Sortie du DVD de Notre Monde
Notre Monde Notre Monde (2013, 119') un film de Thomas LacosteRassemblant plus de 35 intervenants, philosophes, sociologues, économistes, magistrats, médecins, universitaires et écrivains, Notre Monde propose un espace dexpression pour travailler, comme nous y enjoint JeanLuc Nancy à « une pensée commune ». Plus encore quun libre espace de parole, Notre Monde sappuie sur un ensemble foisonnant de propositions concrètes pour agir comme un rappel essentiel, individuel et collectif : « faites de la politique » et de préférence autrement.
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© Passant n°39 [mars 2002 - avril 2002]
© Passant n°39 [mars 2002 - avril 2002]
entretien de Miguel Benasayag par Christine Vivier
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Philosophe et psychanalyste, auteur de nombreux ouvrages1, Miguel Benasayag se définit également comme « militant chercheur », par opposition au militant servant le discours et les pratiques
prédigérées par sa hiérarchie. Il a combattu dans la guérilla guévariste en Argentine et passé plusieurs années en prison. Aujourdhui il vit et travaille en France où il anime, entre autres, le collectif « Malgré Tout », qui rassemble plusieurs organisations des quatre coins du monde incarnant ce quil nomme « la nouvelle radicalité », désireuse de changer le monde à travers une résistance par la création.
Le Passant : Daprès vous, les nouvelles luttes sociales qui émergent aux quatre coins du monde depuis les années 90 se distinguent des précédentes en ce quelles ne sont plus seulement des luttes contre, mais aussi des luttes pour laffirmation de la vie. Pourriez-vous préciser ce que vous entendez par lutter « pour la vie » ?
Miguel Benasayag : En réalité, je crois que ce quon doit pouvoir changer, au moins un peu, cest la notion même de « luttes ».
Ce qui se passe, cest que parler de luttes, de logique et daffrontement, etc., implique aussi quon partage avec lennemi au moins un territoire commun, un lieu de la lutte, de laffrontement. Ceci ne me semble pas être aujourdhui le point central de ce qui est en train de se passer dans différents pays et régions du monde. Cest pourquoi je reprends lénoncé de G. Deleuze : « résister, cest créer », aujourdhui plus que jamais.
Il sagit aujourdhui, en réalité, de constater lémergence de nouvelles formes de lien social, de nouvelles formes de culture, de formes de vie, il sagit de quelque chose qui est en train de se passer, pour ainsi dire, dans la dimension du « sens », considérant que « sens » ne signifie rien darbitraire ou de subjectiviste, mais que dans « sens » il existe une dimension ontologique.
Notre humanité se cherche, les formes classiques de la modernité, la société et la culture de lindividu paraissent totalement épuisées, totalement impuissantes face aux différents problèmes que lhumanité affronte. Cest pourquoi il sagit de questions et de problèmes qui ont à voir avec la vie, avec le fait dessayer de savoir par où peut continuer et se développer la vie. Cest un peu ou assez spinoziste comme question, mais cest de cela quil sagit.
Seulement, il faut prendre en compte que lorsquon dit « la culture, la société de lindividu se trouvent épuisées, cest-à-dire, narrivent pas à développer la vie », nous ne voulons pas faire référence à un soi-disant collectif qui serait le contraire de lindividu. Lorsquon parle de « culture et société de lindividu », on nomme à la fois, bien sûr, une forme de collectif, une forme de collectif qui se pense, qui se structure et se discipline comme si elle était constituée, formée par une somme dindividus séparés les uns des autres.
Pensez-vous que les différentes victimes de la précarité, celles qui subissent leffet de la précarité du travail comme celles qui souffrent de la plus grande exclusion, peuvent elles aussi développer ce type de lutte ? Ne sont-elles pas contraintes à concevoir leurs luttes comme des luttes contre la société qui produit leurs souffrances ? Leurs souffrances ne sont-elles pas parfois si profondes quelles interdisent toute révolte ?
