Pierre ? Qui sait ! Il lui pique le doigt, elle se plaint dune nuit difficile, il compatit sobrement, les nuits sont longues pour tous ces insomniaques de la solitude et de la maladie. « Tout va bien, à ce soir G. »
Jean-Pierre sen va alors soigner une sur. Polypathologie, le corps se délite. Il allume la lumière, deux yeux cernés peinent à souvrir, me fixent longuement. « Ça va surette ? » lui lance Jean-Pierre. Petite moue triste. Nursing : il la dénude, la lave doucement, toilette intime, beaucoup dapplication, des mots chaleureux, simples. Les plis du drap lui ont meurtri le dos comme des griffures, une escarre lui mange presque entièrement les fesses. Jean-Pierre la parfume, lui replace son dentier, la rhabille de la tête aux pieds, sans oublier collier et montre, et la positionne confortablement dans son fauteuil en cherchant la position antalgique. Qui peut prendre toute la mesure de cette douleur ? Linfirmier, sûrement, par la force de cette relation qui sinscrit dans la durée, le respect.
« On veut nous supprimer le nursing qui pèse lourd dans les comptes de la Sécu, afin de le confier à des auxiliaires de vie quon aura formées à la va-vite. Mais pour moi, le nursing est un soin qui me permet de suivre cliniquement les gens, détablir une relation. Quand une personne veut mourir à son domicile, jaccepte parce que je partage cette fin de vie avec elle. Du respect sinstalle alors de part et dautre. Moi, je nai pas envie dêtre simplement le super accompagnateur vers la mort. Une femme mavait fait jurer de ne jamais lhospitaliser. Jai juré. Un soir, je suis reparti de chez elle avec un doute sur le fait quelle passerait la nuit. ça a été vraiment très dur de refermer la porte ! Je suis parti, elle est morte dans la nuit. Il faut savoir alors garder la bonne distance, ne pas trop simpliquer affectivement. »
Jean-Pierre monte chez une autre patiente, à deux portes : une plumette de femme de trente kilos à peine, dont il prépare les médicaments de la journée. Il lui apprend quelle ira ce week-end chez sa fille. Un sourire éclaire longuement son visage fripé, caresse au chat. Il la lave, elle debout devant lévier sur ses jambes allumettes. Il change sa couche et lui enfile difficilement sa jupe. Lincontinence coûte par mois plus de mille francs non remboursés. Puis Jean-Pierre va chez un patient qui sest blessé au genou en tombant. La piqûre est rapide. Il enchaîne les soins, piqûre chez lun, pansement chez lautre, quelques mots gentils. ça usine aussi parfois les soins.
La folie et la précarité sont tapies, derrière les murs blafards
Et a presque 50 ans, il regarde les dessins animés sur TF1, se marre comme un gosse, la télé coincée entre une collection de voitures miniatures et des poupées folkloriques. « Serrez pas les fesses » glisse Jean-Pierre. Mme R, 94 ans, habite ici depuis 1936. Un vieux marocain loge gratos chez la mamie, en échange il soccupe delle. ça suinte la misère. Mme R est au lit, la porte du four grande ouverte pour chauffer son deux pièces miteux. Dans la cuisine, quatre grandes poupées en habit de princesse sont attablées autour de la table pour un festin qui ne viendra jamais. La folie et la précarité sont tapies derrière les murs blafards, invisibles, cachées.
Toutes les nuits chez Mme S, trois tueurs à gages envoyés par sa sur hantent lappartement. Jean-Pierre lui lave longuement les cheveux, à lécoute de son délire paranoïaque. « Heureusement que je vous ai » lui glisse-t-elle. Il lui caresse tendrement la joue. « Pour certains patients, je suis la seule personne quils voient de la journée. Mais lintrusion est là, jessaie donc dêtre le plus discret possible, de faire partie du paysage. Cest dur pour eux et pour moi. » Il sarrête cinq minutes boire un café au Relais Saint-Michel.
« Mes pompes, cest ma voiture ». Et il y a peu, ses pompes ont rendu lâme, ouvertes par devant, deux gueules béantes. Il a bossé plusieurs semaines avec, pas le temps, pas lenvie den acheter dautres. Maintenant il est chaussé Michelin, sac à dos à lépaule, il avale du bitume, monte et descend les escaliers. « Je préfère arpenter les rues de Bordeaux que les couloirs de lhôpital. A lhôpital, le patient est sécurisé, mais en même temps passif, dépossédé de son corps ; à domicile il peut se le réapproprier. Et je fais bien attention à ne pas trop médicaliser le lieu dhabitation » souligne-t-il.
