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Notre Monde Notre Monde (2013, 119') un film de Thomas Lacoste
Rassemblant plus de 35 intervenants, philosophes, sociologues, économistes, magistrats, médecins, universitaires et écrivains, Notre Monde propose un espace d’expression pour travailler, comme nous y enjoint Jean–Luc Nancy à « une pensée commune ». Plus encore qu’un libre espace de parole, Notre Monde s’appuie sur un ensemble foisonnant de propositions concrètes pour agir comme un rappel essentiel, individuel et collectif : « faites de la politique » et de préférence autrement.
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© Passant n°39 [mars 2002 - avril 2002]
par Pyët Vicard et Hervé Coulomb
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Continuer à penser


Notre collectif regroupe plus de 50 personnes travaillant sur le 9e secteur de pédopsychiatrie du Rhône. Ce service, implanté dans un hôpital général, traverse une crise institutionnelle grave suite au décès brutal, en octobre 2000, du Dr Graber, ancien chef de service. Cette crise pose des questions

essentielles autour des concepts qui font référence pour, d’une part, analyser les origines des troubles psychiques et, d’autre part, proposer des dispositifs de soin qui soient une aide véritable pour les enfants et les adolescents qui nous sont adressés.

Ce collectif a pour objectif de maintenir au centre des pratiques soignantes une dimension relationnelle étayée par les références psychanalytiques. Il dénonce la tendance actuelle qui réduit les soins

psychiques aux énoncés de la neurobiologie et, plus largement, des neurosciences. Il refuse de voir

l’organisation institutionnelle aliénée aux impératifs et aux diktats administratifs et économiques.



’être humain et ses difficultés ne se réduisent pas à un agencement biologique, aussi savant soit-il. La folie et le soin psychique ne sont pas qu’une affaire médicale.

A pas feutrés, dissimulés sous une pseudo concertation et une fausse largeur d’esprit, le nouveau projet de service annonce une orientation neurobiologique dans le cadre d’une perspective médico-économique. Ce projet vient clore tout le questionnement autour de la folie, autour de ce qui pose problème au sujet parlant dans son rapport au monde et dans la constitution cohérente d’un lien social. Les troubles mentaux doivent être traités dans le respect de la personne humaine en devenir, l’enfant dès l’aube de sa vie est une personne, futur citoyen, sujet de droit et de devoir dans la société qui l’accueille.

Depuis de très nombreuses années, le 9e secteur de pédopsychiatrie est un service qui a engagé sa pratique dans une dynamique de travail transdisciplinaire qui se propose d’articuler les dimensions médicales, inconscientes (en référence à la psychanalyse) et socio-éducatives (présence des éducateurs dans les services de soin). C’est l’ensemble de ces articulations qui fait soin. Cette longue expérience nous permet de mettre en pratique une représentation commune du soin qui témoigne de la complexité de la personne humaine.

Un retour à une pratique instrumentalisée par les énoncés de la neurobiologie viendra inévitablement poser un regard réducteur sur les troubles psychiques. Il privera également l’ensemble du personnel du 9e secteur de sa capacité d’énonciation. Capacité d’énonciation construite au fil des années dans un service qui mobilise bien davantage la réflexion et la pensée de ses membres que leur obéissance à une hiérarchie administrative, qui restreint de plus en plus sa mission à la seule dimension gestionnaire. Une institution régie uniquement par l’obéissance est une institution dangereuse. En conséquence, le personnel souhaite conserver sa capacité de penser, d’élaborer, de s’exprimer dans le cadre de la conception, puis de la réalisation de son travail.

Pour faire face à cette volonté d’imposer au personnel, mais aussi aux patients et à leur famille, une conception du soin radicalement différente de celle mise en œuvre aujourd’hui, nous avons engagé à l’intérieur de l’institution des actions de résistance et de contestation. Ces actions, autour desquelles les salariés se mobilisent, ont pour but de retrouver les conditions institutionnelles qui nous permettront de poursuivre notre travail tel que nous le concevons.

Mais au-delà de cet aspect interne et singulier à notre institution, nous pensons que les débats que nous soutenons sur notre lieu de travail recouvrent des enjeux primordiaux en ce qui concerne les réponses que notre société propose « pour s’occuper des troubles psychiques » de ses enfants et adolescents. Ces enjeux nous concernent tous.

C’est avec cette idée que nous avons largement diffusé un texte présentant ce que nous défendons et ce que nous refusons dans notre engagement. Nous avons été surpris par la quantité et la qualité des témoignages de soutien que nous avons reçu (plus de 250 à ce jour).

Il est donc encore possible

de penser



En quoi le projet d’imposer des orientations de soin soutenues par les énoncés scientifiques de la neurobiologie est-il une attaque de la pensée ?

Ce changement d’orientation n’a pas été demandé ni souhaité par le personnel, il est survenu sans aucune préparation, ni concertation, sans aucune analyse des outils de soin existants, ni aucune consultation des professionnels en place sur ce secteur.