Ce qui se passe en réalité, cest que les « victimes », tant quelles se pensent comme « victimes », sont condamnées à demander justice, à demander réparation à la société qui les condamne, qui les oppresse. Mon expérience des centaines des fois répétée, par exemple, dans les terres occupées, dans les quartiers dautogestion ou dans les squats etc., cest que les gens commencent à faire des choses pour survivre, pour, malgré tout, subsister, et petit à petit ces endroits se transforment en véritables fabriques, véritables laboratoires de nouvelles images, de nouvelles formes de vie. Cest ainsi que les gens disent « on a commencé ceci pour survivre et on a trouvé une vie », une forme de vie supérieure, cest pour cela que ce de quoi il sagit, cest de lémergence dune série dexpériences existentielles, je veux dire, beaucoup plus étendues, beaucoup plus profondes que ce quon connaît, comme la dimension politique classique.
Daprès vous, la force des nouveaux types de lutte tient à leur rupture avec les schémas classiques dorganisation et à leur rejet de toute structure hiérarchique. En quoi sagit-il dun progrès ?
Justement, dans ces nouvelles et multiples expériences, ce qui apparaît, cest cette rupture avec le monde de la représentation, cest-à-dire quon assiste à une sorte de puissance qui se développe, qui existe dans le présent, ici et maintenant, ce qui ne veut pas dire quelle ne puisse pas se projeter dans le futur, au contraire. Simplement, quant on rompt avec la forme classique de la représentation, on rompt avec lattente, avec la promesse, avec le principe politique classique qui dit « croyez en moi et mettez vous en rang ». Qui veut la liberté, commence par obéir à un « maître »2.
Dans ce sens, rompre avec lattente, habiter le présent, signifie une grande puissance démancipation. Il est intéressant de se rappeler que parmi les dénommées « passions tristes », Spinoza incluait lespoir, lespoir qui nous laisse toujours dans lattente de Godot
Il y a une énorme différence entre agir derrière tout en espérant un programme, un modèle, et ce qui est en train darriver, cest-à-dire le développement de projets concrets qui ne sont ni des modèles ni des programmes.
Les manifestations de Seattle ont mis en lumière lefficacité dun type dorganisation en réseau, où les militants sassocient par groupes daffinités indépendants, mais Gênes et Goetteborg nont-ils pas fait apparaître les limites de ce type dorganisation ? Plus généralement, comment ce modèle organisationnel est-il, daprès vous, en mesure de répondre à la criminalisation toujours accrue des mouvements anti-mondialisation ?
Je crois en réalité que ces grandes manifestations sont surestimées par la presse mondiale. Parce que justement, ce qui est en train démerger, qui possède une dimension anthropologique, une dimension historique et philosophique, est trop nouveau pour être compris dans les limites étroites de la presse. Trop nouveau et incompris par les universitaires, sans parler des politiciens professionnels et des militants classiques (ceux que nous appelons les militants tristes), qui pensent que ce qui est en train de se passer est trop vague, trop « libre », que cela doit être formaté, et ils croient que ces rencontres sont les lieux où lon commence à mettre un peu « dordre dans tellement de liberté ».
En ce qui concerne la criminalisation du mouvement, ce nest pas un problème, cest du pur spectacle. Ce qui est vrai, cest quon ne peut pas contester radicalement un ordre social et attendre que ce même ordre et ses représentants nous aiment. Moi, pour ma part, je serais très offensé si les représentants de cet ordre néo-libéral, qui est sans doute criminel, maimaient, je me sentirais très mal. Ni eux maiment, ni moi je les aime. Les années de prison, lexil, la mort de ceux que jai tant aimés sont mes meilleurs motifs de joie, de puissance et même dune certaine fierté.
A la tristesse sociale et individuelle caractéristique dune société capitaliste, vous opposez la militance pour la joie. Après le 11 septembre et le développement de différentes formes de violence extrême à léchelle mondiale, ce projet est-il toujours possible ? Ne devrait-on pas plutôt en conclure que la catastrophe a lieu et quil ne reste plus quà organiser le pessimisme ?3
Je ne sais pas pourquoi on est aussi pessimiste, mais en ce qui concerne notre petit monde, les choses sont loin dêtre aussi tristes.
En réalité, dans le 11 septembre, il y a deux choses : une chose très très triste, cest le fait que le 11 septembre 1973, la CIA et les oligarchies locales écrasèrent dans le sang la joie du peuple chilien. Ce fut le coup dEtat de Pinochet contre le compañero Allende.
Mais si vous voulez parler de ce qui sest passé aux Etats-Unis, en réalité, il y a un terrorisme incroyable qui fait que tout le monde doit penser comme une catastrophe quasi-personnelle le fait quil y ait eu un acte de guerre dans le territoire des Etats-Unis.