Mais aujourdhui, Jean-Pierre en a marre, usé par un rythme de travail infernal, de sept heures à vingt heures trente avec une pause de trois heures, un dimanche sur deux. Les jours qui senchaînent, saccumulent, sans trouver de remplaçant, mal rémunéré qui plus est. Ce jeudi, cela fait dix jours quil travaille sans discontinuer, et il lui en reste encore deux avant de souffler. Le corps encaisse durement. Comme ses pompes.
« La vraie violence, cest la misère »
En quelques années, plus dune dizaine dinfirmières ont arrêté de travailler sur son secteur, qui a mauvaise réputation. Trop dimmigrés, de délinquance dit-on, sans compter les problèmes de circulation liés aux travaux du tramway. « Moi, linsécurité je ne la sens pas, la vraie violence, cest la misère. » Les infirmières espagnoles qui sont venues dernièrement sont reparties, effarées par les conditions de travail de leurs collègues français. « Nous sommes les enfants des bonnes surs, corvéables à merci,
poursuit Jean-Pierre. Aujourdhui, nous connaissons une telle pénurie de soignants que nous sommes complètement surchargés, et les gens ne trouvent plus dinfirmiers. » Ce matin, il verra dix-neuf patients, mais il peut en soigner jusquà vingt-cinq. « Plus de quarante patients par jour, cest de la folie, pourtant cela marrive, contraint par la demande. Malgré tout, ce nest pas un boulot que je regretterai davoir pratiqué, surtout dans ces quartiers. »
Jean-Pierre part alors chez Mme M qui héberge encore chez sa mère, presque centenaire et grabataire. Il la lève, la lave, lhabille. Un grand bruit résonne dans la salle de bains, il est tombé avec la dame, mais plus de peur que de mal. Il revient en sueur, éreinté. Mme M, qui nen peut plus de cette cohabitation quelle a longtemps assumée, sépanche : « Si je trouvais ma mère morte, je dirais Merci mon dieu. Depuis six mois, elle plonge physiquement, mais la langue marche toujours, elle nous fait de ces boniments ! » Chronique de la haine ordinaire.
« Les gens ne comprennent pas la maladie, la souffrance de lautre. Ils nen ont que des représentations. Moi, je vois de mieux en mieux les points de cette souffrance, qui est trop souvent niée, et je suis souvent obligé de rappeler que les patients souffrent, quils ne le font pas exprès. Cest difficile pour nous dêtre pris dans cette haine. Il nous faudrait pouvoir en parler. »
Jean-Pierre grimpe au sixième chez des patients juifs. Conversation géopolitique sur la guerre entre les israéliens et les palestiniens. Puis il redescend chez une patiente victime dagnosie. Elle ne reconnaît plus que son mari. Ses deux grands yeux inquiets cherchent un visage ami. « Elle sait quelle est en train de perdre la mémoire, de se perdre. Heureusement, elle a son mari qui la bichonne. Lidéal, cest de travailler avec la famille. » Jean-Pierre poursuit par un pansement pour un ulcère à la cheville, la préparation des médicaments dune vieille dame et une piqûre chez un jeune handicapé. « Dans ce secteur, beaucoup dadultes handicapés logent dans des hôtels pas chers où ils louent des piaules à lannée. » Chez une patiente une des rares à avoir refusé , je ne monte pas. « Vous savez, avec les journalistes, il faut se méfier » lui a-t-elle confié.
De 11 h 30 à 12 h, Jean-Pierre donne des soins à son cabinet quil partage avec sa collègue Dominique, puis repart pour sa tournée jusquà 13 h. Entre 13 h et 16 h, il rentre chez lui pour manger et faire une petite sieste réparatrice. A 16 h, il arpente de nouveau le pavé.
Mme M a plus de quatre-vingt ans. Malgré la maladie qui la cloue au lit, cest une femme charmante, souriante, dramaturge à ses heures. Jean-Pierre a rendez-vous avec le kiné pour changer les draps. Lopération est physique. Mme M doit être bien positionnée pour ne pas développer descarre. Il lui met du collyre : « Tas de beaux yeux, tu sais » samuse-t-il. Rires partagés. Piqûres, pansements, ça enchaîne. Des soins ponctuels pour une entorse, une jambe cassée au ski, une escarre.
