Sortie du DVD de Notre Monde
Notre Monde Notre Monde (2013, 119') un film de Thomas LacosteRassemblant plus de 35 intervenants, philosophes, sociologues, économistes, magistrats, médecins, universitaires et écrivains, Notre Monde propose un espace dexpression pour travailler, comme nous y enjoint JeanLuc Nancy à « une pensée commune ». Plus encore quun libre espace de parole, Notre Monde sappuie sur un ensemble foisonnant de propositions concrètes pour agir comme un rappel essentiel, individuel et collectif : « faites de la politique » et de préférence autrement.
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© Passant n°39 [mars 2002 - avril 2002]
© Passant n°39 [mars 2002 - avril 2002]
par Emmanuel Renault
Imprimer l'articlePrécarités sociales et violences urbaines
La banlieue excite les phantasmes les plus divers ainsi que les discours explicatifs grevés de lourds préjugés. La conjonction de la campagne électorale, de la colonisation du discours politique et médiatique par les grilles danalyses policières, et du développement de nouvelles formes de violences urbaines en fournit lillustration. Analysés suivant le seul prisme de linsécurité, les quartiers populaires napparaissent plus tant comme un lieu de souffrances que comme un sanctuaire de comportements illégaux en attente de réponses pénales1. Cest un même effacement du contexte social qui sexprime dans les explications dordre moral (responsabilité des parents) ou culturel (perte de lautorité ou perte du sens, « culture de rue », voire culture méditerranéenne) de ces violences. Que ces explications soient si répandues malgré leur indigence, cest ce qui reflète la force des préjugés auxquels il convient de rappeler cette évidence : les banlieues populaires sont avant tout le lieu dune relégation sociale. Néanmoins, la simple description des conditions économiques et sociales ne saurait tenir lieu dexplication suffisante. En effet, la souffrance dont pâtissent les habitants de ces quartiers nest pas tant une souffrance économique (faim, absence de logement, etc.) quune souffrance morale. Or, des causes économiques ne produisent immédiatement que des effets économiques. Il faut également tenir compte des médiations sociales qui conduisent des conditions matérielles (chômage, précarité, condition de logement, etc.) de la souffrance morale à la souffrance morale elle-même.
Quelles sont donc les médiations sociales de la souffrance morale ? Pour éviter les préjugés, il peut être utile de repartir du discours de ceux qui pâtissent de cette souffrance et des plaintes dans lesquelles elle sexprime. Il est frappant que depuis quelques années, les collégiens, les lycéens, et plus généralement les jeunes de banlieue adressent très souvent une demande de « respect ». Le fait quune exigence morale somme toute assez banale soit ainsi mise au premier plan indique manifestement que cette demande de respect cache mystérieusement quelque chose de plus que ce que nous entendons simplement par respect. Dans la boîte noire du respect semble effectivement sarticuler tout un ensemble de revendications, elles convergent dans le refus de ce que lon peut nommer le mépris social. Les jeunes de banlieue ne sont-ils pas victimes dun défaut de respect, dune absence de reconnaissance de ce quils considèrent comme leur valeur, dun mépris radical dont les ressorts sont sociaux et non pas seulement individuels ?
Lanalyse des violences urbaines à la lumière du mépris social permet de rappeler le principe suivant lequel la violence nest jamais gratuite et quelle est, la plupart du temps, une réponse à une situation violente, à une situation violente qui est dautant plus insupportable quelle est celle dune violence symbolique banalisée, rendue quasiment invisible, parce que routinisée2. Si le mépris social définit par excellence une situation violente, ne faut-il pas voir dans les violences urbaines des réactions légitimes face à une souffrance vécue, ne faut-il pas leur attribuer une certaine forme de légitimité là où les observateurs déplorent le plus souvent la perte du sens, la perte de lautorité, voire des comportements guidés par des instincts autodestructeurs ? En posant cette question, on ne prétend pas quun comportement est légitime dès quil réagit à une souffrance, mais simplement quil convient dessayer de comprendre avant de juger. Il est certes difficile aux habitants des centres-villes dassigner un sens aux agressions dont sont victimes pompiers, enseignants et chauffeurs de bus, et la tentation est grande dy voir soit des comportements totalement irrationnels ou pathologiques, soit des comportements immoraux qui doivent être dénoncés avec force et réprimés sévèrement. Cest en général à ce type dattitude que sarrête le discours médiatique sur la banlieue et cest de ce type dévidences que le discours sécuritaire fait son beurre. Refusant ainsi de reconnaître la moindre légitimité dans ces comportements, on se contente de la stigmatisation, en reproduisant sous une nouvelle forme la violence du mépris social témoigné aux habitants des banlieues, alors quil faudrait commencer par en analyser les formes et les effets tout en en dénonçant la logique.
