Sortie du DVD de Notre Monde
Notre Monde Notre Monde (2013, 119') un film de Thomas LacosteRassemblant plus de 35 intervenants, philosophes, sociologues, économistes, magistrats, médecins, universitaires et écrivains, Notre Monde propose un espace dexpression pour travailler, comme nous y enjoint JeanLuc Nancy à « une pensée commune ». Plus encore quun libre espace de parole, Notre Monde sappuie sur un ensemble foisonnant de propositions concrètes pour agir comme un rappel essentiel, individuel et collectif : « faites de la politique » et de préférence autrement.
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© Passant n°39 [mars 2002 - avril 2002]
© Passant n°39 [mars 2002 - avril 2002]
par Jean-Pierre Lebrun
Imprimer l'articleTolérance zéro ou intolérance sans limite !
Il y a plus dun quart de siècle, au moment où la psychothérapie institutionnelle que Jean Oury définissait comme pratique pour parer à la violence était à la mode, il était avancé comme maxime quil fallait nen pas laisser passer une une ! Ceci équivalait à profiter de nimporte quel événement, si minime fût-il, pour réfléchir, par exemple en équipe, sur ce que ledit événement pouvait signifier pour les acteurs qui y étaient engagés, et bien sûr pouvait aller jusquà devoir en tirer quelque conséquence. A première vue, la pratique new-yorkaise de la tolérance zéro pourrait donc nêtre quun remake de la consigne dhier, simplement dépoussiérée et remise au goût du jour, dautant plus judicieuse quil sagit effectivement de faire face à une violence de plus en plus présente dans nos cités, même sil na pas été nécessaire dattendre la publication des récentes statistiques pour sen apercevoir.
Cette mise en perspective ferait cependant limpasse sur un renversement peu repéré, et pourtant majeur car aux conséquences de taille : une prétention à luniversalité qui ne se fonde plus sur le statut de lexception forclos de la singularité du sujet. Quest-ce donc à dire.
Ce qua démontré la logique contemporaine, cest que pour faire un ensemble, il est nécessaire didentifier au moins un élément qui nen fait pas partie. Ainsi, pour pouvoir dire « tous les mammifères », il faut identifier au-moins-un animal qui nait pas de mamelles. Le bon sens connaissait dailleurs cette propriété de luniversel, puisquil évoquait lexception qui ninfirmait pas la règle, mais qui, en revanche, la confirmait.
Autrement dit, pour que nous puissions dire « tous », il en faut « au moins un » qui nen fasse pas partie, mieux même, il en faut « au-moins-un » sur le dos duquel nous nous constituerons comme un « tous » ! Il faut noter que la conséquence de ce dispositif, cest que cette position dexception qui, non seulement ninfirme ni ne confirme la règle, mais qui, en revanche, la fonde, est celle qui, dans un second temps, donne son abri à la singularité dun quiconque parmi ce « tous » et qui, bien évidemment, installe une dialectique incessante entre le tous et le singulier, entre ce qui est commun à tous et ce qui est singulier à chacun, mais aussi entre ce que je consens au « tous » et ce que je soutiens de ma singularité. Cest la reconnaissance de lexistence de ce dispositif qui me permet à la fois dêtre membre dun groupe social, et en même temps de pouvoir être reconnu dans ce que jai de strictement singulier.
Or, cest ici que la post-modernité pour nommer de ce mot notre actualité opère un renversement radical. Dans lAncien Régime, où la société sidentifie à la religion, la place de lautre, en loccurrence divin, soutient bien évidemment celle de lexception : cest de Dieu que nous sommes tous les enfants. Avec la modernité, et forte de lappui pris dans le développement de la science, la démocratie se veut autonome et, prenant la mesure de ce que le ciel est vide, elle se libère de lhétéronomie, mais sans pour autant encore faire disparaître le lieu de lAutre. Un pas de plus est franchi en ces années récentes pour que, libéralisme débridé aidant, nous nous pensions complètement émancipés de toute dette symbolique à légard dune place dexception.
Et voilà le renversement accompli : dès lors plus besoin de dialectique entre lau moins un et les autres, seulement les uns à côté des autres ; plus de « tous » fondé sur une exception commune, seulement un « tous » né dun rassemblement, dune collection, dune contiguïté. Le prix de ce renversement peut être estimé : plus dabris pour le singulier, et plus de point didéal à partir duquel faire exister le collectif, seulement des consignes qui valent pour tous, et seulement de la place pour les particuliers qui relèvent de cet universel. Dès lors, comme le résume très bien Gauchet, un renversement de taille : lintérêt général ne peut être conçu autrement que comme la résultante a posteriori du libre concours des intérêts particuliers.