Vers 17 heures, Jean-Pierre repasse pour le nursing du soir chez les patientes âgées. Chez G, sa diabétique, ça chambre sérieux. « Mais tes plus malade, toi » appuie Jean-Pierre. « Ta gueule, mange merde » répond G. Il grimpe chez la centenaire, la lève. Elle tremble de tout son corps, quelques pas mal assurés. Les petits-enfants se marrent : « Regardez Mamie, comme elle danse bien. » Jean-Pierre la borde. « Bonne nuit. »
Le droit de mourir dans la dignité
Il arrive chez la « plumette », lui donne ses médicaments pour la nuit, senquiert de son repas, et la couche près de son chat. « Je permets à tous ces gens de ne pas aller en maison de retraite. Encore faudrait-il dailleurs quils en aient et le désir et les moyens ? Tout reste à inventer pour quils restent à domicile. Veut-on que le patient soit le sujet ou lobjet de soins ? Il faut sinterroger vraiment sur la politique de santé quon désire, là où on veut mettre de largent. » Bernard Kouchner invoquait ces jours-ci, avec lemphase qui le caractérise, « le droit de mourir dans la dignité » et rappelait « qualors que 70 % des Français affirment vouloir mourir chez eux, 75 % meurent aujourdhui à lhôpital. » La dernière inégalité ne doit pas être linégalité devant la mort. On est bien daccord. Alors, chiche ?
Jean-Pierre sarrête boire un demi au Chabi. « Je connais tout le monde, je les ai tous piqués ! » Au Kafka, il a droit a du « bijour M. linfirmier ». Djamel se fend la poire. Vers 18 h 30, les gens sont rentrés du travail et cela saffole de nouveau. Une piqûre pour une rupture des ligaments du genou, une prise de glycémie, une piqûre pour une bronchite asthmatiforme, une fécondation in vitro, un pansement à une cheville, les escaliers quatre à quatre, un numéro de code à se rappeler La nuit tombe, ce soir la ville est douce malgré tout.
20 h 40, Jean-Pierre passe à son cabinet pour stériliser ses boîtes de pansements et consulter son répondeur pour les derniers rendez-vous du lendemain. Il sera chez lui vers 21 h 30. Il lui faudra recommencer demain, disponible, en première ligne face à la douleur, la précarité et la mort.
Jean-Pierre sort lénorme trousseau de clés de ses patients lactivité dun infirmier libéral se mesure à la taille de son trousseau et monte. Le chien jappe. G est en train de peigner ses longs cheveux blancs. Pour Jean-Pierre ? Qui sait ! Il lui pique le doigt, elle se plaint dune nuit difficile, il compatit sobrement, les nuits sont longues pour tous ces insomniaques de la solitude et de la maladie. « Tout va bien, à ce soir G. »
Jean-Pierre sen va alors soigner une sur. Polypathologie, le corps se délite. Il allume la lumière, deux yeux cernés peinent à souvrir, me fixent longuement. « Ça va surette ? » lui lance Jean-Pierre. Petite moue triste. Nursing : il la dénude, la lave doucement, toilette intime, beaucoup dapplication, des mots chaleureux, simples. Les plis du drap lui ont meurtri le dos comme des griffures, une escarre lui mange presque entièrement les fesses. Jean-Pierre la parfume, lui replace son dentier, la rhabille de la tête aux pieds, sans oublier collier et montre, et la positionne confortablement dans son fauteuil en cherchant la position antalgique. Qui peut prendre toute la mesure de cette douleur ? Linfirmier, sûrement, par la force de cette relation qui sinscrit dans la durée, le respect.
« On veut nous supprimer le nursing qui pèse lourd dans les comptes de la Sécu, afin de le confier à des auxiliaires de vie quon aura formées à la va-vite. Mais pour moi, le nursing est un soin qui me permet de suivre cliniquement les gens, détablir une relation. Quand une personne veut mourir à son domicile, jaccepte parce que je partage cette fin de vie avec elle. Du respect sinstalle alors de part et dautre. Moi, je nai pas envie dêtre simplement le super accompagnateur vers la mort. Une femme mavait fait jurer de ne jamais lhospitaliser. Jai juré. Un soir, je suis reparti de chez elle avec un doute sur le fait quelle passerait la nuit. ça a été vraiment très dur de refermer la porte ! Je suis parti, elle est morte dans la nuit. Il faut savoir alors garder la bonne distance, ne pas trop simpliquer affectivement. »
Jean-Pierre monte chez une autre patiente, à deux portes : une plumette de femme de trente kilos à peine, dont il prépare les médicaments de la journée. Il lui apprend quelle ira ce week-end chez sa fille. Un sourire éclaire longuement son visage fripé, caresse au chat. Il la lave, elle debout devant lévier sur ses jambes allumettes. Il change sa couche et lui enfile difficilement sa jupe. Lincontinence coûte par mois plus de mille francs non remboursés. Puis Jean-Pierre va chez un patient qui sest blessé au genou en tombant. La piqûre est rapide. Il enchaîne les soins, piqûre chez lun, pansement chez lautre, quelques mots gentils. ça usine aussi parfois les soins.
