Sortie du DVD de Notre Monde
Notre Monde Notre Monde (2013, 119') un film de Thomas LacosteRassemblant plus de 35 intervenants, philosophes, sociologues, économistes, magistrats, médecins, universitaires et écrivains, Notre Monde propose un espace dexpression pour travailler, comme nous y enjoint JeanLuc Nancy à « une pensée commune ». Plus encore quun libre espace de parole, Notre Monde sappuie sur un ensemble foisonnant de propositions concrètes pour agir comme un rappel essentiel, individuel et collectif : « faites de la politique » et de préférence autrement.
© Passant n°39 [mars 2002 - avril 2002]
Lempire, la guerre et la sécurité
Le Passant : Quel regard jetez-vous sur le discours omniprésent aujourdhui de la sécurité, je pense en particulier, mais pas seulement, à lenjeu politique que représente lexploitation du thème de la sécurité dans lactuelle campagne présidentielle en France, je pense également au discours sécuritaire qui tend à simposer comme mode de régulation des populations « difficiles » (banlieues ) ?
Toni Negri : Le thème de la sécurité intérieure est présent dans presque tous les pays de lOccident avancé ; il est le meilleur alibi, le prétexte le plus évident et le plus efficace du chantage que les élites dirigeantes ont instauré dans la crise qui les entoure. La soi-disant sécurité de la majorité est une sorte de fétiche qui masque en toute sécurité la corruption de quelques-uns. Il est clair que le thème de la sécurité, tel quil apparaît aujourdhui, na rien de commun avec le problème de la sécurité dans la société naturelle telle que nous la décrivait Hobbes : aujourdhui, à la base de la sécurité, nous navons pas la guerre de tous contre tous, mais la guerre de quelques-uns contre la multitude. La sécurité a remplacé la volonté générale.
Le Passant : En quoi lobsession de la sécurité relève-t-elle dune pratique propre à lEmpire? Existe-t-il une mondialisation du thème de la sécurité ?
Toni Negri : Lobsession de la sécurité révèle indubitablement une pratique propre à lEmpire. LEmpire, aujourdhui, a fait de la guerre le pouvoir ordonnateur de la société mondiale. Le thème de la sécurité est subordonné à ce projet. Et si la guerre est de nos jours une opération de police (dans laquelle lennemi est devenu « lennemi public »), la différence entre la sécurité et la guerre, entre la police et la guerre nest désormais que purement quantitative. Il existe déjà des situations dans lesquelles une « guerre à basse intensité » et une « police à très haute intensité » se confondent, comme par exemple dans le conflit israélo-palestinien, ou, peut-être, à loccasion de la répression de la protestation contre le G8 à Gênes. La mondialisation du thème de la sécurité est en étroite correspondance avec le caractère unilatéral du pouvoir constituant de la guerre.
Le Passant : Plus largement , la pression sécuritaire ne relève-t-elle pas aujourdhui dune globalisation des différentes pratiques de contrôle ?
Toni Negri : Il est évident que la pression des élites (et du capital collectif) sur la question de la sécurité est étroitement liée au projet de la globalisation du contrôle. Le problème de la sécurité est devenu hégémonique : il concerne la discipline comme assujettissement des individus à la production matérielle, le contrôle, en tant que production de subjectivité assujettie à la gestion des populations ; enfin la guerre, en tant quultime instance de lexercice du pouvoir sur la globalisation. Ces aspects ressemblent en réalité à trois petites poupées russes emboîtées les unes dans les autres.
Le Passant : Quelles sont selon vous les formes actuelles des politiques de sécurité ? Plus largement, tous les impératifs sécuritaires se rejoignent-ils ?
Toni Negri : La forme actuelle des politiques de sécurité consiste en une nouvelle production de « classes dangereuses ». Celles-ci sont constituées de tous ceux (femmes et hommes, groupes et populations) qui cherchent à briser les nouvelles hiérarchies et les nouvelles localisations du pouvoir. Aujourdhui, les « classes dangereuses » sont celles qui font apparaître de nouvelles fractures, qui transforment les limites des migrations internes et externes en obstacles à dépasser, ou en frontières à traverser. Les travailleurs précaires et les populations migrantes représentent actuellement la réalité de lutte contre lordre capitaliste la plus avancée : ce sont donc des « classes dangereuses ». Désertion, nomadisme, exode sont autant de comportements et de peines qui poussent à bousculer le pouvoir impérial. Il ne sagit pas seulement de produits objectifs du refus de la misère et de la non-liberté, du malaise et de lincertitude du futur : la précarité des travailleurs et des migrants est aussi une force de conflit construite à partir dun sens aigu de la liberté. Peut-on parler alors dun contre-Empire de la précarité ? Pour ce faire, il faut avoir en tête de manière très claire la double figure que la précarité exprime ; dune part, elle est en effet une expression de la nouvelle misère des travailleurs, mais de lautre, cest une nouvelle expérience du travail quotidien ; dun côté, il y a la nécessité, de lautre la liberté ; dun côté, lexploitation, de lautre, la libération. Il convient, par conséquent, de souligner que la multitude des nouvelles populations précaires est prise par lurgence de la construction dun contre-pouvoir qui soit au niveau même de la domination impériale.