Lanalyse des différentes formes de reconnaissance à luvre dans la construction de lidentité personnelle permet de préciser quels sont les vecteurs et les effets du mépris social3. Etant donné que limage que nous obtenons de notre propre valeur est toujours portée par nos relations avec autrui, elle y est toujours également vulnérable : le regard, le discours ou le comportement dautrui peuvent remettre en cause notre confiance en nous-mêmes, notre respect et notre estime de nous-mêmes. La conviction de notre propre valeur nest jamais absolue mais toujours essentiellement précaire. Nous sommes à nous-mêmes bien plutôt un objet dinquiétude quun objet de certitude, dune inquiétude travaillée par la crainte que les appuis sociaux de notre existence se dérobent. Cet appui social, nous le trouvons dans la reconnaissance produite dans les différents espaces de la vie sociale, dans la reconnaissance affective produite dans les relations familiales et amicales, dans la reconnaissance juridique et morale produite dans les institutions scolaires et lexercice de la citoyenneté, dans la reconnaissance de la valeur sociale de notre travail lorsque les conditions de ce travail sont dignes et quil est justement rémunéré. La crise sociale durable de ces trente dernières années ayant affecté les différentes formes de socialisation et ayant ainsi conduit à une véritable « crise anthropologique »4 (affectant tout aussi bien les identités familiales et sexuelles que les identités sociales et professionnelles), sest soldée par une fragilisation généralisée des appuis sociaux, par lensemble de ces précarités invisibles que ne doivent pas masquer les précarités les plus manifestes, pas plus que les violences visibles ne doivent dissimuler les situations violentes routinisées qui les rendent possibles. Cette précarité invisible5 mais socialement imposée, nest-ce pas la caisse de résonance extraordinaire de toutes les relations sociales dévalorisantes qui sappliquent aux habitants des quartiers de relégation sociale, nest-ce pas là ce qui confère à lexigence de respect sa sonorité si singulière6 ?
Certes, à première vue rien de très nouveau puisque les valeurs liées à lhonneur caractérisent de longue date la culture populaire. Dans La culture du pauvre, Richard Hoggart insistait sur le fait que limportance accordée par les membres des classes subalternes à leur honneur trouvait à sexprimer dans une référence à « lamour propre » : on nira pas solliciter une assistante sociale, parce quon a son amour propre, on ne vendra pas les objets de valeur quon possède, parce quon a son amour propre, etc. Si lon en croit Hoggart, laffirmation suivant laquelle « on a son amour propre » doit elle-même être interprétée comme une réaction de défense face au mépris dont se sentent victimes les membres des classes populaires dans leurs rapports avec les membres et les représentants des couches supérieures de la société7. Lactuelle demande de respect est un phénomène qui est à la fois très proche et très éloigné de cette revendication de dignité. Proche, parce quil sagit dans les deux cas daffirmer sa dignité contre un mépris social qui reste lié à une position subalterne dans la société. Eloigné, puisque laffirmation de lamour propre et la fierté populaire consistaient à braver le jugement des membres des classes dominantes et à revendiquer une indépendance à légard de ses représentants, alors que lexigence de respect, quant à elle, est une demande qui sadresse aux représentants des classes dominantes (enseignants, policiers, etc.). De lamour propre au respect, il y a donc un complet renversement. Dans laffirmation de lamour propre sexprime le fait que le dominé na pas besoin de la reconnaissance de celui qui représente la domination parce quil trouve un appui social chez dautres dominés. Dans la revendication du respect, cest au contraire une demande de reconnaissance qui sadresse directement aux représentants dun mépris social que lon voudrait voir cesser. Il nest pas très difficile de restituer le contexte historique de ce renversement. Dans la période qui précède la crise, une relative stabilité de lexistence individuelle reste garantie par un ensemble dinsertions dans des réseaux de relations stables. En déstructurant les relations sociales et professionnelles, la crise engendre au contraire un processus de remise en cause du soutien social de lexistence, un processus de désinsertion (ou de désaffiliation) où lexistence individuelle se détache de lensemble des réseaux familiaux, amicaux, locaux, professionnels, où elle trouve appui et reconnaissance8. Pour les membres des classes populaires, linsertion sociale dépendait dun réseau de protections (dun statut stable de salarié et dun ensemble de protections assurées par lEtat) et le plus souvent dune intégration dans la ville ouvrière qui constituait elle-même la contre-société sur laquelle la fierté populaire prenait appui. En démantelant les structures de la société salariale et de ses protections sociales, la crise engendre un processus de désinsertion qui est amplifié par la déstructuration des rapports sociaux des quartiers populaires, par la substitution de la « cité » à la ville ouvrière. Cette double désaffiliation remet en cause la possibilité de braver le mépris social de ceux den haut en prenant appui sur la reconnaissance de ceux den bas, et elle implique une telle fragilisation de lexistence que le mépris na plus pour conséquence que cette demande de reconnaissance indifférenciée qui se cache sous lexigence de respect. Sous leffet conjugué de cette dynamique sociale de désinsertion et du maintien dans une position sociale subalterne, les individus sont soumis à un mépris social qui sape les fondements même de lidée quils peuvent se faire de leur propre valeur. Comment les individus relégués dans des quartiers abandonnés où échouent les laissés pour compte de la croissance pourraient-ils être préservés du sentiment dêtre des riens ? Comment un tel déni de reconnaissance pourrait-il conduire à autre chose quau sentiment quils nont pas leur place, que la société les dépossède de tout ce qui fait la valeur de lexistence ?