La folie et la précarité sont tapies, derrière les murs blafards
Et a presque 50 ans, il regarde les dessins animés sur TF1, se marre comme un gosse, la télé coincée entre une collection de voitures miniatures et des poupées folkloriques. « Serrez pas les fesses » glisse Jean-Pierre. Mme R, 94 ans, habite ici depuis 1936. Un vieux marocain loge gratos chez la mamie, en échange il soccupe delle. ça suinte la misère. Mme R est au lit, la porte du four grande ouverte pour chauffer son deux pièces miteux. Dans la cuisine, quatre grandes poupées en habit de princesse sont attablées autour de la table pour un festin qui ne viendra jamais. La folie et la précarité sont tapies derrière les murs blafards, invisibles, cachées.
Toutes les nuits chez Mme S, trois tueurs à gages envoyés par sa sur hantent lappartement. Jean-Pierre lui lave longuement les cheveux, à lécoute de son délire paranoïaque. « Heureusement que je vous ai » lui glisse-t-elle. Il lui caresse tendrement la joue. « Pour certains patients, je suis la seule personne quils voient de la journée. Mais lintrusion est là, jessaie donc dêtre le plus discret possible, de faire partie du paysage. Cest dur pour eux et pour moi. » Il sarrête cinq minutes boire un café au Relais Saint-Michel.
« Mes pompes, cest ma voiture ». Et il y a peu, ses pompes ont rendu lâme, ouvertes par devant, deux gueules béantes. Il a bossé plusieurs semaines avec, pas le temps, pas lenvie den acheter dautres. Maintenant il est chaussé Michelin, sac à dos à lépaule, il avale du bitume, monte et descend les escaliers. « Je préfère arpenter les rues de Bordeaux que les couloirs de lhôpital. A lhôpital, le patient est sécurisé, mais en même temps passif, dépossédé de son corps ; à domicile il peut se le réapproprier. Et je fais bien attention à ne pas trop médicaliser le lieu dhabitation » souligne-t-il.
Mais aujourdhui, Jean-Pierre en a marre, usé par un rythme de travail infernal, de sept heures à vingt heures trente avec une pause de trois heures, un dimanche sur deux. Les jours qui senchaînent, saccumulent, sans trouver de remplaçant, mal rémunéré qui plus est. Ce jeudi, cela fait dix jours quil travaille sans discontinuer, et il lui en reste encore deux avant de souffler. Le corps encaisse durement. Comme ses pompes.
« La vraie violence, cest la misère »
En quelques années, plus dune dizaine dinfirmières ont arrêté de travailler sur son secteur, qui a mauvaise réputation. Trop dimmigrés, de délinquance dit-on, sans compter les problèmes de circulation liés aux travaux du tramway. « Moi, linsécurité je ne la sens pas, la vraie violence, cest la misère. » Les infirmières espagnoles qui sont venues dernièrement sont reparties, effarées par les conditions de travail de leurs collègues français. « Nous sommes les enfants des bonnes surs, corvéables à merci,
poursuit Jean-Pierre. Aujourdhui, nous connaissons une telle pénurie de soignants que nous sommes complètement surchargés, et les gens ne trouvent plus dinfirmiers. » Ce matin, il verra dix-neuf patients, mais il peut en soigner jusquà vingt-cinq. « Plus de quarante patients par jour, cest de la folie, pourtant cela marrive, contraint par la demande. Malgré tout, ce nest pas un boulot que je regretterai davoir pratiqué, surtout dans ces quartiers. »
Jean-Pierre part alors chez Mme M qui héberge encore chez sa mère, presque centenaire et grabataire. Il la lève, la lave, lhabille. Un grand bruit résonne dans la salle de bains, il est tombé avec la dame, mais plus de peur que de mal. Il revient en sueur, éreinté. Mme M, qui nen peut plus de cette cohabitation quelle a longtemps assumée, sépanche : « Si je trouvais ma mère morte, je dirais Merci mon dieu. Depuis six mois, elle plonge physiquement, mais la langue marche toujours, elle nous fait de ces boniments ! » Chronique de la haine ordinaire.