Le Passant : Dans votre ouvrage Empire, vous écrivez que « le pouvoir impérial ne peut plus discipliner les pouvoirs de la multitude ; il ne peut quimposer son contrôle sur leurs capacités sociales et productrices générales » (p. 264). Ne faut-il pas penser la précarité comme une attitude de retrait à légard des contrôles, « dévacuation des lieux de pouvoir » ?
Toni Negri : La précarité signifie plusieurs choses. Souvent, trop souvent, elle représente la nouvelle forme de la misère prolétarienne. Toutefois, elle traduit par ailleurs (mieux : elle a traduit dans la généalogie de la situation actuelle) le désir de la force de travail « fordiste » de se libérer des régimes disciplinaires qui létranglaient. Dans lorganisation du travail post-fordiste et dans la dimension post-moderne des régimes de production de valeur, la précarité assume de plus un autre aspect : elle est la démonstration par excellence de la férocité de lexploitation capitaliste. Souvent, le précaire ressemble de plus en plus à une force de travail intellectuelle ou, plus généralement, immatérielle. Le précaire a intégré, dans son corps, dans son cerveau, un instrument de travail qui a cessé dêtre lapanage des capitalistes : aujourdhui, le précaire possède les instruments de sa production. Cest avec ce prolétariat intellectuel, né de la destruction de la classe ouvrière elle-même, que prend consistance et se réalise un premier tournant, et cest là que se construit la multitude. Cest donc là, à partir de ce passage extrême (dans lequel se mêlent pauvreté et puissance intellectuelle), que le désir peut commencer à sexprimer. Et cest encore là que nous pouvons sans doute voir le contre-Empire commencer à prendre forme.
Le Passant : Nest-ce pas à partir dune analyse de la précarité que le désir de la multitude peut sorganiser selon un autre régime que le régime de contrôle des politiques de lEmpire ?
Toni Negri : La désertion, la fuite, lexode, ne sont pas des figures négatives. LEmpire na pas de « dehors », parce quil intègre par avance tous les espaces possibles : lexode se construit donc à lintérieur de la conscience des individus, des singularités qui composent la multitude. Lexode nest pas simplement un « partir ailleurs ». Sil en était ainsi, lexode se réduirait à un « partir pour nulle part », à la recherche dun non-lieu. Lexode est, bien au contraire, un surplus dêtre, il incarne une puissance dinvention, de création et de proposition positive. Il sagit donc de la puissance de la communauté, de la coopération, de la construction des « individus collectifs ». Lexode, cest le moment de la ré-appropriation du Général Intellect, cest-à-dire de lintelligence et de la puissance communes. Les figures de lexode ne sont absolument pas rhétoriques, bien au contraire. Ne pas aller voter, construire des liens dune solidarité qui traversent les frontières, refuser la délégation et la représentation, construire des lieux dexpression commune, se fixer des revendications universelles et lutter pour les réaliser , exiger pour tous les migrants le droit à une citoyenneté universelle, demander labolition de la propriété intellectuelle parce que la pensée et la création appartiennent à tous eh bien, tout ceci fait partie de ce que jappelle lexode.
Le Passant : La désertion, le retrait peuvent-ils réellement tenir lieu dalternatives politiques ? Ne croyez-vous pas que ces figures sont plus mythiques ou littéraires que réelles ? Non pas quil soit impossible de déserter ici ou maintenant de tel lieu de production ou de pouvoir, mais quil soit difficile de concevoir comment cette désertion peut tenir lieu dinstrument politique.
Toni Negri : Le contre-Empire est républicain, mais attention, par « république », je nentends pas du tout ce qui sert dalibi, en particulier en France, à une certaine pensée national-populiste de gauche. La République, cest, à la lettre, la chose commune, la puissance commune. Mieux : cest le projet dune démocratie absolue et donc laffirmation de la liberté et de légalité, sans quaucune médiation aliénante nintervienne pour détruire limmédiateté du commun. Lhorizon de limmanence est républicain, cest-à-dire le refus de toute illusion transcendante ou transcendantale. Il faut en finir avec Platon, avec toutes les théories politiques qui, depuis Platon, ont dominé le monde et pour lesquelles la multiplicité ne peut être exprimée que sous la forme de lunité. La multitude, cest précisément le contraire de cette illusion : la multitude est la multiplicité qui vit en tant que telle, une multiplicité de singularités, de forces, de libertés. Les notions de « peuple » et de « masse » sopposent à lidée de la multitude : le peuple en tant quunité dune multiplicité des individus propriétaires, la masse pensée comme lensemble compact des individus travailleurs. Le libéralisme et le fascisme jouent ici sur le même terrain. Seule la multitude républicaine est absolument démocratique et se dégage de ces fétiches platoniciens que la mystification de la propriété individuelle et le délire des masses représentent. Quand on dit multitude, on ne parle, bien entendu, pas de démocratie directe, ni dune forme anarchique de non-gouvernement. La multitude dont toutes les valeurs productives dérivent désormais a la capacité de construire un contre-Empire. Pour que cette capacité trouve un accomplissement dans les faits, il faut que la crise actuelle sapprofondisse encore ce qui ne manquera pas darriver , que la corruption ontologique de lEmpire vienne safficher sur lécran géant du marché mondial. En réalité, il suffit que cet éveil, que nous sentons tous émerger de nos consciences, se révèle enfin totalement.
** Philosophe.
*** Ecrivain et dramaturge.