Quand on interprète les violences urbaines comme leffet dune perte du sens, cest sans doute ce phénomène de la perte des valeurs portées par la vie sociale quon tente de décrire9. Mais la catégorie de « perte du sens » présuppose une philosophie sociale bien contestable. Faut-il admettre que toute société se caractérise fondamentalement par un consensus ? Faut-il admettre que celui-ci réside dans ladhésion de tous à des valeurs partagées ? Dans lhypothèse contraire, lidée de « perte du sens » paraîtra bien obscure, et elle donnera limpression de vouloir faire de notre propre incompréhension (« cela na plus de sens ») une catégorie explicative. Cest en définitive un même type de causalité inversée qui sous-tend les explications en terme de perte dautorité et la théorie de la responsabilité parentale qui conduit chroniquement le gouvernement, les municipalités ou les Caisses dallocations familiales à lidée dune mise sous condition des allocations familiales ou scolaires10. Là encore, leffet est pris pour la cause. Imagine-t-on sérieusement que des parents chômeurs de longue durée, ou soumis à différentes formes de violence sociale, puissent incarner efficacement lautorité ? Imagine-t-on sérieusement des parents décidant en toute conscience de faire de leurs enfants des délinquants ? La catégorie explicative peut également trouver sa source dans notre inquiétude, comme en témoigne linterprétation en terme de violence autodestructrice. On en trouvera un exemple dans lessai de Hans-Magnus Enzenberger intitulé Vues sur la guerre civile11, où les violences de Los Angeles sont comparées à celles des banlieues françaises. Serait caractéristique le fait que ces violences se tournent contre le cadre de vie des habitants eux-mêmes (services publics, magasins, habitat), elles seraient fondées sur la haine de soi et nauraient dautre but que lautodestruction. Le rôle conféré ci-dessus à la reconnaissance peut sembler justifier ce genre de conclusion. En effet, sil faut être reconnu pour avoir une image positive de soi-même, il est possible que le mépris social, sous sa forme la plus radicale, conduise à la haine de soi, et à lautodestruction.
Les faits autorisent cependant une autre interprétation car la violence contre les éléments du cadre de vie nest pas ici tant une violence tournée contre les conditions de la vie, quune violence tournée contre les vecteurs du mépris social, contre lenvironnement en tant quil impose une image de soi dégradée. Cest évidemment le cas des déprédations tournées contre lhabitat12, mais cest également le cas des violences urbaines à proprement parler. Lorsque la violence se dirige vers les représentants dun ordre social dont les habitants se sentent exclus (pompiers, chauffeurs de bus, enseignants, supermarchés), il sagit bien dune violence dirigée contre lordre social qui rend la vie impossible. Ne faut-il pas alors conclure que cette violence, qui semble totalement irrationnelle, se fonde sur un refus du mépris social qui, en tant quespoir dune vie meilleure, est politiquement légitime, même si cet espoir sexprime sous une forme qui reste elle-même irrationnelle ? Ne faut-il pas admettre par ailleurs que cette violence ne relève pas seulement dune « culture de rue » foncièrement apolitique13, mais quelle est lexpression quasi-politique de la conflictualité sociale et quelle contient des formes de politisation, comme en témoignent par exemple les paroles de certains groupes de rap14 ?