Dans la même semaine, personne ne sait combien dafricains sont morts au combat, personne ne sait combien de civils afghans meurent par lintervention américaine, combien denfants sont morts à cause de linjustice de notre ordre social
Ben Laden est un fruit de la CIA, à tel point que nous avons été face-à-face dans les tranchées du Nicaragua, étant donné quil était dans le camp de la « contra ». Autant dire, aucune sympathie pour ce personnage, aucune sympathie pour les méthodes terroristes qui sont les méthodes du pouvoir. Jamais nous avons développé, par exemple, des actes de terrorisme pendant la résistance à la junte militaire.
Mais ce qui est arrivé aux américains, cest quon les a attaqués dans leur territoire, comme eux-mêmes attaquent tellement de peuples. La guerre est horrible, mais je ne vois pas pourquoi le fait de bombarder avec des avions militaires des populations civiles serait moins grave que ce qui est arrivé aux Etats-Unis. Il faut refuser le terrorisme qui veutnous faire croire que ce qui arrive aux américains serait une attaque contre nous tous.
Ce nest pas notre problème, nous navons pas à choisir entre la peste et le choléra, notre question, cest le développement lent, contradictoire et difficile dun nouveau monde multiple et joyeux ici et maintenant. Et pour lavenir, que les imbéciles sarrangent entre eux.
Vous avez étudié lidéologie sécuritaire, et vous dites quelle a pour conséquence disoler les gens en instaurant la peur, en les renvoyant à létat dindividu état que vous considérez comme une fabrication du capitalisme et que vous opposez à la notion positive de personne. Pourriez-vous revenir sur cette idéologie et sur ces deux notions ?
La notion, le concept et à la fois la culture de lindividu ne peuvent pas être présentés simplement comme un « produit du capitalisme » En réalité, entre lémergence de la préoccupation et la notion dindividu, quon peut dater à partir des travaux de Abelard jusquà nos jours, « individu » ne veut absolument pas dire la même chose, à tel point que, essentiellement, le sens, le contenu du concept, se sont transformés en son contraire. Comme concept, naît la pratique, dirait-on, dune émancipation. Aujourdhui, individu veut dire la société standardisée, la tristesse, limpuissance.
En ce qui concerne la question de lidéologie sécuritaire, on peut dire que cest un vrai symptôme de la crise, mais dans le sens profond. En réalité, celui qui parle dinsécurité sait, ou devrait savoir, de quoi il parle.
De mon point de vue, chaque fois que jentends parler dinsécurité, limage que jai est celle dun monde où trois quarts des habitants sont plus ou moins condamnés à la misère, ou même à disparaître, et le quart restant, celui qui profite encore de cet ordre social injuste, sait, bien sûr, que les autres le détestent, que les autres le volent, lattaquent, etc. En résumé, parler dinsécurité, cest se mettre demblée du côté de la force, du côté de ceux qui profitent de cet ordre social.
Personne ne doit voter au second tour des élections, car pour défendre justement la démocratie, nous devons dire avec force « ça suffit » à cette hypocrisie où les deux (camps) sont les mêmes, lun usant de lanesthésie et lautre non, mais les deux se rangent du côté des puissants qui se défendent du peuple, des peuples.
Aujourdhui comme hier, nous devons prendre parti pour ou contre les condamnés de la terre, non parce que la violence existe, non parce nous aimons comme des saints laïcs les pauvres, mais parce que nous refusons de nous sentir associés aux puissants.
Il ny a pas de problème dinsécurité, le problème est la dissolution du lien social, le problème cest la corruption des politiciens, le problème ce sont les laboratoires (pharmaceutiques) qui condamnent des populations entières au nom du bénéfice économique. Il y a violence parce quon détruit chaque jour lécosystème, mais il ny a pas dun côté violence et de lautre insécurité, comme un bourgeois qui regarde scandalisé sa télévision. Il y a un véritable désastre pour la vie et cest cela le problème. Maintenant, il ne faut plus attendre, ni rien ni personne il faut faire.
Miguel Benasayag*
* Philosophe et psychanalyste.
prédigérées par sa hiérarchie. Il a combattu dans la guérilla guévariste en Argentine et passé plusieurs années en prison. Aujourdhui il vit et travaille en France où il anime, entre autres, le collectif « Malgré Tout », qui rassemble plusieurs organisations des quatre coins du monde incarnant ce quil nomme « la nouvelle radicalité », désireuse de changer le monde à travers une résistance par la création.