Nous voilà donc désormais « entousés », mais sans ce lieu de lexception où sabriter comme sujet ; en revanche me voici « usager », livré aux vents et marées des consignes collectives et des opinions médiatisées, avec comme seul recours, si je ne trouvais plus ma place, celui de me faire reconnaître comme victime, autrement dit « trop usagé » lorsque cet « entousement » na pas pu garantir ma singularité !
On comprend que dans ce cas de figure, le lien social, bien que toujours antécédent aux individus, puisse se présenter désormais comme créé par eux. Ces derniers cherchent alors, vainement, où trouver ce qui pourrait justifier une quelconque soustraction de jouissance au profit du collectif, puisque aucune référence à ce qui précède ne peut être invoquée ; seule importe désormais la jouissance dun chacun et charge pour lensemble de lui faire sa place.
Les conséquences de ce renversement sont cependant loin dêtre épuisées. Mais restons-en au trait essentiel : ne pas sen laisser passer une, soit nous contraindre à remettre sans cesse sur le métier ce qui grince dans larticulation du singulier au collectif, est devenu ne pas en laisser passer une, soit refuser de tolérer le moindre déplacement sur la ligne de front des préjugés communs érigés en prêts à penser. Ce nest pas le travail dintégration qui est stimulé, cest la chasse à la sorcière nouvelle, entendons celui ou celle qui naccepte pas que « cest mon choix ! » De la tolérance zéro de la psychothérapie institutionnelle, nous sommes passés, mine de rien, avec le même concept, à lintolérance sans limite.
Au-delà des tentatives dutiliser à des fins politiciennes les chiffres de la violence, comment donc entendre la recrudescence de celle-ci avec loreille aiguisée à ce quest un symptôme ? La violence est irréductible, car elle est trait de la condition humaine, et elle exige linlassable travail de lélaboration psychique ce que Freud appelait le travail de civilisation pour ne pas se complaire en saignées à répétition. Il ne sagit donc pas de penser pouvoir léradiquer. En revanche, elle exige dêtre humanisée, traitée symboliquement, dite au plus juste, et à cette fin ne peut se satisfaire dun même traitement qui vaille pour tous. Car la violence survient à chaque fois que le sujet nest plus reconnu comme tel par le collectif avec qui il sagit, pour lui, den découdre.
Notre outil pour relever ce défi permanent, cest comme à chaque fois, encore et toujours, la parole et le langage. Et ce dernier a ses lois. Lune delles stipule quon ne peut loger à la même enseigne un social qui fonde son unité sur lautre qui lui échappe et un social qui ne consiste quà identifier le même. Ainsi Freud avançait que Moïse était égyptien, que lidentité juive se soutenait dun autre radical. Au même moment, Heidegger, en revanche, cherchait lidentité allemande en son seul sein. LHistoire a montré où cela les a menés. Cest le langage et les lois de son fonctionnement qui nous constitue dans notre humanité ; Lacan appelait cela le semblant. Et si seul ce sang blanc pouvait nous mettre à labri du sang rouge !
* Psychanalyste.
Cette mise en perspective ferait cependant limpasse sur un renversement peu repéré, et pourtant majeur car aux conséquences de taille : une prétention à luniversalité qui ne se fonde plus sur le statut de lexception forclos de la singularité du sujet. Quest-ce donc à dire.
Ce qua démontré la logique contemporaine, cest que pour faire un ensemble, il est nécessaire didentifier au moins un élément qui nen fait pas partie. Ainsi, pour pouvoir dire « tous les mammifères », il faut identifier au-moins-un animal qui nait pas de mamelles. Le bon sens connaissait dailleurs cette propriété de luniversel, puisquil évoquait lexception qui ninfirmait pas la règle, mais qui, en revanche, la confirmait.
Autrement dit, pour que nous puissions dire « tous », il en faut « au moins un » qui nen fasse pas partie, mieux même, il en faut « au-moins-un » sur le dos duquel nous nous constituerons comme un « tous » ! Il faut noter que la conséquence de ce dispositif, cest que cette position dexception qui, non seulement ninfirme ni ne confirme la règle, mais qui, en revanche, la fonde, est celle qui, dans un second temps, donne son abri à la singularité dun quiconque parmi ce « tous » et qui, bien évidemment, installe une dialectique incessante entre le tous et le singulier, entre ce qui est commun à tous et ce qui est singulier à chacun, mais aussi entre ce que je consens au « tous » et ce que je soutiens de ma singularité. Cest la reconnaissance de lexistence de ce dispositif qui me permet à la fois dêtre membre dun groupe social, et en même temps de pouvoir être reconnu dans ce que jai de strictement singulier.