Si les violences collectives des jeunes de banlieues étaient principalement tournées vers les uniformes jusquen 98, elles sont maintenant principalement tournées vers dautres jeunes15. Cette modification de la structure de la violence semble reconduire aux thèses dEnzenberger. Elle sexpliquerait par le fait que la seule valeur désormais reconnue est laffirmation de la violence physique, dune violence physique débridée qui, de ce fait, comporte toujours lhorizon de la mort. Il convient sans doute de relativiser le rôle ainsi attribué à la violence morbide en insistant sur le fait que cette modification des cibles de la violence est liée au développement dun « nationalisme de quartier » qui doit lui-même être considéré comme une nouvelle forme daffirmation identitaire et une réaction au déni de reconnaissance absolu. A la suite de laffrontement de plus de 200 jeunes début février 2001 à La Défense, il a beaucoup été question du développement de « bandes » soit ethniques soit criminelles, alors quil est établi que les groupes de Chanteloux-les-Vignes et du Val Fourré nappartenaient pas à des bandes, mais simplement à des quartiers16. Les groupes qui se sont affrontés nétaient pas issus de groupes associés à des fins criminelles, pas plus que de groupes ethniquement définissables. Il sagissait simplement dhabitants réunis par lhonneur quils attachent à lappartenance à leur quartier. La fierté populaire resurgit ainsi sous leffet du mépris social. Les espaces sociaux restés intacts ou relativement intacts (écoles, centres-villes, etc.) ne peuvent plus offrir aux victimes de la désaffiliation quune socialisation dévalorisante qui, plutôt que de contribuer à leur insertion dans des cercles sociaux plus larges, les repousse dans les espaces de relégation et les conduit au rejet général de lordre social extérieur. La violence symbolique qui accompagne le franchissement des frontières de la « cité » (échec scolaire, contrôles au facies dans le centre-ville, etc.) contraint au repli et conduit donc à des logiques dappropriation dun territoire conçu comme seul lieu de reconnaissance et de valorisation17. Doù ces violences fondées sur la défense de la seule valeur (lhonneur lié au quartier) qui prouve que lon nest pas un rien fondées sur une valeur, et non pas sur la violence autodestructrice, la perte des valeurs, ou toute autre catégorie mal taillée.
Dans le nationalisme de quartier trouve donc encore à sexprimer lexigence légitime dun monde vivable, susceptible de satisfaire ces besoins du moi que sont les besoins de reconnaissance, même si les cibles de la violence urbaine y sont encore plus éloignées des facteurs de la souffrance sociale que lorsquil sagit des différents corps de fonctionnaires encore présents dans les quartiers populaires. Sans doute convient-il donc pour conclure dévoquer une remarque désabusée dAdorno : « Ce qui est désespérant, cest quà la maladie de lhomme sain, on ne peut pas opposer tout simplement la santé du malade, et quen fait létat de ce dernier ne fait le plus souvent que représenter dune façon différente le même désastre »18. Pour Adorno, il ne fait pas de doute que dans un monde où règne laliénation absolue, la santé et le bien-être sont profondément illusoires et malsains, alors que la souffrance seule contient une part de vérité. Il reste cependant que la souffrance conserve elle-même la trace de laliénation quelle dénonce et que sa vérité est donc très relative. Il en va de même de ce refus du mépris social qui exprime sans doute lespoir légitime dun monde social plus juste, bien que cet espoir porte les stigmates de linjustice qui le fait naître.
Quelles sont donc les médiations sociales de la souffrance morale ? Pour éviter les préjugés, il peut être utile de repartir du discours de ceux qui pâtissent de cette souffrance et des plaintes dans lesquelles elle sexprime. Il est frappant que depuis quelques années, les collégiens, les lycéens, et plus généralement les jeunes de banlieue adressent très souvent une demande de « respect ». Le fait quune exigence morale somme toute assez banale soit ainsi mise au premier plan indique manifestement que cette demande de respect cache mystérieusement quelque chose de plus que ce que nous entendons simplement par respect. Dans la boîte noire du respect semble effectivement sarticuler tout un ensemble de revendications, elles convergent dans le refus de ce que lon peut nommer le mépris social. Les jeunes de banlieue ne sont-ils pas victimes dun défaut de respect, dune absence de reconnaissance de ce quils considèrent comme leur valeur, dun mépris radical dont les ressorts sont sociaux et non pas seulement individuels ?
Lanalyse des violences urbaines à la lumière du mépris social permet de rappeler le principe suivant lequel la violence nest jamais gratuite et quelle est, la plupart du temps, une réponse à une situation violente, à une situation violente qui est dautant plus insupportable quelle est celle dune violence symbolique banalisée, rendue quasiment invisible, parce que routinisée2. Si le mépris social définit par excellence une situation violente, ne faut-il pas voir dans les violences urbaines des réactions légitimes face à une souffrance vécue, ne faut-il pas leur attribuer une certaine forme de légitimité là où les observateurs déplorent le plus souvent la perte du sens, la perte de lautorité, voire des comportements guidés par des instincts autodestructeurs ? En posant cette question, on ne prétend pas quun comportement est légitime dès quil réagit à une souffrance, mais simplement quil convient dessayer de comprendre avant de juger. Il est certes difficile aux habitants des centres-villes dassigner un sens aux agressions dont sont victimes pompiers, enseignants et chauffeurs de bus, et la tentation est grande dy voir soit des comportements totalement irrationnels ou pathologiques, soit des comportements immoraux qui doivent être dénoncés avec force et réprimés sévèrement. Cest en général à ce type dattitude que sarrête le discours médiatique sur la banlieue et cest de ce type dévidences que le discours sécuritaire fait son beurre. Refusant ainsi de reconnaître la moindre légitimité dans ces comportements, on se contente de la stigmatisation, en reproduisant sous une nouvelle forme la violence du mépris social témoigné aux habitants des banlieues, alors quil faudrait commencer par en analyser les formes et les effets tout en en dénonçant la logique.