Le Passant : Daprès vous, les nouvelles luttes sociales qui émergent aux quatre coins du monde depuis les années 90 se distinguent des précédentes en ce quelles ne sont plus seulement des luttes contre, mais aussi des luttes pour laffirmation de la vie. Pourriez-vous préciser ce que vous entendez par lutter « pour la vie » ?
Miguel Benasayag : En réalité, je crois que ce quon doit pouvoir changer, au moins un peu, cest la notion même de « luttes ».
Ce qui se passe, cest que parler de luttes, de logique et daffrontement, etc., implique aussi quon partage avec lennemi au moins un territoire commun, un lieu de la lutte, de laffrontement. Ceci ne me semble pas être aujourdhui le point central de ce qui est en train de se passer dans différents pays et régions du monde. Cest pourquoi je reprends lénoncé de G. Deleuze : « résister, cest créer », aujourdhui plus que jamais.
Il sagit aujourdhui, en réalité, de constater lémergence de nouvelles formes de lien social, de nouvelles formes de culture, de formes de vie, il sagit de quelque chose qui est en train de se passer, pour ainsi dire, dans la dimension du « sens », considérant que « sens » ne signifie rien darbitraire ou de subjectiviste, mais que dans « sens » il existe une dimension ontologique.
Notre humanité se cherche, les formes classiques de la modernité, la société et la culture de lindividu paraissent totalement épuisées, totalement impuissantes face aux différents problèmes que lhumanité affronte. Cest pourquoi il sagit de questions et de problèmes qui ont à voir avec la vie, avec le fait dessayer de savoir par où peut continuer et se développer la vie. Cest un peu ou assez spinoziste comme question, mais cest de cela quil sagit.
Seulement, il faut prendre en compte que lorsquon dit « la culture, la société de lindividu se trouvent épuisées, cest-à-dire, narrivent pas à développer la vie », nous ne voulons pas faire référence à un soi-disant collectif qui serait le contraire de lindividu. Lorsquon parle de « culture et société de lindividu », on nomme à la fois, bien sûr, une forme de collectif, une forme de collectif qui se pense, qui se structure et se discipline comme si elle était constituée, formée par une somme dindividus séparés les uns des autres.
Pensez-vous que les différentes victimes de la précarité, celles qui subissent leffet de la précarité du travail comme celles qui souffrent de la plus grande exclusion, peuvent elles aussi développer ce type de lutte ? Ne sont-elles pas contraintes à concevoir leurs luttes comme des luttes contre la société qui produit leurs souffrances ? Leurs souffrances ne sont-elles pas parfois si profondes quelles interdisent toute révolte ?
Ce qui se passe en réalité, cest que les « victimes », tant quelles se pensent comme « victimes », sont condamnées à demander justice, à demander réparation à la société qui les condamne, qui les oppresse. Mon expérience des centaines des fois répétée, par exemple, dans les terres occupées, dans les quartiers dautogestion ou dans les squats etc., cest que les gens commencent à faire des choses pour survivre, pour, malgré tout, subsister, et petit à petit ces endroits se transforment en véritables fabriques, véritables laboratoires de nouvelles images, de nouvelles formes de vie. Cest ainsi que les gens disent « on a commencé ceci pour survivre et on a trouvé une vie », une forme de vie supérieure, cest pour cela que ce de quoi il sagit, cest de lémergence dune série dexpériences existentielles, je veux dire, beaucoup plus étendues, beaucoup plus profondes que ce quon connaît, comme la dimension politique classique.
Daprès vous, la force des nouveaux types de lutte tient à leur rupture avec les schémas classiques dorganisation et à leur rejet de toute structure hiérarchique. En quoi sagit-il dun progrès ?
Justement, dans ces nouvelles et multiples expériences, ce qui apparaît, cest cette rupture avec le monde de la représentation, cest-à-dire quon assiste à une sorte de puissance qui se développe, qui existe dans le présent, ici et maintenant, ce qui ne veut pas dire quelle ne puisse pas se projeter dans le futur, au contraire. Simplement, quant on rompt avec la forme classique de la représentation, on rompt avec lattente, avec la promesse, avec le principe politique classique qui dit « croyez en moi et mettez vous en rang ». Qui veut la liberté, commence par obéir à un « maître »2.