« Les gens ne comprennent pas la maladie, la souffrance de lautre. Ils nen ont que des représentations. Moi, je vois de mieux en mieux les points de cette souffrance, qui est trop souvent niée, et je suis souvent obligé de rappeler que les patients souffrent, quils ne le font pas exprès. Cest difficile pour nous dêtre pris dans cette haine. Il nous faudrait pouvoir en parler. »
Jean-Pierre grimpe au sixième chez des patients juifs. Conversation géopolitique sur la guerre entre les israéliens et les palestiniens. Puis il redescend chez une patiente victime dagnosie. Elle ne reconnaît plus que son mari. Ses deux grands yeux inquiets cherchent un visage ami. « Elle sait quelle est en train de perdre la mémoire, de se perdre. Heureusement, elle a son mari qui la bichonne. Lidéal, cest de travailler avec la famille. » Jean-Pierre poursuit par un pansement pour un ulcère à la cheville, la préparation des médicaments dune vieille dame et une piqûre chez un jeune handicapé. « Dans ce secteur, beaucoup dadultes handicapés logent dans des hôtels pas chers où ils louent des piaules à lannée. » Chez une patiente une des rares à avoir refusé , je ne monte pas. « Vous savez, avec les journalistes, il faut se méfier » lui a-t-elle confié.
De 11 h 30 à 12 h, Jean-Pierre donne des soins à son cabinet quil partage avec sa collègue Dominique, puis repart pour sa tournée jusquà 13 h. Entre 13 h et 16 h, il rentre chez lui pour manger et faire une petite sieste réparatrice. A 16 h, il arpente de nouveau le pavé.
Mme M a plus de quatre-vingt ans. Malgré la maladie qui la cloue au lit, cest une femme charmante, souriante, dramaturge à ses heures. Jean-Pierre a rendez-vous avec le kiné pour changer les draps. Lopération est physique. Mme M doit être bien positionnée pour ne pas développer descarre. Il lui met du collyre : « Tas de beaux yeux, tu sais » samuse-t-il. Rires partagés. Piqûres, pansements, ça enchaîne. Des soins ponctuels pour une entorse, une jambe cassée au ski, une escarre.
Vers 17 heures, Jean-Pierre repasse pour le nursing du soir chez les patientes âgées. Chez G, sa diabétique, ça chambre sérieux. « Mais tes plus malade, toi » appuie Jean-Pierre. « Ta gueule, mange merde » répond G. Il grimpe chez la centenaire, la lève. Elle tremble de tout son corps, quelques pas mal assurés. Les petits-enfants se marrent : « Regardez Mamie, comme elle danse bien. » Jean-Pierre la borde. « Bonne nuit. »
Le droit de mourir dans la dignité
Il arrive chez la « plumette », lui donne ses médicaments pour la nuit, senquiert de son repas, et la couche près de son chat. « Je permets à tous ces gens de ne pas aller en maison de retraite. Encore faudrait-il dailleurs quils en aient et le désir et les moyens ? Tout reste à inventer pour quils restent à domicile. Veut-on que le patient soit le sujet ou lobjet de soins ? Il faut sinterroger vraiment sur la politique de santé quon désire, là où on veut mettre de largent. » Bernard Kouchner invoquait ces jours-ci, avec lemphase qui le caractérise, « le droit de mourir dans la dignité » et rappelait « qualors que 70 % des Français affirment vouloir mourir chez eux, 75 % meurent aujourdhui à lhôpital. » La dernière inégalité ne doit pas être linégalité devant la mort. On est bien daccord. Alors, chiche ?
Jean-Pierre sarrête boire un demi au Chabi. « Je connais tout le monde, je les ai tous piqués ! » Au Kafka, il a droit a du « bijour M. linfirmier ». Djamel se fend la poire. Vers 18 h 30, les gens sont rentrés du travail et cela saffole de nouveau. Une piqûre pour une rupture des ligaments du genou, une prise de glycémie, une piqûre pour une bronchite asthmatiforme, une fécondation in vitro, un pansement à une cheville, les escaliers quatre à quatre, un numéro de code à se rappeler La nuit tombe, ce soir la ville est douce malgré tout.
20 h 40, Jean-Pierre passe à son cabinet pour stériliser ses boîtes de pansements et consulter son répondeur pour les derniers rendez-vous du lendemain. Il sera chez lui vers 21 h 30. Il lui faudra recommencer demain, disponible, en première ligne face à la douleur, la précarité et la mort.