Lanalyse des différentes formes de reconnaissance à luvre dans la construction de lidentité personnelle permet de préciser quels sont les vecteurs et les effets du mépris social3. Etant donné que limage que nous obtenons de notre propre valeur est toujours portée par nos relations avec autrui, elle y est toujours également vulnérable : le regard, le discours ou le comportement dautrui peuvent remettre en cause notre confiance en nous-mêmes, notre respect et notre estime de nous-mêmes. La conviction de notre propre valeur nest jamais absolue mais toujours essentiellement précaire. Nous sommes à nous-mêmes bien plutôt un objet dinquiétude quun objet de certitude, dune inquiétude travaillée par la crainte que les appuis sociaux de notre existence se dérobent. Cet appui social, nous le trouvons dans la reconnaissance produite dans les différents espaces de la vie sociale, dans la reconnaissance affective produite dans les relations familiales et amicales, dans la reconnaissance juridique et morale produite dans les institutions scolaires et lexercice de la citoyenneté, dans la reconnaissance de la valeur sociale de notre travail lorsque les conditions de ce travail sont dignes et quil est justement rémunéré. La crise sociale durable de ces trente dernières années ayant affecté les différentes formes de socialisation et ayant ainsi conduit à une véritable « crise anthropologique »4 (affectant tout aussi bien les identités familiales et sexuelles que les identités sociales et professionnelles), sest soldée par une fragilisation généralisée des appuis sociaux, par lensemble de ces précarités invisibles que ne doivent pas masquer les précarités les plus manifestes, pas plus que les violences visibles ne doivent dissimuler les situations violentes routinisées qui les rendent possibles. Cette précarité invisible5 mais socialement imposée, nest-ce pas la caisse de résonance extraordinaire de toutes les relations sociales dévalorisantes qui sappliquent aux habitants des quartiers de relégation sociale, nest-ce pas là ce qui confère à lexigence de respect sa sonorité si singulière6 ?
Certes, à première vue rien de très nouveau puisque les valeurs liées à lhonneur caractérisent de longue date la culture populaire. Dans La culture du pauvre, Richard Hoggart insistait sur le fait que limportance accordée par les membres des classes subalternes à leur honneur trouvait à sexprimer dans une référence à « lamour propre » : on nira pas solliciter une assistante sociale, parce quon a son amour propre, on ne vendra pas les objets de valeur quon possède, parce quon a son amour propre, etc. Si lon en croit Hoggart, laffirmation suivant laquelle « on a son amour propre » doit elle-même être interprétée comme une réaction de défense face au mépris dont se sentent victimes les membres des classes populaires dans leurs rapports avec les membres et les représentants des couches supérieures de la société7. Lactuelle demande de respect est un phénomène qui est à la fois très proche et très éloigné de cette revendication de dignité. Proche, parce quil sagit dans les deux cas daffirmer sa dignité contre un mépris social qui reste lié à une position subalterne dans la société. Eloigné, puisque laffirmation de lamour propre et la fierté populaire consistaient à braver le jugement des membres des classes dominantes et à revendiquer une indépendance à légard de ses représentants, alors que lexigence de respect, quant à elle, est une demande qui sadresse aux représentants des classes dominantes (enseignants, policiers, etc.). De lamour propre au respect, il y a donc un complet renversement. Dans laffirmation de lamour propre sexprime le fait que le dominé na pas besoin de la reconnaissance de celui qui représente la domination parce quil trouve un appui social chez dautres dominés. Dans la revendication du respect, cest au contraire une demande de reconnaissance qui sadresse directement aux représentants dun mépris social que lon voudrait voir cesser. Il nest pas très difficile de restituer le contexte historique de ce renversement. Dans la période qui précède la crise, une relative stabilité de lexistence individuelle reste garantie par un ensemble dinsertions dans des réseaux de relations stables. En déstructurant les relations sociales et professionnelles, la crise engendre au contraire un processus de remise en cause du soutien social de lexistence, un processus de désinsertion (ou de désaffiliation) où lexistence individuelle se détache de lensemble des réseaux familiaux, amicaux, locaux, professionnels, où elle trouve appui et reconnaissance8. Pour les membres des classes populaires, linsertion sociale dépendait dun réseau de protections (dun statut stable de salarié et dun ensemble de protections assurées par lEtat) et le plus souvent dune intégration dans la ville ouvrière qui constituait elle-même la contre-société sur laquelle la fierté populaire prenait appui. En démantelant les structures de la société salariale et de ses protections sociales, la crise engendre un processus de désinsertion qui est amplifié par la déstructuration des rapports sociaux des quartiers populaires, par la substitution de la « cité » à la ville ouvrière. Cette double désaffiliation remet en cause la possibilité de braver le mépris social de ceux den haut en prenant appui sur la reconnaissance de ceux den bas, et elle implique une telle fragilisation de lexistence que le mépris na plus pour conséquence que cette demande de reconnaissance indifférenciée qui se cache sous lexigence de respect. Sous leffet conjugué de cette dynamique sociale de désinsertion et du maintien dans une position sociale subalterne, les individus sont soumis à un mépris social qui sape les fondements même de lidée quils peuvent se faire de leur propre valeur. Comment les individus relégués dans des quartiers abandonnés où échouent les laissés pour compte de la croissance pourraient-ils être préservés du sentiment dêtre des riens ? Comment un tel déni de reconnaissance pourrait-il conduire à autre chose quau sentiment quils nont pas leur place, que la société les dépossède de tout ce qui fait la valeur de lexistence ?