Dans ce sens, rompre avec lattente, habiter le présent, signifie une grande puissance démancipation. Il est intéressant de se rappeler que parmi les dénommées « passions tristes », Spinoza incluait lespoir, lespoir qui nous laisse toujours dans lattente de Godot
Il y a une énorme différence entre agir derrière tout en espérant un programme, un modèle, et ce qui est en train darriver, cest-à-dire le développement de projets concrets qui ne sont ni des modèles ni des programmes.
Les manifestations de Seattle ont mis en lumière lefficacité dun type dorganisation en réseau, où les militants sassocient par groupes daffinités indépendants, mais Gênes et Goetteborg nont-ils pas fait apparaître les limites de ce type dorganisation ? Plus généralement, comment ce modèle organisationnel est-il, daprès vous, en mesure de répondre à la criminalisation toujours accrue des mouvements anti-mondialisation ?
Je crois en réalité que ces grandes manifestations sont surestimées par la presse mondiale. Parce que justement, ce qui est en train démerger, qui possède une dimension anthropologique, une dimension historique et philosophique, est trop nouveau pour être compris dans les limites étroites de la presse. Trop nouveau et incompris par les universitaires, sans parler des politiciens professionnels et des militants classiques (ceux que nous appelons les militants tristes), qui pensent que ce qui est en train de se passer est trop vague, trop « libre », que cela doit être formaté, et ils croient que ces rencontres sont les lieux où lon commence à mettre un peu « dordre dans tellement de liberté ».
En ce qui concerne la criminalisation du mouvement, ce nest pas un problème, cest du pur spectacle. Ce qui est vrai, cest quon ne peut pas contester radicalement un ordre social et attendre que ce même ordre et ses représentants nous aiment. Moi, pour ma part, je serais très offensé si les représentants de cet ordre néo-libéral, qui est sans doute criminel, maimaient, je me sentirais très mal. Ni eux maiment, ni moi je les aime. Les années de prison, lexil, la mort de ceux que jai tant aimés sont mes meilleurs motifs de joie, de puissance et même dune certaine fierté.
A la tristesse sociale et individuelle caractéristique dune société capitaliste, vous opposez la militance pour la joie. Après le 11 septembre et le développement de différentes formes de violence extrême à léchelle mondiale, ce projet est-il toujours possible ? Ne devrait-on pas plutôt en conclure que la catastrophe a lieu et quil ne reste plus quà organiser le pessimisme ?3
Je ne sais pas pourquoi on est aussi pessimiste, mais en ce qui concerne notre petit monde, les choses sont loin dêtre aussi tristes.
En réalité, dans le 11 septembre, il y a deux choses : une chose très très triste, cest le fait que le 11 septembre 1973, la CIA et les oligarchies locales écrasèrent dans le sang la joie du peuple chilien. Ce fut le coup dEtat de Pinochet contre le compañero Allende.
Mais si vous voulez parler de ce qui sest passé aux Etats-Unis, en réalité, il y a un terrorisme incroyable qui fait que tout le monde doit penser comme une catastrophe quasi-personnelle le fait quil y ait eu un acte de guerre dans le territoire des Etats-Unis.
Dans la même semaine, personne ne sait combien dafricains sont morts au combat, personne ne sait combien de civils afghans meurent par lintervention américaine, combien denfants sont morts à cause de linjustice de notre ordre social
Ben Laden est un fruit de la CIA, à tel point que nous avons été face-à-face dans les tranchées du Nicaragua, étant donné quil était dans le camp de la « contra ». Autant dire, aucune sympathie pour ce personnage, aucune sympathie pour les méthodes terroristes qui sont les méthodes du pouvoir. Jamais nous avons développé, par exemple, des actes de terrorisme pendant la résistance à la junte militaire.
Mais ce qui est arrivé aux américains, cest quon les a attaqués dans leur territoire, comme eux-mêmes attaquent tellement de peuples. La guerre est horrible, mais je ne vois pas pourquoi le fait de bombarder avec des avions militaires des populations civiles serait moins grave que ce qui est arrivé aux Etats-Unis. Il faut refuser le terrorisme qui veutnous faire croire que ce qui arrive aux américains serait une attaque contre nous tous.