Nous sommes là en face d’une gestion technique qui ignore « qu’une institution est un phénomène de la vie », comme nous le dit P. Legendre. Une institution est constituée par une histoire, par des personnes qui se sont formées dans et par cette histoire, et enfin par une pensée qui, au fil du temps, a construit l’élaboration donnant un sens au travail de soin. Ne pas respecter ces trois aspects, les exclure, dans le cadre de la nomination d’un chef de service, qui, de par sa fonction, doit diriger, représenter et légitimer les orientations du service, constituent une violence symbolique destructrice, dans le sens où elle abolit la pensée.

Accepter un tel processus, c’est renoncer à notre capacité de penser.

Cette violence, cachée sous le masque des fausses évidences technico-économiques, est la production d’une organisation institutionnelle. Elle est trop rarement dénoncée et peu analysée dans ses effets à moyen et long terme sur la construction du lien social. A cet endroit, les dommages produits par ce type de violence institutionnelle sur le sens et la raison ne sont-ils pas aussi importants que la violence des individus dénoncée chaque jour à longueur de media ? Ici, ce n’est pas une voiture qui brûle, c’est la pensée qui est proscrite.

Les critiques faites à notre collectif qualifient notre mouvement de sectaire, fermé, récalcitrant aux avancées de la modernité. Bref, nous manquons d’ouverture. A en croire nos détracteurs, il n’y aurait pas de différence fondamentale ni d’implication idéologique dans le choix entre un soin pensé dans une perspective neurobiologique, qui va traiter en priorité une maladie, et un soin pensé, en référence à la psychanalyse, dans une dynamique de respect du sujet en tant que personne ayant une histoire, des liens et une inscription sociale. Il faut dire « non » à cette confusion qu’on nous présente sous les bons hospices de l’ouverture. Tout n’est pas égal à tout, il faut revendiquer des différences de positions dans le sens que nous donnons aux actes. C’est une condition pour continuer à penser. Nous employons ici penser en référence à l’ouvrage de J.-P. Lebrun Un monde sans limite (1997, éd. Erès), qui nous incite « à redonner sa place à l’énonciation, à rétablir la catégorie de l’impossible et à restaurer la faculté de juger. »1

A entendre les gestionnaires qui dirigent nos institutions, le seul domaine qui serait porteur d’une énonciation, qui établirait la catégorie de l’impossible et qui nous permettrait de porter un jugement, serait l’économique. Ce qui est bon, ce qui fait limite et ce sur quoi on s’engage, est défini à l’aune de l’économique. L’économique, ça ne se discute pas, c’est un champ exclu de la pensée, les positions économiques sont, dans les institutions, des évidences indiscutables.

Nous assistons donc à bas bruit et sous couvert de modernité à un assujettissement à l’économique des disciplines qui peuvent intervenir sur l’inscription des personnes dans le lien social. Ces disciplines « qui travaillent » à l’articulation de l’individu et du social, telle la pédopsychiatrie, doivent continuer de penser leur pratique en réfléchissant aux effets que cette dernière produit sur le positionnement social des personnes qui viennent nous demander de l’aide. Ne pas s’engager dans ce travail de pensée, c’est s’assujettir à l’économique. La notion de « perspective médico-économique », présente dans notre futur projet de service, est la traduction concrète du danger d’assujettissement de la médecine à l’économique ; l’outil pour y parvenir est déjà prêt, il nous vient des USA, c’est le PMSI, Programme de Médicalisation du Système de l’Information.

Les méthodes de gestion des institutions psychiatriques s’appuyant, d’une part, sur le savoir technico-scientifique des neurosciences, et, d’autre part, sur les évidences actuellement indiscutables de l’économique, ne se présentent pas en opposition avec d’autres systèmes de pensée. Ces méthodes gestionnaires abrasent, effacent la pensée au profit du seul fonctionnement, à ce titre elles peuvent devenir folles.

« Face au danger de ne pas penser, seule la restauration de la faculté de juger peut enrayer le glissement vers le totalitarisme pragmatique » nous dit J.-P. Lebrun2. Alors, pour ne pas oublier l’être humain, il est urgent de maintenir partout où elle est attaquée, notre faculté de juger et de penser.



Hervé Coulomb*

et Pyët Vicard**

Pour le Collectif de défense

du 9e secteur de pédopsychiatrie



Vous pouvez contacter le Collectif de défense du 9e secteur de pédopsychiatrie :

Adresse : 28, Chemin du Signal 69 110 Ste-Foy-les-Lyon.

E-mail :



Hervé Coulomb* et Pyët Vicard**

* Educateur spécialisé.

** Psychiatre.

(1) Retrouvez l’article « Tolérance zéro ou intolérance sans limite ! » de J.-P. Lebrun dans ce même numéro.
(2) In Un monde sans limite, p. 223 (1997, éd. Erès). (NDLR)
Pyët VicardHervé Coulomb

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