Quand on interprète les violences urbaines comme leffet dune perte du sens, cest sans doute ce phénomène de la perte des valeurs portées par la vie sociale quon tente de décrire9. Mais la catégorie de « perte du sens » présuppose une philosophie sociale bien contestable. Faut-il admettre que toute société se caractérise fondamentalement par un consensus ? Faut-il admettre que celui-ci réside dans ladhésion de tous à des valeurs partagées ? Dans lhypothèse contraire, lidée de « perte du sens » paraîtra bien obscure, et elle donnera limpression de vouloir faire de notre propre incompréhension (« cela na plus de sens ») une catégorie explicative. Cest en définitive un même type de causalité inversée qui sous-tend les explications en terme de perte dautorité et la théorie de la responsabilité parentale qui conduit chroniquement le gouvernement, les municipalités ou les Caisses dallocations familiales à lidée dune mise sous condition des allocations familiales ou scolaires10. Là encore, leffet est pris pour la cause. Imagine-t-on sérieusement que des parents chômeurs de longue durée, ou soumis à différentes formes de violence sociale, puissent incarner efficacement lautorité ? Imagine-t-on sérieusement des parents décidant en toute conscience de faire de leurs enfants des délinquants ? La catégorie explicative peut également trouver sa source dans notre inquiétude, comme en témoigne linterprétation en terme de violence autodestructrice. On en trouvera un exemple dans lessai de Hans-Magnus Enzenberger intitulé Vues sur la guerre civile11, où les violences de Los Angeles sont comparées à celles des banlieues françaises. Serait caractéristique le fait que ces violences se tournent contre le cadre de vie des habitants eux-mêmes (services publics, magasins, habitat), elles seraient fondées sur la haine de soi et nauraient dautre but que lautodestruction. Le rôle conféré ci-dessus à la reconnaissance peut sembler justifier ce genre de conclusion. En effet, sil faut être reconnu pour avoir une image positive de soi-même, il est possible que le mépris social, sous sa forme la plus radicale, conduise à la haine de soi, et à lautodestruction.
Les faits autorisent cependant une autre interprétation car la violence contre les éléments du cadre de vie nest pas ici tant une violence tournée contre les conditions de la vie, quune violence tournée contre les vecteurs du mépris social, contre lenvironnement en tant quil impose une image de soi dégradée. Cest évidemment le cas des déprédations tournées contre lhabitat12, mais cest également le cas des violences urbaines à proprement parler. Lorsque la violence se dirige vers les représentants dun ordre social dont les habitants se sentent exclus (pompiers, chauffeurs de bus, enseignants, supermarchés), il sagit bien dune violence dirigée contre lordre social qui rend la vie impossible. Ne faut-il pas alors conclure que cette violence, qui semble totalement irrationnelle, se fonde sur un refus du mépris social qui, en tant quespoir dune vie meilleure, est politiquement légitime, même si cet espoir sexprime sous une forme qui reste elle-même irrationnelle ? Ne faut-il pas admettre par ailleurs que cette violence ne relève pas seulement dune « culture de rue » foncièrement apolitique13, mais quelle est lexpression quasi-politique de la conflictualité sociale et quelle contient des formes de politisation, comme en témoignent par exemple les paroles de certains groupes de rap14 ?