Ce nest pas notre problème, nous navons pas à choisir entre la peste et le choléra, notre question, cest le développement lent, contradictoire et difficile dun nouveau monde multiple et joyeux ici et maintenant. Et pour lavenir, que les imbéciles sarrangent entre eux.
Vous avez étudié lidéologie sécuritaire, et vous dites quelle a pour conséquence disoler les gens en instaurant la peur, en les renvoyant à létat dindividu état que vous considérez comme une fabrication du capitalisme et que vous opposez à la notion positive de personne. Pourriez-vous revenir sur cette idéologie et sur ces deux notions ?
La notion, le concept et à la fois la culture de lindividu ne peuvent pas être présentés simplement comme un « produit du capitalisme » En réalité, entre lémergence de la préoccupation et la notion dindividu, quon peut dater à partir des travaux de Abelard jusquà nos jours, « individu » ne veut absolument pas dire la même chose, à tel point que, essentiellement, le sens, le contenu du concept, se sont transformés en son contraire. Comme concept, naît la pratique, dirait-on, dune émancipation. Aujourdhui, individu veut dire la société standardisée, la tristesse, limpuissance.
En ce qui concerne la question de lidéologie sécuritaire, on peut dire que cest un vrai symptôme de la crise, mais dans le sens profond. En réalité, celui qui parle dinsécurité sait, ou devrait savoir, de quoi il parle.
De mon point de vue, chaque fois que jentends parler dinsécurité, limage que jai est celle dun monde où trois quarts des habitants sont plus ou moins condamnés à la misère, ou même à disparaître, et le quart restant, celui qui profite encore de cet ordre social injuste, sait, bien sûr, que les autres le détestent, que les autres le volent, lattaquent, etc. En résumé, parler dinsécurité, cest se mettre demblée du côté de la force, du côté de ceux qui profitent de cet ordre social.
Personne ne doit voter au second tour des élections, car pour défendre justement la démocratie, nous devons dire avec force « ça suffit » à cette hypocrisie où les deux (camps) sont les mêmes, lun usant de lanesthésie et lautre non, mais les deux se rangent du côté des puissants qui se défendent du peuple, des peuples.
Aujourdhui comme hier, nous devons prendre parti pour ou contre les condamnés de la terre, non parce que la violence existe, non parce nous aimons comme des saints laïcs les pauvres, mais parce que nous refusons de nous sentir associés aux puissants.
Il ny a pas de problème dinsécurité, le problème est la dissolution du lien social, le problème cest la corruption des politiciens, le problème ce sont les laboratoires (pharmaceutiques) qui condamnent des populations entières au nom du bénéfice économique. Il y a violence parce quon détruit chaque jour lécosystème, mais il ny a pas dun côté violence et de lautre insécurité, comme un bourgeois qui regarde scandalisé sa télévision. Il y a un véritable désastre pour la vie et cest cela le problème. Maintenant, il ne faut plus attendre, ni rien ni personne il faut faire.
Miguel Benasayag*
* Philosophe et psychanalyste.
(1) Aux éditions La Découverte : Malgré tout. Contes à voix basse des prisons argentines, 1982 ; Transferts. Argentine, écrits de prison et dexil (en collaboration avec F. Sorribès Vaca), 1983 ; Utopie et Liberté, les droits de lhomme : une idéologie ?, 1986 ; Critique du bonheur (avec E. Charlton), 1989 ; Cette douce certitude du pire (avec E. Charlton), 1991 ; Penser la liberté. La décision, le hasard et la situation, 1991 ; Le Pari amoureux (avec D. Scavino), 1997 ; Pour une nouvelle radicalité (avec D. Scavino), 1997 ; Le Mythe de lindividu, 1998 ; La Fabrication de linformation (avec F. Aubenas), 1999 ; Du contre-pouvoir (avec D. Sztulwark), 2000. Aux éditions du Félin : Peut-on penser le monde ? hasard et incertitude (en collaboration avec H. Akdag et C. Secroun), 1997.
(2) En français dans le texte (N. de T.)
(3) Voir larticle de J.-M. Lachaud « Organiser le pessimisme » !, Le Passant Ordinaire n°37, p. 14. (NDLR)
(2) En français dans le texte (N. de T.)
(3) Voir larticle de J.-M. Lachaud « Organiser le pessimisme » !, Le Passant Ordinaire n°37, p. 14. (NDLR)
Christine Vivier