Or, cest ici que la post-modernité pour nommer de ce mot notre actualité opère un renversement radical. Dans lAncien Régime, où la société sidentifie à la religion, la place de lautre, en loccurrence divin, soutient bien évidemment celle de lexception : cest de Dieu que nous sommes tous les enfants. Avec la modernité, et forte de lappui pris dans le développement de la science, la démocratie se veut autonome et, prenant la mesure de ce que le ciel est vide, elle se libère de lhétéronomie, mais sans pour autant encore faire disparaître le lieu de lAutre. Un pas de plus est franchi en ces années récentes pour que, libéralisme débridé aidant, nous nous pensions complètement émancipés de toute dette symbolique à légard dune place dexception.
Et voilà le renversement accompli : dès lors plus besoin de dialectique entre lau moins un et les autres, seulement les uns à côté des autres ; plus de « tous » fondé sur une exception commune, seulement un « tous » né dun rassemblement, dune collection, dune contiguïté. Le prix de ce renversement peut être estimé : plus dabris pour le singulier, et plus de point didéal à partir duquel faire exister le collectif, seulement des consignes qui valent pour tous, et seulement de la place pour les particuliers qui relèvent de cet universel. Dès lors, comme le résume très bien Gauchet, un renversement de taille : lintérêt général ne peut être conçu autrement que comme la résultante a posteriori du libre concours des intérêts particuliers.
Nous voilà donc désormais « entousés », mais sans ce lieu de lexception où sabriter comme sujet ; en revanche me voici « usager », livré aux vents et marées des consignes collectives et des opinions médiatisées, avec comme seul recours, si je ne trouvais plus ma place, celui de me faire reconnaître comme victime, autrement dit « trop usagé » lorsque cet « entousement » na pas pu garantir ma singularité !
On comprend que dans ce cas de figure, le lien social, bien que toujours antécédent aux individus, puisse se présenter désormais comme créé par eux. Ces derniers cherchent alors, vainement, où trouver ce qui pourrait justifier une quelconque soustraction de jouissance au profit du collectif, puisque aucune référence à ce qui précède ne peut être invoquée ; seule importe désormais la jouissance dun chacun et charge pour lensemble de lui faire sa place.
Les conséquences de ce renversement sont cependant loin dêtre épuisées. Mais restons-en au trait essentiel : ne pas sen laisser passer une, soit nous contraindre à remettre sans cesse sur le métier ce qui grince dans larticulation du singulier au collectif, est devenu ne pas en laisser passer une, soit refuser de tolérer le moindre déplacement sur la ligne de front des préjugés communs érigés en prêts à penser. Ce nest pas le travail dintégration qui est stimulé, cest la chasse à la sorcière nouvelle, entendons celui ou celle qui naccepte pas que « cest mon choix ! » De la tolérance zéro de la psychothérapie institutionnelle, nous sommes passés, mine de rien, avec le même concept, à lintolérance sans limite.
Au-delà des tentatives dutiliser à des fins politiciennes les chiffres de la violence, comment donc entendre la recrudescence de celle-ci avec loreille aiguisée à ce quest un symptôme ? La violence est irréductible, car elle est trait de la condition humaine, et elle exige linlassable travail de lélaboration psychique ce que Freud appelait le travail de civilisation pour ne pas se complaire en saignées à répétition. Il ne sagit donc pas de penser pouvoir léradiquer. En revanche, elle exige dêtre humanisée, traitée symboliquement, dite au plus juste, et à cette fin ne peut se satisfaire dun même traitement qui vaille pour tous. Car la violence survient à chaque fois que le sujet nest plus reconnu comme tel par le collectif avec qui il sagit, pour lui, den découdre.
Notre outil pour relever ce défi permanent, cest comme à chaque fois, encore et toujours, la parole et le langage. Et ce dernier a ses lois. Lune delles stipule quon ne peut loger à la même enseigne un social qui fonde son unité sur lautre qui lui échappe et un social qui ne consiste quà identifier le même. Ainsi Freud avançait que Moïse était égyptien, que lidentité juive se soutenait dun autre radical. Au même moment, Heidegger, en revanche, cherchait lidentité allemande en son seul sein. LHistoire a montré où cela les a menés. Cest le langage et les lois de son fonctionnement qui nous constitue dans notre humanité ; Lacan appelait cela le semblant. Et si seul ce sang blanc pouvait nous mettre à labri du sang rouge !
* Psychanalyste.
Jean-Pierre Lebrun