Si les violences collectives des jeunes de banlieues étaient principalement tournées vers les uniformes jusquen 98, elles sont maintenant principalement tournées vers dautres jeunes15. Cette modification de la structure de la violence semble reconduire aux thèses dEnzenberger. Elle sexpliquerait par le fait que la seule valeur désormais reconnue est laffirmation de la violence physique, dune violence physique débridée qui, de ce fait, comporte toujours lhorizon de la mort. Il convient sans doute de relativiser le rôle ainsi attribué à la violence morbide en insistant sur le fait que cette modification des cibles de la violence est liée au développement dun « nationalisme de quartier » qui doit lui-même être considéré comme une nouvelle forme daffirmation identitaire et une réaction au déni de reconnaissance absolu. A la suite de laffrontement de plus de 200 jeunes début février 2001 à La Défense, il a beaucoup été question du développement de « bandes » soit ethniques soit criminelles, alors quil est établi que les groupes de Chanteloux-les-Vignes et du Val Fourré nappartenaient pas à des bandes, mais simplement à des quartiers16. Les groupes qui se sont affrontés nétaient pas issus de groupes associés à des fins criminelles, pas plus que de groupes ethniquement définissables. Il sagissait simplement dhabitants réunis par lhonneur quils attachent à lappartenance à leur quartier. La fierté populaire resurgit ainsi sous leffet du mépris social. Les espaces sociaux restés intacts ou relativement intacts (écoles, centres-villes, etc.) ne peuvent plus offrir aux victimes de la désaffiliation quune socialisation dévalorisante qui, plutôt que de contribuer à leur insertion dans des cercles sociaux plus larges, les repousse dans les espaces de relégation et les conduit au rejet général de lordre social extérieur. La violence symbolique qui accompagne le franchissement des frontières de la « cité » (échec scolaire, contrôles au facies dans le centre-ville, etc.) contraint au repli et conduit donc à des logiques dappropriation dun territoire conçu comme seul lieu de reconnaissance et de valorisation17. Doù ces violences fondées sur la défense de la seule valeur (lhonneur lié au quartier) qui prouve que lon nest pas un rien fondées sur une valeur, et non pas sur la violence autodestructrice, la perte des valeurs, ou toute autre catégorie mal taillée.
Dans le nationalisme de quartier trouve donc encore à sexprimer lexigence légitime dun monde vivable, susceptible de satisfaire ces besoins du moi que sont les besoins de reconnaissance, même si les cibles de la violence urbaine y sont encore plus éloignées des facteurs de la souffrance sociale que lorsquil sagit des différents corps de fonctionnaires encore présents dans les quartiers populaires. Sans doute convient-il donc pour conclure dévoquer une remarque désabusée dAdorno : « Ce qui est désespérant, cest quà la maladie de lhomme sain, on ne peut pas opposer tout simplement la santé du malade, et quen fait létat de ce dernier ne fait le plus souvent que représenter dune façon différente le même désastre »18. Pour Adorno, il ne fait pas de doute que dans un monde où règne laliénation absolue, la santé et le bien-être sont profondément illusoires et malsains, alors que la souffrance seule contient une part de vérité. Il reste cependant que la souffrance conserve elle-même la trace de laliénation quelle dénonce et que sa vérité est donc très relative. Il en va de même de ce refus du mépris social qui exprime sans doute lespoir légitime dun monde social plus juste, bien que cet espoir porte les stigmates de linjustice qui le fait naître.
(1) P. Rimbert, « Envahissants experts de la tolérance zéro », Le Monde diplomatique, février 2001, p. 20-21. Je remercie F. Jobard et Y. Sintomer qui ont bien voulu discuter quelques-unes des idées avancées dans cet article.
(2) P. Baudry, « Conflit, image du corps et rapport à la mort », in P. Baudry et alii, Souffrance et violence à ladolescence, ESF éditeur, 2000, p. 13-38.
(3) A. Honneth, La lutte pour la reconnaissance, Cerf, 2000 ; E. Renault, Mépris social. Ethique et politique de la reconnaissance, Editions du Passant, 2000.
(4) C. Dubar, La crise des identités. Linterprétation dune mutation, PUF, 2000.
(5) Voir à ce propos la revue Rhizome. Bulletin national santé mentale et précarité, n°4, 2001, « Précarité visible, précarités invisibles ».
(6) Plutôt quune caractéristique héritée de la culture méditerranéenne, comme le soutient D. Lepoutre, Cur de banlieue. Codes, rites, langages, Odile Jacob, 1997.
(7) R. Hoggart, La culture du pauvre, Minuit, 1970, p. 122-125
(8) R. Castel, La métamorphose de la question sociale, Fayard, 1995. Pour une application de la problématique de laffiliation à la banlieue, nous suivons M.-H. Bacqué, Y. Sintomer, « Affiliation et désaffiliation en banlieue. Réflexion à partir des exemples de Saint-Denis et dAubervilliers », in Revue Française de Sociologie, mai 2001.
(9) Voir par exemple, Azouz Begag, « Le poisson rouge, le sens et la banlieue », in Le Monde, 24-25/12/2000, p. 11 : « Quelle nous parvienne déguisée en poisson rouge ou en barette de shit, la question du sens est désormais posée sur la place publique, comme un immense rocher tombé dun immeuble. Dun immeuble en voie de démolition bien sûr »
(10) Le Monde, 28/02/2001.
(11) Hans-Magnus Enzenberger, La grande migration, Gallimard, 1995, p. 75-147.
(12) Voir par exemple, Sophie Body-Gendrot, « Violences urbaines », in Lignes n°25, 1995, p. 72 : « graffitis, vandalisme, déprédations, sont autant de réponses données par les habitants à la violence symbolique qui est exercée sur eux et à limage dépréciée deux-mêmes à laquelle lurbanisme les confronte, quil sagisse de tours ou de pavillons sans âme ».
(13) P. Juhem, « Civiliser la banlieue. Logiques et conditions defficacité des dispositifs étatiques de régulation de la violence dans les quartiers populaires », in Revue Française de Science Politique, 2000.
(14) L. Mucchielli, « Violences urbaines, réactions collectives et représentations de classe chez les jeunes des quartiers relégués de la France des années 1990 », in Actuel Marx, n°26, 1999, et H. Bacqué, Y. Sintomer, op. cit.
(15) H. Lagrange, Esprit, octobre 2000 : « Délinquances, droit des mineurs, violences collectives ».
(16) Voir par exemple lenquête du journal Le Monde, 14/02/2001, p. 10.
(17) J.-M. Petitclerc, La violence et les jeunes, Editions Salvator, 1999.
(18) Adorno, Minima moralia, § 36, Payot, 1980, p. 57.
(2) P. Baudry, « Conflit, image du corps et rapport à la mort », in P. Baudry et alii, Souffrance et violence à ladolescence, ESF éditeur, 2000, p. 13-38.
(3) A. Honneth, La lutte pour la reconnaissance, Cerf, 2000 ; E. Renault, Mépris social. Ethique et politique de la reconnaissance, Editions du Passant, 2000.
(4) C. Dubar, La crise des identités. Linterprétation dune mutation, PUF, 2000.
(5) Voir à ce propos la revue Rhizome. Bulletin national santé mentale et précarité, n°4, 2001, « Précarité visible, précarités invisibles ».
(6) Plutôt quune caractéristique héritée de la culture méditerranéenne, comme le soutient D. Lepoutre, Cur de banlieue. Codes, rites, langages, Odile Jacob, 1997.
(7) R. Hoggart, La culture du pauvre, Minuit, 1970, p. 122-125
(8) R. Castel, La métamorphose de la question sociale, Fayard, 1995. Pour une application de la problématique de laffiliation à la banlieue, nous suivons M.-H. Bacqué, Y. Sintomer, « Affiliation et désaffiliation en banlieue. Réflexion à partir des exemples de Saint-Denis et dAubervilliers », in Revue Française de Sociologie, mai 2001.
(9) Voir par exemple, Azouz Begag, « Le poisson rouge, le sens et la banlieue », in Le Monde, 24-25/12/2000, p. 11 : « Quelle nous parvienne déguisée en poisson rouge ou en barette de shit, la question du sens est désormais posée sur la place publique, comme un immense rocher tombé dun immeuble. Dun immeuble en voie de démolition bien sûr »
(10) Le Monde, 28/02/2001.
(11) Hans-Magnus Enzenberger, La grande migration, Gallimard, 1995, p. 75-147.
(12) Voir par exemple, Sophie Body-Gendrot, « Violences urbaines », in Lignes n°25, 1995, p. 72 : « graffitis, vandalisme, déprédations, sont autant de réponses données par les habitants à la violence symbolique qui est exercée sur eux et à limage dépréciée deux-mêmes à laquelle lurbanisme les confronte, quil sagisse de tours ou de pavillons sans âme ».
(13) P. Juhem, « Civiliser la banlieue. Logiques et conditions defficacité des dispositifs étatiques de régulation de la violence dans les quartiers populaires », in Revue Française de Science Politique, 2000.
(14) L. Mucchielli, « Violences urbaines, réactions collectives et représentations de classe chez les jeunes des quartiers relégués de la France des années 1990 », in Actuel Marx, n°26, 1999, et H. Bacqué, Y. Sintomer, op. cit.
(15) H. Lagrange, Esprit, octobre 2000 : « Délinquances, droit des mineurs, violences collectives ».
(16) Voir par exemple lenquête du journal Le Monde, 14/02/2001, p. 10.
(17) J.-M. Petitclerc, La violence et les jeunes, Editions Salvator, 1999.
(18) Adorno, Minima moralia, § 36, Payot, 1980, p. 57.